Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXV

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CHAPITRE XXV.

Retour après une longue absence. — Le chien de Gabrielle.


Pensif, sur une élévation, d’où ses regards avides embrassaient à la fois et l’un et l’autre séjour, il voyait les prairies de Lansac, théâtre paisible des jeux de son enfance ; il voyait ces bosquets où Gabrielle, dans un âge plus avancé, guettait derrière les saules son retour et l’appelait en se cachant ; il voyait ce château de Lansac, où la mère la plus tendre, le père le plus vertueux, la sœur la plus aimable, semblaient autrefois respirer pour lui seul ; il en sortit brillant de jeunesse, les mains pures, le cœur tranquille ; il en sortit accompagné de son père et baigné des larmes de sa mère et de sa sœur, et maintenant il y revient seul, accablé par ses maux, les mains couvertes de sang, le désespoir dans le cœur. Il a laissé la misérable Laurette, sa sœur jadis adorée, il l’a laissée sous le poids d’une horrible infortune, dans les terres lointaines. Il revient, et sa mère, dont les bras s’ouvrent pour le recevoir, sa mère qui se précipitera sur ses pas au premier bruit de son approche, sa mère lui dira, comme le vieillard de la montagne : qu’as-tu fait de ton père ? Oh ! comment répondre à ces paroles[illisible] terribles ? comment recevoir les embrassemens d’une mère dont on vient d’égorger l’époux, l’époux à qui l’on doit le jour ! Que la vengeance du ciel fut cruelle ! il imprima sur Caïn le signe de l’homicide, et défendit aux hommes de lui donner la mort ; sa mère verra son crime sur son front, et sa mère lui laissera le fardeau de la vie.

Aspect toujours si doux de la terre natale, lieux du premier amour et des premiers rêves, souvenirs de l’enfance, vous faites à la fois ses tourmens et son bonheur. Tantôt lieux chers et sacrés, vous charmez ses regards ; doux souvenirs ! vous consolez son cœur ; tantôt les plus affreuses images viennent se peindre sur les champs attristés, et dans son âme flétrie. Tour-à-tour il se livre au désespoir et à l’espérance ; hâte ses pas, et tout-à-coup il s’arrête. Que n’est-il encore dans les déserts de l’Arabie, pourquoi la parque ne l’a-t-elle frappé avant qu’il revît la demeure de ses ancêtres, où il n’ose porter ses pas !

Et sa mère, cette tendre mère qu’il redoute et qu’il appelle, sa mère est-elle encore vivante ? ne doit-il pas retrouver tout-à-fait solitaire et désert ce toit jadis habité par l’amour paternel et conjugal, par l’amitié filiale et fraternelle ? et où il doit aussi rentrer seul ; seul, avec ses remords et ses crimes ; odieux cortège d’un fils qui partit adoré de tous et digne de l’être ! Et Gabrielle aussi, n’est-elle pas tombée sous la faux du temps ! Cette crainte eût peut-être, nagueres, fait mourir le Croisé ; mais tout occupé, maintenant, de son père immolé, de sa sœur délaissée, du compte que lui demandera sa mère, si la trame de ses jours n’a pas été coupée ; Gabrielle est moins dans sa pensée, ou plutôt la certitude de l’existence de sa maîtresse ayant seule soutenu son courage, il ne doute point de la revoir, elle est sa vie, elle existe puisqu’il vit ; d’ailleurs, rien n’est changé sur les terres du baron, mais auprès de Lansac, il n’en est pas de même ; il a peine à reconnaître son château ; il ne peut concevoir quel est ce bâtiment immense, ces clochers, ces tours orgueilleuses ; qui donc a disposé de son bien ? a détruit ces bosquets où Gabrielle cueillait des fleurs, ces beaux arbres où les noms des deux amans, gravés sur l’écorce tendre, croissaient de jour en jour comme l’amour dans leur âme ? L’Occitanie a-t-elle été de nouveau ravagée par les Maures ; sont-ils venus de l’Afrique ou de Grenade ? ou les os des soldats d’Abdérame, semblables au serpent de Cadmus, ont-ils produit de nouveaux guerriers ? et la terre, après des siècles, a-t-elle vu les vaincus revenir à la vie et ressaisir la victoire ? Des conquérans dévastateurs, des barbares seuls, ont pu détruire ces monumens de l’amour et changer l’aspect de ces rivages enchantés… Il est vrai, Florestan, des conquérans ont assis leur camp sur tes terres usurpées : ces conquérans ce sont des moines ; ce vaste bâtiment est leur monastère ; malheureux Croisé, tu le sauras plus tard.

Il hésitait entre les deux routes. La crainte de ne plus retrouver sa mère, ou l’impossibilité de répondre à ses questions le décida ; courons, dit-il, courons, je n’ai rien à cacher à Gabrielle ; elle sait quels prestiges, quels miracles nécessitèrent mon crime ; elle est coupable comme moi ; sa voix arma cette main parricide ; sa voix consolera ce cœur désespéré ; son amour me tiendra lieu des biens que j’ai perdus, et de l’innocence qu’il m’a ravie.

Il dit ; et prend le chemin du château. Le ruisseau de la prairie murmurait à côté de lui, il s’approche pour contempler ses bords, il se baisse vers son onde pour étancher la soif de la fatigue et du trouble ; il se baisse et se voit, recule et s’écrie… est-ce moi !

Quel est ce pélerin ! disent en passant les serfs de Lansac ou du baron, après l’avoir curieusement examiné ? Florestan les reconnaît, et ils ne le reconnaissent point ; il leur paraît ressembler, pourtant, d’une manière, à quelqu’un, mais leur mémoire ne peut leur dire à qui… Faut-il s’en étonner ? Florestan se cherche lui-même : Est-ce moi ? répète-t-il douloureusement ? Il s’était déjà vu dans le cristal des eaux, mais alors, loin de Gabrielle, il sentait moins le besoin de flatter les regards pour séduire le cœur, d’arriver à l’âme par les yeux ; maintenant tout lui dit : si l’amour est le fils de la beauté, il meurt avec elle.

Vous vous souvenez de l’état de Florestan, il n’a qu’un bras ; l’autre, inutile fardeau, lui reste pour lui rappeler, par des douleurs aiguës, qu’il n’est plus à lui. Sa bouche est un peu de travers, un de ses yeux brille toujours des feux de l’amour et de la vie, mais sur son autre paupière, abaissée à jamais, un emplâtre noir remplace la lumière. La petite-vérole a creusé ses traits ; et malgré tout cela, sous cet habit de pélerin, symbole du renoncement au monde, il porte un cœur tendre qui l’appelle à prendre part aux scènes tumultueuses de la vie ; un cœur tendre, le plus grand de tous les malheurs pour qui ne peut inspirer la tendresse. Puisse-t-il concevoir, ce valeureux Croisé, qu’il faut renoncer à l’amour quand on n’a plus les moyens de plaire !

Il s’assit tristement sous un chêne, incertain de nouveau sur sa route ; il craignait les premiers regards de Gabrielle ; mais enfin l’espérance revint, le souvenir de l’amour de sa bien-aimée, de ses sermens, de sa bonté ; son propre cœur qui l’assurait, en le trompant peut-être, qu’il ne cesserait pas d’aimer une amante dépouillée de ses charmes, lui rendirent la confiance et le courage. Il se remit en marche, toujours sans être reconnu par les habitans. Il s’avançait en étranger sur ses propres foyers ; ce délaissement lui serrait le cœur, il aurait voulu pleurer, et ne trouvait point de larmes ; mais son cœur se dilate et s’épanche. Il pleure au premier signe de reconnaissance et d’amitié, car enfin il se voit reconnu et toujours aimé.

Jadis il avait fait présent à sa bien-aimée du plus fidèle des chiens ; il était toujours en tiers dans leurs entrevues. Quand Florestan devait venir, il courait au-devant de ses pas ; un jour s’écoulait-il sans le voir, il allait pendant la nuit gémir à sa porte, et restait là pour le ramener à sa maîtresse. Quand Gabrielle, depuis son départ, allait l’attendre, le chien fidèle explorait au loin les pas des voyageurs, imprimés sur la poussière. Depuis la mort de Gabrielle, il emploie sa journée à gémir dans l’église, à attendre Florestan sur la route. Il part à l’heure accoutumée, il flaire les traces des voyageurs, il les examine eux-mêmes ; revient et va s’asseoir de nouveau sur la tombe.

C’était l’heure où la lumière expire, la dernière heure de l’attente, celle où l’on n’espère plus les voyageurs en retard, celle où Gabrielle retournait sur ses pas. Le chien, fatigué de sa course infructueuse, revenait tristement ; tout-à-coup, il s’arrête sur la place où Florestan a passé, se consulte, et ses membres frémissans expriment son espérance et sa joie. Il suit cette trace, il arrive auprès du pélerin sans aboyer contre lui, malgré ses vêtemens en désordre ; il tourne tout autour, le regarde et se retire ; il flaire encore en remontant la route parcourue. Sa joie renaît, il revient, il court, il vole, il le sent enfin lui-même, plus de doute ; l’agitation de sa queue, ses sauts devant son maître, ses cris pitoyables, ses caresses multipliées, lui disent qu’il l’a reconnu ; Florestan le reconnaît aussi, s’arrête, s’assied, le chien vole sur ses genoux, Florestan le prend dans ses bras ; c’est le premier être, le seul qui l’accueille dans sa patrie ; des larmes abondantes, les larmes de la reconnaissance, de l’amitié, et celles que lui arrache le sentiment de l’abandon où il se trouve, coulent ensemble des yeux du Croisé ; tenant son chien dans ses bras, les yeux baignés des pleurs que son chien essuie, Florestan s’écrie : « Dieu cruel, vous voyez ce que je rapporte à mes amis de tout ce que je fus, et je vois, peut-être, tout ce que je retrouverai de mes amis !! »

Ils continuèrent leur route, le chien courant en avant pour annoncer le retour de son maître, et revenant à lui pour le guider. Il était déjà nuit à leur arrivée dans le bourg ; Florestan marchait vers le château, le chien, arrêté devant ses pas, aboyait, et saisissant le bout de son long vêtement, le tirait d’un autre côté. Florestan prit d’abord ses efforts pour des caresses ; mais en vain il le flattait de la main et de la voix, le chien, irrité, semblait ne plus le connaître ; il fallut se détourner, et le chien, s’éloignant aussitôt, courant en avant, s’arrêtant pour l’appeler, le caressant quand il l’avait fait venir, courant encore et l’appelant de nouveau, lui fit comprendre, enfin, qu’il devait le suivre.