Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXIX

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Le Roi (2p. 146-159).


CHAPITRE XXIX.

Absolution de Laurette.


« Ma chère sœur, ne te livre point au désespoir ; Dieu te reste : la médecine n’a point de remède contre la lèpre, mais le ciel en a. Cet enfant lépreux, ces cliquettes bruyantes, t’assurent les moyens de les obtenir ; ils attendriront les cœurs les plus durs. Chacun te jetera de l’or, de l’argent, ou tout au moins du cuivre. Vois déjà quelle somme je t’ai recueillie, ma robe en est déchirée. En outre, voilà des morceaux de pain et de chair (il les lui poussait avec le pied), prends et mange, voilà pour vivre : voici pour commencer ta guérison. » Il lui montrait alors l’argent des aumônes en le mettant dans le bissac du couvent ; il mit le bissac sur ses dévotes épaules, et il continua comme suit :

« Nous avons, ma sœur, découvert le tombeau du Lazare ; sur ce tombeau nous avons construit une église, dans cette église nous chantons l’office des lépreux ; le Lazare est votre patron, comme tu sais, et il prie pour vous quand nous l’en prions. La maladie est rebelle, le Lazare se le fait dire plus d’une fois, l’Éternel ne l’exauce qu’à la longue ; mais enfin le Lazare finit par nous écouter, l’Éternel par écouter le Lazare, et le lépreux est sûr de guérir, s’il ne meurt pas avant. Nous sommes une vingtaine de moines ; pour que nous puissions prier, il faut que nous vivions ; pour avoir des vivres, il nous faut de l’argent ; une partie de celui-ci sera donc pour l’abbé, une autre pour le prieur, une autre pour les pères, une autre pour les frères, une autre pour l’église, il n’en restera pas beaucoup pour le saint. Cependant il lui en faut ; il lui faut des cierges le jour, une lampe la nuit, un présent considérable, nommé ex-voto ; il lui faut un habit neuf, et il a besoin même d’être remis en couleur. Lui peint et vêtu, pouvons-nous oublier la Madeleine qui est toute nue ? Notre couvent ne fait que de s’élever, et nous avons presque tout à faire encore ; ainsi, ma chère sœur, du courage et du zèle, cours les grands chemins, et mendie. Mange le pain qu’on te jetera ; mais l’argent, garde-le précieusement pour l’Éternel, pour le Lazare et pour les moines, afin qu’ils te délivrent de tes maux, et que tu obtiennes la vie éternelle. Quand tu auras ramassé de ce qui fait chanter les moines, viens à nous sans crainte, frappe à la porte, nous t’ouvrirons ; nous ne ressemblons pas aux hérétiques, aux philosophes qui ne touchent à rien de ce que vous avez touché ; nous bravons tout pour l’amour du prochain, et sans difficulté nous prendrions de l’argent dans la poche d’un lépreux, s’il le fallait pour son salut éternel. » Il dit, bénit la malade, et s’éloigna priant déjà saint Lazare de la délivrer de ses maux. Elle courut sur le moine en criant, au voleur ! Le saint homme s’arrêta :

« Pécheresse, lui dit-il, n’est-ce pas pour te rendre la santé que j’emporte cet argent ; et quand même je l’emporterais pour moi, n’est-ce pas pour l’Église que les Croisés sont venus conquérir des royaumes ? Ces royaumes leur ont été donnés par le Pape. Toi, tu conquiers des aumônes, et ces aumônes, le Pape ne te les a pas données : donc elles sont à lui, c’est-à-dire à nous, par conséquent à moi. Qu’as-tu à répondre ? »

Laurette ne répondit rien. Elle se souvint des leçons du moine, de l’âne du vilain et de la justice d’Alais. Ce silence radoucit le moine ; il continua : La parole du Seigneur t’a touchée, il suffit ; je te donne ton argent, je suis généreux, j’aime à l’être envers les fidèles.

Laurette riait de plaisir, et le moine riait de la voir rire. Comme elle allait mettre la main sur le bissac, il l’arrête et lui dit : Faisons notre compte ; tu ne refuseras point de me payer ce que tu me dois.

laurette.

Je ne te dois rien.

le moine.

Le dixième de tous les fruits et de tout le bétail est à l’Éternel ; cela est écrit en vingt endroits, entr’autres au Lévitique (a). Je pourrais donc prendre le dixième de cet argent.

laurette.

Il n’est ni fruit, ni bétail.

le moine.

Il représente l’un et l’autre ; il y a dans les livres saints des types et des figures : Dieu a dit ce que nous disons qu’il a dit ; c’est la règle (b). Si par dîme des fruits le Saint-Esprit m’inspire qu’il faut entendre la dîme de l’argent, qu’auras-tu à répondre ?

Ici le visage de Laurette se rembrunit. « Rassure-toi, lui dit le théologien, je te remets la dîme. » Elle se prit à rire de nouveau ; le théologien rit encore avec elle, et leur conversation continua.

le moine.

Le premier né de l’homme appartient au prêtre, Dieu l’a dit (c) ; mais tu dois le racheter pour cinq sicles : j’évalue à cinq sicles ce que j’ai mis dans mon bissac. Ton argent est à moi ; mais je te le donne encore.

Laurette le prenait, il l’arrêta de nouveau.

le moine.

Continuons. Tu as bien entendu jurer quelqu’un et ne l’as pas dénoncé, supposons une fois seulement.

Tu as bien touché du lièvre ou du lapin, une fois aussi, ne serait-ce que par mégarde, sans le vouloir ou sans le savoir.

Tu as bien aussi, une fois, et bien certainement sans intention, touché ce que Dieu désigne par son nom : cela m’arrive quand je vais quelque part, et que je n’ai ni parchemin, ni feuilles d’arbres.

Tu auras bien juré toi-même, tout au moins une fois : cela fait quatre péchés, pour lesquels tu me dois quatre agneaux[4].

Quatre agneaux valent plus que tout cet argent, il est donc encore à moi ; mais je te le donne encore. Je suppose que tu n’as commis aucun de ces péchés, car je ne te les ai pas vu commettre.

Laurette passait alternativement de la douleur à la joie ; elle alongeait ou retirait la main ; le moine posait ou reprenait le bissac.

le moine.

J’explique tous les doutes en ta faveur ; mais il est un fait que tu ne pourras nier. Tu es fille ou femme : quel âge as-tu ?

laurette.

Vingt ans.

le moine.

Combien de fois as-tu été mère ?

laurette.

Trois fois.

le moine.

À quel âge a fini ton enfance ?

laurette.

À quatorze ans.

le moine.

De quatorze ans à vingt il y a six ans, cela fait soixante-douze mois ; ôtons vingt-sept mois de grossesse, reste quarante-cinq ; ajoutons trois couches, le total est quarante-huit : c’est donc trois agneaux d’un an et quarante-cinq paires de pigeons que tu me dois ; car l’Éternel a dit que toute femme donnerait, après son enfantement[5], un agneau d’un an ; et après son indisposition mensuelle, une paire de pigeons[6]. Je prends cet argent, et je te fais quittance à bon marché.

Le moine s’en alla ; les pleurs de Laurette le poursuivirent. — Arrêtez, homme de Dieu, ayez pitié de mon malheur. — Le moine s’arrêta. — Ingrate, lui dit-il, ne t’ai-je pas donné le pain qu’on t’a jeté ? Ne pouvais-je pas l’emporter pour le distribuer aux petits orphelins que nous élevons, et qui, couverts un jour de notre robe, élèveront aussi des orphelins ?

laurette.

Notre Sauveur ne dit pas que je doive des pigeons.

le moine.

Tu lis donc l’Évangile ? Anathême ! Tu es excommuniée, ipso facto, par conséquent mise en proie.

laurette.

Hélas ! si je ne réponds pas, vous m’emportez mon argent ; si je veux prouver qu’il est à moi, il cesse de m’appartenir : comment donc faire ?

le moine.

Croire et obéir. Ta raison t’égare : puisque l’univers est à nous, toute ancienne loi qui nous adjuge telle ou telle chose en particulier, n’est-elle pas renouvelée par la loi nouvelle ? Qui peut le plus, peut le moins.

Cependant, je renonce à la loi des pigeons, et, comme toi, j’invoque la loi nouvelle. Tu as raisonné, tu es donc sortie de l’Église ; je dois te forcer d’y rentrer, et j’emploie le plus doux moyen. Le Pape a ouvert le trésor des indulgences ; j’enverrai cet argent à Rome, et je t’absous. Te voilà dedans. Adieu, je me retire, l’air de la nuit est mal-sain.

Il était nuit ; le moine s’éloigne, et tout-à-coup un déluge de feux semble tomber de la nue. Le tonnerre gronde, une voix retentit dans les airs, disant :

« Je suis l’Éternel ton Dieu ; je parle à la terre par la bouche des moines. Croyez et obéissez ! "




  1. (a) Chap. 27, 30 et 32.
  2. (b) Si Baruch avait dit : qu’on me donne mon bonnet, ou Nicole apporte-moi mes pantoufles, et que le Pape décidât que cela signifie : Rois tenez-moi l’étrier et tirez ma mule par la bride, peuples payez la dîme ; il faudrait le croire, et, par conséquent, obéir. Baruch n’a pas dit ces paroles, mais il en a dit d’autres qui, d’après l’explication du Saint-Esprit, signifient également : Obéissez aux Papes, et payez la dîme. Quand on admet un principe, il faut en souffrir les conséquences.

    Jean Hus fut condamné au feu par le concile de Constance ; l’Empereur lui disait : Abjurez les erreurs qu’on vous attribue. Abjurer une erreur ne veut pas dire qu’on l’ait soutenue. Anathême ! Un père du concile dit à Jean Hus : Si le sacré concile prononçait que vous êtes borgne, en vain seriez-vous pourvu de deux bons yeux, il faudrait convenir que vous êtes borgne.

    Voilà ce que c’est.

  3. (c) Nombres, chap. 18, v. 15 et 16. Dans quelle vue Dieu avait-il donné les premiers nés au prêtre ? était-ce pour qu’il les lui sacrifiât, ou qu’il s’en fît des esclaves ?
  4. Lévitique, chap. 5. v. 1, 2, 3, 4. Il est curieux de voir avec quel soin les prêtres enlacent dans leurs filets ces misérables juifs. Ils ne peuvent faire un pas sans commettre un péché qui les oblige d’aller se mettre entre leurs mains pour qu’ils les réconcilient avec le ciel ; et ils ne peuvent être réconciliés qu’en payant. La délation est ordonnée, car celui qui ne dénonce pas le coupable est aussi coupable que lui, et doit la même amende au prêtre.

    Quoique tout cela soit loin de nos mœurs, il m’a paru utile de faire connaître une partie de l’esprit des prêtres juifs, puisqu’on veut que le christianisme, la religion la plus pure d’intérêt personnel, s’appuie sur le judaïsme, où tout semble avoir été fait dans l’intérêt d’une seule caste.

  5. Lévitique, chap. 12.
  6. Lévitique, chap. 15.

    Voltaire s’étonne de ce que la femme est déclarée souillée. La raison pourtant en est claire. Les Lévites devaient perdre beaucoup de pigeons par la mauvaise foi des pécheurs qui ne disaient pas tout ; mais les femmes ne pouvaient échapper à l’amende. Dieu multiplie les souillures et les délits, de telle sorte qu’il est assez difficile de ne pas devoir une victime par jour. Dieu se contente du sang, il ordonne au prêtre de manger la chair, et il déclare que cette manducation lui est fort agréable. Vous le voyez, Dieu est content quand les Lévites mangent. Comme en mangeant les agneaux d’Israël, les Lévites faisaient plaisir au bon Dieu, et le rendaient favorable à son peuple, il me semble qu’ils auraient dû se faire payer pour avoir mangé. Il ne manque que cela dans la Bible.

    Mais d’où venaient tant de pigeons ? Tombaient-ils sur Israël avec la manne ou les cailles ? Il dût sortir d’Égypte 500,000 femmes nubiles, cela faisait autant de paires de pigeons par mois, sans compter ceux qu’il fallait pour les péchés.

    Ajoutez à cela la dîme, les gâteaux, le miel des sacrifices et l’obligation où étaient les juifs d’appeler à leur table le Lévite qui était près de leurs portes, et convenez que Dieu devait passer beaucoup de momens fort agréables.