Le Moine et le Philosophe/Tome 3/I/XXXVI

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Le Roi (3p. 71-85).


CHAPITRE XXXVI.

Le Rêve.


Le jour commençait à peine, déjà le philosophe visitait ses malades, un sentiment tendre le conduisait vers Florestan. Mais le guerrier, que d’indignes remords avaient tenu éveillé la nuit entière, avait enfin trouvé le sommeil ; néanmoins, sa pensée le tourmentait encore. L’ange des ténèbres cherchait à le détourner du saint projet qui lui devait être révélé dans les catacombes. Debout, mais invisible, à côté du lit, penché sur la tête du Croisé, il murmurait à son oreille ses sinistres prédictions, lui procurait des rêves hérétiques, et d’une main lui pressant le cœur, le faisait palpiter de douleur et d’effroi.

Jamais !… jamais !… s’écria le guerrier endormi, jamais ! et ses pleurs coulaient, et ses mains convulsives semblaient repousser un monstre odieux… Le mauvais ange lui présentait alors l’apparence d’un vieillard et d’un clerc ; celui-ci lui montrait dans les livres saints l’ordre d’arracher la vie au vieillard, et au moment où, ayant pris le couteau sur l’autel, Florestan allait frapper le vieillard, il lui trouvait les traits de son père… À cette vue, il jette le glaive, mais le prêtre relève l’arme sainte, et frappe l’hérétique dont le sang jaillit sur le guerrier rebelle ; le philosophe était, en ce moment, arrivé près du lit du Croisé, le Démon souffle sur les yeux de Florestan, et Florestan s’éveille en s’écriant, mon père ! Il s’éveille… Et ses yeux voient le philosophe, c’est le vieillard qu’il a vu dans son rêve ; il oublie qu’il vient de s’éveiller, ne croit point s’être endormi, prend un songe pour une réalité, et soudain, il s’élance aux pieds du philosophe, et lui dit : « Mon père, mon père ! pouvais-je vous connaître, aurais-je juré votre mort ! Votre sang coule sur moi, mais je ne l’ai point versé : vivez, vivez, pour me pardonner et m’aimer encore ; vivez pour voir le trépas de votre assassin. » À ces mots le saint moine paraît, Florestan se précipite sur lui, le renverse, heureusement il n’avait qu’un bras, le vieillard accourt, et lui dit : « Arrêtez, ce n’est point un assassin, vous n’êtes point mon fils. » Où suis-je, répondit-il ? quel rêve affreux m’a trompé ! Vieillard, je vous ai vu frappé par ce moine, votre sang a jailli sur moi, j’en suis couvert encore, c’est là qu’il vous a frappé. (Pour s’assurer si ce n’était qu’un rêve, il portait ses mains sur la place où la blessure devait être.) Grâce au Ciel ! mes mains sont pures de ce nouveau crime. « Guerrier, lui répondit le vieillard, votre cœur vous punit ainsi de vos fautes ; vous fûtes cruel, vous l’êtes encore pendant le sommeil, le sang qui jaillit sur vous, est le sang de vos victimes, leur malheur devient le vôtre ; ainsi, les arrêts du Ciel s’accomplissent, tout crime appelle la vengeance, le sang est sur le meurtrier ; et la vie à venir sera, au moins, comme un rêve sans fin, où le coupable, juge de lui-même (Qui pourra se plaindre d’être son propre juge !) sera puni, par la pensée, du mal qu’il aura fait sur la terre.

« Vous m’avez nommé votre père ; prenez pour moi les sentimens d’un fils ; je rappellerai dans votre âme le calme et la paix ; quand les remords commencent la vertu renaît ; ils régénèrent l’homme : la paix de la conscience est au prix de l’expiation du crime par une longue suite de bienfaits. Vous serez mon fils ; je vous accepte, je viens à vous avec un sentiment que je n’ai pour nul autre. » Et moi, dit le guerrier, quelle tendre amitié ne m’inspirez-vous pas ! Quel autre m’aurait donné de semblables remords ? Vos discours m’ont rappelé mon père, et j’ai cru lorsque vous racontiez votre vie le revoir en vous. Mais, hélas, vous n’avez plus de fils, et j’ai perdu mon père, et ma misérable sœur…

Le moine interrompit cette conversation, il croyait avoir des lumières que n’avaient ni le vieillard, ni Florestan.

Sage vieillard, dit-il au philosophe, ce guerrier est épuisé de fatigue, la veille et le sommeil l’ont également tourmenté ; remettez à des momens plus tranquilles une explication si tendre ; laissez-le reposer encore, un plus doux sommeil calmera maintenant ses sens détrompés.

On vint annoncer au vieillard qu’un de ses malades se mourait ; il quitta Florestan en lui promettant de le rejoindre le plutôt possible.

Le moine aida le chevalier à se remettre au lit ; et debout, mais visible à côté de son chevet ; car les envoyés de Dieu ne se cachent point, la tête penchée sur lui, sa bouche contre son oreille, la même que celle où le Démon avait murmuré ses sinistres discours, il lui dit :

« Vous vous perdez, mon frère… Les palmes amoncelées par la victoire et la foi, sur votre tête glorieuse, vont se flétrir. Se peut-il ! Un guerrier chrétien gémit de ses triomphes, et s’accuse de son obéissance ! Un Croisé maudit son Dieu ! (C’est maudire son Dieu que se repentir de l’avoir servi !) Ah ! mon frère ! vous l’honneur de l’armée sainte et la colonne de l’Église, revenez à vous-même, souvenez-vous de vos sermens, souvenez-vous du Dieu du ciel dont vous portez sur l’épaule la croix sanglante ; n’oubliez pas que les barbares dont vous vous reprochez la mort, attachèrent Dieu lui-même à l’arbre de la croix, et que tout le sang de ce peuple criminel ne suffirait point pour effacer la trace d’une seule goutte du sang de Jésus. Vous avez vengé Dieu ; quelles plus nobles destinées pouvaient vous être accordées ? »

Au doux son de ces flatteuses paroles, la paix rentra dans le cœur du guerrier ; ses yeux fatigués se fermèrent ; le sommeil revint. Le moine s’apercevant qu’il allait s’endormir, lui parla plus doucement encore. Entr’ouvrant le lit du héros, il posa lentement une main sur son cœur, la chaleur en éleva les battemens, elle produisit, hâta, ou seconda une nouvelle rêverie. Ceux dont le cœur est ainsi pressé pendant le sommeil par une main légère, et dont l’oreille est en même temps frappée par une voix mesurée et continue, finissent par rêver et par entendre la voix qui leur parle ; ils prêtent cette voix à l’objet qu’ils rêvent, et souvent les réponses qu’ils pensent lui faire, leur bouche les prononce en effet. On sent quel parti l’on pourrait tirer de ce moyen pour inculquer les saines doctrines, pour rassurer les timides, épouvanter les incrédules, et hâter l’avancement du règne de Dieu. Que n’y a-t-il un moine à côté du lit de chaque fidèle !

Florestan rêva donc ; son premier rêve recommença, mais ce n’était plus un Démon qui l’obsédait, c’était un moine ; aussi, sous quelle face nouvelle les mêmes objets se présentèrent-ils à sa pensée ! le sang versé par ses mains ne s’élevait plus contre lui, ce sang coulait sur le calvaire aux pieds de la croix où le sauveur fut attaché, il s’exhalait en parfums, montait au ciel, les cieux s’ouvraient, et le Christ apparaissant au milieu des éclairs, s’écriait Florestan est mon vengeur !

Le sourire revint sur ses lèvres, son cœur battait avec calme, et sa bouche laissait échapper le doux nom de Gabrielle. Le moine comprit qu’il la voyait ou l’appelait, le Ciel lui inspira de lui répondre, il adoucit sa voix et jeta tendrement dans son oreille ces deux mots : Me voici !

Je te revois, lui répondit le chevalier d’un ton mal assuré ; insensiblement il s’exprima sans gêne et sans hésitation ; je te revois, douce amie !… qu’il me tardait d’avoir accompli le pélerinage prescrit à mon amour ! J’ai, comme tu l’as voulu, frappé les infidèles partout où j’ai pu les atteindre, ils sont morts, mais c’est toi qui leur arrachais la vie, car mon cœur plus pitoyable les eût laissé vivre peut-être. Mon amour pour toi m’a tenu lieu de haine pour tous ceux que tu hais, et j’attends aujourd’hui la récompense de ma tendresse et de ma barbarie.

Mon doux ami, répondit le moine, répondant pour Gabrielle ; mon doux ami ! ta récompense sera la mienne. Gabrielle n’a jamais désiré que toi, Gabrielle loin des lieux où la gloire et l’honneur guident tes pas, n’a fait des vœux que pour ton retour, mais tu ne dois revenir près d’elle que lorsque tes sermens seront accomplis ; tu les oublies, tu oses habiter avec des infidèles, et ton cœur abusé te parle en leur faveur. Te voilà couché parmi ces ennemis de Dieu, sur la même terre où ton Dieu mourut ; et ton bras est désarmé, et tu perds, en un moment, et la protection du Ciel et tes droits à la main de ton amie ! Tu me juras d’être fidèle, à lui comme à moi, puis-je reconnaître mon amant dans un parjure ? Sois ferme dans ta foi, comme dans ton amour ; et nous serons ta récompense ; moi, dans cette vie, et le Ciel dans la vie à venir.

Florestan resta long-temps sans répondre : il cherchait à rappeler sa mémoire absente ; il fouillait dans sa pensée sans pouvoir retrouver la vérité. Que m’as-tu dit, ma bien-aimée ? répliqua-t-il ; enfin, ma tâche est accomplie. J’ai rempli mon vœu. Ce n’est pas ici la terre où le Sauveur mourut ; la France n’a point d’infidèles, et je te serre dans mes bras sous les bosquets de Lansac. Il saisit la main du moine, et la pressant sur son cœur, il croyait presser la main de Gabrielle. Laisse-la sur mon cœur cette main chérie, ô ma bien-aimée ! laisse-la, continua Florestan, et ses traits exprimaient le plaisir le plus doux. C’est toi que tu sens dans ce cœur, ton chevalier ne vit que de ta vie, tu l’animes comme l’Éternel anime les autres habitans des mondes.

Reviens donc, répliqua le moine, reviens à toi-même en revenant à moi. Prends toute ma haine pour les ennemis de l’Église ; cesse d’épargner ceux qu’elle a maudits, tu n’es point en France, un rêve t’abuse ; tu dors sur les terres de Damas, dans une maison infâme, où l’on a pitié des infidèles, où l’on arrache au trépas ceux auxquels ton devoir est de le donner. Florestan, tu dors ; touche autour de toi, tu reconnaîtras ton lit ; tu dors dans la maison d’un vieux hérétique. Ce scélérat veut te corrompre, et tu dois en délivrer la terre.

Dieu juste, s’écria le guerrier, si je dors, pourquoi m’envoyez-vous ces fantômes cruels, qui demandent à mon bras un crime horrible ? Tantôt un moine m’a prescrit de frapper ce vieillard secourable, maintenant l’image fantastique de ma bien-aimée vient me proposer le même forfait. Retire-toi, vaine ombre, retire-toi ; si je veille je suis en France, et là tout est chrétien. Si je suis encore à Damas, un rêve me poursuit de ces coupables chimères, et Gabrielle n’est point là pour m’ordonner le trépas de mon ami.

Ta Gabrielle est là, répondit le saint homme ; sa main presse ton cœur, sa bouche est près de la tienne. Je suis assise sur le lit où tu dors ; un ange m’a transportée auprès de toi ; je vois tes blessures, et t’annonce ta guérison pour prix de ton obéissance. Dieu n’a pas voulu que tu me visses hors de ton rêve ; quand tu t’éveilleras, l’ange m’enlèvera de nouveau. Je suis près de toi, j’y suis pour t’assurer de mon amour, de ma constance ; j’y suis pour t’annoncer la volonté de ton Dieu. Détruis cette horrible maison, où la bienfaisance cache la plus noire perfidie ; c’est le dernier exploit demandé par le ciel ; ma volonté est la sienne, la preuve en est dans les livres saints ; lis le chapitre 13 du Deutéronome.

Florestan s’agitait ; non, non, s’écria-t-il ! Gabrielle n’est point auprès de moi, c’est un songe odieux !… Le moine craignant qu’il ne s’éveillât, se hâta de lui dire : ta bien-aimée veille auprès de son amant, voit ses doutes, et lui pardonne. Un miracle doit être attesté ; je ne puis attendre ton réveil ; mais je dépose sur ton lit cette rose que tu vois à mon sein ; je mets à ton doigt cette bague, que cent fois tu vis et que tu vois encore au mien.

À ces mots le moine lui mit au doigt une bague que Laurette, au moment de son départ pour la terre sainte, avait reçue de Gabrielle pour la remettre à son amant, et il ajouta : les preuves du miracle te resteront à ton réveil, et tu sentiras encore sur tes lèvres le baiser que l’ange m’ordonne d’y déposer en te quittant.

Alors le moine met sa bouche sur celle du chevalier, lui donne un baiser, jette une rose auprès de lui, crie à son oreille : Rends-toi dans les catacombes ! et s’enfuit.

Florestan s’éveille, agite ses bras ; un instant plutôt il eût saisi le pan de la robe du moine ; ses yeux à demi-ouverts ne peuvent le reconnaître : il voyait seulement fuir comme une ombre, lorsque le vent du désert ouvrant tout-à-coup sa fenêtre avec impétuosité, un rayon du soleil éclatant de la Syrie jaillit dans la chambre, tombe sur sa paupière, et l’éblouit sans l’éclairer : il crut voir Gabrielle disparaître dans les feux célestes, et bientôt il ne douta plus de la vérité de sa présence, en sentant sur ses lèvres humides le poids du baiser du moine, en trouvant une rose sur son lit, et surtout la bague à son doigt.