Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XII

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CHAPITRE XII.

Suite. — L’Église de Village.


Cependant Gabrielle après avoir hésité, se résolut à pénétrer dans l’église ; mais son assurance l’ayant abandonnée, elle fut surprise de voir une fleur sur son sein ; elle en arracha cette fleur, symbole d’un contentement évanoui. Les larmes reparurent à travers sa paupière abaissée, et le sombre voile, rejeté derrière sa tête, vint cacher de nouveau ses traits ; malgré la vérité de sa douleur, il y avait en elle une teinte de coquetterie : ce voile jeté devant des traits heureux, s’arrangeait pourtant de manière à les laisser voir embellis par l’expression d’une peine qui n’est pas sans espoir, et les effets d’une ombre qui n’est pas sans lumière ; en retombant sur un sein formé par l’amour, il en dessinait les contours gracieux ; cette main sur laquelle sa tête était doucement penchée, semblait ne s’être élevée que pour développer l’élégance d’un bras charmant, et faire contraster son éclatante blancheur avec la couleur sombre de la gaze noire.

Gabrielle ne devait être vue de personne, elle ne pensait point à plaire, et pourtant quand son affliction annonçait une suppliante, à la grâce de son affliction, on aurait cru voir une belle méditant des conquêtes, et dédaignant les ris et les jeux dont la poésie orna la ceinture de la déesse de la beauté, pour ne prendre ses armes, le sentiment et la mélancolie, que dans son propre cœur.

Elle entra. L’église était déserte, le silence le plus profond régnait sous ses voûtes ; le bruit de ses pas fut le seul qu’elle entendit, mais ce bruit étonnait son imagination effrayée. La solitude et l’espace épouvantent tous les hommes, ils agissent plus vivement encore sur les âmes tendres et affligées ; la solitude et l’espace se remplissent bientôt de tous les fantômes de la pensée. Gabrielle retrouva sous ses voûtes silencieuses les illusions du sentiment et les rêves de la douleur. Elle lisait sa peine sur le front du Christ mourant, sur les tableaux de l’autel, dans les ténèbres des chapelles, sur tous les objets qui s’offraient à ses yeux, en cherchant la Vierge miséricordieuse, son espérance et son amour ; mais hélas ! la Vierge protectrice, se dérobant à ses regards, semblait lui présager par sa fuite l’inutilité d’une prière qu’elle refusait d’entendre ; elle avait passé vingt fois sans la voir devant Notre-Dame, elle la cherchait où elle n’avait jamais été ; et quand elle l’eût retrouvée, persuadée que ce n’était pas la même dont elle avait jadis entendu la voix, le peu de confiance qui lui restait s’évanouit. Elle s’agenouilla devant la statue comme à regret, et sa bouche refusa de prononcer les paroles suppliantes et plaintives qu’elle avait méditées pendant toute sa route, et dont elle attendait un effet si prompt ; elle se tut, mais ses yeux dirent sa prière ; langage du premier homme, que ses derniers enfans parleront comme lui, et le seul peut-être que Dieu nous ait donné pour exprimer la vie : ce langage, ce sont les larmes.

Elle priait encore ; le jour avait fui. La lune avait reparu sur les nuages ; un rayon blanchâtre, échappé de son front mélancolique, jaillissait, pressé à travers une crevasse des murs de l’église, dans les ténèbres, et portait le vague de sa lumière vaporeuse dans l’enceinte reculée, au-dessous de laquelle dormaient les aïeux de Florestan. Gabrielle avait inutilement attendu le signe protecteur qu’elle espérait de la Vierge ; le silence de la mère de Dieu la confirma dans ses tristes pensées, et désespérée, elle se levait pour aller pleurer ailleurs, quand au bruit de ses pas, un cri sinistre se fait entendre, elle s’arrête, un bruit lugubre répond à ce cri ; elle regarde vers les tombes des comtes de Lansac, d’où ce bruit s’était élevé, et d’où part un nouveau cri plus sinistre encore ; ses yeux épouvantés voient une ombre gémissante, elle s’élève du fond de la tombe… C’est Florestan qui m’appelle, s’écrie la malheureuse amante, Florestan n’est plus !… Son ombre m’annonce et sa mort et la mienne !… Elle s’élance pour la recevoir dans ses bras ; mais l’ombre disparait tout-à-coup ; Gabrielle la cherche et l’appelle : un cri glapissant, un bruit ténébreux, s’élèvent encore du fond des tombeaux ; l’ombre de Florestan reparaît, s’élève et s’étend depuis le séjour souterrain jusqu’aux combles de l’église ; cette ombre terrible plane sur Gabrielle ; l’épouvante et la mort pressent les pas de cette amante, jadis si courageuse, et qui, maintenant, loin d’appeler l’ombre de celui qu’elle aime, la redoute et la fuit, elle court ; elle vole… Déjà l’air extérieur frappe son visage, elle aperçoit la campagne, le ciel et la liberté ; elle s’élance sur le seuil… Mais les portes de l’église s’ébranlent, tournent sur leurs gonds, crient ; et, comme poussées par les vents de l’orage, s’avancent impétueusement l’une vers l’autre, s’unissent, renversent dans l’église Gabrielle, à peine arrivée sur le seuil, et ferment toute issue à ses pas. Gabrielle tombe, et soit frayeur, soit la douleur du coup qu’elle vient de recevoir, elle tombe évanouie.

À son réveil elle entend le premier chant du rossignol, il chantait sur un figuier aux larges feuilles, semé par les vents, ou les oiseaux, dans le vieux mur de l’église : ce figuier s’élevait devant la fenêtre, et les vitraux brisés par ses branches laissaient pénétrer dans le temple la voix brillante du fils du printemps ; elle disait ses amours et son bonheur ; et Gabrielle, dont les idées confuses n’étaient pourtant que peine et tristesse, écoutait avec ravissement ce chant mélodieux et suave ; il pénétrait son cœur, il calmait son âme agitée, il étonnait sa mémoire indécise ; elle n’osait remuer dans la crainte de dissiper une douce illusion ; il lui semblait être dans le bosquet où jadis son oreille écoutait à la fois et le bruit des feuilles qui lui révélaient les pas de son amant, et le chant des oiseaux qui charmaient sa solitude amoureuse ; elle crut qu’il allait venir encore… Quel réveil… après une nuit d’orage ! et qu’est-ce que l’homme, puisque d’aussi légers accidens agissent avec autant d’empire sur son âme, et flétrissent ou parent des plus douces couleurs sa pensée et sa vie ?

Aucun de mes lecteurs n’a pensé que Gabrielle eût vu l’ombre de Florestan ; beaucoup auront deviné que le rayon de la lune avait causé son erreur. Gabrielle ne pouvait voir l’astre d’où partait cette clarté pâle ; elle disparut des tombeaux lorsque cette amante éplorée y courut, elle l’avait interceptée en passant devant la fente du mur, elle y reparut quand Gabrielle changea de place. Cette apparition nouvelle acheva d’égarer son imagination déjà frappée de terreur ; et le cri d’un oiseau de ténèbres, ce chantre de malheur, perché sur les tours de l’église, qui battait l’air de son aile sinistre, et troublait de ses cris aigus le silence des tombeaux, lui parut être les gémissemens de cette ombre.

Maintenant couchée sur la pierre froide, elle se laisse aller à de plus douces idées. Le chant du rossignol, rendu plus éclatant encore par l’écho des voûtes sonores, éloigne de sa mémoire le souvenir des lieux où elle est, et de l’accident terrible qui l’y a retenue. Mais hélas ! sa mémoire revient, Gabrielle se trouble ; elle veut, pour s’assurer de la vérité, porter sa main sur le gazon, elle touche le pavé, frémit et s’éveille tout-à-fait au son lugubre de la cloche des morts et des chants funèbres des prêtres réunis à l’autel autour d’un cercueil. Elle voit bien véritablement les tombes ouvertes, les lueurs sépulcrales de la lampe funéraire, et le fossoyeur impatient qui, cette lampe à la main, et à moitié descendu dans la fosse, appelle, comme le temps, le cadavre qui a cessé de vivre, la troupe éplorée qui, pour quelques momens, survit au mort, et le prêtre qui la console.

À cette vue elle se lève tout-à-coup, s’écrie, et s’élance vers l’autel ; elle veut aller mêler ses prières à celles des prêtres, embrasser le cercueil de son amant ; la porte de l’église est ouverte, elle oublie son dessein pour se ressouvenir du moment où cette porte fatale s’est fermée devant ses pas ; elle croit la voir s’ébranler encore, et le même élan qui devait la conduire à l’autel, lui fait franchir le seuil de l’église ; elle s’éloigne, poursuivie par les cris du hibou caché dans les tours du clocher, par le son du beffroi et les chants funèbres des prêtres ; tandis que le rossignol, chassé du figuier sauvage par ces bruits sinistres, semble l’attendre sur un saule solitaire pour charmer son passage de la douceur de ses chants, et lui dire de rêver encore le bonheur.

Pleine de la fatale idée de la mort de Florestan, et maîtresse enfin de sa frayeur, elle veut revenir auprès du cercueil ; mais un char roule, l’atteint et l’enlève ; il vole, et malgré les cris de cette amante désespérée, il ne s’arrête qu’après avoir dépassé les ponts d’un château. Gabrielle se trouve dans les bras de son père, qu’elle ne reconnaît point.