Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXIII

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CHAPITRE XXIII.

Voyage de Florestan. — L’Ange, le Vieillard.


Lorsque le chevalier des Mœurs et sa suite sortaient des portes de Lyon, Florestan avait quitté Marseille, traversé les ondes du Rhône, la plaine du Languedoc, et s’avançait à travers les montagnes riantes des Cévennes.

Il passa, comme autrefois Gabrielle, sous les bosquets charmans de Lafont ; il soupira, comme elle, au bord de la fontaine des rêves ; il lut son nom sur l’écorce des arbres, et crut reconnaître la main de sa bien-aimée. De sinistres apparitions l’épouvantèrent dans la grotte ; il y vit la foule des misérables tombés sous ses coups, il y vit les champs de Damas, les flammes de l’hospice, et son père dévoré par elles, et sa malheureuse sœur repoussée par son bras impitoyable.

Comme il était tourmenté par ces fantômes vengeurs, un bruit se fait entendre ; on avait frappé sur le talisman, les fantômes s’évanouissent. Il regarde à l’entrée de la grotte, il aperçoit un être d’une figure majestueuse et douce. « Florestan, les remords te poursuivent ; ils purifieront ton âme, le ciel est toujours favorable au repentir ». Il dit, et disparaît. Vainement Florestan le suit, il ne le voit plus. La grâce de sa démarche, la douceur de ses traits, le charme de sa voix, sa disparition subite, tout l’étonne : il le croit un ange, et s’écrie : Ange du ciel, remonte auprès du Dieu qui t’envoie ; si je fus coupable, je crus le servir. Quand mon bras commettait le crime, mon cœur rêvait la vertu.

« Pourquoi, répondit une voix forte, pourquoi oublias-tu les leçons de ton père ? Les pères sont les interprètes du ciel auprès de leurs enfans ; il s’exprime par leur bouche ».

Florestan, étonné de tant de merveilles, répondit à cette voix terrible par des larmes.

Il s’éloigna de Lafont en réfléchissant aux événemens de sa vie. La longue erreur où l’avaient jeté le fanatisme de son amante, l’influence des opinions contemporaines, et les discours du moine, commençaient à se dissiper ; les opinions de son père, les sages maximes dont il avait nourri sa jeunesse revinrent à sa mémoire. Son cœur les adoptait en entier ; mais la rose fatale trouvée sur son lit, la bague de Gabrielle mise à son doigt, où il la voit encore, tiennent sa raison en suspens ; et lorsque son cœur lui dit : l’Éternel ne fait point de miracles pour persuader un crime à l’homme, ses yeux lui répondent : si l’incendie de l’hospice fut un crime, l’Éternel fit un miracle pour te porter à le commettre.

Il traversa les Cévennes, où l’hospitalité fut plutôt accordée à son malheur qu’à ses cantiques. Le peuple de ces montagnes est religieux, mais religieux sans fanatisme. Vivant sur une terre où la nature ne produit rien sans travail, sa religion fut toujours l’Éternel et la charrue. Le fainéant qui se serait proposé de prier Dieu pour les autres, n’aurait trouvé personne qui eût voulu travailler pour lui. Ces montagnes n’offraient ni assez de richesses, ni assez de plaisirs pour que le clergé s’empressât beaucoup de les envahir. Il plantait ses croix dans la riche plaine ; il élevait ses monastères sur les bords du Rhône, où Bacchus et Cérès prodiguent leurs dons, et laissait aux Cévennes leur pain de châtaignes et le Dieu de l’Évangile.

Enfin, les vertus de ce peuple hospitalier achevèrent d’éclairer son esprit ; il avait peine à comprendre alors comment il avait pu jamais croire se rendre agréable au Dieu de miséricorde, en se montrant impitoyable et cruel. Il vit qu’il avait cessé d’être religieux en devenant fanatique ; et, pour la première fois depuis son départ pour la Croisade, il ne crut pas nécessaire, pour appeler plus particulièrement sur son infortune les regards de la clémence céleste, de s’agenouiller sur le marbre du sanctuaire, et de prier devant les œuvres du sculpteur et du peintre. Sur ces montagnes aériennes, éloigné des froides conceptions de l’homme, oubliant les intercesseurs mis par l’ignorance superstitieuse, ou l’avarice sacrilége, entre le monde et son auteur, ces saints, élevés sur l’autel, ces mères du Christ, exposées dans les rues, dont le culte local comprime la pensée et trompe le sentiment ; il sentit en lui-même comme il le pressentait partout autour de lui, le véritable Dieu de l’univers ; il entendit sa voix consolatrice l’appeler à chercher encore le bonheur dans l’imitation des vertus divines, c’est-à-dire dans les rapports toujours existans entre l’âme de l’homme et la grande âme de la création ; à se reposer dans l’idéal de la vie, qui n’en est pas moins la partie la plus douce et peut-être la plus vraie, des fatigues de la vie positive et matérielle.

Il avait passé la nuit dans une cabane. Le chant des oiseaux du matin et la fraîcheur des vents de l’aurore l’éveillèrent. Le pâtre sortit pour lui montrer sa route sur la pente des rochers, à travers les brumes du matin ; il partit. La voix du pâtre, lorsqu’il ne le voyait plus lui-même, le guidait encore ; le pâtre était toujours derrière lui, et pourtant semblait l’avoir devancé. Les sons volaient au-dessus de la tête du pélerin ; et, arrêtés par les échos supérieurs, ils retombaient vers lui des hautes roches que ses pas devaient gravir. À mesure qu’il s’élevait sur les monts, la voix s’affaiblissait ; les vapeurs s’épaississaient ; il s’égara. Bientôt il eut perdu la terre de vue ; n’apercevant plus rien au-dessus de sa tête, autour de ses pas, environné de profonds nuages, il était, sur la cime de ces roches prodigieuses, comme lancé dans les régions du ciel.

Il fut obligé de s’arrêter. Le silence, l’obscurité, l’isolement, le plongèrent dans une noire rêverie. Tout-à-coup, des chants majestueux remplirent les airs ; à des sons éclatans, se mêlaient des sons plus profonds. Les uns semblaient s’élever jusqu’au plus haut des cieux, les autres s’arrêter au milieu de la nue. C’étaient des chants d’actions de grâce ; c’étaient les louanges du Très-Haut. L’étonnement du guerrier fut extrême ; ces cantiques religieux l’émurent, le touchèrent, le ravirent. Perdu dans les nuages, il ne savait si c’était la voix des anges, célébrant la justice de l’Éternel, ou celle des hommes, implorant sa miséricorde.

Alors des larmes, mais des larmes de résignation et d’espérance, des larmes du cœur, les seules douces qu’il eût versées depuis son départ de la terre natale, coulèrent, sans effort, de ses yeux attendris. Il éleva vers le ciel le bras qui lui restait, et, sans ouvrir la bouche, son émotion ne pouvait le lui permettre, il joignit sa prière intime aux chants religieux.

Tandis qu’il prie, le souffle des vents dissipe les nuages du midi ; et comme pour lui faire aimer ce Dieu qu’il invoque, par le spectacle de ses œuvres, il lui montre la vaste plaine du Languedoc, la chaîne des Pyrénées et des Alpes, bornes de l’horizon, et la mer qui ne finit pour lui qu’où finissent ses regards. Le soleil sortant des ondes enflammées montait rapidement dans les airs ; bientôt il versa des torrens de feux sur ce tableau magnifique. Tout-à-coup les vents s’apaisèrent, les nuages se rejoignirent et voilèrent l’étendue. Cependant un des rayons du soleil, entrouvrant les vapeurs sur un seul point, laissa voir à Florestan un vieillard vénérable, debout sur la cime d’un rocher ; ce rayon solitaire, au milieu des nuages, frappant le front de l’inconnu, tandis que tout ce qui l’entoure est dans l’obscurité profonde, ressemble aux feux de la lumière céleste, dont sont revêtus, dans la pensée de Florestan, les habitans du ciel. L’Éternel, sur le Mont-Sinaï, s’il prit aux yeux de Moïse la figure humaine, n’inspira pas au chef des Hébreux plus de vénération que ce noble vieillard n’en inspire au Croisé. Il s’approche, et du bas de la roche il s’écrie :

Mon père ! si tes pas ont besoin d’un appui, permets que je les guide à travers ces rochers pénibles. Le vieillard répondit : « Quel nom oses-tu prononcer ! ne te souvient-il plus de ton crime ?… Qu’as-tu fait de ton père ?… »

Le rayon du soleil se retire, le vieillard disparaît, et le malheureux Croisé tombant d’épouvante aux accens de cette voix accusatrice, s’écrie : … Dieu vengeur ! ce sont vos paroles au farouche Caïn couvert du sang fraternel !

Étendu sur la roche nue, Florestan va sortir de la vie ; mais qui le rappelle à l’existence et à la douleur ? une main charitable a forcé sa bouche à recevoir une liqueur salutaire ; la chaleur est revenue dans ses veines glacées, son cœur bat, son pouls se ranime, il revit, il retrouve ses forces à la voix de la pitié. « Florestan, lui dit un être secourable, Florestan, lève-toi ! je vais guider tes pas ; tu t’es égaré ; j’ai descendu vers toi pour te remettre dans la voie, les nuages te l’ont cachée, c’est sur la cime de cette autre montagne qu’elle te conduira vers Toulouse ; le pâtre te l’avait dit. Viens avec moi, Florestan, viens, et que ton repentir te fasse espérer ton pardon ».

Florestan surpris de s’entendre nommer ; se lève, suit et regarde son conducteur qui le guide par la main en détournant la tête. À sa démarche il croit le reconnaître ; c’est l’ange de la fontaine des Rêves. À ces mots, l’ange oublie de cacher ses traits, se retourne vers Florestan, et le plus doux sourire sur la plus belle bouche, lui dit : Espère !… Il détourne ensuite la tête et ajoute : « Cette famille d’Albigeois qui célèbre le Dieu du ciel, en labourant la terre, te montrera ta route. Je te quitte, mais je pense toujours à toi ». L’ange dit et rentre dans les nuages. Florestan reste immobile d’étonnement, et ne peut démêler les pensées que cette figure céleste a fait naître en lui.

Il cherche en vain ce qui l’étonne en elle. Cessant enfin de s’occuper d’une recherche inutile, mais toujours effrayé de ces mots terribles : Qu’as-tu fait de ton père ? toujours étonné de l’apparition deux fois répétée de cet être bienfaisant, il s’avance vers l’autre montagne, guidé par les cantiques de la famille albigeoise[1].




  1. Le nom d’Albigeois ne fut donné que plus tard à ceux qui professaient les opinions que je prête à cette famille. Je me sers d’un nom connu pour prouver à mes lecteurs, par les souvenirs de l’histoire, que je n’invente jamais la partie morale de cet ouvrage. Les opinions des Albigeois et des Vaudois, des peuples des montagnes, ne datent point seulement d’Arnaud de Bresse ou de Valdo : Les montagnards conservent plus longuement que les habitans des plaines la pureté du langage et du culte ; ils sont loin du mouvement général, et restent stationnaires. On trouve encore quelques souvenirs de Sparte sur les rochers des Mainotes. Il n’y a que des esclaves et des Turcs sur les bords de l’Eurotas. Les habitans des Cévennes, des Alpes et des Pyrénées, professaient, en l’an 1000, le christianisme tel que les Gaulois l’avaient reçu jadis. Plus tard ils se trouvèrent Albigeois et Vaudois ; plus tard encore, protestans réformés ; non qu’ils eussent changés de croyance, mais parce que les peuples, revenant au christianisme primitif, on donnait successivement à ceux qui ne l’avaient jamais abandonné le nom qu’on donnait aux sectes nouvelles qui s’en rapprochaient.