Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 33

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 33. — La connaissance, autant qu’elle est au service de la volonté, n’atteint que les relations des choses, résultant de leur soumission au principe de raison. 
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§ 33.


Nous n’avons donc, en tant qu’individus, aucune autre connaissance que celle qui est soumise au principe de raison ; d’ailleurs, cette forme exclut la connaissance des idées ; il s’ensuit que, si nous sommes capables de nous élever de la connaissance des choses particulières jusqu’à celle des idées, cela ne se peut faire que par une modification intervenue dans le sujet, modification analogue et correspondant à celle qui a transformé la nature de l’objet et en vertu de laquelle le sujet, dans la mesure où il connaît une idée, n’est plus un individu.

Nous savons, d’après le précédent livre, que la connaissance, en général, fait partie elle-même de l’objectivation de la volonté considérée à ses degrés supérieurs ; que d’ailleurs la sensibilité, les nerfs, le cerveau sont, au même titre que les autres parties de l’être organique, l’expression de la volonté considérée à ce degré d’objectivité ; nous savons par suite que la représentation qui en résulte est également destinée au service de la volonté comme moyen (μηχανη) pour arriver à un but actuellement plus compliqué (πολυτελεστερα) et pour conserver un être ayant des besoins multiples. Originairement donc et d’après son essence, la connaissance est entièrement au service de la volonté ; et de même que l’objet immédiat, qui devient par l’application de la loi de causalité le point de départ de la connaissance, se réduit à la volonté objectivée, de même aussi toute connaissance soumise au principe de raison demeure dans un rapport proche ou lointain avec la volonté. Car l’individu considère son corps comme un objet au milieu d’autres objets, uni à chacun de ces objets par des relations et des rapports compliqués d’après le principe de raison ; la considération de ces objets doit donc toujours, par un chemin plus ou moins détourné, aboutir au corps, et par suite à la volonté. Du moment que c’est le principe de raison qui met ainsi les objets en relation avec le corps et par suite avec la volonté, la connaissance, destinée à servir la volonté, va tendre à connaître uniquement dans les objets les rapports établis par le principe de raison, c’est-à-dire à rechercher leurs relations multiples considérées sous les formes du temps, de l’espace et de la causalité ; car, pour l’individu, ce n’est qu’à ce point de vue que l’objet est intéressant, c’est-à-dire possède un rapport avec la volonté. Aussi cette connaissance destinée à servir la volonté ne connaît-elle des objets que leurs relations ; elle ne connaît les objets qu’en tant qu’ils existent en tel instant, à telle place, parmi tels autres objets, en vertu de telles causes, avec telles propriétés ; elle ne les connaît, en un mot, qu’à titre de choses particulières ; et si l’on supprimait les relations, les objets lui échapperaient du même coup, par la bonne raison qu’elle ne connaît d’eux que les relations. — Il ne faut point nous le dissimuler : ce que les sciences considèrent dans les choses, ce n’est en somme rien d’autre que tout ce que nous venons de voir, c’est-à-dire les relations, les rapports de temps, d’espace, les causes des changements physiques, la comparaison des formes, les motifs des événements, en un mot de pures relations. Ce qui distingue les sciences de la connaissance ordinaire, c’est simplement leur forme : elles sont systématiques ; elles facilitent la connaissance en faisant, grâce à la subordination des concepts, la synthèse de tous les cas particuliers, et elles atteignent par le fait à la généralité. Toute relation n’a même qu’une réalité relative ; par exemple, tout être considéré dans le temps peut être également, et par contre, qualifié de non-être, car le temps n’est que ce qui permet à plusieurs qualités opposées d’appartenir à un même objet : c’est pourquoi chaque phénomène qui est dans le temps finit par ne plus y être ; car ce qui sépare son commencement de sa fin, c’est justement le temps, chose essentiellement fugitive, inconstante et relative, nommée ici durée. Mais le temps est la forme la plus générale que revêtent tous les objets de cette connaissance, destinée au service de la volonté ; il est l’archétype de toutes leurs autres formes.

En règle générale, la connaissance demeure toujours au service de la volonté, de même qu’elle est née pour cette destination et qu’elle est pour ainsi dire greffée sur la volonté comme la tête l’est sur le tronc. Chez les animaux, la servitude de la connaissance à l’égard de la volonté ne peut jamais être supprimée. Chez les hommes, l’abolition de cette servitude n’a lieu qu’à titre d’exception, comme nous allons le voir immédiatement dans ce qui va suivre. Cette différence entre l’homme et les animaux trouve son expression physique dans la différence des proportions respectives de la tête et du tronc chez les uns et chez les autres. Dans les animaux inférieurs, les deux parties sont encore mal délimitées : chez tous la tête est dirigée vers cette terre où se trouvent les objets de la volonté ; même dans les animaux supérieurs, la tête et le tronc sont encore beaucoup moins distincts que chez l’homme ; l’homme porte une tête librement plantée sur un corps qui la supporte et qu’elle ne sert point. Le privilège de l’homme se manifeste à son degré Je plus éminent dans l’Apollon du Belvédère : la tête du dieu des Muses porte au loin ses regards ; elle se dresse si fièrement sur ses épaules qu’elle semble complètement indépendante du corps et qu’elle paraît affranchie des préoccupations qui le concernent.