Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 44

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 44. — La beauté dans l’art des jardins, dans la peinture de paysage, chez les animaliers. 
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§ 44.


Nous venons de voir ce que l’architecture et l’hydraulique sont capables de faire pour les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; pour les degrés supérieurs, qui correspondent à la nature végétale, l’art des jardins remplit dans une certaine mesure le même rôle. Pour qu’un paysage soit beau, il faut avant tout qu’il réunisse une grande richesse de productions naturelles ; il faut ensuite que chacune d’elles se distingue nettement, se détache clairement, tout en respectant à la fois l’unité et la variété de l’ensemble. Ce sont ces deux conditions que l’art des jardins cherche à mettre en relief ; toutefois il est loin d’être maître de sa matière comme l’architecture l’est de la sienne, et cela gêne son action. Le genre de beauté qu’il a mission de dégager appartient presque exclusivement à la nature : l’art proprement dit n’a presque rien à y voir. En revanche, il est singulièrement impropre à corriger les défauts de la nature, et, lorsque celle-ci contrarie ses efforts au lieu de les favoriser, il est presque frappé d’impuissance.

Le monde des plantes peut toujours provoquer la contemplation esthétique sans l’intermédiaire de l’art ; toutefois, en tant qu’il est objet de l’art, il appartient principalement à la peinture de paysage. En même temps que le monde végétal, toute la nature inconsciente rentre dans le domaine de cette peinture. — Dans les scènes d’intérieur, dans les tableaux qui représentent simplement des édifices, des rues, des intérieurs d’églises, etc., c’est la part subjective du plaisir esthétique qui domine ; en d’autres termes, la joie que nous éprouvons à ce spectacle ne provient pas directement et principalement de la conception de l’Idée représentée ; elle repose plutôt sur le corrélatif subjectif de cette conception, je veux dire l’état de connaissance pure et indépendante de la volonté ; car, du moment que nous empruntons les yeux du peintre, nous jouissons en même temps, par sympathie, par contre-coup, de la sérénité profonde et du complet anéantissement de la volonté, qui lui ont été nécessaires pour absorber si entièrement son être connaissant au sein d’objets inanimés, pour les concevoir avec un si parfait amour, c’est-à-dire d’une manière si objective. — L’effet de la peinture de paysage proprement dite est encore à peu près du même genre ; cependant, comme les Idées qu’elle représente occupent des degrés supérieurs de l’objectité de la volonté, comme elles sont par suite relativement plus importantes et plus significatives, la part objective du plaisir esthétique s’affirme ici davantage et parvient à égaler la part subjective. La connaissance pure, considérée comme telle, n’est plus à elle seule l’élément principal ; tout aussi puissante, tout aussi efficace est l’Idée en tant que connue, c’est-à-dire le monde considéré comme représentation, pris à un degré élevé de l’objectivation de la volonté.

Pourtant la peinture et la sculpture d’animaux correspondent à des degrés encore bien plus élevés ; il nous reste de cette dernière plus d’un spécimen antique et important, des chevaux à Venise, à Monte-Cavallo, sur les bas-reliefs de lord Elgin ; il y en a aussi à Florence, en bronze et en marbre ; nous trouvons également à Florence le sanglier antique, les loups hurlants ; les lions à l’arsenal de Venise ; toute une salle du Vatican est remplie d’animaux antiques ; j’en pourrais encore citer d’autres. Dans ces représentations, la part objective du plaisir esthétique prend nettement le dessus, aux dépens de la part subjective. Sans doute la sérénité du sujet, qui perçoit les idées et qui anéantit la propre volonté, subsiste ici, comme dans toute contemplation esthétique, mais elle n’agit point sensiblement sur nous ; car ce qui nous occupe, c’est le spectacle de la volonté dans son agitation et dans sa violence. De telles œuvres d’art nous montrent le vouloir constitutif de notre être dans des individus où sa manifestation n’est point, comme chez nous, dominée et tempérée par la réflexion ; au contraire cette manifestation s’accentue en traits bien plus intenses, avec une franchise qui touche au grotesque et au monstrueux ; elle s’étale au plein jour, naïvement, ouvertement, librement ; et c’est justement là-dessus que repose l’intérêt que nous prenons aux animaux. Les caractères spécifiques apparaissaient déjà dans la représentation des plantes, mais ils ne se montraient que dans les formes : ici, ils prennent beaucoup plus d’importance, ils ne s’expriment pas seulement par les formes, mais aussi par les actes, par l’attitude, par les gestes, sans cesser pour cela d’être des caractères spécifiques. La connaissance des Idées, aux degrés supérieurs, nous vient, par la peinture, d’un intermédiaire étranger ; mais nous pouvons aussi la recevoir directement, si nous contemplons les plantes d’une manière purement intuitive, si nous observons les animaux ; il faut étudier ces derniers dans leur état naturel de liberté et de santé. La contemplation objective de leurs formes complexes et merveilleuses, de leurs actes et de leurs attitudes, est une leçon riche d’enseignements, prise au grand livre de la nature ; c’est un déchiffrement de la véritable signatura rerum[1] : nous y reconnaissons les degrés et les modalités sans nombre de la manifestation de la volonté ; cette volonté, une et identique dans tous les êtres, ne tend partout qu’à une seule fin qui est de s’objectiver dans la vie et dans l’existence, sous des formes infiniment variées et différentes, résultant de son adaptation aux circonstances extérieures ; ce sont comme les variations nombreuses d’un même thème musical. Si je devais donner au contemplateur une explication concise et suggestive de l’essence intime de tous ces êtres, je ne pourrais mieux faire que de choisir une formule sanscrite qui revient fort souvent dans les livres saints des Hindous et qu’on appelle Malsavakya, la grande parole : Tat twam asi, c’est-à-dire : « Tu es ceci. »

  1. Jacob Bœhm, dans son livre De signatum rerum, ch. I, §§ 15, 16, 17, s’exprime ainsi : « Et il n’est aucune chose dans la nature qui n’exprime aussi à l’extérieur sa forme intérieure. — Chaque chose a une bouche pour se raconter elle-même. — Et c’est là le langage de la nature par lequel chaque chose exprime son essence, se raconte et se révèle soi-même. — Car chaque chose porte la ressemblance de sa mère qui lui a donné l’essence et la volonté comme caractère. »