Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre I/§ 16

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).


§ 16.


Après toutes ces considérations sur la raison, en tant que faculté de connaissance particulière, exclusivement propre à l’homme, et sur les résultats et les phénomènes qu’elle produit, et qui sont propres à la nature humaine, il me resterait encore à parler de la raison, en tant qu’elle dirige les actions humaines, et qu’à ce point de vue elle mérite le nom de « pratique ». J’ai dit ailleurs, en grande partie, ce que j’aurais à en dire ici, notamment dans l’appendice du livre où j’ai combattu l’existence de cette raison pratique, suivant l’expression de Kant, qu’il nous donne, avec une tranquillité parfaite, comme la source de toutes les vertus, et comme le principe d’un devoir absolu (c’est-à-dire tombé du ciel). J’ai donné une réfutation détaillée et radicale de ce principe kantien de la morale dans mes Problèmes fondamentaux de l’éthique[1]. J’ai donc peu de chose à dire ici de l’influence de la raison (au vrai sens du mot) sur les actions humaines. Déjà, au début de mes considérations sur la raison, j’ai remarqué en général combien les actions et la conduite de l’homme diffèrent de celles des animaux, et que cela provient uniquement de la présence de concepts abstraits dans sa conscience. Cette influence est tellement frappante et significative, qu’elle nous met, avec les animaux, dans le même rapport que les animaux qui voient avec ceux qui ne voient pas (certaines larves, les vers, les zoophytes). Ces derniers reconnaissent uniquement par le tact les objets qui leur barrent le passage ou qui les touchent ; ceux qui voient, au contraire, les reconnaissent dans un cercle plus ou moins étendu. L’absence de raison limite de la même façon les animaux aux représentations intuitives immédiatement présentes dans le temps, c’est-à-dire aux objets réels. Nous autres, au contraire, à l’aide de la connaissance in abstracto, nous embrassons non seulement le présent, qui est toujours borné, mais le passé et l’avenir, sans compter l’empire illimité du possible. Nous dominons librement la vie, sous toutes ses faces, bien au delà du présent et de la réalité. Ce qu’est l’œil, dans l’espace, pour la connaissance sensible, la raison l’est, dans le temps, pour la connaissance intérieure. A nos yeux, la vision des objets n’a de sens et de valeur qu’autant qu’elle nous les annonce comme tangibles ; de même toute la valeur de la connaissance abstraite gît dans son rapport avec l’intuition. C’est pourquoi l’homme naturel met la connaissance immédiate et intuitive bien au-dessus de la connaissance abstraite, du simple concept ; il donne à la connaissance empirique la prééminence sur la connaissance logique. Tel n’est pas l’avis de ceux qui vivent plus en paroles qu’en actions, et qui ont plus regardé dans les livres et les papiers que dans la vie réelle, au point d’en être devenus pédants et cuistres. Cela seul peut nous faire comprendre comment Leibniz et Wolf, avec tous leurs successeurs, ont pu s’égarer au point d’affirmer après Duns Scot que la connaissance intuitive n’est que la connaissance abstraite confuse. Je dois avouer, à l’honneur de Spinoza, qu’à l’encontre de ces philosophes, et avec un sens plus droit, il déclare que toutes les notions générales naissent de la confusion inhérente aux connaissances intuitives (Eth., II, prop. 40, schol. 1). C’est la même absurde opinion qui a aussi fait rejeter des mathématiques l’évidence qui leur est propre, pour y introduire l’évidence logique ; c’est elle encore qui a fait ranger sous la large dénomination de sentiment tout ce qui n’est pas connaissance abstraite, et l’a fait déprécier ; c’est elle-même, en un mot, qui a poussé Kant à affirmer, en morale, que la bonne volonté spontanée, celle qui élève sa voix immédiatement après avoir pris connaissance des faits, et qui porte l’homme à la justice et au bien, n’est qu’un vain sentiment et un emportement momentané, sans valeur ni mérite, et à ne reconnaître de valeur morale qu’à la conduite dirigée suivant des maximes abstraites.

Cette faculté que la raison a donnée à l’homme, à l’exclusion des animaux, d’embrasser l’ensemble de sa vie sous toutes ses faces, peut être comparée à un plan géométrique de la croute terrestre, plan réduit, incolore et abstrait. Il y a le même rapport entre lui et l’animal qu’entre le navigateur qui se dirige à l’aide d’une carte, d’une boussole et d’un sextant, et qui sait constamment où il se trouve, — et l’équipage ignorant, qui ne voit que le ciel et les vagues. N’est-il pas surprenant, merveilleux même, de voir l’homme vivre une seconde vie in abstracto à côté de sa vie in concreto ? Dans la première, il est livré à toutes les tourmentes de la réalité, il est soumis aux circonstances présentes, il doit travailler, souffrir, mourir, comme les animaux. La vie abstraite, telle qu’elle se présente devant la méditation de la raison, est le reflet calme de la première et du monde où il vit ; elle est ce plan réduit, dont nous parlions plus haut. Là, de ces hauteurs sereines de la méditation, tout ce qui l’avait possédé, tout ce qui l’avait fortement frappé en bas, lui semble froid, décoloré, étranger à lui-même, du moins pour l’instant : il est simple spectateur, il contemple. Quand il se retire ainsi sur les sommets de la réflexion, il ressemble à l’acteur qui vient de jouer une scène et qui, en attendant l’autre, va prendre place parmi les spectateurs, regarde de sang-froid le déroulement de l’action qui se continue sans lui, fût-ce les préparatifs de sa mort, puis revient pour agir ou souffrir, comme il le doit. De cette double vie résulte pour l’homme ce sang-froid, si différent de la stupidité de l’animal privé de raison. C’est grâce à lui qu’après avoir réfléchi, pris une résolution ou s’être résigné à la nécessité, il subit ou accomplit des actes qu’il considère comme nécessaires ou, parfois, comme épouvantables : le suicide, la peine de mort, le duel, ces témérités de toute espèce qu’on paie de la vie, et en général toutes les nécessités contre lesquelles se révolte la nature animale. Alors, on voit dans quelle mesure la raison commande à cette nature et crie au brave : σιδηρειον νυ τοι ητορ (ferreum certe tibi cor !) [Iliade, XXIV, 521]. La raison ici, — on peut le dire maintenant, — est vraiment pratique ; partout où l’action est dirigée par la raison, où les motifs sont des concepts abstraits, où l’on n’est pas dominé par une représentation intuitive isolée, ni par l’impression du moment, qui entraîne l’animal, dans toutes ces circonstances, la raison se montre pratique. Mais que tout cela diffère absolument et soit indépendant de la valeur morale de l’action, qu’une action raisonnable et une action vertueuse soient deux choses différentes, que la raison s’allie aussi bien avec la plus noire méchanceté qu’avec la plus grande bonté et prête à l’une ou à l’autre une énergie considérable par son concours, qu’elle soit également prête et puisse aussi bien servir à exécuter méthodiquement, et avec suite, un bon et un mauvais dessein, des maximes prudentes et des maximes insensées, et que tout cela résulte de sa nature pour ainsi dire féminine, qui peut recevoir et conserver, mais non créer par elle-même, — tout cela je l’ai déduit dans mon Supplément, et éclairci par des exemples. Ce que j’en ai dit trouverait ici naturellement sa place, mais j’ai dû le reléguer dans mon Supplément, à cause de la polémique contre la prétendue raison pratique de Kant ; je ne puis qu’y renvoyer.

Le développement le plus parfait de la raison pratique, au vrai sens du mot, le plus haut point auquel l’homme puisse arriver par le simple emploi de sa raison, — par où se montre le plus clairement la différence qui le sépare des animaux, — c’est l’idéal représenté par la sagesse stoïcienne. Car l’éthique stoïcienne, à son origine et dans son essence, n’est pas une science de la vertu, mais un ensemble de préceptes pour vivre selon la raison ; chez elle, le but de la vie, c’est le bonheur obtenu par le repos de l’esprit. La vertu ne se rencontre chez les stoïciens que par accident ; elle est un moyen, et non une fin. C’est pourquoi l’éthique stoïcienne, par son essence et son point de vue, diffère absolument des systèmes de morale qui n’ont en vue que la vertu, comme, par exemple, les préceptes des Védas, ceux de Platon, du christianisme, de Kant. Le but de l’éthique stoïcienne est le bonheur : τελος το ευδαιμονειν (virtutes omnes finem habere beatitudinem) ; c’est ainsi que s’exprime Stobée dans l’Exposé du Portique (Ecl., lib. II, c. vii, p. 114 et 138). Cependant l’éthique stoïcienne démontre que le vrai bonheur ne s’acquiert que par la paix et le calme profond de l’esprit, αταραξια, et que cette paix, à son tour, ne s’obtient que par la vertu. Voilà ce que veut dire l’expression : « La vertu est le souverain bien. » Qu’on ait peu à peu oublié le but pour le moyen, et qu’on ait recommandé la vertu, d’une façon qui trahit une tout autre préoccupation que celle du bonheur personnel, et même qui est en contradiction avec lui, — c’est là une de ces inconséquences par lesquelles, dans tout système, la vérité directement connue, ou, comme on dit vulgairement, la vérité sentie, nous ramène à la bonne voie, fût-ce en forçant la logique des conclusions ; c’est ce que l’on peut voir dans l’éthique de Spinoza qui, de son principe égoïste suum utile quærere, déduit, par des sophismes palpables, une pure doctrine de la vertu. L’origine de la morale stoïcienne, telle que je l’ai comprise, est donc la question de savoir si la raison, ce privilège de l’homme, qui lui rend indirectement la vie et ses fardeaux plus légers, en réglant sa conduite, et par les bons résultats qu’elle produit, ne pouvait pas le soustraire aussi directement, c’est-à-dire par la simple connaissance et d’un seul coup, — sinon entièrement, du moins en partie, — aux souffrances et aux tourments de toute sorte qui remplissent son existence. On regardait comme incompatible avec la raison, que l’être auquel elle est liée, et qui, grâce à elle, embrasse et domine une infinité de choses et d’objets, fût cependant exposé pour le présent, au milieu des circonstances que peuvent contenir les quelques années d’une vie si courte, si fugitive, si incertaine, à des douleurs si violentes, à une angoisse si grande résultant de l’impétuosité de ses convoitises ou de ses répugnances. On crut que la raison ne pouvait mieux être employée qu’à élever l’homme au-dessus de ces misères et à le rendre invulnérable. De là le précepte d’Antisthène : Δει κτασθαι νουν η βροχον (aut mentem parandam, aut laqueum) [Plut, De stoic. repugn., c. 14]. Cela voulait dire que la vie est si pleine de tourments et de tribulations, qu’il faut ou se la soumettre par la raison, ou l’abandonner.

On voit bien que la pénurie n’engendre pas directement et nécessairement la privation et la souffrance, qui résultent plutôt de la concupiscence non satisfaite, et que cette concupiscence est la condition même sans laquelle la première ne deviendrait pas privation et n’engendrerait pas la souffrance. Ου πενια λυπην εργαζεται, αλλα επιθυμια (non paupertas dolorem efficit, sed cupiditas) [Epict., fragm. 25]. — On reconnut en même temps, par l’expérience, que ce sont nos espérances et nos prétentions qui engendrent et nourrissent le désir ; par conséquent, ce ne sont pas les maux innombrables auxquels nous sommes tous exposés, et que nous ne pouvons éviter, ni les biens que nous ne pouvons atteindre, qui nous troublent et nous tourmentent, mais uniquement la quantité plus ou moins insignifiante de biens ou de maux qu’il est permis à l’homme d’acquérir ou d’éviter. Que dis-je ? non seulement les biens ou les maux que nous ne pouvons absolument pas, mais ceux que nous ne pouvons relativement pas acquérir ou éviter, nous laissent entièrement calmes. C’est pourquoi les maux, qui font en quelque sorte partie de notre individu, ou les biens, qui doivent nous être nécessairement refusés, sont considérés par nous avec indifférence ; et bientôt, grâce à cette particularité de la nature humaine, le désir s’éteint et devient incapable de produire la douleur, s’il n’y a là aucune espérance pour lui fournir un aliment. On voit clairement par là que le bonheur repose tout entier sur le rapport de nos désirs à nos jouissances. Que les deux membres de ce rapport soient grands ou petits, c’est tout un : le rapport peut être aussi bien modifié par l’accroissement de l’un que par la diminution de l’autre. De même toute souffrance résulte d’une disproportion entre ce que nous désirons ou attendons, et ce que nous pouvons obtenir, disproportion qui n’existe que pour la connaissance et qu’une vue plus juste pourrait supprimer[2]. C’est pourquoi Chrysippe nous dit : Δει ζην κατ’εμπειριαν των φυσει συμϐαινοντων (Stob., Ecl., L. II, C. vii, p. 134), c’est-à-dire : « on doit vivre avec une connaissance appropriée au train des choses et du monde. » Toutes les fois, en effet, que l’homme sort de son sang-froid, toutes les fois qu’il s’affaisse sous les coups du malheur, qu’il entre en colère, ou se livre au découragement, il montre par là qu’il a trouvé les choses autres qu’il ne s’y attendait, conséquemment qu’il s’est trompé, qu’il ne connaissait ni le monde ni la vie, qu’il ne savait pas que la nature inanimée, par hasard, ou la nature animée en vue d’un but opposé, ou même par méchanceté, contredit à chaque pas les volontés particulières ; il ne s’est pas servi de la raison pour arriver à une connaissance générale de la vie ; ou le jugement est trop faible en lui, pour reconnaître dans le domaine du particulier ce qu’il admet dans le domaine du général ; c’est pourquoi il s’emporte et perd son sang-froid[3]. Aussi toute joie vive est-elle une erreur, une illusion, parce que la jouissance du désir satisfait n’est pas de longue durée, et aussi parce que tout notre bien ou tout notre bonheur ne nous est donné que pour un temps, et comme par hasard, et peut par conséquent nous être ravi tout à l’heure. Toutes nos douleurs viennent de la perte d’une semblable illusion ; et ainsi nos biens et nos maux viennent tous d’une connaissance incomplète ; voilà pourquoi la douleur et les gémissements sont étrangers au sage, et pourquoi rien ne saurait ébranler son ataraxie.

Fidèle à cet esprit et aux tendances du Portique, Epictète commence par là, et arrive à son tour à cette idée, qui est comme le centre de sa philosophie, — qu’il faut bien distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et n’établir aucun fondement sur le premier, moyennant quoi on ne connaîtra jamais ni la douleur, ni la souffrance, ni l’angoisse. Mais la seule chose qui dépende de nous, c’est la volonté ; et ainsi on se rapproche peu à peu de la morale proprement dite, après qu’on a remarqué que, — si nos maux et nos biens nous viennent du monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, — le contentement ou le mécontentement intérieur nous vient de la volonté. Après cela, on se demanda si c’était aux deux premiers, ou aux deux autres, qu’il fallait donner les noms de bonum et malum. À vrai dire, il n’y avait rien là que d’arbitraire, et le nom ne changeait rien à la chose. Néanmoins les stoïciens engagèrent là-dessus des discussions interminables avec les péripatéticiens et les épicuriens ; et ils passèrent leur temps à établir une comparaison impossible entre deux quantités irréductibles l’une à l’autre, et à se jeter mutuellement à la tête les sentences opposées et paradoxales, qu’ils déduisaient. Cicéron nous a transmis, dans ses Paradoxa, un recueil intéressant de ces doctrines stoïciennes.

Zénon, le fondateur du Portique, semble d’abord avoir pris un tout autre chemin. Son point de départ était celui-ci : Pour arriver au souverain bien, c’est-à-dire à la félicité, au repos de l’esprit, il faut vivre d’accord avec soi-même : ομολογουμενως ζην τουτο δε εστι καθ’ενα λογον και συμφωνον ζην (consonanter vivere : hoc est secundum unam rationem et concordem sibi vivere) [Stob., Ecl., eth., L. II, C. vii, p. 132]. Ailleurs : αρετην διαθεσιν ειναι ψυχης συμφωνον εαυτη περι ολον τον βιον (virtutem esse animi affectionem secum per totam vitam consentientem) [ibid., p. 104]. Mais cela n’était possible qu’à condition de se déterminer raisonnablement, d’après des principes, et non d’après des impressions changeantes et des caprices, surtout si l’on considère que les maximes seules de notre conduite, et non le succès ou les circonstances extérieures, sont en notre pouvoir. Pour être toujours conséquent avec soi, il fallait donc choisir les premières et non les secondes, et ainsi la morale est rétablie.

Déjà, les successeurs immédiats de Zénon trouvèrent le principe de sa morale (vivre d’accord avec soi-même) trop formel et trop vide. Ils lui donnèrent alors un contenu, en ajoutant « conformément à la nature » (ομολογουμενως τη φυσει ζην) ; cette nouvelle précision, suivant le témoignage de Stobée, est due à Cléanthe ; elle devait le conduire très loin, vu la grande étendue du concept, et l’indétermination de la formule. Cléanthe en effet désignait par là toute la nature en général ; Chrysippe, la nature humaine en particulier. Tout ce qui convenait à celle-ci devait seul être considéré comme vertueux, de même que tout ce qui convient à la nature animale peut seul être considéré comme la satisfaction de ses instincts ; c’était un retour énergique à la doctrine de la vertu, et, coûte que coûte, on fonda l’éthique sur la physique. Les stoïciens cherchaient avant tout l’unité de principe ; Dieu et le monde ne pouvaient être séparés dans leur système.

L’éthique stoïcienne, prise dans son ensemble, est en réalité une tentative précieuse et méritoire, pour employer la raison à une œuvre importante et salutaire, l’asservissement de la douleur et de la souffrance, de tous les maux, en un mot, qui accablent la vie.

Qua ratione queas traducere leniter ævum :
Ne te semper inops agitet vexetque cupido,
Ne pavor et rerum mediocriter utilium spes.

De la sorte, l’homme aurait participé au plus haut degré à cette dignité, qui lui appartient comme être raisonnable, et qui ne saurait se rencontrer chez les animaux ; c’est même à cette condition seule que le mot de dignité a un sens pour lui. — Ainsi présentée, l’éthique stoïcienne pourrait donc figurer ici comme un exemple de ce qu’est la raison et des services qu’elle peut rendre. Le but poursuivi par les doctrines stoïciennes au moyen de la raison et d’une morale fondée uniquement sur elle, peut être atteint dans une certaine mesure, car l’expérience nous apprend que ces caractères raisonnables appelés vulgairement les philosophes pratiques sont les plus heureux ; — je dois ajouter que c’est avec raison qu’on les nomme pratiques, puisque, à l’inverse du philosophe proprement dit, qui transporte la vie dans le concept, ils transportent le concept dans la vie ; — mais il s’en faut encore de beaucoup que nous arrivions par cette méthode à un résultat parfait, et que l’application de la droite raison nous décharge de tous les fardeaux et de toutes les souffrances de la vie, et nous conduise à la félicité. Il y a une contradiction frappante à vouloir vivre sans souffrir, contradiction qui est enveloppée tout entière dans le mot de « vie heureuse ». On comprendra ce que je veux dire, pour peu qu’on me suive jusqu’au bout de mon exposition. Cette contradiction se trahit déjà dans cette morale de la raison pure elle-même ; le stoïcien n’est-il pas forcé d’introduire dans ses préceptes pour la vie heureuse (car son éthique n’est que cela) l’exhortation au suicide (comme les despotes orientaux ont, parmi leurs bijoux, un flacon précieux plein de poison), — dans le cas où les souffrances corporelles, que les plus beaux raisonnements du monde ne sauraient alléger, viendraient à prendre le dessus, sans qu’on pût espérer les guérir ; alors le but unique du philosophe, la félicité, se serait évanoui, et il n’aurait plus contre la souffrance, d’autre ressource que la mort, qu’il doit se donner, comme il prendrait un autre remède. On voit ici toute la différence qu’il y a entre l’éthique stoïcienne et toutes les doctrines que nous avons mentionnées plus haut ; elles prennent pour but immédiat la vertu, même achetée au prix des plus grandes souffrances, et repoussent le suicide comme moyen de se soustraire à la douleur ; mais aucune n’a su fournir d’argument décisif contre le suicide, et l’on s’est donné beaucoup de mal pour ne trouver que des motifs spécieux : dans notre quatrième livre, nous trouverons tout naturellement l’occasion de formuler le vrai motif. Cette opposition rend plus manifeste la différence qu’il y a entre le principe fondamental du Portique, qui n’est qu’un cas particulier d’eudémonisme, et celui des autres doctrines en question, bien que les unes et les autres se rencontrent dans les conclusions, et aient une parenté visible. La contradiction intime que l’éthique stoïcienne renferme dans son principe se montre mieux encore dans ce fait que son idéal, le sage stoïcien, n’est jamais un être vivant, et qu’il est dépourvu de toute vérité poétique ; ce n’est qu’un mannequin inerte, raide, inaccessible, qui ne sait que faire de sa sagesse, et dont le calme,le contentement et le bonheur sont en opposition directe avec la nature humaine, au point qu’on ne peut même se l’imaginer. Combien ils diffèrent des stoïciens, ces vainqueurs du monde, ces expiateurs volontaires, que nous présente la sagesse hindoue, qu’elle-même a produits, ou bien ce Christ sauveur, figure idéale, débordante de vie, d’une si large vérité poétique et d’une si haute signification, et que nous voyons cependant, malgré sa vertu parfaite, sa sainteté, sa hauteur morale, exposé aux plus cruelles souffrances[4] !

  1. Voir Le Fondement de la morale, ch. II, traduction de A. Burdeau.
  2. « Omnes perturbationes judicio censent fieri et opinione. » (Cicéron, Tusc., IV, 6.} — Ταρασσει τους ανθρωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. (Epictète, V.)
  3. Τουτο γαρ εστι το αιτιον τοις ανθρωποις παντων των κακων, το τας προληψεις τας κοινας, μη δθνασθαι εφαρμοζειν ταις επι μερους. (Epict., dissert. III, 26.)
  4. Cf, chap. XVI, Suppléments.