Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 52

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 52. — La musique. Définition de Leibniz : elle est vraie, mais insuffisante. La musique est en dehors de la hiérarchie des autres arts : elle n’exprime pas les Idées ; elle est, parallèlement aux Idées, une expression de la volonté elle-même. Analogies entre la musique et le monde : la note fondamentale et la matière brute ; la gamme et l’échelle des espèces ; la mélodie et la volonté consciente, etc. La musique n’est pas seulement une arithmétique, elle est une métaphysique.
    Conclusion du livre. En quel sens l’art est la fleur de la vie. 
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§ 52.


Dans ce qui précède, nous avons étudié tous les beaux-arts au point de vue général que nous avons adopté ; nous avons commencé par l’architecture artistique, qui a pour but esthétique d’exprimer la volonté objectivée au plus bas degré qu’il nous soit donné de saisir, à savoir la tendance sourde, inconsciente, nécessaire, de la matière, où déjà cependant percent un antagonisme et une lutte internes dans le combat de la pesanteur contre la résistance ; nous avons terminé par la tragédie, qui nous fait voir, au plus haut degré de cette objectivation, cette même lutte de la volonté avec elle-même, mais avec des proportions et une clarté qui nous effraient ; maintenant, une fois cette revue terminée, nous constatons qu’un art est resté exclu de notre étude, et cela devait arriver fatalement ; car une déduction rigoureuse de ce système ne lui laissait aucune place : c’est la musique. Elle est placée tout à fait en dehors des autres arts. Nous ne pouvons plus y trouver la copie, la reproduction de l’Idée de l’être tel qu’il se manifeste dans le monde ; et d’autre part, c’est un art si élevé et si admirable, si propre à émouvoir nos sentiments les plus intimes, si profondément et si entièrement compris, semblable à une langue universelle qui ne le cède pas en clarté à l’intuition elle-même ! Nous ne pouvons donc pas nous contenter de voir en elle avec Leibniz « exercitium arithmeticæ occultum nescientis se numerare animi »[1]. Leibniz a raison à son point de vue, car il n’en considérait que le sens extérieur, immédiatement apparent, et pour ainsi dire l’écorce. Mais s’il n’y avait rien de plus dans la musique, elle ne nous donnerait que le plaisir d’un problème dont on trouve la solution exacte : ce n’est pas là cette joie profonde qui, nous le sentons, nous émeut jusqu’au fond de notre être. Nous considérons les choses au point de vue esthétique, nous nous proposons d’envisager l’effet esthétique, et à ce point de vue nous devons reconnaître dans la musique une signification plus générale et plus profonde, en rapport avec l’essence du monde et notre propre essence : à cet égard, les proportions mathématiques auxquelles on la peut réduire ne sont plus elles-mêmes qu’un symbole, loin d’être la réalité symbolisée. Elle doit avoir, en quelque façon, avec le monde le rapport du représentant au représenté ; de la copie au modèle : l’analogie avec les autres arts nous permet de l’établir, car tous possèdent ce caractère, et leur action est celle même qu’exerce sur nous la musique dans son ensemble ; mais dans cette dernière, cette action est plus forte, plus rapide, plus infaillible et plus nécessaire. Le rapport de copie à modèle qu’elle a avec le monde doit être très intime, infiniment exact et très précis, car chacun la comprend sans peine, et son exactitude est prouvée par ce fait qu’elle peut se ramener à des règles très rigoureuses, pouvant s’exprimer en chiffres, et dont elle ne peut s’écarter sans cesser d’être la musique. — Néanmoins, il est très difficile de saisir le point commun du monde et de la musique, le rapport d’imitation ou de reproduction qui les unit. L’on a toujours fait de la musique sans se douter de cela ; on se contentait de la comprendre immédiatement, sans chercher à saisir d’une manière abstraite la raison de cette intelligibilité immédiate. — A force de me livrer à l’influence de la musique sous toutes ses formes, et de réfléchir sur cet art, en me reportant toujours aux idées exposées dans ce livre, je suis arrivé à me rendre compte de son essence ; je me suis expliqué la nature de l’imitation qui la met en rapport avec le monde, imitation que l’analogie nous oblige à supposer en elle. Mon explication me satisfait pleinement et elle suffit à mes recherches. Elle sera, j’aime à le croire, tout aussi satisfaisante pour ceux qui m’ont suivi jusqu’ici et qui acceptent mes idées sur le monde. Je dois reconnaître toutefois que la vérité de cette explication est, par nature, impossible à prouver. Elle suppose en effet et établit un lien étroit entre la musique considérée comme art représentatif, et, d’autre part, une chose qui de sa nature ne peut jamais faire l’objet d’une représentation ; bref, mon explication nous oblige à considérer la musique comme la copie d’un modèle qui lui-même ne peut jamais être représenté directement. Je ne puis donc faire rien de plus que d’exposer ici mon explication, qui terminera ce troisième livre consacré spécialement à l’étude des arts, et de m’en remettre au lecteur pour l’approbation ou la condamnation de mes idées. Il me jugera, en partie, d’après le sentiment qu’il a sur la musique, et, en partie, d’après l’opinion qu’il se sera faite sur l’unique pensée qui fait l’objet de mon ouvrage. Au surplus, pour pouvoir accepter mon interprétation avec sincérité et conviction, il faut la méditer avec persévérance, tout en écoutant souvent de la musique, et surtout il est indispensable d’être déjà familiarisé avec la pensée générale de mon livre.

Les Idées (au sens platonicien) sont l’objectivation adéquate de la volonté. Le but de tous les arts est d’exciter l’homme à reconnaître les Idées. Ils y arrivent par la reproduction d’objets particuliers (les œuvres d’art ne sont pas autre chose) et par une modification correspondante du sujet connaissant. Les arts n’objectivent donc pas la volonté directement, mais par l’intermédiaire des Idées. Or, le monde n’est que le phénomène des Idées multiplié indéfiniment par la forme du principium individuationis, seule forme de la connaissance qui soit à la portée de l’individu en tant qu’individu.

Mais la musique, qui va au delà des Idées, est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait pas : on ne peut en dire autant des autres arts. La musique, en effet, est une objectité, une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde, que le sont les Idées elles-mêmes dont le phénomène multiple constitue le monde des objets individuels. Elle n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. C’est pourquoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être. Et comme c’est la même volonté qui s’objective dans l’Idée et dans la musique, quoique différemment dans chacune des deux, il doit exister non pas une ressemblance directe, mais cependant un parallélisme, une analogie entre la musique et les Idées, dont les phénomènes multiples et imparfaits forment le monde visible. Je vais développer maintenant cette analogie : elle servira de commentaire pour éclairer et faire facilement comprendre une explication, rendue si difficile par l’obscurité de notre sujet.

Dans les sons les plus graves de l’échelle musicale, dans la basse fondamentale, nous saisissons l’objectivation de la volonté à ses degrés inférieurs, comme la matière inorganique, la masse planétaire. Les sons aigus, plus légers et plus fugitifs, sont tous, on le sait, des harmoniques accompagnants le son fondamental, et ils résonnent légèrement chaque fois que l’on produit celui-ci. On recommande même, en harmonie, de n’introduire dans un accord que des harmoniques de la note grave fondamentale, de sorte que ces sons résonnent à la fois en tant que sons distincts et en tant qu’harmoniques de la note fondamentale. On peut rapprocher ce fait de ce qui se passe dans la nature : tous les corps et tous les organismes doivent être considérés comme sortis des différents degrés de l’évolution de la masse planétaire qui est à la fois leur support et leur origine : c’est tout à fait le même rapport qui existe entre la basse fondamentale et les notes supérieures. — Il existe une limite inférieure au dessous de laquelle les sons graves cessent d’être perceptibles : de même, la matière ne peut être perçue sans forme et sans qualité ; autrement dit, elle ne peut être perçue que comme manifestation d’une force irréductible, qui est la manifestation de l’Idée ; on peut même dire qu’aucune matière n’est absolument dépourvue de volonté, et de même qu’un son a une hauteur déterminée, de même toute matière représente un degré défini de volonté. La note fondamentale est donc dans l’harmonie ce qu’est dans la nature la matière inorganique, la matière brute, sur laquelle tout repose, de laquelle tout sort et se développe.

Allons plus loin : dans l’ensemble des parties qui forment l’harmonie, depuis la basse jusqu’à la voix qui dirige l’ensemble et chante la mélodie, nous retrouvons l’analogue des Idées, disposées en série graduée, des Idées qui sont l’objectivation de la volonté. Les parties les plus graves répondent aux degrés inférieurs, c’est-à-dire aux corps inorganiques, mais doués déjà de certaines propriétés ; les notes supérieures nous représentent les végétaux et les animaux. — Les intervalles fixes de la gamme répondent aux degrés déterminés de la volonté objectivée, aux espèces déterminées de la nature. Les différences dans les proportions mathématiques des intervalles, venant du tempérament ou du mode, sont analogues aux variations de l’espèce dans l’individu ; et les dissonances radicales, qui n’obéissent à aucun intervalle régulier, doivent être rapprochées des monstres naturels qui tiennent de deux espèces, ou encore de l’homme et de l’animal. — Mais la basse et les parties intermédiaires d’une harmonie n’exécutent pas une mélodie continue comme la partie supérieure qui exécute le chant ; cette dernière seule peut courir librement et légèrement, en faisant des modulations et des gammes : les autres vont plus lentement et ne suivent pas une mélodie continue. C’est la basse qui marche le plus lourdement : elle représente la matière inanimée ; elle ne monte et ne descend que par intervalles considérables : tierces, quartes, ou quintes, mais jamais d’un seul ton, sauf dans le cas de transposition de la basse par double contrepoint. Cette lenteur de mouvements est même pour elle une nécessité matérielle : on ne peut imaginer une gamme rapide ou un trille sur des notes graves. Au dessus de la basse sont des parties de ripieno ou de remplissage ; elles répondent au monde organisé : leur mouvement est plus rapide, mais sans mélodie suivie, et leur marche est dépourvue de sens. Cette marche irrégulière et cette détermination absolue de toutes les parties intermédiaires figurent ce qui a lieu dans le monde des êtres sans raison ; depuis le cristal jusqu’à l’animal le plus élevé, il n’y a pas d’être dont la conscience soit complète et dont l’existence ait par là un sens et une unité ; il n’y en a pas qui parcoure une évolution intellectuelle, ou qui puisse être perfectionné par l’instruction : tous restent sans cesse identiques et invariables, dans la forme que leur imposent les lois fixes de l’espèce.

Vient enfin la mélodie, exécutée par la voix principale, par la voix haute, la voix chantante, la voix qui dirige l’ensemble : elle s’avance librement et capricieusement ; elle conserve d’un bout à l’autre du morceau un mouvement continu, image d’une pensée unique : et nous y reconnaissons la volonté à son plus haut degré d’objectivation, la vie et les désirs pleinement conscients de l’homme. Celui-ci, étant le seul être raisonnable, voit sans cesse devant et derrière lui sur le chemin de la réalité qu’il parcourt et dans le domaine infini des possibilités ; il mène une existence réfléchie, qui par là devient un ensemble bien enchaîné ; c’est ainsi que la mélodie seule a, du commencement à la fin, un développement suivi présentant un sens et une disposition voulus. Aussi représente-t-elle le jeu de la volonté raisonnable, dont les manifestations constituent, dans la vie réelle, la série de nos actes ; elle nous montre même quelque chose de plus : elle nous dit son histoire la plus secrète, elle peint chaque mouvement, chaque élan, chaque action de la volonté, tout ce qui est enveloppé par la raison sous ce concept négatif si vaste qu’on nomme le sentiment, tout ce qui refuse d’être intégré sous les abstractions de la raison. De là vient qu’on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison. Platon la définit : η των μελων κινησις μεμιμηενη, εν τοις παθημασιν οταν ψυχη γινηται, c’est-à-dire le mouvement des airs de musique imitant les passions de l’âme (De legibus, VII) ; et Aristote se demande : δια τι οι ρυθμοι και τα μελη, φωνη ουσα, ηθεσιν εοικε ; ( « comment le rythme, comment les airs musicaux, comment en définitive de simples sons, peuvent-ils arriver à représenter les sentiments ? » ) [Probl., c. 19.]

Il est dans la nature de l’homme de former des vœux, de les réaliser, d’en former aussitôt de nouveaux, et ainsi de suite indéfiniment ; il n’est heureux et calme que si le passage du désir à sa réalisation et celui du succès à un nouveau désir se font rapidement, car le retard de l’une amène la souffrance, et l’absence de l’autre produit une douleur stérile, l’ennui. La mélodie par essence reproduit tout cela : elle erre par mille chemins, et s’éloigne sans cesse du ton fondamental ; elle ne va pas seulement aux intervalles harmoniques, la tierce ou la quinte, mais à tous les autres degrés, comme la septième dissonante et les intervalles augmentés, et elle se termine toujours par un retour final à la tonique ; tous ces écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et son retour à un son harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise la réalisation. Inventer une mélodie, éclairer par là le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains, telle est l’œuvre du génie ; ici plus que partout, il agit manifestement en dehors de toute réflexion, de toute intention voulue ; c’est bien ce que l’on peut appeler une inspiration. Comme dans tous les arts, ici également, le concept est stérile. Le compositeur nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que sa raison ne comprend pas : de même la somnambule dévoile, sous l’influence du magnétiseur, des choses dont elle n’a aucune notion, lorsqu’elle est éveillée. C’est pourquoi, chez le compositeur, plus que chez tout autre artiste, l’homme est entièrement distinct de l’artiste. Nous voyons combien, lors même qu’il s’agit simplement d’expliquer cet art merveilleux, le concept est pauvre et infécond : essayons cependant de poursuivre notre analogie. De même que passer immédiatement d’un souhait à l’accomplissement de ce souhait, puis à un autre souhait, rend l’homme heureux et content, de même une mélodie aux mouvements rapides et sans grands écarts exprime la gaieté. Au contraire une mélodie lente, entremêlée de dissonances douloureuses, et ne revenant au ton fondamental qu’après plusieurs mesures, sera triste et rappellera le retard ou l’impossibilité du plaisir attendu. Voulons-nous avoir dans la mélodie quelque chose d’analogue à la paresse de la volonté, lente à produire un nouveau mouvement ? Voulons-nous, en un mot, exprimer l’accablement ? Pour cela il suffit de prolonger la note fondamentale (ce prolongement devient bientôt d’un effet insupportable) ; et à un degré plus faible, mais assez semblable encore, il suffit, pour exprimer la même chose, d’un chant monotone et insignifiant. Les motifs, courts et faciles, d’un air de danse rapide semblent nous parler d’un bonheur vulgaire et facile. L’allegro maestoso, avec ses longs motifs, ses longues périodes et ses écarts lointains, nous décrit les grandes et nobles aspirations vers un but éloigné, ainsi que leur satisfaction finale. L’adagio raconte les souffrances d’un cœur bien né et haut placé, dédaigneux de tout bonheur mesquin. Mais ce qui tient vraiment de la magie, c’est l’effet des modes majeur et mineur. N’est-il pas merveilleux de voir que le simple changement d’un demi-ton, que la substitution de la tierce mineure à la majeure, fait naître en nous, sur-le-champ et infailliblement, un sentiment de pénible angoisse d’où le mode majeur nous tire non moins subitement ? L’adagio arrive, par ce mode mineur, à exprimer la douleur extrême ; il devient une plainte des plus émouvantes. L’air de danse en mineur semble raconter la perte d’un bonheur frivole et qu’on devrait mépriser, ou bien encore il semble dire qu’au prix de mille peines et de mille tracas, on a atteint un but misérable. Le nombre inépuisable des mélodies possibles correspond à l’inépuisable variété d’individus, de physionomies et d’existences que produit la nature. Le passage d’une tonalité à une tonalité différente, brisant tout lien avec la tonalité précédente, ressemble à la mort en tant qu’elle détruit l’individu ; mais la volonté qui se manifestait dans celui-ci continue de vivre et se manifeste dans d’autres individus, dont la conscience cependant ne continue pas celle du premier.

Tout en exposant ces analogies, je ne dois pas cependant négliger de rappeler que la musique n’a avec ces phénomènes qu’un rapport indirect, car elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même. Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur, effroi, enchantement, gaieté ou calme d’esprit. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. Elle nous donne leur essence sans aucun accessoire, et, par conséquent aussi, sans leurs motifs. Et pourtant, nous la comprenons très bien, quoiqu’elle ne soit qu’une subtile quintessence. De là vient que l’imagination est si facilement éveillée par la musique. Notre fantaisie cherche à donner une figure à ce monde d’esprits, invisible et pourtant si animé, si remuant, qui nous parle directement ; elle s’efforce de lui donner chair et os, c’est-à-dire de l’incarner dans un paradigme analogue, tiré du monde réel. Telle est l’origine du chant avec paroles et de l’opéra ; on voit par là que les paroles du chant et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordination pour s’emparer du premier rang, ce qui transformerait la musique en un simple moyen d’expression ; il y aurait là une énorme sottise et une absurdité. La musique, en effet, n’exprime de la vie et de ses événements que la quintessence ; elle est le plus souvent indifférente à toutes les variations qui s’y peuvent présenter. Cette généralité, conciliée avec une rigoureuse précision, est la propriété exclusive de la musique ; c’est là ce qui lui donne une si haute valeur et en fait le remède de tous nos maux. Par suite, si la musique s’efforçait trop de s’accommoder aux paroles, de se prêter aux événements, elle aurait la prétention de parler un langage qui ne lui appartient pas. Aucun compositeur n’a mieux que Rossini échappé à ce défaut : voilà pourquoi la musique de ce maître parle sa langue propre d’une manière si pure et si nette qu’elle n’a que faire du libretto et qu’il suffit des instruments de l’orchestre pour en faire valoir l’effet. De ces considérations il résulte que nous pouvons regarder le monde phénoménal ou nature, d’une part, et la musique, de l’autre, comme deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie et que par suite il est indispensable de connaître, si l’on veut saisir cette analogie. La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières. Mais la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction ; elle est d’une tout autre nature ; elle s’allie à une précision et à une clarté absolues. Elle ressemble en cela aux figures géométriques et aux nombres ; ceux-ci, en effet, ont beau être les formes générales de tous les objets possibles de l’expérience, applicables a priori à toute chose ; ils n’en sont pas moins nullement abstraits, mais au contraire intuitifs et parfaitement déterminés. Toutes les aspirations de la volonté, tout ce qui la stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui agite notre cœur, tout ce que la raison range sous le concept vaste et négatif de « sentiment », peut être exprimé par les innombrables mélodies possibles ; malgré tout, il n’y aura jamais là que la généralité de la forme pure, la matière en sera absente ; cette expression sera fournie toujours quant à la chose en soi, non quant au phénomène ; elle donnera en quelque sorte l’âme sans le corps. Ce rapport étroit entre la musique et l’être vrai des choses nous explique le fait suivant : si, en présence d’un spectacle quelconque, d’une action, d’un événement, de quelque circonstance, nous percevons les sons d’une musique appropriée, cette musique semble nous en révéler le sens le plus profond, nous en donner l’illustration la plus exacte et la plus claire. Ce même rapport explique également cet autre fait : pendant que nous sommes tout occupés à écouter l’exécution d’une symphonie, il nous semble voir défiler devant nous tous les événements possibles de la vie et du monde ; pourtant, si nous y réfléchissons, nous ne pouvons découvrir aucune analogie entre les airs exécutés et nos visions. Car, nous l’avons dit, ce qui distingue la musique des autres arts, c’est qu’elle n’est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquate de la volonté ; elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté ; nous comprenons désormais comment il se fait que la musique donne directement à tout tableau, à toute scène de la vie ou du monde réel, un sens plus élevé ; elle le donne, il est vrai, d’autant plus sûrement que la mélodie elle-même est plus analogue au sens intime du phénomène présent. Voilà aussi pourquoi l’on peut adapter indifféremment à une composition musicale une poésie que l’on doit chanter, ou bien une scène visible telle qu’une pantomime, où encore tous les deux ensemble, comme l’on fait dans un libretto d’opéra. De pareilles scènes de la vie humaine, soumises à être exprimées par la langue universelle de la musique, ne sont jamais en connexion nécessaire ni même en correspondance absolue avec elle ; leur relation est celle d’un exemple arbitrairement choisi avec un concept général : elles représentent avec la précision de la réalité ce que la musique énonce avec la généralité de la pure forme. Car, de même que les notions générales, les mélodies sont dans une certaine mesure une quintessence de la réalité. La réalité, c’est-à-dire le monde des choses particulières, fournit l’intuitif, l’individuel, le spécial, le cas isolé, tant pour la généralisation des concepts que pour celles des mélodies, bien que ces deux sortes de généralités soient, à certains égards, contraires l’une à l’autre ; les concepts, en effet, contiennent uniquement les formes extraites de l’intuition et en quelque sorte la première dépouille des choses ; ils sont donc des abstractions proprement dites, au lieu que la musique nous donne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le cœur des choses. On pourrait fort bien caractériser ce rapport en faisant appel au langage des scolastiques : on dirait que les concepts abstraits sont les universalia post rem, que la musique révèle les universalia ante rem, et que la réalité fournit les universalia in re. Un chant adapté à certaines paroles peut, tout en conservant l’intention générale de son auteur, convenir également à d’autres mots non moins arbitrairement choisis, qui correspondront non moins exactement à ce qu’il exprime d’une façon générale : l’on peut ainsi faire plusieurs strophes pour la même mélodie ; c’est ce qui a engendré le vaudeville. S’il est vrai qu’en général il puisse exister un rapport quelconque entre une composition musicale et une représentation intuitive, cela vient, comme nous l’avons dit, de ce qu’elles ne sont l’une et l’autre que des expressions diverses de l’être toujours identique du monde. Si, dans un cas donné, cette relation est réelle, c’est-à-dire si le compositeur a su rendre dans la langue universelle de la musique les mouvements de volonté qui constituent la substance d’un événement, la mélodie du chant, la musique de l’opéra sont expressives. Mais il faut que l’analogie trouvée par le compositeur soit sortie d’une connaissance immédiate de la nature du monde, connaissance que la raison elle-même ne possède point ; cette analogie ne doit pas être une imitation, obtenue par l’intermédiaire de concepts abstraits ; elle ne doit pas être l’œuvre d’une intention réfléchie : autrement la musique n’exprimerait plus l’être intime, la volonté, elle ne ferait qu’imiter imparfaitement le phénomène de la volonté ; c’est, à vrai dire, le cas de toute musique imitative, par exemple des Saisons de Haydn, et de sa Création, où dans plusieurs passages il imite d’une manière directe des phénomènes du monde matériel ; à la même classe se rattachent également tous les morceaux de musique guerrière : il ne faut rien admettre de tout cela dans le domaine de l’art.

Il y a dans la musique quelque chose d’ineffable et d’intime ; aussi passe-t-elle près de nous semblable à l’image d’un paradis familier quoique éternellement inaccessible ; elle est pour nous à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable ; cela tient à ce qu’elle nous montre tous les mouvements de notre être, même les plus cachés, délivrés désormais de cette réalité qui les déforme et les altère. De même, si elle a pour caractère propre d’être sérieuse et n’admet en aucune manière l’élément risible, c’est qu’elle n’a pas pour objet la représentation, — la représentation seule entraîne l’erreur et le ridicule ; — elle a, au contraire, directement pour objet la volonté, chose essentiellement sérieuse, puisque d’elle tout dépend. Voulez-vous mieux comprendre la valeur substantielle et significative du langage musical, songez aux signes des reprises et aux da capo ; supporteriez-vous dans le langage articulé ces répétitions qui ont en musique leur raison d’être et leur utilité ? C’est que, pour bien comprendre cette langue de la musique, il la faut entendre deux fois.

Par ces réflexions sur la musique j’ai tâché de prouver que, dans une langue éminemment universelle, elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde, en un mot, ce que nous concevons sous le concept de volonté, parce que la volonté en est la plus visible manifestation. Je suis persuadé d’autre part que la philosophie, comme j’ai tâché de le prouver, doit être une exposition, une représentation complète et précise de l’essence du monde saisie en des notions très générales qui seules en peuvent embrasser vraiment l’ampleur. En conséquence, si l’on est allé jusqu’au bout de mes recherches, et si l’on admet mes conclusions, on ne se récriera pas en m’entendant affirmer qu’il est possible d’expliquer ainsi la musique tout entière, et dans son ensemble et dans ses détails. Si donc nous énoncions et développions en concepts ce qu’elle exprime à sa façon, nous aurions par le fait même l’explication raisonnée et l’exposition fidèle du monde exprimée en concepts, ou du moins quelque chose d’équivalent. Là serait la vraie philosophie. Rappelons maintenant cette définition qu’a donnée Leibniz de la musique et que nous avons rapportée plus haut. Elle est, au point de vue un peu inférieur choisi par Leibniz, absolument exacte ; mais si nous nous plaçons à notre point de vue, lequel est infiniment plus élevé, nous pourrons dire en la modifiant : « Musica est exercitium metaphysices occultum nescientis se philosophari animi. » Scire, savoir, c’est en effet saisir les choses en des notions abstraites. Allons plus loin. Grâce à l’aphorisme de Leibniz, dont la justesse a été surabondamment confirmée, la musique, abstraction faite de sa valeur esthétique et interne, la musique, considérée d’une manière purement extérieure et empirique, n’est pour nous qu’un procédé qui permet de saisir sans intermédiaire et in concreto des nombres très grands et les rapports très compliqués qui les relient, alors que les uns et les autres ne pourraient sans la musique être immédiatement compris, c’est-à-dire être compris sans passer par l’abstraction. Faisons-nous, avec ces deux points de vue si différents, mais justes tous deux, une conception qui rende possible une philosophie des nombres semblable à celle de Pythagore ou bien encore à celle des Chinois dans le Yi-King : nous aurons alors l’explication de cette proposition des Pythagoriciens rapportée par Sextus Empiricus : τω αριθμω δε τα παντ’επεοικεν (numero cuncta assimilantur)[2]. Appliquons enfin à l’explication que j’ai donnée plus haut de la mélodie et de l’harmonie cette manière de voir : nous aurons une philosophie purement morale, une philosophie qui ne s’inquiète pas d’expliquer la nature, telle enfin que la rêvait Socrate, analogue en somme à cette mélodie sans harmonie que demandait Rousseau. Par contre, un système physique et métaphysique sans morale correspond à une simple harmonie sans mélodie. — Qu’on me permette d’ajouter à ces considérations incidentes quelques observations sur l’analogie qui existe entre la mélodie et le monde des phénomènes. Nous avons vu dans le livre précédent que le degré le plus élevé de l’objectivation de la volonté, que l’homme ne pouvait apparaître isolé et sans support, mais qu’il supposait les degrés inférieurs de l’objectivation, et qu’à son tour chacun de ces degrés exige pour support les degrés placés au-dessous de lui ; ainsi la musique, semblable au monde, est une objectivation de la volonté, et, pour être parfaite, elle exige une complète harmonie. À la voix haute qui dirige tout, il faut, pour qu’elle puisse produire son plein effet, l’accompagnement de toutes les voix, toutes à partir de la basse la plus profonde, qui est, en quelque sorte, leur commune origine. La mélodie concourt ici à l’harmonie ; elle en est partie intégrante ; réciproquement l’harmonie concourt à la mélodie. Ainsi l’ensemble complet de toutes les voix est la condition nécessaire pour que la musique arrive à exprimer tout ce qu’elle veut exprimer ; de même la volonté, hors du temps et dans son unité, ne saurait trouver son objectivation parfaite que dans l’ensemble complet de toutes les séries d’êtres qui manifestent son essence à des degrés de netteté qui sont innombrables.

Voici une autre analogie qui n’est pas moins surprenante. Dans le livre précédent nous avons trouvé que, malgré la convenance réciproque des manifestations de la volonté, considérées en tant qu’espèces, — convenance d’où l’hypothèse téléologique a pris naissance, — il existe cependant entre ces phénomènes, considérés en tant qu’individus, une lutte éternelle qui se poursuit à travers tous les degrés de la hiérarchie, et cette lutte fait du monde le théâtre d’une guerre incessante, entre les manifestations d’une volonté toujours une et toujours la même ; elle montre nettement l’antagonisme de cette volonté avec elle-même. La musique a quelque chose d’analogue. Au point de vue physique, comme au point de vue mathématique, un système de sons absolument purs et harmoniques est impossible. Les nombres par lesquels on peut exprimer les sons ne sont rationnellement pas réductibles. On ne saurait calculer de gamme où le rapport au ton fondamental soit 2/3 pour la quinte, 4/5 pour la tierce majeure, 5/6 pour la tierce mineure, etc. En effet, si, par rapport à la fondamentale, les degrés sont justes, ils ne le seront plus entre eux ; car, même dans ce cas, la quinte n’en devrait pas moins être la tierce mineure de la tierce ; ces degrés sont comme des acteurs qui doivent jouer tantôt un rôle et tantôt l’autre. On ne peut donc concevoir, encore moins réaliser, de musique absolument juste ; pour être possible, toute harmonie s’éloigne plus ou moins de la parfaite pureté. Pour dissimuler les dissonances qui lui sont, par essence, inhérentes, l’harmonie les répartit entre les différents degrés de la gamme. C’est ce qu’on appelle le tempérament (voir, à ce sujet, l’Acoustique de Chladni, § 30, et le Court Aperçu sur la théorie des sons et de l’harmonie, p. 12, du même auteur)[3].

J’aurais encore bien des choses à dire sur la façon dont est perçue la musique ; je pourrais montrer qu’elle est perçue dans le temps et par le temps ; l’espace, la causalité, — par suite l’entendement, — n’y ont aucune part. Semblable à une intuition, l’impression esthétique des sons n’est produite que par l’effet ; nous n’avons pas besoin de remonter à la cause. — Mais je ne veux pas prolonger davantage cette étude ; car, au gré du lecteur, peut-être ce troisième livre est-il déjà trop long, peut-être suis-je entré dans des détails trop minutieux. Cependant mon but m’y invitait, et l’on sera d’autant plus porté à m’excuser que l’on saisira mieux l’importance souvent méconnue et la haute dignité de l’art : n’oublions pas que, selon notre système, le monde tout entier n’est que l’objectivation, le miroir de la volonté, qu’il accompagne celle-ci pour l’amener à se connaître soi-même, pour lui donner, comme nous le verrons, une possibilité de salut ; n’oublions pas non plus que, d’autre part, le monde considéré comme représentation, quand on le contemple isolé, quand on s’affranchit soi-même de la volonté, quand on abandonne sa conscience tout entière à la représentation, devient la consolation et le seul côté innocent de la vie. Alors nécessairement, nous en arrivons à considérer l’art comme l’épanouissement suprême et achevé de tout ce qui existe, puisque par essence il nous procure la même chose que ce que nous montre le monde visible, mais plus condensé, plus achevé, avec choix et réflexion, et que par suite nous pouvons l’appeler la floraison de la vie, dans toute l’acception du mot. Si le monde considéré comme représentation n’est dans son ensemble que la volonté, devenue sensible, l’art est précisément cette sensibilité rendue plus nette encore ; c’est la chambre noire qui montre les objets plus distinctement, qui les fait plus facilement saisir d’un coup d’œil, c’est le spectacle dans un spectacle, la scène sur la scène, comme dans Hamlet.

Le plaisir esthétique, la consolation par l’art, l’enthousiasme artistique qui efface les peines de la vie, ce privilège spécial du génie qui le dédommage des douleurs dont il souffre davantage à mesure que sa conscience est plus distincte, qui le fortifie contre la solitude accablante à laquelle il est condamné au sein d’une multiplicité hétérogène, — tout cela vient de ce que, comme nous le montrerons plus loin, d’une part, « l’essence » de la vie, la volonté, l’existence elle-même est une douleur constante, tantôt lamentable et tantôt terrible ; et de ce que, d’autre part, tout cela, envisagé dans la représentation pure ou dans les œuvres d’art, est affranchi de toute douleur et présente un imposant spectacle. Ce côté purement connaissable du monde, sa reproduction par l’art sous une forme quelconque, est la matière sur laquelle travaille l’artiste. Il est captivé par la contemplation de la volonté dans son objectivation ; il s’arrête devant ce spectacle, ne se lassant pas de l’admirer et de le reproduire, mais, pendant ce temps, c’est lui-même qui fait les frais de la représentation ; en d’autres termes, il est lui-même cette volonté qui s’objective et qui reste seule avec son éternelle douleur. Cette connaissance pure, profonde et vraie de la nature du monde devient elle-même le but de l’artiste de génie : il ne va pas plus loin. Aussi ne devient-elle pas, comme il arrive pour le saint, parvenu à la résignation, et que nous considérerons dans le livre suivant, un « calmant » de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts : ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est qu’une consolation provisoire pendant la vie, jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa force augmentée et, d’autre part, lassé de ce jeu, il en vienne aux choses sérieuses. La Sainte Cécile de Raphaël peut être prise comme symbole de ce changement. Et nous aussi maintenant, dans le livre suivant, nous allons nous tourner vers le sérieux.

  1. Leibniz, Lettres, collection Kortholt : lettre 154. (Note de Schopenhauer)
  2. Adversus mathem., liv. VII.
  3. Voir ici le chapitre XXXIX des Suppléments. (Note de l’auteur.)