Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XX

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Le Roi (2p. 60-70).


CHAPITRE XX.

Suite.


Kaboul revenait à la vie ; mais la certitude de sa guérison prochaine portait le trouble dans son âme. Bientôt plus de prétexte pour ralentir sa marche vers les vaisseaux européens ; il frémissait à l’idée de se séparer de sa bienfaitrice, ou même de la suivre dans des lieux habités. Un jour, sur les bords d’une source ombragée par de nombreux palmiers, couché sur l’herbe si belle et de sa propre fraîcheur et de l’opposition des sables arides dont l’immensité frappait leurs yeux, il lui disait :

Pourquoi sortirions-nous de ces déserts ? Quelle erreur t’entraîne vers l’Europe ? Qu’y vas-tu chercher ? Ici la perfidie et le parjure n’abuseront point ton âme bienveillante ; les faux sermens et les pleurs mensongers ne te feront pas répandre des larmes véritables : ici, ta vie est à toi. La solitude t’effraie-t elle ? Dans le monde, l’homme de bien est solitaire, et ne jouit point du repos du désert. Il est seul, car il n’a pas un ami sincère ; il n’est pas seul, car les traîtres l’entourent. Les rugissemens des animaux féroces t’auraient-ils épouvantée ? Ah ! redoute plutôt les douces paroles des amis perfides : les méchans cherchent l’homme, mais l’animal sauvage fuit devant ses pas. Reste donc, source de ma vie, lumière de mes yeux ! reste dans cette solitude ; restes-y près de ton fidèle esclave, pour son bonheur et pour le tien. Le prophète nous a conduits dans ces lieux charmans, aux bords de cette onde intarissable, sous le feuillage de ces palmiers d’où tombe la datte sucrée ; il nous y a conduits pour m’inspirer d’y passer ma vie à m’occuper de toi.

Il disait, et la pressait dans ses bras : elle ne voyait encore en lui qu’un être faible et malheureux ; mais l’amour s’empare de tous les sentimens, il avait remis son arc entre les mains de la pitié.

Ils étaient seuls, et dans le désert ; seuls, près d’une source au doux murmure, sous le feuillage, asile des zéphirs ; les sables arides et leur immense nudité les entouraient ; le Monde finissait où finissaient leurs regards : ils étaient seuls, et ils s’aimaient.

Le murmure de la source, le bruissement du feuillage, l’ombre qui descendait des palmiers, ombre si douce sous un ciel de feu ! tout contribuait au charme de ces heureux momens, tout semblait lui répéter les discours de Kaboul : Reste dans ces déserts ; quelle erreur t’entraîne vers l’Europe ? et son cœur les lui redisait plus vivement encore. Émue, attendrie, elle se laisse aller dans les bras de l’Arabe, l’entoure des siens, et lui rend, comme elle le reçoit de lui, le premier baiser de l’amour.

Ainsi le premier homme, dans le désert de la Création, reçut de sa compagne, encore innocente et pure, la première caresse : caresse fatale ! dont le souvenir devait un jour lui faire trahir son Dieu. Mais Ève l’allait quitter, Ève était criminelle, il voulut être coupable pour la suivre ; il dédaigna le bonheur éternel, mais solitaire, pour la douceur de souffrir auprès d’elle, et pour elle.

Ainsi Laurette faillit ; elle oublia que l’Arabe était d’une secte réprouvée, et que jamais chrétien ne doit écouter les vœux d’un infidèle.

Kaboul, enivré de bonheur et d’amour, s’écria : Divin prophète ! toi, qui, près du trône céleste, veilles sur la terre soumise à tes lois, et prêtes aux Croyans l’appui de ta voix puissante, tu permis plusieurs femmes, mais tu conseillas d’en prendre une seule ; je t’obéirai. Jamais d’autre ne sentira battre mon cœur, jamais une autre ne partagera mon amour. Tes prêtres ne peuvent inscrire mes sermens sur leurs livres sacrés ; mais écris-les toi-même sur les pages du Koran céleste : je m’unis à cette chrétienne à jamais ; je me rends le père de ses enfans ; je ne vivrai plus que pour elle, et pour eux et pour toi !

Sa voix était majestueuse, son front s’était empreint d’une beauté surnaturelle ; les deux orphelins semblaient, par de plus vives caresses, l’accepter pour père ; les yeux de Laurette brillaient, comme les siens, de la plus vive flamme ; mais tout-à-coup, chargés de pleurs, ils annoncèrent son désespoir. Je suis perdue ! tu m’as perdue !… s’écria-t-elle. — Pourquoi, lui dit-il, pourquoi me fuis-tu ? Le prophète lui-même a reçu nos sermens. Je l’ai vu dans les cieux bénissant notre hymen.

Laurette se remit à ses côtés. Connais, lui dit-elle, connais tout mon malheur, tu m’as perdue. L’enfer et ses tourmens seront mon partage ; mais s’il le faut, pour ton bonheur, que je sois livrée aux peines éternelles, le souvenir de ta félicité sera peut-être plus puissant que l’enfer. — Mon bonheur, répondit-il, est dans le spectacle du tien ; pourrais-je voir dans tes yeux une larme, et n’en pas sentir des torrens dans mon cœur ? Pourrais-je te savoir une crainte, et ne pas souffrir déjà tous les maux encore éloignés de toi ? Mais d’où viennent ces regrets, ces terreurs ? Se rendre aux désirs d’un amant, d’un époux, est-ce un crime devant ton Dieu ?

Non, reprit-elle. Un saint homme m’a conduite par la main dans la voie des dévots ; j’étais sans expérience, j’ignorais le bien et le mal ; il m’apprit à les connaître : tu vois par ces deux pauvres innocens qu’il est permis à une chrétienne de livrer son corps au malin ; mais elle doit lui dérober son âme. Hélas ! dans tes bras j’ai tout oublié ; maîtrisée par un sentiment nouveau, j’ai oublié les leçons du bon moine, et loin d’avoir la force de t’ôter la vie, comme il est écrit, je n’ai pas même eu celle de chercher la gloire céleste, et je suis perdue, perdue à jamais !!!…

Ainsi, la pécheresse déplorait son crime. Elle en eût obtenu la rémission, en faisant pénitence, en récitant des patenôtres, des ave ; en combattant le démon avec l’arme du chapelet ; surtout en donnant son argent aux prêtres, afin qu’ils fissent brûler, jour et nuit, une lampe dans la chapelle de Madeleine ou de Marie ; mais son amour lui ôta la mémoire de la théologie ; l’Arabe détruisit, en un moment, toute l’œuvre du moine.

Se suffisant l’un à l’autre, leur pensée oublia les belles campagnes de l’Yémen et de l’Occitanie. La patrie fut cette terre solitaire ; le toit natal, cette simple cabane de feuillage. Ils étaient seuls, et ne s’ennuyaient pas ; ils s’aimaient et travaillaient. Le travail prévenait le dégoût, maladie de l’âme, suite ordinaire de l’amour ; et l’amour leur rendait le travail moins pénible. Heureux les mortels qui savent, ainsi, vivre sans vassaux et sans protecteurs, libres et résolus à l’être, aimant et aimés ; trouvant dans leur tendresse leurs plaisirs, et leurs besoins dans leur travail !

Ils demeurèrent pendant près d’une année aux bords de la source des Palmiers. Ils découvrirent des racines nourrissantes ; ils trouvèrent des œufs déposés par les oiseaux ; ils tendirent des piéges aux timides quadrupèdes ; enfin ils vivaient contens loin du monde. Mais l’homme peut-il échapper à sa destinée ? Le bonheur le fatigue : il ne fut pas créé pour être heureux ici-bas ; sa patrie est au ciel, et c’est ici la terre d’exil. Les souvenirs mal éteints se réveillèrent dans l’âme des amans. Ils s’aperçurent un jour qu’ils étaient seuls. La solitude leur rappela plus vivement les temps écoulés ; des projets évanouis revinrent à leur mémoire. Laurette, en se ressouvenant de Lansac, entendit encore la voix qui, jadis, sortant du feuillage d’un chêne, lui cria : Pense à ton père ! Elle proposa donc à son ami de quitter la source des Palmiers, et de la guider vers les murs de la Cité sainte, où les chrétiens étaient arrivés sans doute. Ils arrachèrent donc le chameau d’Abenzaïd à sa longue oisiveté, le chargèrent de fruits et de racines ; Laurette et ses fils se remirent sur son dos obéissant, et ils quittèrent la cabane de feuillage, la source intarissable, les palmiers hospitaliers.

Leur voyage fut long : Kaboul craignait de rentrer dans la société humaine. La limite de la solitude était à ses yeux celle du bonheur. Il errait autour de sa route, retournant vers les lieux déjà quittés. Quelquefois sa compagne, en pressant le dromadaire trop tardif, s’éloignait pour plus long-temps du but qu’elle voulait plus vite atteindre ; enfin, elle allait devenir mère, et Kaboul se hâta pour lors de regagner les terres habitées.

À l’aspect du premier toit sous lequel vivait, et sans doute souffrait, une famille : adieu, dit-il, calme de la solitude ; adieu repos et douce incurie. Mon dromadaire paissait sans attache, et nul ne le détournait loin de moi ; je plantais, et nul ne s’attribuait mes sueurs ; un autre ne cherchait point les regards de mon amie ; la voix d’un maître ne troublait point mon sommeil. Adieu, source solitaire, palmiers protecteurs, étroite cabane, où je trouvais partout mes amours ; adieu… je ne vous verrai plus. Ce même soleil nous verra toujours, mais il ne verra plus le bonheur, ni avec vous, ni avec moi : j’ai retrouvé les hommes, et vous m’avez perdu.

Cependant ses craintes furent vaines ; ils s’isolèrent parmi les hommes et n’eurent besoin d’aucun. Sans connaître le prix des richesses, ils avaient apporté l’or d’Abenzaïd ; mais grâce à la générosité du lieutenant du calife, ils en eurent encore assez, après en avoir dissipé beaucoup.

Leur félicité fut sans bornes ; Laurette devint mère.