Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/IX

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Le Roi (3p. 238-249).


CHAPITRE IX.

Florestan à Marseille. — Utilité des Indulgences.


Florestan, remis de ses fatigues, partit enfin de Constantinople sur un navire génois ; l’amour l’appelait dans sa patrie, et lui faisait espérer auprès de Gabrielle un repos qu’il ne trouvait plus ailleurs : son père était toujours présent à ses yeux ; et malgré les consolations des moines de Saint-Chrysostôme, et les nombreuses reliques du pays qu’il emportait en échange de la vraie croix si miraculeusement découverte, il ne pouvait chasser de son cœur cette douloureuse image.

Ils débarquèrent à Marseille et trouvèrent la ville dans une effervescence difficile à décrire. Une compagnie de moines Augustins, arrivée de Rome, vendait des indulgences à tous prix, et partout, dans les couvens, à la porte des églises, sur les places publiques, au coin des rues, dans les cabarets, les envoyés de sa Sainteté ouvraient les prisons du purgatoire et les portes du paradis aux âmes pécheresses déjà parties pour l’autre monde, et dispensaient du purgatoire celles qui n’avaient pas encore entrepris le voyage. Indulgence plénière avait été, comme on sait, attachée au pélerinage de la Terre-Sainte ; le vice-Dieu voulait dépeupler les enfers et sauver tous les hommes ; or, tous les hommes ne pouvaient aller en Palestine ; car, enfin, qui aurait payé la dîme en Europe ? Il donna pouvoir aux Augustins de vendre et d’affermer le droit de vendre des indulgences aussi efficaces que celles attachées à la croisade. De cette manière, et sans sortir de chez soi, l’on pouvait, si l’on avait de l’argent, se délivrer de tous ses péchés, et en délivrer ses parens ou ses amis, vivans ou morts. Et les pauvres, dira-t-on !… ils restaient donc en enfer et sous le poids du péché ? L’on dira ce qu’on voudra : « Ce n’est pas la faute de Sa Sainteté si tout le monde n’avait pas d’argent. » C’est ainsi qu’en raisonnait un Augustin, sur la place publique de Marseille : « Certainement, s’écriait-il, notre Saint-Père ne demanderait pas mieux que de vendre à tout le monde. »

Ces bons moines marchaient escortés de trompettes et de tambours, de clochettes et de crucifix, de bannières et de jeux de dés. Du haut de leurs tréteaux ils haranguaient le peuple ; Paillasse et Polichinelle virent leurs auditoires déserts.

« Le voici, disaient ces vénérables pères, ces anges du ciel, comme le porte le décret de Sa Sainteté, daté de Nîmes ; le voici, disaient-ils en montrant le crucifix, le véritable Polichinelle[1], le véritable Paillasse ; avec lui se trouvent la joie et la jubilation ; non pas la joie du moment, comme avec le Polichinelle terrestre, mais la joie éternelle. Paillasse vous amuse tandis qu’il fait ses tours, Polichinelle vous fait rire pendant qu’il vous nazille ses quolibets ; mais Paillasse se fatigue, il décampe ; plus de Paillasse, adieu le plaisir. Polichinelle est emballé et vous quitte ; plus de Polichinelle, adieu la joie. Mais Jésus-Christ ne se lasse point d’intercéder pour vous auprès de Dieu le père, et voici qu’il est descendu à la voix de son vicaire pour vous combler de faveurs, pour remettre les errans dans la bonne voie, enlever les péchés, fermer les portes de l’enfer et donner un libre cours à vos plaisirs.

» Il sait combien vous êtes enclins à transgresser ses commandemens ; il sait que vous aimez à boire, à jouer, à jurer, à convoiter la femme de votre prochain, son bœuf, son âne, sa servante, et même son serviteur. Eh bien ! mes très-chers frères, achetez des indulgences. Vous avez bu, juré, joué et convoité ; payez et prenez, et dites comme nous : Avec ces indulgences je m’en moque.

» Si vous n’en prenez pas, vous jurerez, vous boirez, vous convoiterez ; car je vous connais ! Vous irez à tous les diables, mes frères ; vous brûlerez éternellement.

» Ô mon Dieu… éclairez ce peuple… qu’il ait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre ! Faites qu’il dise du vase du péché où il s’est abreuvé : Transeat iste calix ; inspirez-lui d’acheter des indulgences : l’effet en est prompt, il n’y a qu’à payer et à prendre : vade retro Satanas… vous êtes délivrés du malin ; c’est bien… passez, payez

» Un moment, mes frères, je ne puis vous rendre le reste de votre pièce : la charité me le défend… Fils ingrats, pensez à vos pères et mères. Quoi ! tandis que vous irez à la droite du fils de Dieu avec le bon larron, vous les laisseriez avec les réprouvés ! N’entendez-vous pas d’ici les cris de ces âmes aux abois : elles ne vous demandaient jadis qu’une pauvre petite messe, et vous la leur accordiez ; et cette messe n’était qu’une goutte d’eau trop impuissante pour éteindre le feu de l’enfer ; eh bien ! mes chers frères, ces indulgences sont un déluge qui l’étouffe tout-à-coup. Vous me direz peut-être : Vous nous débitez ici des indulgences pour des peccadilles, pour des péchés véniels ? Non, mes frères, pour de bons gros péchés, bien mortels, bien conditionnés, où rien ne manque.

» Avez-vous couché avec votre mère ou votre père, votre frère ou votre sœur ?

» Avez-vous étouffé votre enfant ?

» Avez-vous tué votre père, votre mère, votre frère, votre sœur, ou votre femme ?

» Enfin, voulez-vous avoir la permission de manger des œufs ou du fromage ?

» Enfin, eussiez-vous violé la sainte Vierge[2],

» Grâce plénière ; avec ces indulgences je m’en moque.

» Et combien, direz-vous, combien vendez-vous ces faveurs du seigneur Jésus et de son vicaire ? des pleins sacs d’or ou d’argent ? Non, mes frères, c’est le dernier jour que nous passons parmi vous ; nous sommes attendus dans les villes voisines, et n’avons resté aujour- d’hui qu’à la demande générale du public. Pour que tout le monde puisse jouir de tant de biens, les prix ont été baissés de moitié.

» Ils sont fixés à la misérable somme de… savoir :

» Pour avoir couché avec père ou mère, six tournois.

» Pour avoir étouffé son enfant, quatre tournois, un ducat, huit carlins.

» Pour avoir tué ou père, ou mère, ou frère, ou sœur, ou sa femme… combien ?… Admirez les bontés de la providence… combien ? la misérable somme de cinq carlins… Nous y perdons, en vérité ; mais nous nous rattrapons sur le fromage.

» Pour la permission de manger des œufs et du fromage les jours défendus… combien ? combien ?… une bagatelle, mes frères.

» Pour le fromage, vingt carlins ;

» Et pour les œufs, rien que douze[3].

» Il faudrait ne rien avoir pour s’en passer.

» Enfin, mes frères, pour faciliter aux pauvres la décharge de leur conscience, nous avons établi une banque ; le tapis est sur la table, voilà des cornets, voilà des dés ; prenez et jouez. Jouez votre argent contre des indulgences, un coup de dé peut vous donner la vie éternelle, et vous ne perdrez jamais qu’un vil métal, qui vous empêcherait d’aller au ciel ; car Dieu a dit : les riches n’entreront pas dans le royaume des cieux.

» Ne vous amusez pas aux bagatelles de la porte ; achetez, mes frères, achetez, ou prenez les dés et jouez, et que Dieu soit avec vous. Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.

» Passez, payez. — Passez, payez. »

La récolte des révérends pères était fructueuse ; le bas prix, l’ignorance, l’occasion, l’éloquence des missionnaires, les dés, tout favorisait le débit. Après avoir joué avec les distributeurs, les gagnans jouèrent avec de nouveaux venus. Quel vacarme il dut y avoir dans le purgatoire ! quelle succession de pleurs et de ris ! Voyez-vous cette âme à moitié rôtie, c’est celle d’un juge d’exception ; d’un scélérat, à la place duquel le juge avait fait pendre un honnête homme qui n’était pas dans les bons principes, et qui se plaignait d’avoir été volé par le scélérat bien pensant ; il vient de gagner une indulgence. Par elle force a été à Satan de l’ôter du fagot ; mais un nouveau coup de dé fait passer l’indulgence dans une autre main, et l’âme est d’un coup de fourche remise aussitôt sur la braise ; tous les diables étaient en l’air pour ouvrir la porte aux âmes grâciées, et courir après celles qui, après l’avoir été, cessaient de l’être par la perte du brevet de Sa Sainteté. Les mêmes distributions avaient lieu dans toute l’Europe ; il y avait donc peu d’âmes qui ne fussent délivrées, ou pour toujours, ou pour quelques momens ; il n’y eut que les mauvais rois auxquels personne ne pensa, et ils restèrent exposés à toute l’ardeur des flammes dirigées sur eux seuls, sur eux et leurs flatteurs, sur les magistrats plus fidèles à l’autorité qu’à la loi et sur les juges dévoués, races abominables, maudites dans l’une et l’autre vie.




  1. On connaît ce trait d’un moine italien, prêchant sur une place publique, à côté de Polichinelle ; voyant qu’il lui enlevait son auditoire, il sort un crucifix de sa poche, et, gourmandant le public sur son mauvais goût, il s’écrie, en montrant le Christ crucifié : Eccolo il vero Policinello ! Le voilà, le véritable Polichinelle !
  2. Les prédicateurs, pendant la vente des indulgences, sous Léon X, disaient hautement en chaire, que quand on aurait violé la sainte Vierge, on serait absous en achetant des indulgences, et le peuple écoutait ces paroles avec dévotion.
    (Voltaire, Essai, etc.)

    Jules II donna une bulle appelée la Croisade, que chaque particulier est obligé d’acheter pour avoir le droit de manger de la viande les jours défendus. Ceux qui vont à confesse ne peuvent recevoir l’absolution sans montrer cette bulle au prêtre ; et le prêtre donne l’absolution à ceux qui ont acheté la bulle, en ces termes : « Par l’autorité du Tout-Puissant, de saint Pierre et de saint Paul, et de notre Saint-Père le Pape, à moi commise, je vous accorde la rémission de tous vos péchés confessés, oubliés, ignorés, et des peines du purgatoire. »

    On inventa depuis la bulle de Composition, en vertu de laquelle il est permis de garder les biens qu’on a volés, pourvu qu’on n’en connaisse pas le maître.

    (Idem.)
  3. Ces taxes apostoliques étaient illimitées et incertaines avant Jean XXII, mais il les rédigea comme un Code du droit canon. Un meurtrier, diacre ou sous-diacre, était absous, avec la permission de posséder trois bénéfices, pour 12 tournois, 3 ducats et 6 carlins, environ 21 fr. Un évêque, un abbé, pouvait assassiner pour environ 500 fr. La bestialité était estimée 250 fr.
    (Voltaire.)

    On vient de réimprimer le tarif.