Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXXII

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CHAPITRE XXXII.

Les Serfs assiégent les Moines. — Florestan excommunié.


Les serfs, touchés de l’affront fait à leur maître malheureux, excités par le père d’Émilie, coururent aux armes, frappèrent, ébranlèrent les portes à grands coups de béliers, lancèrent des traits sur les remparts, et le siége commençait avec vigueur.

Tout-à-coup les portes s’ouvrent et offrent aux regards des assiégeans tous les moines rangés en bataille à l’entrée du château, autour des saintes bannières, des croix et des reliques. En tête de la horde sacrée, le plus grand des pères tient le Saint-Sacrement ; la clochette sonne, il élève le corps du Sauveur ; marche aux serfs, Dieu dans ses mains ; le présente à leurs coups, et les serfs, abandonnant leurs armes, se précipitent à ses pieds, consternés et muets d’effroi ; quand le moine les voit dans la poussière, il excommunie l’imposteur qui se dit comte de Lansac et tous ceux qui le reconnaîtront pour tel, et les voue à l’enfer. À ces mots, les serfs se relèvent épouvantés, fuient, se dispersent, disparaissent. Florestan reste seul, seul avec la bonne Émilie ; les portes se referment, les moines remontent sur les remparts avec les croix, les bannières, les reliques ; et Florestan, chassé de son château, excommunié, maudit, abandonné de tous, entend les prières que les moines adressent au Ciel pour obtenir son retour du doux Jésus et de la Vierge immaculée.

Tant de malheurs l’étonnèrent sans l’abattre ; depuis l’ingratitude de Gabrielle, il s’attendait à tout. Émilie le conduisit chez elle pendant l’obscurité de la nuit. Si les serfs avaient su que cette cabane renfermait leur seigneur excommunié ; Émilie, son père et leur cabane seraient devenus des objets d’horreur ; tel était l’empire de la superstition, qu’Émilie, elle même, servait son prisonnier sans oser toucher à rien de ce qu’il avait touché ; ses restes étaient jetés aux chiens, et l’on passait par le feu les assiettes dont il s’était servi. Le banc où il s’asseyait, le grabat où il couchait, furent destinés aux flammes. Il mangea quelque temps le pain de ces misérables serfs ; ils s’en privaient pour lui. La faim se peignait déjà sur leurs pâles figures, il ne se doutait pas encore de leur détresse ; il s’en aperçut enfin, et résolut de les délivrer du poids de son infortune.

D’ailleurs, il méditait un grand projet. Quoi ! se disait-il, c’est pour ces scélérats que j’ai versé le sang humain ! Ils m’avaient persuadé que Dieu voulait le massacre des infidèles et des excommuniés ; et je suis excommunié moi-même, après n’avoir que trop bien exécuté leurs ordres sanguinaires ! J’entrevois maintenant la vérité, je connais toute la vertu de mon malheureux père ; Dieu n’est dans leurs mains qu’un instrument ; les hommes qu’une matière vile qu’ils pétrissent au gré de leurs passions. Ils maudissent les peuples étrangers, parce qu’ils leur refusent le tribut, ils excommunient les hérétiques pour s’emparer de leurs biens ; ils m’ont excommunié pour m’enlever mon patrimoine ; ils m’ont rendu barbare, sanguinaire, parricide, ils m’ont fait commettre tous les crimes au nom de Dieu ; mais ce Dieu dont ils m’ont déguisé la voix, ce Dieu de justice qu’ils déshonorent et calomnient, parle aujourd’hui lui-même à mon cœur, et me dit : Extermine ces sacriléges qui m’osent offrir le sang humain, dans lequel ils se baignent ; purge la terre de ses ennemis et des miens.

Avant de mettre son projet à exécution ; il somma les moines de sortir de son château et de ses terres, d’abandonner ce monastère somptueux qu’ils avaient forcé ses vassaux à construire ; les moines répondirent que le comte de Lansac leur avait permis de faire bâtir cet édifice par un acte en bonne forme, qu’ils exhiberaient quand il en serait temps ; qu’ils étaient propriétaires de tous ses biens, s’il ne revenait les réclamer, lui ou son fils, ou sa fille ; que celui qui leur faisait parler, n’était ni le comte, ni Florestan, puisque Gabrielle elle-même, sa prétendue, n’avait pas voulu le reconnaître ; et enfin, par accommodement, ils lui proposèrent de lui céder au Ciel, par acte authentique, une étendue égale aux terres qu’il prétendait lui appartenir. Cette dernière proposition, toute avantageuse qu’elle était, ne convint point à Florestan, et il résolut de se venger.