Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XIV

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CHAPITRE XIV.

Le Moine et l’Iman.


Le renégat n’avait changé qu’en apparence ; il avait toujours un cœur de moine, et lisait dans l’Alcoran tout ce qu’il avait lu dans son Bréviaire. Me voilà Sarrazin, se dit-il ; mais pourquoi serais-je un des moutons de ce vilain troupeau ? J’aidais à tondre Isaac, aidons maintenant à tondre Ismaël. On le reçut dans le corps des Imans ; il défendit de boire du vin, et il en but. Un jour ayant perdu la mémoire des lieux, il se mit en marche vers le sérail de Laurette, gagna l’eunuque à force d’argent, qu’il lui promit, et ne lui donna pas ; excipant d’une restriction mentale dont le demi-homme parut se contenter. Le renégat se présenta de nouveau, fit de nouvelles promesses, et fut encore admis dans le sérail ; mais à peine est-il entré que le gardien pousse un cri d’alarme ; les esclaves accourent ; il est arrêté, reçoit la bastonnade, et se voit condamné au pal, dont, cette fois-ci, les amateurs espèrent bien d’avoir la joie complète.

La veille de la cérémonie, un de ses collègues en Mahomet lui rendit visite, et le trouva lisant l’Alcoran, et vidant sa bouteille. Je cherche, lui dit le renégat, le passage où Mahomet déclare l’inviolabilité des prêtres, et défend aux juges de les juger.

l’iman.

Le prophète n’a rien dit de semblable.

le renégat.

J’entends. Le Mufti, vos conciles, vos interprètes ont décidé qu’il l’a dit. Vous avez des canons, des décrétales, des bulles et des casuistes ?

l’iman.

Je ne connais pas ces noms-là.

le renégat.

Le nom n’y fait rien, la chose existe. Le prophète parlait au nom de Dieu, donc vous parlez au nom du prophète ; donc vous vous êtes rendus indépendans de la loi civile ; vous faites exterminer les hérétiques qui prétendent que Mahomet n’a pas dit tout ce que vous édites, et troublent ainsi le ciel et la terre. Je suis un des vôtres ; vous êtes donc venu à la tête du clergé sarrazin me tirer de prison. Ce pal que je vois est dressé pour expédier ceux qui m’ont donné la bastonnade, l’infidèle qui a porté plainte, et le philosophe de Cadi qui m’a condamné.

l’iman.

Vous avez enfreint la loi.

le renégat.

Je réclame les immunités de l’Église, et j’invoque le grand Mufti.

l’iman.

Vous avez causé du scandale.

le renégat.

Les coupables, ce sont les plaignans. S’ils n’avaient rien dit, où serait le scandale ?… Ô justice d’Alais, où es-tu ?

l’iman.

Vous vous êtes introduit chez la femme du voisin.

le renégat.

Pour la convertir.

l’iman.

On vous a vu dans certaine situation.

le renégat.

Qu’on brûle les curieux ! J’avais mis mes sandales à la porte (a).

l’iman.

Nul ne peut entrer dans le sérail d’autrui.

le renégat.

Oui, si Dieu ne l’ordonne. Il dit autrefois au prophète Osée (b) : « Va, et prends une femme adultère, et donne-lui quinze pièces d’argent et une mesure et demie d’orge. » Envoyez donc à la Sunamite une mesure et demie d’orge et quinze pièces d’argent, car j’ai eu une vision, et le prophète sur son chameau, au milieu des trônes et des dominations, m’a parlé, disant : Va et prends la belle Laurette, la sultane d’Abenzaïd. — Alha !

l’iman.

Alha ! montrez l’ordre du prophète.

le renégat.

Je dis qu’il l’a dit. Article de foi.

l’iman.

Vous serez empalé.

le renégat.

Quoi ! les Imans sont soumis aux lois temporelles[3]. Est-ce pour obéir aux hommes qu’on s’est voué au Seigneur ? Le ciel est donc vassal de la terre. Religion absurde… J’en suis sûr, maintenant. Vous n’avez ni le droit de prendre la dixième gerbe, ni le premier-né du troupeau, ni la toison de la brebis, ni le gigot du mouton, ni la bête donnée au diable, ni le droit de défendre la lecture du Coran, ni d’excommunier les rois, ni de vendre des indulgences, ni de tirer les riches du purgatoire, ni d’ouvrir le ciel aux enfans qui ont assommé père et mère, ou qui ont mangé du fromage en carême ; vous êtes, peut-être, obligés de nourrir vos femmes, d’élever vos enfans ; et les restrictions mentales ne vous dispenseraient ni de livrer votre mule vendue, ni de rendre l’âne qu’on vous a prêté… Ô justice d’Alais ! ô Barjone ! ô successeur de Barjone ! ô sainte mère Église !… je déteste mon apostasie ! ô esprit saint qui m’inspiras d’apostasier par l’exemple de Jacob, je vois maintenant le pourquoi d’une inspiration dont je fus surpris d’abord ! Tu voulus me faire connaître, pour que j’en rendisse témoignage aux nations, la fausseté du mahométisme, et l’excellence de la religion romaine et théologique, par le moyen de laquelle Dieu comble de biens ceux qui font vœu d’être siens, comme cela doit être. Ô esprit saint ! ô sainte Mère ! ô saint Père ! ô Barjone ! ô justice d’Alais, pardonnez-moi ! Milice céleste, qui voyez mes larmes et mes remords, ora pro nobis ! Je jure, pour obtenir mon pardon, de passer ma vie à renverser les autels du prophète, à prêcher le massacre de ses sectateurs, à les assommer moi-même, en attendant que j’aie obtenu la dispense pour moi et pour les sapeurs du Christ, de répandre le sang infidèle. Frère Iman, vous êtes dans une fausse route, l’Alcoran n’est pas descendu du ciel. La véritable religion est la chrétienne, revue et corrigée, c’est-à-dire, expliquée par les bulles, les canons, les décrétales et les théologiens. Imitez-moi, faites-vous inscrire dans la milice papale. Toutes les faveurs du ciel tomberont sur vous dans ce monde et dans l’autre ; car, pour être heureux sur la terre et bienheureux dans le ciel, il ne faut que trois choses : 1o. être moine ; 2o. être riche ; 3o. être chrétien. Quand on est moine, les portes des palais et du paradis s’ouvrent toutes, au seul bruit de vos pas.

Le théologien renforça sa harangue de quelques rasades dont il régala l’Iman.

J’eus une sœur, ajouta-t-il, je l’élevais pour les missions ; hélas ! elle est perdue pour elles et pour moi ; je lui prouvai, au moyen d’une bouteille de Chypre, la vérité du mystère le plus admirable ; je vous prouve à vous, au moyen d’une autre bouteille, la suprématie du Saint-Père sur le Mufti. Oui, mon frère, lequel vaut mieux, l’eau saumâtre des déserts que les chameaux brûlans n’acceptent qu’avec répugnance, ou cette douce liqueur dont les saints même feraient leur délice ? Choisissez entre le Pape et le Mufti : l’un vous donne l’eau du désert, et l’autre le jus de Noé ; choisissez !… Je choisis, s’écria l’Iman, la douce liqueur des saints, le jus de Noé, je choisis la bouteille !… Ergo, tu es à nous, répondit le Renégat ! Alleluia ! Te voilà converti ; je te reçois au nom de la théologie ; je te promets un brevet de moine, et je te mettrai dans les sapeurs du Christ, si tu continues à suivre mes conseils et mes exemples : à ces mots, les deux amis s’embrassèrent, en disant : Amen.




  1. (a) En Espagne, un mari ne peut entrer dans la chambre de sa femme quand le moine qui la confesse a laissé ses sandales à la porte.
  2. (b) Osée, chap. Ier.
  3. On connaît les prétentions des prêtres. Ils prétendent n’être point soumis aux lois de l’État, et ne reconnaissent point la juridiction des laïques. Si l’État est dans l’Église, les prêtres me paraissent avoir raison. Les évangéliques disent que l’Église est dans l’État ; les catholiques disent le contraire, et cependant les Gouvernemens catholiques se conduisent envers les prêtres comme les protestans. Il y a de l’inconséquence dans leur conduite et dans leur foi.

    Le Pape (Sixte-Quint) écrivait à Henri III : « C’est à moi seul de juger vos sujets ecclésiastiques ; c’est à moi de vous juger dans ma cour. »