Le Mois de mai à Londres

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LE
MOIS DE MAI À LONDRES.

Le mois de mai est ce qu’on appelle, à Londres, la saison, par excellence. C’est l’époque de l’année où l’aristocratie anglaise quitte ses châteaux pour la capitale, et l’isolement superbe de la vie féodale pour le mouvement tumultueux de la vie mondaine. C’est le temps où les séances du parlement sont le plus remplies, le plus agitées, et où se passent d’ordinaire ces grandes luttes qui décident du sort du pays ; le temps où les théâtres font tous leurs efforts pour attirer le public indifférent, où les livres nouveaux se multiplient, où les œuvres d’art se produisent, où les concerts se donnent, où les exhibitions s’ouvrent, où les voyageurs qui se sont envolés vers toutes les parties du monde reviennent s’abattre sur le sol natal avec leur moisson de souvenirs et d’anecdotes. C’est le moment des grands dîners publics, des meetings nombreux, des anniversaires de toutes les sociétés de bienfaisance, de science, de littérature, de piété, de politique, qui abondent à Londres. C’est enfin la saison où le climat de cette sombre cité est habituellement le plus doux et le plus salubre, où les brouillards de l’hiver se dissipent un peu, où les parcs et les squares sont dans tout l’éclat de leur magnifique verdure, où les environs se parent de toutes leur beautés, où Windsor offre aux promeneurs ses ombrages séculaires, Epsom ses courses, Richmond sa vue pittoresque, Chiswick ses belles fleurs, Hamptoncourt ses galeries, et Greenwich ces petits poissons exquis si avantageusement connus dans toute l’Europe sous le nom de white baits.

J’ai donc voulu faire comme tout le monde, et, au commencement du mois qui vient de finir, j’ai pris, moi aussi, la route de Londres. J’y ai trouvé tout ce que j’y cherchais, excepté le beau temps. Le mois de mai n’a été nulle part cette année, et en Angleterre encore moins qu’ailleurs, le mois aimable, lovely, que célèbrent avec tant d’amour les poètes anglais. Voltaire a dit quelque part que le mois de mai était l’emblème des réputations usurpées, et il n’a eu malheureusement que trop raison cette fois. Je ne sais pas s’il y a un soleil en Angleterre ; tout ce que je puis dire, c’est que je ne l’ai pas vu. J’ai fait la première épreuve du temps qui m’attendait en mettant le pied sur le paquebot de Calais à Douvres. La mer était détestable, le vent contraire, l’horizon chargé de pluie. Il a fallu sept longues heures pour faire un trajet qui en demande ordinairement trois. Il est vrai que j’avais eu le tort de m’embarquer, par esprit national, dans un des paquebots français qui font le service des postes entre les deux pays. Ce paquebot, qui a nom l’Estafette, est bien le plus détestable véhicule qui existe. Je le dénonce à la vindicte publique. J’ai eu la douleur de voir le paquebot anglais, parti en même temps que le nôtre du quai de Calais, nous devancer fièrement en mer et arriver à Douvres trois heures avant nous. Ajoutez que ce spectacle affligeant se reproduit à peu près tous les jours. Je ne puis comprendre comment l’administration des postes peut conserver, sur un pareil point, de si mauvais instrumens. Nous avons ailleurs des bateaux à vapeur égaux, sinon supérieurs, à ceux des Anglais. Nos constructeurs valent au moins les leurs, et eux-mêmes en conviennent. Comment se fait-il donc qu’entre les deux pays, sur le point où la communication est la plus régulière, quand les deux pavillons sont en présence tous les jours sous les yeux de tous les voyageurs de l’Europe qui passent et repassent le détroit, nous puissions accepter volontairement une infériorité si marquée ?

Mais oublions les ennuis du voyage et arrivons à Londres. Pourvu que la mer soit bonne et que l’on ne prenne pas le bateau français, on peut arriver aujourd’hui de Paris à Londres en moins de trente heures, par Calais et Douvres. Je doute que les chemins de fer ajoutent jamais beaucoup à une pareille vitesse. Dans tous les cas, les deux nations sont intéressées à rendre leurs communications aussi actives que possible, car elles ont encore beaucoup à s’apprendre réciproquement. Dès qu’on touche le sol britannique, on sent qu’on entre dans un monde nouveau, très différent du nôtre, opposé même sous bien des rapports. Quand on y a séjourné quelque temps, on s’aperçoit que les différences sont moins profondes qu’elles n’avaient paru d’abord ; on comprend qu’un travail se fait en Angleterre comme en France pour rapprocher l’état social, moral et politique des deux pays. Mais ce qui domine encore, c’est la différence. La comparaison entre Londres et Paris est naturellement ce qui préoccupe le plus un observateur français dans la capitale de l’Angleterre ; à tout instant, on est frappé par des oppositions ou par des analogies. Je vais raconter mes impressions simplement, naturellement, comme elles me sont venues, mêlant ce qui est permanent avec ce qui est passager, et ce qui caractérise le spectacle de l’Angleterre en général avec ce qui est propre au mois où je l’ai vue.

Parlons d’abord, en peu de mots, de l’aspect matériel. L’aspect matériel de Londres a des ressemblances et des différences avec celui de Paris. Les deux villes sont bâties sur la rive septentrionale du fleuve qui les arrose ; un grand faubourg, le bourg de Southwark, occupe à Londres l’autre rive de la Tamise, comme le faubourg Saint-Germain occupe l’autre rive de la Seine à Paris. Seulement le faubourg de Londres est industriel, tandis que le faubourg de Paris est scientifique et administratif ; les usines remplacent à Southwark les écoles et les autres établissemens publics du quartier d’outre-Seine. Dans les deux villes, il y a une Cité, noyau originaire et primitif qui a produit ensuite un développement gigantesque ; mais la vie des affaires est demeurée dans la Cité de Londres, c’est encore là qu’est le siége de l’activité commerciale, tandis qu’à Paris la Cité proprement dite a perdu toute son importance. Il est vrai que les quartiers de Saint-Denis et de Saint-Martin peuvent être considérés comme les appendices immédiats de la Cité de Paris, et que là aussi le commerce s’est conservé et a grandi ; mais il y a loin de cette activité, si grande qu’elle soit déjà et si rapide que puisse être son accroissement, à l’immense agitation d’hommes, de capitaux et de marchandises qui fait de la Cité de Londres le centre commercial du monde entier.

La ville neuve, la capitale, est située, à Londres comme à Paris, à l’ouest de la Cité. La belle rue qui longe la Tamise et qui joint les nouveaux quartiers aux anciens, le Strand, peut être comparée à notre rue Saint-Honoré. La grande artère de Regent-Street, qui tombe en ligne presque perpendiculaire sur le Strand, a beaucoup de rapports avec la rue de Richelieu. L’immense Oxford-Street, avec son prolongement d’Holborn, rappelle les boulevards. Piccadilly, qui conduit à Hyde-Park, le long de Green-Park, est dans une direction analogue à celle de la rue de Rivoli. La situation d’Hyde-Park ressemble beaucoup à celle des Champs-Élysées, et les deux parcs unis de Saint-James et de Green-Park représentent assez bien la position du jardin des Tuileries. Le rapport est d’autant plus grand, que le palais de la reine, Buckingham-Palace, donne sur Saint-James’s-Park, comme le palais des Tuileries sur le jardin. Seulement la Tamise, au lieu de se prolonger en ligne à peu près droite, comme la Seine à Paris, le long des parcs, fait tout à coup un brusque retour vers le sud ; le nouvel espace compris entre les parcs et le fleuve contient le bourg de Westminster, comme si la Seine, prenant la direction de la rue du Bac, avait laissé sur sa rive nord, entre elle et les Tuileries, une portion considérable du faubourg Saint-Germain.

Cette différence dans la direction des deux fleuves suffit pour changer entièrement la physionomie de cette partie importante des deux capitales. Le principe de formation est pourtant, dans les deux cas, identiquement le même. Dans l’une et l’autre ville, le palais de la royauté était primitivement hors des murs, entouré de jardins, et quand le nombre des habitans s’est accru, quand le goût d’une vie moins pressée s’est répandu parmi eux, quand cette population riche et brillante des capitales est venue s’ajouter à la population active et industrieuse de l’antique cité, la foule des constructions nouvelles s’est portée vers la demeure des rois, et n’a pas tardé à l’entourer de son flot toujours croissant. Ce débordement de maisons a suivi naturellement les grandes lignes qui lui étaient tracées par les anciennes routes ; en cherchant toujours l’air et la lumière, la ville s’est portée de plus en plus au dehors. De vastes espaces sont restés encore vides au milieu, comme le parc de Saint-James et les Tuileries, comme les Champs-Élysées et Hyde-Park ; mais ce reste de campagne est pressé de toutes parts par les nouveaux quartiers. Il n’y a pas jusqu’au parc du Régent, situé à l’extrémité nord-ouest de Londres, qui n’ait à Paris son analogue en petit : c’est le parc de Mousseaux. Westminster seul nous manque, mais Westminster et ce qu’il renferme manquent aussi bien dans l’histoire politique de la France que dans l’histoire du développement de Paris.

Le dessin de Londres est donc au fond le même que celui de Paris ; la différence, c’est qu’il est plus grand. Londres est moins une ville qu’un pays, une province entière. Il n’y a pas d’octroi comme à Paris, et on ne sait pas où finit la ville. Tous les jours, de nouveaux villages des environs sont absorbés dans l’immense unité. Les rues des quartiers neufs sont plus larges qu’ici ; ce sont moins des rues que des routes bordées de maisons. Même dans les vieux quartiers, partout où le terrible incendie de 1666 a fait place nette, on a reconstruit sur une plus large échelle. Comme chaque famille un peu aisée occupe une maison distincte, la population est moins ramassée que chez nous ; les trottoirs sont plus ouverts, les places plus nombreuses. Tout le monde sait ce qu’est un square. C’est une place assez grande pour qu’un beau jardin planté d’arbres en occupe le milieu. La nouvelle ville a beaucoup de ces squares qui manquent à Paris. Les Anglais y retrouvent ce qu’ils cherchent par-dessus tout, un peu de retraite et de silence, l’aspect de la verdure, enfin un souvenir de la campagne au milieu de Londres. L’Anglais n’est pas naturellement citadin ; il aime le grand air et la vie des champs : les squares lui donnent à peu près ce qu’il désire, mais au prix de distances énormes, qui accroissent démesurément l’enceinte de la capitale.

Par la même raison, les parcs sont plus grands à Londres que les jardins publics à Paris. Green-Park est une véritable campagne, Hyde-Park encore mieux. Chez nous, la ville envahit tout. C’est un des traits les plus anciennement remarqués dans le génie des deux peuples que leur manière différente de concevoir les jardins. En Angleterre, un parc est une vaste prairie couverte de troupeaux, semée d’arbres jetés sans ordre, et traversée autant que possible par une rivière naturelle ou factice. Il y a loin de là à notre jardin des Tuileries, avec ses terrasses, ses statues, ses parterres, sa grande allée droite, ses doubles rangs d’orangers et ses arbres taillés. La beauté des parcs anglais, c’est l’espace, car c’est ce qui leur donne le plus de ressemblance avec un paysage naturel ; la beauté des nôtres, c’est l’ordre, l’harmonie, la noblesse du dessin, la distribution des ornemens ; l’espace n’y entre que comme élément de grandeur. Le jardin des Tuileries est naturellement moins vaste que le parc de Saint-James, parce qu’il est plus travaillé. Quant aux Champs-Elysées, ce n’est pas précisément un jardin, mais une avenue. Là encore se retrouve sous une autre forme la même différence entre les goûts des deux nations. Dans l’origine, Hyde-Park n’était pas plus grand que les Champs-Élysées, mais Hyde-Park a été respecté, et les Champs-Élysées ne le sont pas. De toutes parts, on a bâti dans leur enceinte. Les Anglais auraient placé la grande avenue sur un des côtés pour ne pas couper cette masse de verdure ; nous l’avons, nous, ouverte au milieu. Où les Anglais auraient mis des pelouses, nous avons élevé des maisons. Au lieu de cabanes pour les troupeaux, nous avons eu des restaurans, des cafés et des théâtres, et au lieu d’une rivière qui serpente, des fontaines de bronze doré.

Ainsi, quand les Anglais semblent chercher à s’éloigner les uns des autres, les Français tendent, au contraire, à se rapprocher. Quand chez les uns la campagne triomphe de la ville, chez les autres c’est la ville qui chasse la campagne. Lequel vaut le mieux ? c’est très contesté. Pour mon compte, j’admire sans doute les vertes prairies et les horizons paisibles des parcs anglais ; mais, s’il faut absolument choisir, j’avoue que je préfère la manière française, ce qui paraîtra sans doute très surprenant chez un Français. Le jardin des Tuileries est pour moi l’idéal d’un jardin public. J’aime les champs autant qu’un autre, mais les vrais champs. Ces orangers en fleurs, ces nymphes gracieuses de marbre blanc, ces eaux jaillissantes, ces larges terrasses, ne me déplaisent pas à la ville. Les somptueux marronniers n’en sont que plus beaux à mes yeux, quand leurs larges masses sont alignées pour former une allée ou disposées en demi-cercle pour entourer un bassin d’un amphithéâtre de verdure. Il me semble que la main de l’homme ajoute encore à la majesté de ces arbres incomparables en les groupant dans un ordre solennel. Dans les Champs-Élysées eux-mêmes, j’admire cette ligne unique au monde qui se termine par l’Arc-de-Triomphe, et qu’anime tout le mouvement d’une des entrées de Paris les plus fréquentées. J’aime ces élégantes constructions semées sous les ombrages et qui en peuplent le vide, ces fontaines qui ne se taisent ni jour ni nuit, et ces spectacles de tout genre qui appellent à grand bruit les promeneurs distraits. Quand je veux de la solitude et du silence, je sais qu’il faut les chercher ailleurs.

Je ne regrette de Londres qu’un peu de gazon. Le gazon tient lieu de tout en Angleterre ; c’est presque le seul ornement des promenades publiques ; en revanche, il manque trop à Paris. Je sais qu’on donne pour raison la différence du climat, mais cette excuse n’est pas suffisante. Que nous ne prétendions pas à ces immenses prairies qui ressemblent à de grandes nappes de velours vert, je le comprends ; mais avec un peu de soin, il serait possible d’avoir à Paris assez de fraîche verdure pour réjouir et reposer les yeux de temps en temps. Il y a dans les parterres des Tuileries de petites pelouses parfaitement entretenues qui ont, à bien peu de chose près, tout l’éclat de la verdure anglaise. Il ne s’agirait que de les multiplier. Au pied des fontaines des Champs-Élysées, par exemple, rien ne serait plus facile que d’en avoir de pareilles. Ces fontaines isolées sur un sol aride où leur eau, en s’échappant, ne forme que de la boue, offrent à l’œil un spectacle imparfait et pénible. Il suffirait d’interdire aux pas des promeneurs un espace plus ou moins grand autour de ces fontaines, en le défendant par une barrière, et d’y semer du gazon qui réussirait infailliblement sous cette rosée perpétuelle. On pourrait même y jeter çà et là quelques massifs d’arbustes à fleurs qui accompagneraient les fontaines sans les cacher. Soit que les arbres des Champs-Élysées aient été trop rapprochés sur plusieurs points, soit pour toute autre cause, beaucoup d’entre eux languissent et meurent : il faut songer à remplir les clairières et peut-être à les étendre pour donner de l’air. Quelques tapis de gazon bien distribués atteindraient admirablement ce double but, et ajouteraient en outre par eux-mêmes à la décoration intérieure des Champs-Élysées. Il y a assez d’espace pour qu’on puisse se permettre cet embellissement, sans craindre de priver le public d’un terrain utile à la circulation.

Quoi qu’il en soit, revenons à Londres, et plaçons-nous cette fois dans les rues. Le mouvement à Londres est moins généralement réparti qu’à Paris ; il se concentre dans certains quartiers où il paraît plus considérable. C’est surtout par le nombre des chevaux et des machines roulantes de tout genre qu’il est extraordinaire. La ligne qu’il parcourt commence à l’ouest dans Oxford-Street, descend vers la Tamise par Regent-Street, tombe dans le Strand par l’est de Pall-Mall et Trafalgar-Square, suit le Strand dans toute sa longueur, entre dans la Cité par Temple-Bar, passe le long de Fleet-Street, tourne autour de Saint-Paul, s’étend d’un bout à l’autre de Cheapside, et va se perdre à l’est dans le fond de la Cité par le carrefour qui s’ouvre devant Mansion-House, et dont une des branches aboutit au pont de Londres ; Le tout forme un développement d’environ deux lieues de France. Le fracas ne commence guère avant onze heures du matin, et ne dure pas au-delà de sept heures du soir, en cette saison ; mais pendant ces huit heures de jour, il arrive souvent que les voitures sont littéralement sur deux files : le moindre obstacle amène dans quelques minutes un encombrement prodigieux. Il y a peu d’habitans de Londres qui ne passent au moins une fois par jour sur un des points de cette ligne, et Londres a près de deux millions d’habitans. D’autres parties de la ville deviennent aussi très populeuses à certaines heures. Ainsi Piccadilly, qui a un mille anglais de long, ou un peu moins d’une demi-lieue, est entièrement plein entre cinq et sept heures, quand on va au parc ou qu’on en revient. Le reste de la ville est moins animé. C’est trop grand. Puis, il y a à Londres beaucoup moins de boutiques qu’à Paris ; on rencontre souvent des rues entières qui n’en ont pas une. Ici, toutes les maisons paraissent ouvertes ; là-bas, hors des quartiers marchands proprement dits, elles sont presque toutes fermées. Les magasins eux-mêmes n’ont pas cet air hospitalier et prévenant qu’ils ont chez nous. On ne rencontre nulle part ces cafés si brillans et si riches qui semblent inviter l’étranger. Quand on est perdu dans les rues immenses de Londres, on ne sait où entrer, pour peu qu’on ne soit pas parfaitement au fait des habitudes du pays, soit pour lire un journal, soit pour se rafraîchir et se reposer un peu. Les tavernes, les coffee-rooms, affectent un air de mystère et de retraite. Ce n’est jamais sur la rue même que s’ouvre la salle où l’on peut s’asseoir ; c’est sur le derrière ou au premier étage, hors de la portée des yeux indiscrets. Ces salles sont d’ailleurs peu commodes et peu ornées. Tout y est pour la nécessité, rien pour l’agrément ou le luxe. Le public proprement dit, ce maître capricieux et exigeant que tout sert en France, est peu estimé en Angleterre. On ne fait rien pour lui qu’à la dérobée et sans beaucoup d’égards. Voyez plutôt cette affiche commune de tous les spectacles : M.*** informe respectueusement la noblesse, la gentry et le public. Le public ne vient qu’en troisième lieu ; la grande noblesse, nobility, et la petite noblesse, gentry, n’en font pas partie.

C’est surtout le soir qu’éclate la différence dans la manière de vivre des deux pays. À l’heure où tout le monde semble sortir de chez soi à Paris, à Londres tout le monde y rentre. Dès le tomber du jour, les trois quarts des boutiques se ferment, le mouvement des quartiers les plus fréquentés s’arrête, on ne rencontre plus dans les rues que des étrangers ou des gens qui ont l’air de n’avoir ni feu ni lieu. Personne ne marche, en Angleterre, que pour ses affaires. Le tableau si vivant de nos boulevards chargés de promeneurs ne s’y retrouve nulle part. Quiconque se promène ne va pas à pied, mais en voiture ou à cheval ; personne d’ailleurs ne songe à se promener le soir, mais avant dîner. C’est avant dîner qu’il faut voir Hyde-Park, avec ses centaines d’équipages à deux ou à quatre chevaux, et ses milliers de cavaliers et de cavalières qui galopent sur le gazon. Tant pis pour qui n’a ni voiture ni cheval, la vie de Londres n’est pas arrangée pour lui. On dîne généralement à sept heures et demie, et le reste de la soirée est à peine suffisant pour les réunions et les bals. Quand on est entré dans ce genre de vie, on trouve qu’il a bien ses agrémens, il est d’ailleurs assez généralement adopté à Paris pour l’hiver ; mais ce qui dépayse à Londres, c’est de le voir usité au printemps, c’est-à-dire à l’époque où il finit ici. Puis à Paris, à l’heure où les salons sont pleins, il reste toujours assez de foule inoccupée et curieuse pour peupler les lieux publics et les spectacles ; à Londres, quiconque ne va pas dans le monde se renferme hermétiquement dans son intérieur.

On a fait souvent la description d’une maison anglaise. Un étage souterrain pour les cuisines, un rez-de-chaussée contenant une salle à manger et un parloir, un premier étage avec deux salons, l’un grand et l’autre petit, un second étage avec les chambres à coucher, un troisième sous le toit pour les enfans et les domestiques ; deux fenêtres par étage, trois au plus, donnant sur la rue ; une grille au dehors, défendant l’approche de la maison et entourant le fossé qui donne du jour aux cuisines ; une petite porte s’ouvrant sur le trottoir et portant le plus souvent le nom du propriétaire sur une plaque de cuivre au-dessus du marteau : voilà le modèle unique, universel. Il y a peut-être cent mille maisons à Londres dans ce genre, et des millions dans toute la Grande-Bretagne. L’extérieur de ces habitations est très laid ; elles sont bâties en briques d’un ton jaunâtre et faux qui ne tardent pas à devenir complètement noires. La porte et les fenêtres sont découpées dans le mur, sans aucun ornement d’architecture. En revanche, l’intérieur est charmant. Tout y est parfaitement propre, élégant et commode. Chaque pièce a un tapis ; l’escalier lui-même en a un, dans les maisons les plus bourgeoises. L’ameublement est comme la maison ; il est le même à peu près partout, sauf la différence des fortunes. Partout les mêmes tables, les mêmes siéges, rangés dans le même ordre ; il n’y manque que des glaces. Cet ornement indispensable de nos demeures françaises est fort rare en Angleterre. Si jamais les deux pays se rapprochent par un traité de commerce, les glaces devront être pour nous un objet d’exportation considérable.

C’est là que tout bon Anglais se retire tant qu’il peut, pour jouir en paix du comfort selon ses goûts, avec sa femme et ses enfans. Ceux qui n’ont pas encore de ménage ont les clubs. On sait ce que c’est qu’un club anglais ; quelques sociétés de ce genre se sont organisées à Paris, mais l’institution est bien loin d’être chez nous ce qu’elle est devenue à Londres, où elle est un produit naturel du sol, des idées, des mœurs et des habitudes. Un club est une réunion de mille ou douze cents souscripteurs qui se cotisent pour élever un palais magnifique et y vivre en commun avec toutes les jouissances du luxe le plus raffiné, sans dépenser trop d’argent. Tout membre d’un club peut n’avoir en dehors qu’une modeste chambre à coucher ; il trouve tout le reste à l’établissement commun : salles de lecture avec tous les journaux et toutes les revues, bibliothèque avec les livres nouveaux et un bon choix de livres anciens, salons et cabinets avec tout ce qu’il faut pour écrire, réfectoire où l’on peut prendre ses repas à toutes les heures du jour et à peu près au prix coûtant, jusqu’à des salles de bain et des cabinets de toilette, le tout, bien chauffé, bien éclairé, et rempli de laquais en grande livrée attentifs au moindre signe. Plusieurs de ces clubs sont de véritables monumens ; les plus beaux sont dans Pall-Mall, comme l’Athenaum, le Reform-Club, le Traveller’s-Club, qui ont été élevés à grands frais par les premiers architectes de Londres. Il y en a en tout une vingtaine environ, et comme une même personne est quelquefois de plusieurs clubs à la fois, on peut évaluer à douze ou quinze mille le nombre de ceux qui ont adopté cette manière de vivre.

Ce chiffre comprend la plus grande partie de la population flottante de Londres. Le reste est composé d’étrangers proprement dits, qui sont toujours très peu nombreux dans la capitale de l’Angleterre. C’est ce qui explique le peu de ressources qu’offre cette grande ville à ceux qui n’en sont pas, même dans le temps de ce qu’on appelle la saison. Les Anglais tiennent par-dessus tout à ne pas se confondre avec des gens qu’ils ne connaissent pas, et qui peuvent leur être inférieurs par le rang, l’éducation ou le caractère. De là cet air inhospitalier qui frappe à Londres tout d’abord. En revanche, quand la première glace est rompue, quand les rapports sont établis d’homme à homme et qu’on ne craint plus de se compromettre avec vous, les Anglais sont les plus affables et les plus hospitaliers des hommes. Toute la question est de franchir cette porte si soigneusement fermée. Dès qu’on est admis dans l’intérieur, tout est dit. Voilà pourquoi ceux qui passent quelque temps en Angleterre, vivant de la vie anglaise, s’y plaisent généralement beaucoup. Mais la première apparence est effrayante, surtout quand on arrive à Londres par un de ces jours où le ciel bas et chargé comprime les brouillards de la Tamise et la fumée de charbon qui s’échappe incessamment des usines de Southwark. Le nuage noir et humide qui ne peut pas se dissiper dans les airs, se rabat alors sur la ville, et la couvre comme d’un voile de deuil. De pareils jours font comprendre le spleen et toutes ses conséquences fatales. On dit que le soleil de mai triomphe ordinairement de ces horribles vapeurs ; j’aime à le croire.

Il paraît que la saison n’a pas été aussi brillante cette année qu’elle l’est généralement. On en donne plusieurs raisons, d’abord la mort du duc de Sussex, qui a mis la cour en deuil ; puis l’accouchement de la reine, qui a fait suspendre les réceptions du palais, et enfin, mais ce dernier motif ne s’indique qu’à voix basse, quoiqu’il soit peut-être le meilleur, l’income-tax, dont l’effet se fait sentir jusque dans les plus grandes fortunes d’Angleterre. Malgré cette observation, qui paraît vraie, il y a eu pendant le mois de mai beaucoup de réunions. Les journaux, qui rendent compte en Angleterre de tout ce qui se passe dans ce qu’on appelle, la haute vie, high life, ont eu tous les jours à enregistrer ou un grand dîner, ou une fête champêtre, ou un raout, ou même un bal. L’ambassadeur de France a donné, entre autres, un grand concert qui a réuni tout ce que Londres renferme de femmes élégantes et de personnages éminens. Deux princes étrangers, le prince héréditaire de Wurtemberg et le prince héréditaire de Mecklembourg-Strelitz, futur époux de la princesse Augusta de Cambridge, qui sont à Londres en ce moment, ont été naturellement les héros de ces fêtes. Tout récemment enfin, le baptême de la nouvelle fille de la reine est venu donner une nouvelle impulsion aux plaisirs du monde ; la reine a reparu au palais de Buckingham, le roi de Hanovre est arrivé, et tout annonce que la fin de la saison sera plus animée que le commencement. Il avait été question un moment que la reine passât l’été à la campagne, mais les réclamations du commerce de Londres ont fait, dit-on, abandonner ce projet. On voit qu’à Londres, comme à Paris, il y a de ces exigences de boutique dont on peut parler avec dédain, mais que tout le monde est forcé de respecter.

Du reste, on a bien besoin du mouvement des salons pour s’amuser un peu. Les théâtres, qui pourraient seuls suppléer au monde, sont dans une situation déplorable. Nous, qui nous plaignons, nous avons encore la première littérature dramatique du monde. Des deux grands théâtres nationaux anglais, l’un est fermé, c’est Covent-Garden ; l’autre, Drury-Lane, ne se soutient qu’avec peine, malgré la direction intelligente de Macready. Le théâtre de Haymarket ne joue plus que des traductions ou des imitations de pièces françaises, dont on se contente de défigurer les titres et de changer quelques scènes. Ainsi la Part du Diable, de MM. Scribe et Auber, qui se joue tous les soirs depuis deux mois, s’appelle à Londres le Petit Diable, Little Devil. Triste et dérisoire satisfaction donnée à l’amour-propre national ! La bonne compagnie ne va qu’à deux théâtres, à l’Opéra d’abord, où la troupe italienne joue le même répertoire qu’à Paris et où Mlles Elssler et Cerito dansent des ballet plus ou bien moins arrangés avec des fragmens épars pris dans les nôtres, et, ensuite, au théâtre français, où Mlles Déjazet et Levassor ont transporté avec un véritable succès les nouveautés les plus hasardées du Palais-Royal et des Variétés. La réaction tentée par Bulwer et Macready en faveur du drame national n’a pas réussi. On a joué récemment une tragédie nouvelle, Athelwold, qui n’a eu qu’un médiocre succès. De loin en loin, on donne encore quelque représentation des drames de Bulwer, mais sans beaucoup de retentissement. Le public en est resté à son ancien goût pour les pièces à machines, et c’est une féerie absurde intitulée Fortunio qui a seule le privilége d’attirer la foule au théâtre de Drury-Lane.

Grace à Macready, on peut encore jouer quelquefois Shakspeare. S’il est vrai, comme on le dit, que ce dernier champion de l’ancien théâtre songe à se retirer, Shakspeare lui-même est menacé de disparaître de la scène anglaise. Je suis heureux d’avoir pu assister à quelques-unes de ses pièces avant que la catastrophe, qui est à peu près inévitable, se réalise. Pour se justifier de leur indifférence à l’égard de leur grand poète, les Anglais disent qu’il est détestablement joué. Je ne saurais en juger, faute de moyens de comparaison ; mais il me semble que Macbeth, le Conte d’hiver et Comme il vous plaira, les seules pièces de Shakspeare que j’aie pu voir, ne sont pas trop mal exécutées. Elles le sont probablement beaucoup mieux aujourd’hui qu’elles ne l’ont été du temps de Shakspeare lui-même. À tout instant, on devine, dans la mise en scène et dans le jeu des acteurs, la tradition de Garrick et de son école, c’est-à-dire de cette époque de renaissance où le vieux poète oublié fut mieux compris et mieux apprécié qu’il ne l’avait été par ses contemporains. Mais que voulez-vous ? Il y a juste cent ans de cela, et cent ans c’est bien long, même pour une impulsion littéraire aussi forte que celle qui fut donnée alors au génie national. Shakspeare lui-même n’a pas moins de deux siècles et demi ; il est antérieur de près d’un siècle à nos grands tragiques français, et qui sait ce que sera devenu, dans cent ans d’ici, ce mouvement de restauration qui s’accomplit si heureusement aujourd’hui, au profit de notre théâtre classique, sous les auspices de Mlle Rachel ?

Dans tous les cas, si Shakspeare a vieilli pour les Anglais, il ne pouvait pas en être de même pour moi, qui le voyais pour la première fois. Rien ne remplace, quoi qu’on en dise, l’action théâtrale, et il manque toujours quelque chose à la lecture solitaire pour faire bien comprendre les œuvres dramatiques. Je n’avais jamais si bien senti l’énergie tragique de Macbeth que lorsque j’ai vu ce poème terrible marcher et se dérouler devant moi. La moitié fantastique et surnaturelle qui est indissolublement unie à la moitié humaine du drame a besoin elle-même d’être réalisée sur la scène pour avoir son véritable caractère. Alors seulement les sorcières de Macbeth n’ont plus rien de commun avec toutes les apparitions qu’on a pu voir sur d’autres théâtres ; alors seulement elles sont bien elles-mêmes, c’est-à-dire de vraies sorcières bien repoussantes, des êtres bien bas et bien malfaisans, couverts de vêtemens sales et déchirés, genre de merveilleux qui n’appartient qu’aux sombres climats du Nord, et qui est parfaitement approprié à cette histoire de trahison et de sang. Macbeth, c’est le crime volontaire, et les conseillers hideux qui le guident ne représentent pas, comme dans le théâtre grec, des divinités toutes puissantes qui commandent à la volonté même ; non, ils sont les personnifications des mauvaises pensées dans ce qu’elles ont de plus vil et de plus abject. Macbeth devient roi par l’assassinat, il s’élève au faîte des grandeurs humaines ; mais plus l’éclat de sa couronne est grand, plus les images de son crime doivent être ignobles. Non-seulement la leçon morale en est plus forte, mais l’effet théâtral en est plus grand. C’est ce qui ne se comprend bien qu’au théâtre même.

Certes, s’il est quelque genre de composition qui semble n’avoir pas besoin de la scène, c’est la comédie telle que l’a conçue Shakspeare, comédie toute de caprice, de fantaisie et de spirituelle divagation ; on dirait même que la représentation doit lui être contraire, tant est elle idéale. Eh bien ! même pour Winter’s tale et As you like it, il est impossible de se faire une idée exacte de cette comédie étrange et charmante sans la voir. Chose bizarre et tout-à-fait inattendue, au moins pour moi, on est plus frappé des inconséquences et quelquefois des absurdités dont elle abonde, à la lecture qu’à la représentation. L’imagination de Shakspeare, cette fée divine qui transforme à son gré tout ce qu’il lui plaît, vous saisit avec plus de force quand elle se manifeste par des personnages vivans, et vous transporte plus facilement à leur suite, dans ce monde fabuleux et impossible qu’elle aime à parcourir. Quand je vois la gracieuse Perdita penchée sur le sein de son bien-aimé, quand je l’entends prononcer ces vers délicieux si empreints du parfum des fleurs sauvages, j’admets bien plus volontiers que la Bohême est une île, et je donne au diable de grand cœur la géographie qui viendrait me gâter ce rêve d’amour. Quand Hermione est là devant moi, debout et immobile comme le marbre, quand j’assiste aux angoisses du roi son époux, qui se demande si c’est bien une statue, j’oublie tout ce qu’une telle situation a de forcé pour ne sentir que ce qu’elle a de poétique, et dès que la statue descend la première marche de son piédestal, le cri de bonheur de Léontès me pénètre tout entier. Enfin, quand j’écoute les piquantes folies que l’amour inspire à Rosalinde, je ne m’étonne plus qu’Orlando s’égare dans la forêt des Ardennes à la suite de sa maîtresse, déguisée en chasseur, et je suis tout prêt à faire comme lui, même au risque d’y rencontrer la lionne, qui ne s’y trouve pourtant pas habituellement.

Il est doublement malheureux que ces ravissantes inventions de l’esprit le plus aimable vieillissent pour les Anglais, quand rien ne se présente pour les remplacer. On pourrait presque prévoir dès aujourd’hui le moment où il n’y aura plus de théâtre en Angleterre. Le théâtre n’est pas un plaisir anglais. Il suppose une population généralement impressionnable, inactive, et sensible aux jouissances de l’imagination. Ces qualités ne sont que des exceptions dans ce pays. Où le positif tient une si grande place, il en reste peu pour l’idéal. La musique essaie de suppléer à cette décadence de l’art dramatique. Les concerts qui se donnent en général dans la journée, sont assez suivis. Suivant l’usage, les exécutans qui sont venus à Paris cet hiver sont maintenant à Londres ; ce sont toujours les mêmes noms, qui font le tour de l’Europe. Il y a aussi des concerts historiques et spéciaux, les uns composés de chants écossais, les autres de mélodies irlandaises. Au fond, les Anglais n’aiment pas beaucoup plus la musique que le théâtre. Ils vont au concert parce que c’est la mode, mais sans y trouver un grand plaisir.

La littérature est comme le théâtre ; elle dort. Il n’a paru pendant cette saison que deux nouveautés qui aient fait quelque bruit. L’une est le journal de lady Sale, la fameuse prisonnière de l’Afghanistan ; l’autre est un livre de cet original de Carlyle, intitulé : Passé et Présent. L’ouvrage de lady Sale, si curieusement attendu, est loin d’avoir l’intérêt du récit du lieutenant Eyre[1]. Quant à Carlyle, c’est toujours le même style, moitié hébreu, moitié allemand, toujours le même esprit de dénigrement contre son temps ; seulement, cette fois le pamphlet est doublé d’une légende. Voilà déjà quelque temps que Bulwer, le fécond Bulwer, n’a rien publié. Depuis les poésies de Milnes et celles de mistress Norton, aucun recueil de vers n’est sorti de la foule. M. Ainsworth continue à mettre au jour la suite de ses romans mélodramatiques, mais ce n’est pas là de la littérature. Tous les contemporains de la grande époque s’en vont peu à peu. Southey vient de mourir. Wordsworth et Moore sont bien vieux. Les revues seules se maintiennent. La publication la plus intéressante qu’on ait faite depuis long-temps à Londres est le recueil des articles que M. Macaulay a publiés dans la Revue d’Édimbourg. M. Macaulay est un homme d’infiniment d’esprit qui a écrit des articles fort bien faits et qu’on relit toujours avec plaisir. Il figure parmi les premiers écrivains comme parmi les premiers hommes politiques de l’Angleterre.

Le moi de mai est, comme je l’ai dit, l’époque choisie pour les expositions annuelles de beaux-arts. Une moitié du vaste bâtiment de la galerie nationale est consacrée à l’exposition de peinture et de sculpture. En même temps s’ouvre dans Pall-Mall une exhibition particulière pour les aquarelles, car les Anglais conservent leur goût, et je dirais presque leur prédilection, pour ce dernier genre. On a beaucoup de préjugés sur le continent contre l’art anglais, et il faut convenir que l’aspect général de l’exposition de cette année lui est en effet très peu favorable. Une décadence marquée chez les anciens peintres, peu de talens nouveaux, peu ou point d’originalité dans les ouvrages, une grande faiblesse de dessin, un coloris froid ou exagéré, une extrême précipitation d’exécution qui décèle l’industrie beaucoup plus que l’art, voilà ce qui frappe au premier abord dès qu’on jette les yeux sur la galerie de peinture. Les mêmes caractères généraux se retrouvent, quoiqu’avec moins d’intensité, dans la galerie de sculpture. Les aquarelles elles-mêmes sont sur la voie du déclin. Cependant, quand on y regarde de plus près, on trouve dans le nombre quelques œuvres estimables et même distinguées qui font revenir un peu sur la sévérité du premier jugement.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans la peinture anglaise actuelle, c’est l’abandon à peu près complet de l’ancienne manière nationale. L’aspect général des tableaux exposés cette année n’a rien qui les distingue de toute autre exposition étrangère. Deux ou trois hommes sont seuls restés fidèles aux traditions anglaises, et Dieu sait dans quels écarts ils sont tombés. Le fameux Turner est arrivé par exemple à un degré d’excentricité qui passe toute idée. Ses tableaux sont de véritables barbouillages de jaune et de rouge où il est absolument impossible de distinguer quoi que ce soit. On dirait d’un enfant qui s’est emparé d’une palette toute chargée et qui a pris plaisir à en confondre les couleurs. Les sujets ne sont pas moins bizarres que l’exécution ; il y a un Soir du Déluge et un Matin après le Déluge qui ont l’air de véritables plaisanteries. On se demande s’il est possible qu’un homme de la renommée de M. Turner ait présenté sérieusement au public de pareilles énigmes. C’est à qui devinera ce que l’artiste a voulu représenter ; les uns y ont vu Moïse, les autres l’arche, ceux-ci la tour de Babel, ceux-là le disque du soleil sortant de l’immensité de l’Océan ; d’autres enfin soutiennent qu’il n’y a rien, le déluge ayant tout englouti, et je serais fort tenté d’être de ce dernier avis.

M. Turner a été pourtant un homme de beaucoup de talent, je dirais presque un homme de génie. Dans le nombre immense des tableaux qu’il a produits, il y en a qui sont de l’effet le plus original et le plus frappant. Il a porté à son plus haut degré l’art des oppositions, ces contrastes piquans d’ombre et de lumière, et surtout cette magie de l’à peu près qui, en laissant aux objets leur forme distincte et caractéristique, leur donne cependant une apparence insolite et fantasque dont s’amuse l’imagination. La nature anglaise se prête merveilleusement à ce genre de peinture ; on peut même dire qu’il ne pouvait naître que sous ce ciel brumeux. N’y cherchez pas cette fermeté de dessin et cette égalité de coloris qui ne sont possibles qu’avec la pure lumière de la Grèce ou de l’Italie ; c’est quelque chose d’indécis dans le trait et en même temps de heurté dans la couleur, comme les objets qui ne sont éclairés que par moment et que frappe un rayon de soleil entre deux nuages. Reynolds avait le premier donné l’exemple de cette peinture hardie et toute locale, mais en gardant dans l’innovation cette mesure que conservent d’ordinaire les inventeurs. Après lui, Gainsborough avait fait un pas de plus en appliquant cette méthode au paysage, qui la supporte mieux que la figure. Turner est venu, qui est allé plus loin encore que Gainsborough, et qui a tiré de la donnée primitive tout ce qu’elle pouvait produire. Tant qu’il a conservé une ombre de dessin, il a pu faire de la lumière ce qu’il a voulu.

Mais il y a des bornes à tout, même à la fantaisie. À force de prendre des libertés avec la forme, il ne faut pas en venir à la supprimer tout-à-fait. En suivant toujours la voie où elle était engagée, l’école anglaise devait aboutir à ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom, de sens et de figure. Il semble que M. Turner ait voulu tirer les conséquences extrêmes du genre, et faire lui-même la charge de sa propre manière. Il y a réussi. Jusqu’ici, ses tableaux les plus capricieux avaient pu être reproduits par la gravure, et ils y avaient en général beaucoup gagné. Peu de forme suffit pour fournir des oppositions de blanc et de noir ; mais, si peu qui suffise, il en faut toujours un peu, et je défie quelque graveur que ce soit de rien tirer des deux tableaux du déluge, si ce n’est des cercles concentriques d’ombre et de lumière. Un élève de M. Turner, qui a obtenu en France plus de succès que son maître, M. Martin, va un peu moins loin ; il a exposé cette année un tableau dont on comprend au moins le sujet. C’est le roi normand Canut s’asseyant au bord de l’Océan et ordonnant au flux de ne plus monter. Mais si ce n’est pas tout-à-fait la même exagération, c’est toujours le même système. L’imperfection du dessin et la fausseté de la couleur ne sont pas rachetées, dans le nouveau tableau de M. Martin, par l’effet grandiose qui avait fait le succès de ses premières compositions. Il faut espérer que ces derniers excès perdront l’école fantastique, et que l’art anglais, désormais averti du danger qui l’attend, cherchera à se développer dans une voie plus régulière.

M. Leslie est un autre représentant de la période mourante de l’art anglais, mais dans une direction différente. Sa spécialité est la peinture de genre, cette autre grande face de l’art national ; il est le successeur d’Hogarth et de Wilkie, mais le successeur bien affaibli. Deux tableaux de lui, l’un représentant une scène du Vicaire de Wakefield, l’autre une scène du Malade imaginaire, portent tous les caractères de la décadence. Son Couronnement de la reine attire beaucoup l’attention à cause des portraits qui s’y trouvent, le duc de Wellington, lord Melbourne, la belle duchesse de Sutherland, l’archevêque de Cantorbery, la reine elle-même ; malheureusement tous ces personnages sont sans vie. C’est de la peinture de cour, si jamais il en fut. M. Leslie a fait beaucoup mieux dans d’autres temps. M. Maclise se soutient davantage. Sa scène de la réception de l’auteur par les acteurs, dans Gil Blas, offre quelques détails heureux, malgré la crudité systématique de la couleur et l’absence complète d’harmonie. Qu’il y a loin de là cependant à ces toiles si obscurément peintes, il est vrai, mais si brillantes d’esprit, de verve et d’observation, que prodiguait Hogarth, le Molière de la peinture, et même à ces jolies petites compositions de Wilkie, qui ressemblent à des vaudevilles de Scribe ! Il n’y a qu’un temps pour chaque période dans les arts, et ce qui s’est fait une ou deux fois avec succès ne peut plus se refaire.

Les paysagistes qui cherchent à être plus précis que M. Turner sont nombreux. Les principaux me paraissent MM. Stanfield et Creswick. La manière de M. Stanfield est un peu froide et assez monotone, mais elle a de la fermeté et des qualités solides ; ses sujets sont presque tous tirés de Venise ou de Naples : c’est l’éternel palais ducal de Saint-Marc, ou la vue de la Giudecca, ou le château d’Ischia. Rien n’est moins national, comme on voit. Venise est fort à la mode en Angleterre ; c’est le pays du monde où il y a le plus de Canaletti ou soi-disant tels ; toutes les galeries publiques ou privées en sont pleines. La manière de M. Stanfield n’est pas plus anglaise que ses sujets ; ses vues sont égales et semblables à ce qu’on fait maintenant en France dans ce genre : il reproduit la lumière du Midi tout aussi bien que nos meilleurs paysagistes pittoresques ; il fait comme eux absolument. Dans le nombre des tableaux qu’il a exposés, est une vue du Medway, près de l’embouchure de la Tamise, qui ressemble à toutes nos bonnes marines françaises d’aujourd’hui. De son côté, M. Creswick est un paysagiste naturaliste qui a aussi beaucoup d’analogues parmi nous. Ses sites sont pris dans le pays de Galles. Il a surtout exposé un glen ou vallée étroite qui a beaucoup de charme et de vérité. Les rochers sont peints avec une exactitude presque géologique, et en même temps avec un sentiment assez sûr de la nature sauvage. C’est un de ces réduits profonds et solitaires, une de ces fentes ombreuses que se creuse un libre ruisseau des montagnes, quelque chose comme la grotte de Gèdre dans les Pyrénées.

Parmi les nouveaux peintres de figures, on a distingué MM. O’Neil, Duncan et Poole. La Fille de Jephté, de M. O’Neil, est un tableau gracieux, qui n’a que le tort d’être une imitation sensible de Léopold Robert. M. Duncan a représenté le prince Charles-Édouard dormant dans une caverne, après la bataille de Culloden, sous la garde de Flora Mac-Donald et de ses Écossais. Cette scène romanesque serait rendue avec bonheur si le coup de lumière qui éclaire les principaux personnages pouvait être compris. Il fait nuit au dehors, la grotte est obscure, et cependant le prince et Flora sont éclairés comme par un rayon de soleil. L’auteur a voulu sans doute supposer un foyer allumé qui jette sur eux ses reflets, mais la lumière du feu est bien différente de celle du jour, et cette différence n’est pas observée. En général, les peintres anglais ont besoin de se prémunir beaucoup contre les écarts dans la distribution de la lumière ; si grand que soit un effet, il faut avant tout qu’il soit possible. Le tableau de M. Poole me paraît le plus remarquable des trois ; il y a là l’annonce d’un véritable talent. Le sujet est terrible ; c’est un fanatique à peu près nu parcourant les rues de Londres pendant la peste de 1665, et exhortant le peuple à la pénitence. L’exécution et la composition sont pleines d’une sombre énergie. Enfin, au nombre des nouveaux exposans, il en est un que je ne puis oublier, : c’est le comte d’Orsay, notre brillant et spirituel compatriote, qui ne se contente pas d’être le roi de la mode à Londres, et qui est encore un artiste applaudi.

Sir William Allan a exposé un tableau qui a naturellement un grand succès ; il est ainsi désigné sur le livret : Waterloo, 18 juin 1815, sept heures et demie du soir. C’est une bataille dans le genre de Bellangé. Le moment choisi, dit toujours le livret, est celui où Napoléon tente un dernier effort pour tourner la gauche de l’armée alliée. Le centre du tableau est occupé par une colonne de la garde impériale, qui marche à l’attaque sous les ordres du maréchal Ney ; cette colonne est foudroyée de front par une batterie et attaquée en même temps à droite et à gauche par deux brigades de l’armée anglaise. Sur le devant du tableau est l’empereur avec son état-major ; le duc de Wellington paraît à peine dans le fond, sur une position défendue de toutes parts par l’artillerie. Je cite cette composition parce qu’elle me paraît caractéristique. En France, quand nous représentons une victoire, nous mettons le général français sur le premier plan, s’exposant bravement à tous les dangers, et nous nous gardons bien de montrer les troupes françaises attaquant l’ennemi au nombre de trois contre un. En Angleterre, on entend autrement la fierté nationale, et on a raison : on grossit l’obstacle pour élever le succès. Plus il a fallu d’efforts pour réduire la garde impériale, plus il a été beau d’y réussir ; plus le vaincu est grand, plus le vainqueur le sera. C’est le même sentiment qui a fait faire une réception si brillante et si populaire au maréchal Soult. Le duc de Wellington ne s’y est pas trompé ; il a acheté le tableau. À sa place, un général français se serait cru presque insulté.

J’ai remarqué une autre toile qui n’a certes que bien peu de mérite comme œuvre d’art, mais qui est curieuse aussi comme souvenir historique. C’est une soirée chez sir Joshua Reynolds ; là sont les portraits de tous les principaux contemporains de l’illustre artiste, le grand orateur Burke, Horace Walpole, l’ami de Mme Dudeffant, la spirituelle lady Montagne, l’universel docteur Johnson, David Garrick et mistress Siddons, ce couple souverain du théâtre, l’aimable auteur du Vicaire de Wakefield, Olivier Goldsmith, les lords Mulgrave et Burghers, enfin tout le XVIIIe siècle anglais, et dans le nombre miss Burney, depuis Mme d’Arblay, dont les mémoires, récemment publiés, sont pleins de détails intimes sur cette époque. Les Anglais aiment beaucoup en général ces résurrections d’une société tout entière ; on ne saurait en choisir une plus intéressante. Cette période, qui a précédé immédiatement la révolution française, a plus d’importance qu’on ne paraît le croire communément. Elle a préparé tout ce qui a suivi. Les temps de critique et d’examen sont moins brillans que les temps de création, mais ce sont eux qui sèment, les autres recueillent. L’Angleterre littéraire et politique de Pitt, de Fox, de Scott et de Byron, est fille de l’Angleterre raisonneuse de Burke, de Walpole, de Johnson et de Garrick. La société anglaise d’alors eut même beaucoup d’influence sur la direction des idées en France ; c’était le moment où ce qu’on a appelé l’anglomanie commençait à se répandre à la cour de Versailles.

Enfin nous arrivons au meilleur tableau de cette exposition, sans comparaison possible avec aucun autre, le grand tableau de Landseer. Edwin Landseer est évidemment le premier artiste vivant de la Grande-Bretagne. Son tableau de cette année sort un peu de son genre habituel, mais il y touche encore par les points essentiels. C’est un portrait de l’honorable Ashley Ponsonby, comme dit le livret. Cet honorable est un enfant de douze à quatorze ans (on donne en Angleterre l’épithète d’honorable à tous les fils de lords), monté sur un poney et suivi de deux chiens. Le talent de Landseer pour donner de l’expression aux animaux se montre tout entier dans cette scène. Le cheval a un air intelligent et fidèle ; les chiens vivent familièrement avec lui, et tous trois ont l’air de s’entendre parfaitement pour aimer et protéger leur jeune maître. L’enfant a déjà tout l’orgueil de la noblesse sur le front ; il a laissé tomber son bonnet écossais, qu’un des chiens porte dans sa gueule, et sa blonde tête est exposée nue à l’air fortifiant des campagnes. Il est vêtu de velours rouge comme le célèbre enfant de Lawrence ; ses jambes sont couvertes de fortes guêtres qui lui ont servi pour marcher dans la rosée des prairies et dans les broussailles des bois ; derrière sa selle pendent deux lapins morts, fruit de sa chasse matinale. Autour de lui, le paysage est calme et le ciel couvert ; c’est un bon temps et un beau pays de chasse. Il est difficile de rendre tout ce qu’il y a de poésie dans cet ensemble. Si l’on n’y retrouve pas l’inexplicable effet de regard et d’attitude du jeune Lambton, cet autre honorable du même âge, on y sent plus de bonhomie et de vérité. C’est la nature et la vie anglaise prises sur le fait, c’est le goût de la chasse, des chevaux et des chiens déjà personnifié dans l’enfance, l’enfance qui est si belle en Angleterre !

Ce tableau capital n’a pas, je ne sais pourquoi, tout le succès qu’il mérite. On lui préfère assez généralement à Londres un Agar et Ismaël d’Eastlake, qui est placé immédiatement à côté, et qui me paraît bien inférieur. Je n’ai pas besoin de dire que les portraits abondent au salon. L’Angleterre est le pays des portraits. Tous les trois royaumes sont là, lords et ladies, baronnets et esquires, charmantes miss et révérends docteurs, les M. P. (membres du parlement), les R. N. (marine royale), les M. A. (membres de l’académie), etc., etc., sans en excepter Dwarkanaut Tagore, ce banquier hindou fabuleusement riche, qui a été tant à la mode l’année dernière dans les salons de Londres, et qui a été si mal reçu depuis par ses compatriotes pour avoir eu commerce avec des chrétiens. Le portrait de la reine est, suivant l’usage, répété de tous les côtés ; les deux premiers portraitistes actuels de Londres, MM. Shee et Grant, ont fait chacun le leur, mais sans beaucoup de succès. Le meilleur portrait de Her Majesty est encore celui de Winterhalter. Parmi les autres portraits de M. Grant, on distingue celui de lord Wharncliffe, président du conseil privé, une grande toile assez bien couverte, et ce qu’il y a de mieux, en effet, dans cette galerie de personnages de tous les rangs et de toutes les conditions. Quant à M. Shee, ou, pour parler plus exactement, sir Martin Archer Shee, il est président de l’Académie royale et chevalier. Voilà tout ce qu’on en peut dire. Il a un talent convenable et qui ne paraît pas trop au-dessous de sa position, quand on oublie qu’il a succédé à sir Thomas Lawrence.

À propos de l’Académie royale, je dois dire que les plaintes qui s’élèvent tous les ans à Paris contre le jury d’exposition se renouvellent à Londres contre l’académie, et avec plus de force que chez nous. La chose est plus grave à Londres, car l’académie pourrait, à la rigueur, fermer les portes de la galerie nationale à quiconque n’est pas de ses quarante membres ou de ses vingt associés. Ces sortes d’établissemens ont, en Angleterre, un caractère privé qu’ils n’ont pas ici. L’académie est une association comme une autre, qui fait son exposition à ses frais ; on s’en aperçoit en payant à la porte le schelling de rigueur. Elle n’admet les étrangers à exposer que parce qu’elle le trouve bon ; que ce soit par vrai libéralisme ou par spéculation, peu importe ; elle n’en a pas moins un droit absolu d’exclusion sur tout ce qu’on lui présente. Il est vrai qu’elle use modérément de ce privilége. Le nombre des exposans en 1843 est d’environ huit cents, et le nombre des ouvrages exposés est de près du double. De pareils chiffres ne sont guère conciliables avec les reproches de monopole qu’on adresse à l’académie. On a essayé plusieurs fois de faire une exposition en dehors de celle de la Galerie nationale, mais cette tentative n’a pas beaucoup mieux réussi à Londres qu’à Paris. Faut-il en conclure que tout est pour le mieux ? Je n’en sais rien, et je ne me charge pas de résoudre cette difficulté, qui se débattra tant qu’il y aura au monde des artistes et des juges.

Quand on entre dans la galerie de sculpture, on est frappé au premier abord de la quantité de bustes qu’elle renferme. Toujours la manie des portraits. Malheureusement aucun de ces bustes ne mérite d’être cité. Il n’en est pas de même de quelques statues en marbre de M. Baily. M. Baily est un sculpteur gracieux et habile. Sa statue du docteur Wood a le tort de trop rappeler celle de Watt, par Chantrey, qui orne une des chapelles de Westminster ; mais ses deux figures d’Hélène et de Psyché sont pleines de charme et d’élégance. On ne rend pas assez justice, en général, à la statuaire anglaise. Flaxman était le digne rival de Canova, et Chantrey, qui vient de mourir, a laissé quelques monumens admirables. M. Baily n’est pas indigne d’être cité après ces maîtres. Quant à l’architecture, dont les plans occupent une salle particulière, elle est toujours au même point de stérilité. Seulement la mode a changé. Naguère on n’aimait que le genre grec ; tout ce qui se bâtissait à Londres offrait une série interminable de colonnades et de frontons. Aujourd’hui c’est le genre gothique qui prévaut, ce qu’on appelle en Angleterre le style tudor, par allusion aux monumens du temps de Henri VII, comme la chapelle de Westminster. Le nouveau palais du parlement, dont l’immense façade se développe déjà le long de la Tamise, est construit dans le style tudor. Il n’en faut pas davantage pour que tout le monde adopte ce style. C’est à qui aura un château ou une maison avec des tourelles, des ogives élancées, des trèfles, des colonnettes, et tous les ornemens du gothique le plus fleuri.

À côté du local occupé par l’Académie royale de musique et de sculpture est celui de la société des peintres d’aquarelles. Là s’ouvre une autre exhibition qui ne contient guère moins de quatre cents ouvrages. On y retrouve cette année tous les noms déjà connus pour leurs succès dans ce genre : Copley Fielding, avec ces grandes vues recueillies dans toute l’Europe, et qui rendent les dégradations de l’horizon avec un art si délicat ; Nash, avec ses intérieurs de vieux châteaux et de vieilles abbayes, aux détails si curieusement travaillés et à la lumière si bien distribuée ; Prout, avec ses rues et ses places publiques des villes les plus pittoresques du continent, Venise, Nuremberg, Munich, Rome, Rouen, Vérone ; Hunt, avec ses figures populaires ; Bartholomew, avec ses fleurs et ses fruits ; de Wint, avec ses paysages nationaux ; Cattermole, avec ses scènes animées : je ne pourrais les nommer tous. Sur cette salle plane le souvenir de Bonington, comme celui de Lawrence sur les portraits, celui de Chantrey sur les statues, celui de Wilkie sur les tableaux de genre, et la mémoire de ce grand artiste jette bien quelque ombre sur ses successeurs. Le spectacle des aquarelles n’en est pas moins, dans son ensemble, plus satisfaisant que celui des tableaux. L’art paraît stationnaire, ce qui n’est jamais un très bon signe, mais ce qui suffit pour le moment. Il y a à l’autre bout de Pall-Mall une autre société de Water colours, mais j’avoue que je ne l’ai pas vue. Celle dont je viens de parler est la plus ancienne et la plus estimée. Presque tout ce qu’elle contient a été déjà acheté par les amateurs.

Tel est en somme l’état des arts en Angleterre, autant du moins qu’on peut en juger par un rapide coup d’œil jeté sur deux mille ouvrages. La moyenne des talens est sensiblement au-dessous de ce qu’elle est chez nous, et le nombre des artistes éminens est aussi moins considérable. Quand on a nommé Landseer et peut-être Baily, on a tout dit. Il est vrai que les arts n’ont pas en Angleterre les mêmes encouragemens que chez nous. La grande peinture est tout-à-fait abandonnée, faute de commandes. L’état ne dépense rien pour les arts ; la religion nationale a des formes sévères qui repoussent l’imagination. Il n’y a donc de ressources que pour les paysages, les tableaux de salon, les portraits, genres faciles qui provoquent une concurrence énorme, et qui conduisent au métier par une pente à peu près irrésistible. On parle d’un projet qui serait une bien bonne fortune pour les artistes anglais. Il est question de décorer magnifiquement les salles du nouveau parlement. Voilà certes une belle occasion pour se montrer. De tout temps, la décoration d’un grand édifice public a marqué un pas dans l’histoire des arts d’un pays. Déjà, dit-on, beaucoup se préparent. Nous verrons bien alors si c’est l’occasion seule qui manque aux Anglais pour produire des œuvres d’un grand style. En attendant, l’exemple du salon de 1843 autorise à dire que l’art anglais n’est pas en progrès.

Les sociétés de beaux-arts ne sont pas les seules qui montrent leurs résultats au public à cette époque de l’année. Il en est d’autres qui ouvrent aussi des exhibitions non moins intéressantes et non moins recherchées. Telle est, par exemple, la société d’horticulture, dont le jardin est à Chiswick, à deux lieues de Londres. Tout Londres est matière à société. Ce qui est en France fondation publique est exécuté en Angleterre par une association de souscripteurs. Le jardin zoologique de Regent’s-Park, qui contient plus d’animaux rares que notre Jardin-des-Plantes, appartient à la société zoologique. Il y a de même une société géologique, une société asiatique, une société linnéenne, une société d’antiquaires, etc. La plupart de ces sociétés sont fort riches, tant par le nombre de leurs souscripteurs que par les autres sources de revenu qu’elles savent se créer. La société d’horticulture est une des plus florissantes ; elle a pour président le duc de Devonshire. Le droit d’entrée dans les jardins de Chiswick, le jour de l’exposition, se paie très cher. Une foule élégante s’y porte cependant, et on m’a assuré qu’il se fait quelquefois, ce jour-là, jusqu’à cent mille francs de recette. Il est en effet difficile de rien voir de plus délicieux que ce vaste tapis vert semé d’arbres rares, et où s’élèvent de distance en distance des tentes immenses remplies de fleurs. Là s’étalent les merveilleux produits de cette grande horticulture anglaise, qui exploite le monde entier par ses correspondances, qui a ses journaux, ses voyageurs, ses concours, et qui remue tous les ans plusieurs millions. La grande serre de Chiswick est surtout admirable ; c’est un immense palais de verre où les arbres des pays chauds peuvent prendre tout leur développement, et que décorent ce jour-là de véritables montagnes de fleurs éclatantes. Des milliers de promeneurs errent sur la pelouse, autour de ces serres et de ces tentes, au milieu de ces massifs d’arbres verdoyans, pendant que la musique des deux régimens de la garde joue des airs nationaux.

Quant aux sociétés qui n’ont pas d’aussi jolies choses à montrer, elles fêtent aussi le mois de mai à leur manière, par des dîners publics et des meetings. Toute association en Angleterre a au moins un grand dîner par an. J’ai assisté à un de ces banquets annuels ; c’était celui de la société établie pour venir au secours des hommes de lettres malheureux et qu’on appelle Literary Fund, institution excellente et qu’il serait bien utile de transporter en France. Il y avait environ cent cinquante convives, presque tous littérateurs ou artistes ; on en compte souvent beaucoup plus. L’année dernière, la séance avait été présidée par le prince Albert ; cette année, le président a été le duc de Sutherland. Les tables avaient été dressées dans une belle salle de la taverne des francs-maçons qui sert habituellement à cet usage. Après dîner, on a entendu le rapport sur les opérations de la société pendant l’année. Deux souverains, l’empereur de Russie et le roi de Prusse, avaient envoyé des souscriptions. Le président a porté la santé de ces deux princes, et les ministres de Russie et de Prusse, MM. de Brunow et de Bunsen, qui étaient du nombre des convives, ont répondu au milieu des applaudissemens universels. J’ai regretté de ne pas voir le nom de la France, parmi les pays étrangers qui avaient souscrit. Quand il s’agit de protection pour l’intelligence, la France devrait toujours être en première ligne. Après les toasts pour les monarques donateurs sont venus ceux pour les principaux littérateurs présens et pour les principaux genres littéraires. Chacun remerciait à son tour ; c’est le savant et respectable M. Hallam qui a répondu au nom des historiens. Ces toasts, qu’accompagnent de bruyans houras, remplissent ordinairement toute la soirée.

La moquerie française fera sur ces réunions mangeantes toutes les plaisanteries qu’il lui plaira, la société du Literary Fund ne dîne pas seulement : depuis cinquante-quatre ans qu’elle existe, elle a fait beaucoup de bien, et elle en fait encore beaucoup tous les jours. Dans le courant de la seule année 1842, elle a distribué à des écrivains indigens ou à leurs familles pour plus de trente mille francs de secours. Or, il n’est pas douteux que le dîner annuel ne soit pour beaucoup dans la conservation de l’institution. Ce dîner a été présidé successivement par des princes du sang et par les plus grands seigneurs de l’Angleterre ; il sert à établir entre les littérateurs et les artistes qui composent la société des relations cordiales et fraternelles. L’usage des toasts et des remerciemens qui les suivent a évidemment pour but d’amener les plus distingués des convives à entretenir successivement l’assemblée, ce qui double l’intérêt de curiosité. Les autres sociétés qui ont des dîners anniversaires, comme le Literary Fund, s’en trouvent également bien. Quant aux meetings, ils ont un autre but qu’ils ne remplissent pas moins. Ce que les dîners sont pour le maintien des fondations, les meetings le sont pour la propagande ; ce sont les sociétés religieuses ou politiques qui se servent de ce moyen puissant pour vulgariser leurs doctrines, et on sait à quels résultats considérables elles arrivent quelquefois.

Chaque jour, pendant toute la durée du mois de mai, c’était un meeting nouveau de quelqu’une de ces sociétés. La grande salle d’Exeter-Hall, près du Strand, ou la salle du commerce nouvellement élevée dans la Cité, sont le siége ordinaire de ces réunions curieuses. On y a vu successivement la société des missionnaires wesleyens, la société des missionnaires anglicans, la fameuse société biblique, la société de tempérance, et une foule d’autres. Là aussi les plus hauts personnages du pays sont appelés à la présidence, et bien peu d’entre eux déclinent cet honneur. Parmi les présidens ont figuré, cette année, lord Chichester, l’évêque de Londres, lord Morpeth, lord John Russell, l’évêque de Winchester, lord Cholmondeley, lord Ashley, lord Carnavon, l’évêque de Norwich, l’évêque de Salisbury, etc. Les journaux contiennent le lendemain un compte-rendu détaillé de ces assemblées, et les discours qui s’y tiennent, les rapports qui y sont lus, retentissent quelquefois dans toute l’Europe. C’est dans un meeting de ce genre que se sont élevées les réclamations passionnées du protestantisme anglais contre l’occupation des îles Marquises par les Français et l’introduction de missionnaires catholiques dans les îles de la Société ; c’est dans un autre qu’on a pu apprendre avec étonnement quels efforts inouis fait la société biblique pour répandre la Bible dans le monde, et quel nombre immense d’exemplaires du saint livre inonde par elle les deux continens.

Au premier rang de ces associations actives, marche sans comparaison l’association pour la liberté de commerce, qui porte le nom de ligue contre les lois sur les céréales (anti-corn law league). Celle-là a tenu à elle seule presque autant de meetings que toutes les autres ensemble ; elle en a un à peu près tous les jours. L’orateur habituel de ces réunions est M. Cobden, membre du parlement, qui ne manque pas d’une certaine éloquence populaire. Les journaux annoncent ordinairement la veille l’heure de l’ouverture du meeting ; de tous côtés, des affiches placardées dans la ville invitent le peuple à y assister. À l’heure dite, le président s’assied au fauteuil, la foule remplit la salle, l’orateur prononce un discours, le peuple applaudit et s’en va ; le lendemain, on recommence. C’est ainsi que se sont accomplies les plus grandes révolutions dans l’état politique de l’Angleterre. On n’obtient rien dans ce pays que par la patience ; une prédication continue, incessante, est le seul moyen de répandre dans le public les idées nouvelles ; les journaux n’y suffiraient pas. Les Anglais sont pour l’habitude ce que nous sommes pour la nouveauté ; ils ont besoin d’être habitués de longue main à une idée pour s’y attacher. Les frais de ces agitations sont couverts par des souscriptions volontaires, et les progrès que fait la doctrine sont ordinairement appréciés par le progrès des souscriptions. Ainsi, la ligue contre la loi sur les céréales gagne du terrain, car les recettes augmentent, et avec les recettes les moyens de propagation. Sur tous les points de l’Angleterre, elle tient des meetings.

Ceci nous amène à la politique proprement dite. Il est difficile de parler une heure en Angleterre sans s’occuper de politique. Les affaires publiques jouent un rôle considérable dans la vie de tout Anglais. C’est par là qu’ils sont grands, admirables, et véritablement supérieurs à tout le reste de l’Europe. Nous avons beaucoup de chemin à faire pour arriver à cette étroite communauté d’intérêts et de pensée qui fait que les affaires de tous sont bien réellement celles de chacun. Un gouvernement libre n’est qu’une grande association dont tous les membres ont un droit égal et une valeur propre ; c’est ce que les Anglais comprennent parfaitement. Les citoyens savent très bien dans ce pays-là que, si les choses vont mal, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, et ils agissent comme des gens qui ont sérieusement la responsabilité de leur propre destinée. Il ne vient à l’idée de personne d’attribuer à je ne sais quel pouvoir occulte et imaginaire ce qui est le produit de la volonté nationale, manifestée par ses organes réguliers. L’état n’est pas distinct de ceux qui le composent, et le gouvernement n’est pas autre chose, pour tout le monde, que la majorité. Quand en serons-nous là en France ? Quand rendrons-nous justice à nos institutions ? Quand saurons-nous que ce qui nous arrive désormais de bon ou de mauvais, nous le devons à nous-mêmes, à nous seuls, et que, si nous voulons être bien conduits, c’est à nous de prendre la bonne voie ? Le jour où nous en serons venus là, nous serons le plus puissant peuple du monde, car voyez ce que l’Angleterre a fait avec une population égale à la moitié de la nôtre, avec un génie national moins riche et moins fécond ; mais quoi ? la nation anglaise était libre quand nous ne l’étions pas, et depuis que nous le sommes, nous ne voulons pas croire à notre liberté.

On dit quelquefois, pour expliquer la supériorité des Anglais sur nous dans la politique, qu’ils la doivent à la nature aristocratique de leur gouvernement. Je ne crois pas que ce soit exact. La société en Angleterre est aristocratique, le gouvernement ne l’est pas. Quel que soit le respect qui s’attache extérieurement à la chambre des lords, la véritable autorité est dans la chambre des communes ; les hommes qui sont à la tête de tous les partis, même du parti tory, sont désignés par le talent, non par la naissance. Sir Robert Peel est le fils d’un marchand, et son successeur désigné, l’homme qui est en ce moment l’espoir du parti conservateur, M. Gladstone, a la même origine. Ce n’est pas à cause de son aristocratie, mais malgré son aristocratie, que l’Angleterre est un grand et fort pays. L’unique principe de sa puissance est la liberté de discussion. Donnez-moi, disait Burke, une royauté tyrannique, une aristocratie corrompue, un peuple avili, mais laissez-moi la liberté de discussion, et tout ira bien ; le mot est profond et vrai. C’est par la liberté de discussion que l’Angleterre a corrigé, peu à peu, les défauts de sa constitution aristocratique, et qu’elle arrivera quelque jour à s’en débarrasser complètement ; c’est par la liberté de discussion qu’elle a créé son esprit public, ses mœurs politiques, sa richesse matérielle, sa puissance extérieure. Nous devons donc l’atteindre et la dépasser même car nous avons aujourd’hui le même levier qu’elle, avec l’aristocratie de moins. Déjà, Dieu merci, la liberté porte chez nous des fruits qui frappent tous les yeux ; les Anglais eux-mêmes sont étonnés des progrès immenses que nous avons faits depuis 1815, et surtout depuis 1830. Il ne nous manque plus que cette connaissance de nous-même que le temps seul peut donner.

Certes ce ne sont pas les difficultés qui manquent en ce moment en Angleterre. Il en naît au contraire de toutes parts qui tiennent presque toutes à la conservation des abus et des priviléges aristocratiques. La nation tient tête de sang-froid à ces orages ; elle ne sait pas encore comment elle en sortira, mais elle sait qu’elle en sortira, et cela lui suffit. Tous les ressorts de cette puissante machine sont tendus, tous les esprits sont en éveil, mais sans rien perdre de ce calme imposant de la force que de bien autres embarras ne sauraient troubler. Il n’y a pas de plus grand spectacle au monde que celui-là. Plus la société est mauvaise et tourmentée, plus l’instrument de gouvernement paraît solide et beau ; la tempête même le fortifie. En voyant de près cette noble confiance des Anglais, on ne peut s’empêcher de la partager. On sent, quoi qu’il arrive, que le libéralisme des institutions sauvera encore une fois le pays. Suivant toute apparence, la crise finira par être plus salutaire que nuisible, en ce qu’elle se terminera par quelque nouveau pas dans la voie de la réforme sociale. C’est toujours par là que finissent les crises en Angleterre depuis long-temps. Ainsi s’accomplira lentement et pacifiquement, sous les auspices de la liberté, la grande révolution nationale, pourvu que les circonstances extérieures ne viennent pas tout compliquer ; et cette révolution peut aller bien loin, plus loin qu’on ne croit, sans toucher aux sources de la prospérité du pays, au contraire. Quand la société anglaise serait renversée de fond en comble, quand son système financier serait changé, quand ses colonies seraient perdues, l’Angleterre sera toujours prospère, tant qu’elle conservera ce qui a fait sa gloire, l’habitude de la liberté.

Deux grandes questions, qu’on peut appeler extérieures, préoccupaient tous les esprits à Londres le mois dernier, et continuent encore à y exciter sérieusement l’attention : l’une est la division de l’église d’Écosse, l’autre est l’agitation de l’Irlande pour le rappel. Eh bien ! il ne faut pas croire que ces complications, quelque graves qu’elles soient, produisent en Angleterre, sur l’opinion publique, la moitié seulement de l’effet qu’elles produiraient chez nous. Les Anglais ont le caractère plus froid et l’esprit moins prompt que les Français, ils n’ont pas cette vivacité d’imagination qui double le mal présent par la prévoyance du mal à venir ; ils sont d’ailleurs habitués depuis des siècles à tous les tumultes de la liberté, et le désordre peut être poussé bien loin avant de les inquiéter. Cette querelle intestine dans l’église d’Écosse, qui aurait pu être partout ailleurs le signal d’une révolution, a été vue avec déplaisir sans doute, avec regret, mais sans une alarme réelle. Chacun pressent vaguement qu’il y aura là une source d’embarras pour l’avenir, car l’histoire politique de l’Écosse est tout entière dans son histoire religieuse, et la question touche de près aux conditions mêmes du traité d’union entre les deux pays. Mais pour le moment d’aussi grosses difficultés ne sont pas soulevées ; la séparation du 18 mai s’est effectuée sans désordre matériel ; le chef actuel du mouvement, le célèbre docteur Chalmers, a parlé un langage modéré et sage dans l’assemblée de la nouvelle église libre d’Écosse ; le gouvernement lui-même se montre disposé à faire des ouvertures de conciliation. Le présent semble se calmer ; c’est bien. Quant à l’avenir, il prendra soin de lui-même.

L’affaire d’Irlande est autrement grave. Ici, ce n’est plus seulement des principes qu’il s’agit, les conséquences commencent à se montrer, et elles apparaissent redoutables. L’Irlande est la plus grande plaie de l’Angleterre ; c’est en Irlande que le vieux système de monopole et de privilége a porté ses plus détestables effets.

Nul ne peut prévoir où s’arrêtera cette agitation gigantesque qui réunit aujourd’hui des centaines de mille hommes sur les pas d’O’Connell. Whigs et tories s’accusent réciproquement de ce qui se passe ; les tories reprochent aux whigs d’avoir fortifié l’Irlande par leurs ménagemens ; les whigs reprochent aux tories de l’avoir soulevée par leurs menaces, et tous deux ont raison. D’un côté, personne en Angleterre ne veut entendre parler du rappel de l’union ; de l’autre, trois millions d’Irlandais le réclament à grands cris. La question paraît insoluble ; mais ce n’est pas la première fois qu’elle paraît ainsi. De tout temps, l’Irlande a été une question insoluble pour l’Angleterre. On a essayé successivement de la force et de la modération, rien n’a complètement réussi, mais aussi rien n’a complètement échoué. Ce ne sont que des palliatifs sans doute, mais enfin ce sont des palliatifs. Lequel faut-il employer cette fois ? On n’en sait rien encore et on attend. Le gouvernement ne prendra un parti que lorsqu’il y sera forcé par les évènemens et qu’une opinion publique quelconque sera formée en Angleterre sur la question. En attendant, on cherche à deviner ce que veut réellement O’Connell ; on sait que c’est un légiste, un avocat, qui ne sortira pas volontairement de la légalité, et on se demande dans quelle espérance il s’est engagé si avant ; on se met en mesure de résister par les armes, s’il y a lieu, mais on espère qu’il se présentera quelque biais qui permettra de tout concilier.

Pour aggraver encore cette situation, deux mesures présentées par le ministère ont rencontré dans le parlement une opposition sérieuse ; l’un est le bill pour l’éducation des enfans dans les manufactures, l’autre est le bill pour l’introduction des blés du Canada. Ces deux bills sont loin de faire en France le même bruit que les meetings irlandais ; ils sont cependant bien autrement importans aux yeux des Anglais. Ce sont là les véritables questions intérieures. L’organisation d’un système général d’éducation pour les enfans pauvres est à la fois un des plus pressans besoins et une des plus grandes difficultés de l’Angleterre. Le ministère whig a échoué dans son plan ; le ministère tory pourrait bien à son tour échouer dans le sien. Le peu de moyens d’éducation qui existent aujourd’hui ont été établis par les dissidens, et le nouveau bill a pour but de réorganiser les écoles en les mettant sous la direction de l’église et de l’état. Quiconque connaît les passions religieuses de l’Angleterre doit comprendre par ce seul mot quelle violente colère ces clauses ont dû exciter parmi les dissidens. Or, ils sont nombreux, influens et actifs ; ce sont eux qui ont forcé le gouvernement à émanciper les noirs. Quant au bill sur le blé, il alarme des intérêts plus puissans encore. Il ne s’agit pour le moment que d’une réduction à peu près insignifiante sur les blés et farines qui proviennent du Canada mais le parti agricole a vu dans cette réduction ce qu’elle est en effet, une tendance à réduire la protection exagérée qui couvre les céréales nationales, et il n’entend pas raillerie sur ce point. Sir Robert Peel a donc sur les bras en même temps, indépendamment de l’église d’Écosse et d’O’Connell, et les dissidens qui jettent feu et flammes contre lui, au sujet de l’abominable factories bill, et une grande portion de son propre parti, qui l’accuse presque de connivence avec les radicaux pour dépouiller les grands propriétaires de leurs revenus.

Cette double querelle a été dans toute sa force pendant le mois de mai. Le bill sur l’éducation n’a pas été discuté en parlement, mais l’agitation contre ce bill a été poussée aussi loin que possible. Treize mille pétitions, portant trois millions de signatures, ont protesté au nom de la liberté religieuse. En même temps, la question du Canada était agitée dans la chambre des communes. Le ministère a fait de grands efforts pour vaincre la résistance de ses amis ; lord Stanley, quoique malade, est venu aux communes prononcer un discours éloquent en faveur de la mesure ; sir Robert Peel a déclaré solennellement, dans une réunion de membres tories, qu’il donnerait sa démission, si le bill ne passait pas. Le bill a passé, mais une défection de plus de quarante voix tories a voté contre, et le ministère n’a dû son succès qu’aux voix des whigs et des radicaux qui se sont joints à lui sur cette question. De tels incidens ne constituent pas une position ministérielle bien forte. Malgré tout cela, sir Robert Peel est encore le maître ; il se maintient dans le rôle intermédiaire qu’il a si résolument adopté. Peu importe d’ailleurs. Quand même il tomberait personnellement, sa politique ne périrait pas avec lui.

Voulez-vous voir maintenant le lieu où se passent les scènes politiques, allons à la chambre des communes. J’ai souvent entendu des provinciaux se plaindre à Paris du peu de solennité qu’avaient à leurs yeux les séances de notre chambre des députés. Que diraient-ils s’ils voyaient une séance du parlement d’Angleterre ? Dans une salle longue et étroite, décorée avec une extrême simplicité, s’étendent deux rangées de bancs à droite et à gauche. Au milieu est une sorte de chaire où s’assied le speaker ou président, coiffé de sa célèbre perruque. Devant cette chaire est une table chargée de papiers. Sur les bancs, à droite du speaker, siégent les ministres et les membres du parti ministériel ; sur les bancs de gauche siége l’opposition. La table sépare les chefs des deux partis. D’un côté, voilà sir Robert Peel, lord Stanley, M. Goulburn, sir James Graham, M. Gladstone, tous les ministres députés ; de l’autre, lord John Russell, lord Palmerston, M. Labouchère, M. Baring, M. Macaulay, tous les anciens ministres whigs. La plupart des membres sont arrivés à la chambre à cheval et ont encore la cravache à la main. Tous gardent leur chapeau sur la tête pendant la séance. C’est un mouvement perpétuel d’entrées et de sorties, d’allées et de venues, un bruit de conversations particulières, bien autrement sans façon que chez nous. De petites tribunes sont disposées dans le haut pour le public ; mais, pourvu qu’ils soient accompagnés par un membre, les curieux peuvent entrer dans la chambre même et s’asseoir familièrement parmi les députés. On en est quitte pour sortir quand il y a un vote, c’est-à-dire une division.

La séance s’ouvre habituellement à quatre heures. Elle commence par des remises de pétitions et des motions sans importance. La discussion ne s’engage véritablement qu’entre cinq et six. Vers sept heures, les trois quarts des membres sortent pour aller dîner, puis on revient, et la séance se prolonge assez ordinairement jusqu’à onze heures ou minuit. Les formes de la discussion sont très simples. Chacun parle de sa place et sans demander la parole. Toutes les formalités qu’on a jugées nécessaires en France, pour maintenir l’ordre, n’existent pas. Chacun peut faire séance tenante, autant de motions qu’il lui plaît, et adresser aux ministres des interpellations sur quoi que ce soit. Les ministres peuvent, à leur gré, ou refuser péremptoirement de répondre, ou répondre immédiatement, ou prendre un délai. Je ne suis pas de ceux qui regrettent que nos chambres n’aient pas adopté la disposition matérielle des chambres anglaises. Cette nécessité de se couper en deux partis bien distincts, qui siégent sur des bancs opposés, n’est pas conciliable avec notre état social, et commence à ne plus l’être avec l’état social d’Angleterre. Ce n’est pas au moment où le besoin des partis intermédiaires se fait jour chez nos voisins, que nous devrions renoncer à ce qui les facilite. Je ne crois pas non plus que l’habitude de parler de sa place soit bonne à transporter chez nous, elle pourrait amener de la confusion ; mais, sous tous les autres rapports, nous n’aurions qu’à gagner à adopter les formes expéditives du parlement anglais ; elles sont autrement vives et naturelles que les nôtres.

L’aspect de la chambre des lords est encore plus simple que celui de la chambre des communes. Les séances de ce corps superbe, où une tête couronnée vient de réclamer sa place, se tiennent dans une salle qui n’est pas plus grande et plus ornée que celle d’un de nos plus modestes tribunaux. La disposition est à peu près la même que dans la chambre des communes. Le sac de laine du lord chancelier est à la même place que la chaire du speaker ; il n’y a de plus que le trône royal à l’un des bouts, et à l’autre, la barre où comparaissent les communes le jour de l’ouverture du parlement. Dans cet étroit espace, sur ces bancs incommodes, se pressent les hommes les plus riches et les plus considérables du monde entier. Ce vieillard, assis sur les bancs ministériels, avec les jambes allongées, les bras croisés sur sa poitrine, et le chapeau enfoncé sur les yeux, c’est le duc de Wellington ; auprès de lui est lord Aberdeen, ministre des affaires étrangères. De l’autre côté, voilà lord Lansdowne, lord Melbourne, lord Clarendon ; cet orateur qui parle sur tout et toujours bien, c’est lord Brougham. Les séances des lords sont en général beaucoup plus courtes que celles des communes ; la discussion y est encore plus familière. J’y ai vu, entre l’évêque d’Exeter et le lord chancelier, une petite querelle de bonne compagnie qui ne se serait pas passée autrement dans un salon.

Qui le croirait ? ce qui a le plus préoccupé la chambre des lords pendant le mois dernier, ce n’est ni l’Irlande, ni l’Écosse, ni même tel ou tel bill ministériel, mais une question d’un tout autre ordre, et dont le simple énoncé surprendra probablement beaucoup. Lady Townshend, femme de lord Townshend, pair d’Angleterre, a eu plusieurs enfans qui passent pour n’être pas légitimes. L’aîné de ces enfans, qui est membre de la chambre des communes, a pris le nom de lord Leicester, titre que porte ordinairement l’héritier de la pairie des Townshend. Un frère du lord, qui hériterait de la pairie si les enfans de lady Townshend n’en héritaient pas, a intenté une action devant la chambre pour faire déclarer l’illégitimité de ces enfans. En conséquence, les lords ont procédé publiquement à la plus singulière des enquêtes. De nombreux témoins ont été entendus, des avocats ont longuement plaidé dans les deux sens, et la chambre a fini par admettre les réclamations de la famille Townshend. Il est à remarquer, pour rendre cette histoire plus caractéristique, que la recherche de la paternité est interdite en Angleterre comme en France devant les tribunaux ordinaires ; mais le parlement est au-dessus des lois. Tous les jours, des affaires privées sont portées devant le parlement ; lui seul, par exemple, peut prononcer un divorce, car le divorce est une exception aux lois, et le parlement est seul investi du droit de faire de telles exceptions, par le moyen de ce qu’on appelle une loi privée, private bill. Le nombre de ces bills privés est considérable en Angleterre. En France, nous n’avons, je crois, que les lettres de grande naturalisation qui aient le caractère de bills privés.

Pour achever cette revue du mois de mai à Londres, il faudrait maintenant raconter quelques promenades dans les environs. Mais qui ne connaît, de réputation au moins, Richmond et Greenwich, Hamptoncourt et Windsor ? Qui n’a entendu parler des gracieux aspects que présente la Tamise à quelques lieues au-dessus de Londres, quand ce fleuve superbe, qui va tout à l’heure porter des milliers de navires, n’est encore qu’une jolie rivière peuplée de cygnes, et dont les eaux claires serpentent sous les plus beaux ombrages du monde ? Qui ne sait quels sont les charmes de cette campagne, ou tout est soigné comme dans un parc, et où la richesse printanière des arbres et des haies, véritables prodiges de végétation, fait comprendre pourquoi l’Angleterre est la patrie de la poésie descriptive ? Qui ne connaît les salles de Holbein a Hamptoncourt, et celles de Van-Dyck à Windsor, ces deux châteaux royaux, dont l’un est si plein du souvenir terrible de Henri VIII, et l’autre de la mélancolique mémoire de Charles Ier ? Qui n’a admiré la position de l’hôpital de Greenwich, au bord de son fleuve, avec cette noble architecture d’Inigo Jones, qui en fait le plus beau monument de l’Angleterre assurément ? Les habitans de Londres vont prendre l’air à Greewich, à Richmond ou à Windsor, comme les bourgeois de Paris vont à Saint-Cloud, à Versailles et à Saint Germain. L’habitude d’y aller le dimanche commence même à se répandre parmi le peuple, malgré les réclamations des dévots.

Le mois de mai se termine par les courses d’Epsom. C’est le 31 qu’a lieu, tous les ans, la course du Derby, le plus grand évènement de l’année en Angleterre. Aucune séance du parlement n’excite la moitié de l’intérêt qui s’attache au Derby. Dès le matin, la route de Londres à Epsom est encombrée de voitures et de cavaliers. Sur une longueur d’environ six lieues de France, c’est une file aussi serrée que dans les rues les plus fréquentées de Londres, à l’heure la plus active de la journée. Soixante ou quatre-vingt mille curieux arrivent ainsi sur l’immense plateau où doit se faire la course. Un ordre admirable s’établit comme de soi-même dans cette multitude. Des écuries en plein vent reçoivent les chevaux ; les voitures se rangent le long de l’hippodrome et deviennent les loges où chacun se prépare à voir le grand spectacle. Je ne suis pas connaisseur en sport, et je ne puis dire si la course de cette année a été belle. Dix-neuf chevaux ont couru, et le gagnant s’appelle Catherstone ; voilà tout ce que j’en sais. Le prix était de 4,500 louis. Comme le cheval gagnant était le favori, les pertes des parieurs n’ont pas été grandes ; mais j’ai ouï dire que, si le cheval Gaper, qui a balancé quelques instans la victoire, avait maintenu son avantage, son propriétaire, lord George Bentinck, aurait gagné 50,000 livres sterling ou plus de 1,200,000 fr. Dès la fin de la course, des pigeons sont lâchés, et des hommes à cheval partent pour annoncer à l’Angleterre entière le nom du vainqueur. On le sait ordinairement à Londres une heure après.

Mais ce n’est pas tout d’aller à Epsom, il faut en revenir. Le retour d’Epsom est un autre genre de course ; ce sont alors les postillons et les cochers qui luttent entre eux au grand péril de ceux qu’ils conduisent. D’innombrables accidens arrivent dans le trajet ; ce ne sont que traits qui cassent, voitures qui versent, chevaux qui se blessent ; n’importe : rien n’arrête le tourbillon. En arrivant à Londres, on trouve la population presque tout entière qui s’est portée le long des avenues de la ville, pour voir le défilé, et qui accompagne les plus intrépides de ses cris et de ses applaudissemens. J’ai vu les Anglais gais ce jour-là. On se demande beaucoup en France quels sont les meilleurs moyens d’améliorer les races de chevaux, il est clair que ce sont les courses. Une journée comme celle d’Epsom, en se renouvelant tous les ans, répand singulièrement dans toutes les classes la passion des chevaux ; on en parle long-temps à l’avance, on s’en entretient encore long-temps après. C’est de l’agitation pour l’amélioration des races, un véritable meeting. Qui peut évaluer ce qui se dépense d’argent et d’efforts pour gagner le Derby ? Il y avait cette année cent cinquante-six poulains inscrits. Chacun de ces précieux animaux a été élevé avec un soin infini, et la plupart d’entre eux deviendront infailliblement de très beaux chevaux. En toutes choses, les grands résultats s’obtiennent en excitant l’intérêt particulier, en provoquant l’amour-propre. Un million dépensé annuellement en France pour prix de courses ferait plus pour le progrès de nos races que tous les haras du monde. L’exemple des courses anglaises ne permet pas d’en douter.

Deux jours après Epsom, j’arrivais à Douvres à sept heures du matin, après avoir vu en passant la cathédrale de Cantorbéry. Cette fois, je me gardai bien de prendre le bateau français, et, après deux heures et demie de traversée, j’arrivais à Calais. La matinée était magnifique ; j’avais retrouvé le soleil aux portes de France. La mer, unie comme une glace, ne ressemblait guère à ce que je l’avais vue un mois auparavant. Peu à peu, les côtes blanches et escarpées de l’Angleterre s’abaissèrent, mais sans disparaître, et les côtes basses de France sortirent des eaux. On apercevait très distinctement les deux rives à la fois. En les voyant si rapprochées et la mer si belle, en me rappelant l’aimable accueil que j’avais reçu, les sympathies que j’avais rencontrées, j’ai fait des vœux pour que beaucoup de Français aillent, chaque année, passer le mois de mai à Londres.


Léonce de Lavergne.
  1. Voyez le récit du lieutenant Eyre dans la Revue du 15 février dernier.