Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 17

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).


§ 17.


Dans le premier livre, nous avons considéré la représentation comme telle, c’est-à-dire uniquement sous sa forme générale. Toutefois, en ce qui concerne la représentation abstraite, le concept, nous l’avons étudiée aussi dans son contenu, et nous avons vu qu’elle n’a de contenu et de signification que par son rapport avec la représentation intuitive, sans laquelle elle serait vide et insignifiante. Arrivés ainsi à la représentation intuitive, nous allons nous préoccuper de connaître son contenu, ses déterminations exactes, et les formes qu’elle nous présente. Nous serons heureux, surtout, si nous pouvons nous prononcer sur la signification propre, sur cette signification qu’on ne fait que sentir, et grâce à laquelle ces formes, qui sans cela seraient étrangères et insignifiantes pour nous, nous parlent directement, nous deviennent compréhensibles et obtiennent à nos yeux un intérêt qui saisit notre être tout entier.

Jetons les yeux sur les mathématiques, les sciences naturelles, la philosophie, toutes sciences où nous espérons trouver une partie de la solution cherchée. — D’abord, la philosophie nous semble un monstre à plusieurs têtes, dont chacune parle une langue différente. Cependant, sur le point particulier qui nous occupe, — la signification de la représentation intuitive, — elles ne sont pas toutes en désaccord ; car, à l’exception des sceptiques et des idéalistes, tous les philosophes se rencontrent, du moins pour l’essentiel, en ce qui concerne un certain objet, fondement de toute représentation, différent d’elle dans son être et dans son essence, et toutefois aussi semblable à elle, dans toutes ses parties, qu’un œuf peut l’être à un autre. Mais nous n’avons rien à espérer de là : car nous savons qu’on ne peut distinguer un tel objet de la représentation ; nous estimons, au contraire, qu’il n’y a là qu’une seule et même chose, attendu qu’un objet suppose toujours un sujet, et par conséquent n’est qu’une représentation ; ajoutons que nous avons reconnu l’existence de l’objet comme dépendant de la forme la plus générale de la représentation, la distinction en « moi » et « non-moi ». En outre, le principe de raison, auquel on se réfère ici, n’est qu’une forme de la représentation, c’est-à-dire le lien régulier de nos représentations, et non pas le lien de la série totale, finie ou infinie, de nos représentations, avec quelque chose qui ne serait pas la représentation, et qui par conséquent ne serait pas susceptible d’être représenté. — J’ai parlé plus haut des sceptiques et des idéalistes, dans ma discussion sur la réalité du monde extérieur.

Cherchons maintenant, dans les mathématiques, la connaissance précise que nous désirons avoir de cette représentation, qui ne nous est connue jusqu’ici qu’au point de vue très général de la forme. Mais les mathématiques ne nous parleront des représentations qu’en tant qu’elles remplissent l’espace et le temps, c’est-à-dire qu’elles sont des grandeurs. Elles nous indiqueront très exactement la quantité et la grandeur ; mais comme l’une et l’autre ne sont jamais que relatives, c’est-à-dire résultent de la comparaison d’une représentation avec une autre, et cela au point de vue unique de la quantité, ce n’est pas là que nous pourrons trouver l’explication que nous cherchons.

Tournons-nous maintenant vers le large domaine des sciences naturelles et ses nombreuses dépendances. Ou bien elles décrivent les formes, et c’est la morphologie, ou bien elles expliquent les changements, et c’est l’étiologie. L’une étudie les formes fixes, l’autre la matière en mouvement, d’après les lois de son passage d’une forme à une autre. La première est ce qu’on appelle, quoique bien improprement, l’histoire naturelle, au sens large du mot ; sous le nom particulier de botanique et de zoologie, elle nous apprend à connaître les différentes formes, — immuables au milieu de l’écoulement perpétuel des individus, organiques et par là même déterminées d’une façon stable, — qui constituent, en grande partie, le contenu de la représentation intuitive ; tout cela est classé, analysé, synthétisé, puis coordonné dans des systèmes naturels ou artificiels, et mis sous la forme de concepts, qui permettent d’embrasser et de connaître le tout ; on peut même trouver, au milieu de tout cela, un principe d’analogie, infiniment nuancé, qui traverse le tout et les parties (unité de plan), et grâce auquel tous les phénomènes étudiés semblent autant de variations sur un thème unique. Le mouvement de la matière à travers ces formes, ou la création des individus, n’intéresse pas cette science, attendu que chaque individu sort de son semblable par procréation, et que cette procréation, partout mystérieuse, s’est dérobée jusqu’ici à la connaissance. Le peu qu’on en sait appartient à la physiologie, qui est déjà une science naturelle étiologique. À cette science se rattache la minéralogie, qui, par son principe, appartient à la morphologie, surtout quand elle devient la géologie. L’étiologie proprement dite est constituée par toutes les sciences naturelles qui ont pour but essentiel d’étudier les causes et les effets ; elles nous enseignent comment un état de la matière est nécessairement déterminé par un autre, suivant des règles infaillibles ; comment un changement déterminé conditionne et amène un autre changement nécessaire et déterminé : c’est ce qu’elles appellent une explication. Dans cet ordre de sciences, nous trouvons principalement la mécanique, la physique, la chimie, la physiologie.

Si nous nous mettons à leur école, nous nous convaincrons bientôt que la solution cherchée ne nous sera pas plus donnée par l’étiologie que par la morphologie. Celle-ci nous présente un nombre infini de formes, infiniment variées, mais toutes caractérisées par un air de famille incontestable, — c’est-à-dire des représentations, qui, en ce sens, nous restent éternellement étrangères, et se dressent devant nous comme des hiéroglyphes incompréhensibles. L’étiologie, d’autre part, nous apprend que, d’après la loi de cause et d’effet, tel état de la matière en produit tel autre, et, après cette explication, sa tâche est terminée. Ainsi elle se borne à nous démontrer l’ordre régulier suivant lequel les phénomènes se produisent dans le temps et dans l’espace, et à le démontrer pour tous les cas possibles ; elle leur assigne une place suivant une loi, dont l’expérience a fourni le contenu, mais dont la forme générale et la nécessité, — nous le savons, — sont indépendantes de l’expérience. Mais sur l’essence intime de n’importe lequel de ces phénomènes, il nous est impossible de formuler la moindre conclusion ; on la nomme force naturelle, et on la relègue en dehors du domaine des explications étiologiques. La constance immuable avec laquelle se produit la manifestation de cette force, aussi souvent que se présentent les conditions auxquelles elle obéit, s’appelle loi naturelle. Mais cette loi naturelle, ces conditions, et cette production d’un phénomène en tel endroit et à tel moment déterminés, voilà tout ce que la science connaît et peut jamais connaître. La force même qui se manifeste, la nature intime de ces phénomènes constants et réguliers, est pour elle un secret qui ne lui appartient pas, pas plus dans le cas le plus simple que dans le cas le plus compliqué ; car, bien que l’étiologie ait atteint ses résultats les plus parfaits dans la mécanique, et les plus imparfaits dans la physiologie, néanmoins la force qui fait tomber une pierre, ou qui pousse un corps contre un autre, n’est pas moins inconnue et mystérieuse pour nous, dans son essence, que celle qui produit les mouvements et la croissance de l’animal. La mécanique admet comme inexplicables la matière, la pesanteur, l’impénétrabilité, la communication du mouvement par le choc, la rigidité, etc. ; elle les appelle des forces physiques, et leur apparition régulière et nécessaire, dans de certaines conditions, une loi physique ; après cela seulement, elle commence à expliquer ; ce qui consiste à démontrer, avec une rigueur mathématique, comment, où et quand chaque force se manifeste, et à rapporter chaque phénomène qu’elle rencontre à l’une de ces forces. C’est ainsi que procèdent la physique, la chimie, la physiologie, sauf cette différence que leurs hypothèses sont plus nombreuses, et leurs résultats plus minimes. Par conséquent, l’explication étiologique de la nature entière ne serait jamais qu’un inventaire de forces mystérieuses, une démonstration exacte des lois qui règlent les phénomènes dans le temps et dans l’espace, à travers leurs évolutions. Mais l’essence intime des forces ainsi démontrées devrait toujours rester inconnue, parce que la loi à laquelle la science obéit n’y conduit pas, et ainsi il faudrait s’en tenir aux phénomènes et à leur succession. On pourrait donc comparer la science à un bloc de marbre, où de nombreuses veines courent les unes à côté des autres, mais où l’on ne voit pas le cours intérieur de ces veines jusqu’à la surface opposée. Ou plutôt, — si l’on veut bien me permettre une comparaison plaisante, — le philosophe, en face de la science étiologique complète de la nature, devrait éprouver la même impression qu’un homme qui serait tombé, sans savoir comment, dans une compagnie complètement inconnue, et dont les membres, l’un après l’autre, lui présenteraient sans cesse quelqu’un d’eux comme un ami ou un parent à eux, et lui feraient faire sa connaissance : tout en assurant qu’il est enchanté, notre philosophe aurait cependant sans cesse sur les lèvres cette question : Que diable ai-je de commun avec tous ces gens-là ?

Ainsi, l’étiologie peut moins que jamais nous donner les renseignements désirés, des renseignements vraiment féconds sur ces phénomènes, qui nous apparaissent comme nos représentations ; car, en dépit de toutes ces explications, ces phénomènes ne sont que des représentations, dont le sens nous échappe, et qui nous sont complètement étrangères. Leur enchaînement primordial ne nous donne que des lois et l’ordre relatif de leur production dans l’espace et dans le temps, mais ne nous apprend rien sur les phénomènes eux-mêmes. En outre, la loi de causalité n’a de valeur que pour les représentations, pour les objets d’une classe déterminée, et elle n’a de sens qu’autant qu’elle est supposée par eux ; elle n’existe donc, comme ces objets eux-mêmes, que par rapport au sujet, c’est-à-dire conditionnellement ; c’est pourquoi elle peut être reconnue aussi bien en partant du sujet, c’est-à-dire a priori, qu’en partant de l’objet, c’est-à-dire a posteriori, ainsi que Kant nous l’a démontré.

Ce qui nous est acquis désormais, après toutes ces recherches, c’est qu’il ne nous suffit pas de savoir que nous avons des représentations, que ces représentations sont telles ou telles, et dépendent de telle ou telle loi, dont l’expression générale est toujours le principe de raison. Nous voulons savoir la signification de ces représentations ; nous demandons si le monde ne les dépasse pas, auquel cas il devrait se présenter à nous comme un vain rêve, ou comme une forme vaporeuse semblable à celle des fantômes ; il ne serait pas digne d’attirer notre attention : Ou bien, au contraire, n’est-il pas quelque chose d’autre que la représentation, quelque chose de plus ; et alors qu’est-il ? Il est évident que ce quelque chose doit être pleinement différent de la représentation, par son essence, et que les formes et les lois de la représentation doivent lui être tout à fait étrangères. Par conséquent, on ne peut partir de la représentation, pour arriver jusqu’à lui, avec le fil conducteur de ces lois, qui ne sont que le lien de l’objet, de la représentation, c’est-à-dire des manifestations du principe de raison.

Nous voyons déjà par là que ce n’est pas du dehors qu’il nous faut partir pour arriver à l’essence des choses ; on aura beau chercher, on n’arrivera qu’à des fantômes ou à des formules ; on sera semblable à quelqu’un qui ferait le tour d’un château, pour en trouver l’entrée, et qui, ne la trouvant pas, dessinerait la façade. C’est cependant le chemin qu’ont suivi tous les philosophes avant moi.