Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 55

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 55. — Du caractère. Comment il sert à concilier la liberté du vouloir avec le déterminisme du phénomène. Le caractère intelligible : il est antérieur à l’intelligence ; il est libre. Le caractère empirique : comment l’intelligence, par les motifs, agit sur lui. De la délibération. Le caractère empirique est invariable. Cette maxime ne justifie pas le fatalisme paresseux. Le caractère acquis : comment l’homme peut prendre connaissance peu à peu de son caractère empirique. Sagesse et avantages qui résultent de cette connaissance. 
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§ 55


La volonté, en elle-même, est libre : c’est ce qui suit d’abord de sa nature, si, comme nous le prétendons, elle est la chose en soi, le fond de tout phénomène. Le phénomène est, au contraire, nous le savons, entièrement soumis au principe de raison suffisante, aux quatre formes de ce principe ; et comme, nous le savons encore, est nécessaire tout ce qui découle d’un principe donné, ces deux notions se convertissant l’une dans l’autre, dès lors tout ce qui tient au phénomène, tout ce qui est objet de connaissance pour l’individu, est, d’une part, principe, et, de l’autre, conséquence, et, en cette dernière qualité, étant déterminé nécessairement, ne peut être à aucun égard autre qu’il n’est. Tout ce qui compose la nature, tous les phénomènes qui en font partie, sont par suite soumis à une nécessité absolue, et cette nécessité, on en peut découvrir la marque dans chaque partie du monde, dans chaque phénomène, dans chaque accident : car toujours il y a un principe, qu’on pourrait découvrir, et d’où la chose découlerait comme une conséquence. C’est une loi sans exception, une application immédiate du principe de raison suffisante, qui est universel. Mais d’un autre côté, ce même monde, à notre sens, considéré dans tous ses phénomènes, est une manifestation de la volonté : or celle-ci n’est elle-même ni phénomène, ni représentation, ni objet, elle est la chose en soi, et par suite elle échappe au principe de raison suffisante, cette loi formelle de tout ce qui est objet ; pour elle il n’est pas de principe d’où elle puisse se déduire et qui la détermine ; pour elle pas de nécessité : elle est libre. Telle est la notion de liberté, notion essentiellement négative, réduite qu’elle est à être la négation de la nécessité, la négation du lien de conséquence à principe, tel que l’impose le principe de raison suffisante. — Ici nous découvrons, et comme en pleine lumière, le lieu où se réconcilient les deux grands adversaires, où s’unissent la liberté et la nécessité, union dont on a tant parlé de notre temps, et jamais toutefois, autant que je puis savoir, d’une façon claire et précise. Toute chose est, d’une part, phénomène, objet, et, en cette qualité, elle est nécessitée, de l’autre, en soi, elle est la volonté, et, comme telle, libre de toute éternité. Le phénomène, l’objet est déterminé, fixé immuablement à sa place dans la chaîne des causes et des effets, et cette chaîne n’est pas de celles qui se brisent. Mais l’existence même de cet objet, prise d’ensemble, et sa façon d’être, autrement dit l’Idée qui se révèle en lui, son caractère enfin, est la manifestation directe de la volonté. En vertu de la liberté, qui est le propre de la volonté, l’objet aurait pu ne pas exister ou bien être, dès l’origine et dans son essence même, tout différent ; mais alors aussi la chaîne entière dont il est un anneau, et qui est elle-même la forme visible de cette volonté, devrait être toute différente ; de plus, du moment qu’il est réel, il est pris dans la série des causes et des effets, il s’y trouve déterminé nécessairement, et ne peut plus devenir un autre, c’est-à-dire changer, ni sortir de sa série, c’est-à-dire disparaître. Maintenant, l’homme est, comme tout autre être de la nature, une manifestation de la volonté : on peut donc lui appliquer tout ce qui précède. Toute chose, dans le monde, a ses qualités et ses forces, qui à chaque sollicitation d’une espèce déterminée répondent par une réaction déterminée aussi : ces qualités constituent son caractère ; de même l’homme a son caractère ; de ce caractère les motifs font sortir ses actes, et cela d’une façon nécessaire. Sa conduite révèle par elle-même son caractère empirique ; celui-ci, à son tour, son caractère intelligible ; c’est-à-dire la volonté en soi dont il est le phénomène.

Or l’homme est, de toutes les formes visibles prises par la volonté, la plus parfaite : pour subsister, il lui fallait, je l’ai fait voir dans mon second livre, une intelligence si supérieure, si éclairée, qu’elle fût digne de créer une véritable reproduction de l’essence même de l’univers, sous forme de représentation : tel est en effet l’acte par lequel elle saisit les Idées ; alors elle est le pur miroir du monde, comme on l’a appris dans le livre III. En l’homme donc, la volonté peut parvenir à une pleine conscience d’elle-même, à une claire et entière connaissance de son propre être, de cet être qui a pour reflet l’univers pris en son entier. C’est quand la connaissance s’élève effectivement à cette hauteur, qu’on en voit sortir, par une éclosion décrite au livre précédent, l’art lui-même. A la fin de nos spéculations, d’ailleurs, nous arriverons à une conclusion, rendue possible par la connaissance, chez l’être qui manifeste le plus parfaitement la volonté : cette conclusion, c’est la suppression et la négation de cette même volonté : il suffit qu’elle dirige sur elle-même la lumière de cette connaissance. De cette façon la liberté, bien que d’ailleurs reléguée hors du monde des phénomènes, en sa qualité d’attribut de la volonté, arrive pourtant, dans ce cas unique, à pénétrer dans ce monde même : en effet, elle supprime l’être qui sert de base au phénomène ; et comme celui-ci persiste alors même à travers le temps, il en résulte une contradiction du phénomène avec lui-même, et ainsi la liberté fait naître au jour ces phénomènes, la sainteté et l’abnégation. Mais ce sont toutes choses qui ne seront pas entièrement claires avant la fin de ce livre. — Provisoirement nous ne tirons de là qu’un enseignement général sur la façon dont l’homme se distingue entre tous les phénomènes de la volonté : en lui seul en effet la liberté, l’indépendance à l’égard du principe de raison suffisante, cet attribut réservé à la chose en soi et qui répugne au phénomène, a cependant chance d’intervenir jusque dans le phénomène ; d’une seule manière, il est vrai : en produisant au jour une contradiction du phénomène avec lui-même. En ce sens, ce n’est plus la seule volonté en soi, c’est encore l’homme qui mérite le nom de libre, et cela le met à part de tous les autres êtres. Comment d’ailleurs faut-il l’entendre ? C’est ce que la suite seule éclaircira ; pour le moment nous ne pouvons en tenir compte. D’abord en effet, un danger à éviter, ce serait d’affaiblir dans les esprits la notion de la nécessité comme maîtresse des actions de l’individu, de chaque homme en particulier ; d’aller la croire moins rigoureuse que dans le rapport de cause à effet, ou de principe à conséquence. La liberté qui appartient à la volonté ne s’étend point, — sauf le cas tout exceptionnel ci-dessus signalé, — d’une façon directe à ses phénomènes, non pas même chez l’être où le phénomène devient le plus transparent du monde, chez l’animal raisonnable doué d’un caractère individuel, c’est-à-dire chez la personne morale. Elle a beau être le phénomène d’une volonté libre, elle-même jamais n’est libre : et en effet, justement elle est le phénomène de cette volonté libre, phénomène déterminé d’avance, et qui, soumis qu’il est à la forme de tout objet, au principe de raison suffisante, pour manifester l’unité de cette volonté, la détaille en une multiplicité d’actions ; cette unité même de la volonté, qui, prise en soi, est extérieure au temps, se comporte avec la régularité d’une force naturelle. Maintenant, dans la personne et dans sa conduite, c’est en somme cette volonté libre qui se manifeste, et la conscience le sait bien : par suite, et c’est ce que j’ai dit au livre II, chacun de nous, a priori et tant qu’il obéit au premier mouvement de la nature, se juge libre même dans chacune de ses actions particulières ; c’est seulement a posteriori, par expérience et par réflexion, qu’il reconnaît la nécessité absolue de son action et comment elle jaillit du choc de son caractère avec les motifs. Et voilà bien pourquoi, plus un esprit est grossier, assujetti aux inspirations de l’instinct, plus il met de chaleur à plaider la thèse de la liberté présente jusque dans les actions particulières, tandis que les plus puissants esprits de tous les temps l’ont niée : autant en firent, au reste, les religions dont le sens est le plus profond. Et quand on a reconnu, à la lumière de l’évidence, que l’être de l’homme, au fond c’est la volonté, que l’homme lui-même n’est que l’apparence revêtue par cette volonté, que cette apparence enfin doit nécessairement avoir pour loi formelle le principe de raison suffisante, sans quoi elle ne tomberait même pas sous l’intelligence du sujet, alors on est aussi peu capable d’émettre un doute sur la nécessité de l’acte que sur l’égalité de la somme des trois angles d’un triangle à deux droits. — Déjà Priestley, dans sa Doctrine of philosophical necessity (Théorie de la nécessité au sens philosophique), a très convenablement exposé le déterminisme auquel obéissent les actes particuliers ; mais quant à la coexistence de ce déterminisme avec la liberté dont jouit la volonté prise en soi et hors du monde des apparences, c’est Kant le premier, et le mérite n’en est pas petit, qui en a fait la preuve[1] ; c’est lui qui a établi la distinction entre les deux caractères, l’intelligible et l’empirique, distinction qui est à conserver, selon moi : le premier n’est autre que la volonté, comme chose en soi, se manifestant en un individu déterminé, et jusqu’à un certain degré ; le second, c’est cette manifestation même, qui se déploie dans la conduite de l’individu, selon la loi du temps, et puisqu’elle se matérialise en lui, selon la loi de l’espace. Le meilleur biais pour faire saisir les rapports des deux ensemble, c’est celui que j’ai pris dans l’essai qui sert d’introduction à cet ouvrage : il faut prendre le caractère intelligible en chacun de nous comme un acte de volonté, extérieur au temps, donc indivisible et inaltérable ; cet acte, déployé dans le temps et l’espace et selon toutes les formes du principe de raison suffisante, analysé et par là manifesté, c’est le caractère empirique, qui se révèle aux yeux de l’expérience par toute la conduite et par tout le cours de la vie de l’individu dont il s’agit. Un arbre n’est en son entier que la manifestation toujours répétée d’un seul et même effort, dont la première et la plus simple forme visible est la fibre ; celle-ci ensuite, s’associant à ses pareilles, donne la feuille, le pétiole, le rameau, le tronc, et dans chacun de ces produits on reconnaît aisément le même effort ; eh bien, les actes d’un homme ne sont pareillement que la traduction répétée, variée seulement pour la forme, de son caractère intelligible, et c’est par l’observation de l’ensemble de ces actes, suivie d’induction, qu’on arrive à déterminer son caractère empirique. — Mais je ne veux pas ici refaire l’exposition qu’a donnée Kant : elle est de main de maître, et je préfère la supposer connue.

En 1840, j’ai traité la question, si grave, de la liberté du vouloir, à fond et au long : ce fut dans mon mémoire couronné, dont c’est là le titre même ; j’y ai notamment découvert la cause de l’illusion qui fait croire à l’existence d’une absolue liberté du vouloir, saisissable pour l’expérience, bref, d’un liberum arbitrium indifferentiæ, que l’on se figure atteindre par la conscience même : c’était là le point proposé, et la question était habilement choisie. Je renvoie donc le lecteur à cet écrit, et aussi au § 10 du mémoire que j’ai publié en même temps, les réunissant sous ce titre : Les deux problèmes fondamentaux de la morale ; j’avais donné dans ma première édition du présent ouvrage, et en cet endroit-ci, une explication du déterminisme des actes de volonté ; elle était encore imparfaite, et je la laisse de côté. A la place, je vais en quelques mots d’analyse éclaircir l’illusion dont il vient d’être question ; cette analyse suppose le dix-neuvième chapitre de mes Suppléments, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pu la donner dans le mémoire susdit.

Il faudrait noter d’abord que, la volonté étant la vraie chose en soi, et par là une réalité primitive et indépendante dans toute la force du terme, la conscience inévitablement doit avoir le sentiment de ce qu’il y a là d’original et de proprement actif ; mais laissons cela. Ce qui produit l’illusion d’une liberté empirique de la volonté (c’est là l’apparence qui se substitue à la liberté transcendantale, la seule véritable), et par là d’une liberté attribuée aux actes particuliers, c’est, — je l’ai montré dans le deuxième volume, chapitre XIX, notamment au n° 3, — c’est la situation de l’entendement en présence de la volonté, son état d’isolement et de subordination. L’entendement en effet ne connaît les décisions de la volonté que par expérience, a posteriori. Aussi, au moment du choix, n’a-t-elle rien pour l’éclairer sur la décision à prendre. Le caractère intelligible, qui fait qu’étant donnés les motifs, une seule détermination est possible, bref ce qui rend cette détermination nécessaire, ne tombe pas sous le regard de l’intellect : c’est le caractère empirique seul qui lui est connu, et d’une façon successive, acte par acte. Aussi la conscience dans son rôle de faculté de connaître, l’intellect en un mot, se figure, dans chaque cas proposé, que deux partis contraires s’offrent à la volonté, également possibles l’un et l’autre. C’est comme si, en présence d’une balance dont le fléau vertical, d’abord en équilibre, serait sur le point d’osciller, on disait : « Il peut incliner finalement à droite, ou bien à gauche ; » cette « possibilité » n’aurait de sens qu’au regard du sujet ; il faut sous-entendre : « eu égard aux données à nous connues ; » car, dans la réalité objective, le côté où se fera la chute est déterminé avec nécessité, dès que commence l’oscillation. De même aussi, la décision de la volonté proprement dite n’est indéterminée que pour le spectateur, c’est-à-dire pour l’intellect ; l’indétermination est donc toute relative au sujet, au sujet de la connaissance s’entend ; en soi, objectivement, dans tout choix que l’on fait, la décision est déterminée et nécessaire à la fois. Seulement, cette nécessité, avant de tomber sous la conscience, il faut qu’elle se manifeste par la décision qui en résulte. Une preuve d’ordre expérimental et qui vient à l’appui, c’est ce qui arrive, en présence d’un choix difficile et important qu’il s’agit de faire, en tenant compte d’une condition qui n’est pas encore réalisée, et qui est simplement attendue ; on n’a rien à faire pour le moment, sinon de se tenir tranquille. Alors nous réfléchissons sur le parti à prendre, à l’instant où se réaliseront les circonstances qui laisseront le champ ouvert à notre activité libre, à notre décision. D’ordinaire deux voix s’élèvent : celle de la réflexion raisonnée, et qui voit de loin, et celle de l’instinct qui vise directement son but. Or, tant que nous restons enchaînés, passifs, la raison semble résolue à avoir le dessus ; seulement nous devinons combien l’autre parti tirera dans son sens, au moment de l’action. Jusque-là, nous n’avons qu’un souci : c’est de considérer bien froidement le pour et le contre, de mettre en une lumière, la plus claire possible, les motifs des deux partis, afin que tous puissent peser de tout leur poids sur la volonté, quand viendra l’instant, afin aussi que l’intellect n’ait point à se reprocher d’avoir jeté la volonté dans un parti qu’elle n’aurait pas pris, si toutes les raisons avaient été à même d’agir. Maintenant, cette division si nette des motifs en deux camps, voilà le seul moyen qu’ait l’intellect d’agir sur la décision. Quant au choix en lui-même, il l’attend aussi passivement, avec une curiosité non moins éveillée, que s’il s’agissait de la volonté d’un étranger. À son point de vue donc, les deux décisions doivent paraître également possibles : et voilà justement l’illusion de la liberté empirique du vouloir. La décision ne se révèle dans le domaine de l’intellect que par la pure expérience : pour elle, c’est le coup final. Mais ce coup résulte de la constitution intime de l’être, de son caractère intelligible, de sa volonté enfin, entrant en conflit avec les circonstances : le résultat est donc tout à fait nécessaire. L’intellect ici ne peut qu’une chose, éclaircir la nature des motifs de tous les côtés et jusque dans les recoins ; quant à déterminer la volonté en elle-même, c’est là ce qui le dépasse : la volonté lui est impénétrable, bien plus, inaccessible.

Pour qu’un homme pût, en des circonstances toutes pareilles, agir une fois d’une façon, une fois de l’autre, il faudrait qu’elle-même, dans l’intervalle, sa volonté eût changé ; donc elle devrait être dans la région du temps, car c’est là seulement que le changement est possible ; et alors encore, ou bien la volonté serait un pur phénomène, ou bien le temps serait un caractère inhérent aux choses en elles-mêmes. Le fond de la question de la liberté dans les actes, du liberum arbitrium indifferentiae, c’est ainsi la question de savoir si la volonté réside dans le temps, ou non. Si donc, comme il est nécessaire de le croire dans la doctrine de Kant, et aussi dans mon explication des choses, la volonté est la chose en soi, étrangère au temps, à toutes les formes du principe de raison suffisante, alors d’abord l’individu doit, dans des cas identiques, agir toujours identiquement, et une seule mauvaise action est le gage infaillible d’une infinité d’autres que l’individu devra accomplir et ne pourra pas ne pas accomplir ; et de plus, comme le dit encore Kant, pour qui saurait à fond le caractère empirique et les motifs d’un homme, la prévision de toute sa conduite à venir serait un problème du même ordre que le calcul d’une éclipse de soleil ou de lune. Si la nature est conséquente, le caractère l’est aussi : nulle action ne doit arriver, sinon conformément à ce qu’exige le caractère, de même que tout phénomène est conforme à une loi de la nature ; la cause, ici, et le motif, là, ne sont que les causes occasionnelles, je l’ai fait voir dans la seconde partie de cet ouvrage. La volonté, dont tout l’être et toute la vie de l’homme ne sont qu’une manifestation, ne peut se démentir dans un cas particulier ; et ce que l’homme veut une fois pour toutes, il le voudra aussi en chaque cas particulier.

La croyance en une liberté empirique de la volonté, en une liberté d’indifférence, tient de fort près à la théorie qui fait résider l’essence de l’homme dans une âme, celle-ci étant avant tout, un être capable de connaissance, bien plus, de pensée abstraite, et ensuite seulement et par suite, capable de volonté : en sorte qu’on relègue la volonté à un rang secondaire, rang qui devrait être réservé à la connaissance. Même on réduit la volonté à un acte intellectuel, on l’identifie avec le jugement : c’est ce qui arrive chez Descartes et chez Spinoza. Ce serait donc par la vertu de son intelligence que chaque homme deviendrait ce qu’il est : il arriverait en ce monde à l’état de zéro moral, se mettrait à connaître les choses, et là-dessus se déciderait à tourner de telle ou telle façon, à agir dans un sens ou dans l’autre ; et de même dans la suite, grâce à une information nouvelle, il pourrait adopter une nouvelle conduite, devenir un autre homme. Mis en présence d’une chose, il commencerait par la reconnaître pour bonne, en suite de quoi il la voudrait ; tandis qu’en fait, il la veut d’abord, et alors la déclare bonne. À mon sens, d’ailleurs, c’est prendre en tout le contre-pied du véritable rapport des choses. La volonté est la réalité première, le sol primitif ; la connaissance vient simplement s’y superposer, pour en dépendre, pour lui servir à se manifester. Ainsi tout homme doit à sa volonté d’être ce qu’il est ; son caractère est en lui primitivement ; car le vouloir est le principe même de son être. Puis, la connaissance survenant, il apprend, au cours de son expérience, ce qu’il est ; il apprend à connaître son caractère. La connaissance qu’il prend de lui même est donc conséquente et conforme à la nature de sa volonté ; bien loin qu’il faille croire, selon la vieille doctrine, que sa volonté est conséquente et conforme à sa connaissance. D’après elle, il n’aurait qu’à délibérer sur la façon d’être qui lui plairait le plus, et celle-là deviendrait la sienne : en cela consisterait sa liberté ; l’homme, grâce à cette liberté, serait son propre ouvrage, fait de ses mains, à la lumière de la connaissance. Et moi je dis : il est son œuvre à lui-même, et avant toute connaissance ; la connaissance vient après, éclairer le travail fait. Il n’a donc point à délibérer s’il deviendra tel ou tel, et bien mieux s’il deviendra autre qu’il n’est : il est ce qu’il est, une fois pour toutes ; seulement il ne connaît que peu à peu ce qu’il est. D’après les autres, il connaît et puis veut ce qu’il connaît ; d’après moi, il veut et puis connaît ce qu’il veut.

Les Grecs appelaient le caractère ηθος, et les mœurs, ces manifestations du caractère, ηθη ; or ce mot vient de εθος, habitude : ce qui le leur avait fait adopter, c’était la commodité de la métaphore : ils exprimaient la constance du caractère par la constance de l’habitude. Το γαρ ηθος απο του εθους εχει επωνυμιαν ηθικη γαρ καλειται δια το εθιζεσθαι. ( « C’est de εθος, habitude, que le caractère, ηθος, tire son nom, et l’éthique tire le sien de εθιζεσθαι, créer une habitude » ). Cela est d’Aristote (Grande Morale, I, vi, p 1186 ; Morale à Eudème, p. 1220 ; et Morale à Nicomaque, p. 1103, éd. de Berlin). Stobée, de son côté : Οι δε κατα Ζηνωνα προπικως ηθος εστι πηγη βιου, αφ’η κατα μερος πραξεις ρεουσι. ( « Les disciples de Zénon, usant de métaphore, appellent le caractère la source de la vie, car c’est de lui qu’une à une découlent les actions. » ) [II, chap. vii.] — Dans la foi chrétienne, de même, nous trouvons le dogme de la prédestination : la grâce ou la réprobation fixant chaque destinée (Épître de saint Paul aux Romains, IX, 11-24). Évidemment les auteurs de ce dogme connaissaient l’invariabilité de l’homme ; ils savaient que sa vie, sa conduite, son caractère empirique enfin, n’étaient que le déploiement de son caractère intelligible, le développement de certaines tendances déterminées, déjà visibles chez l’enfant, immuables d’ailleurs ; si bien que, dès la naissance, la conduite de chacun est fixée et demeure, dans l’essentiel, identique à elle-même jusqu’à la fin. De tout cela, je tombe d’accord. Mais lorsqu’on veut associer ces idées, très justes en soi, avec des dogmes empruntés au Credo des Juifs, dogmes qui créent les plus grosses difficultés, véritable nœud gordien, centre de toutes les disputes qui se sont élevées dans l’Église, surviennent alors des conséquences que je ne prendrais peut-être pas sur moi d’expliquer : l’essai n’en a pas si bien réussi à l’apôtre Paul lui-même, avec sa comparaison du potier ; car, à quoi conduit-elle enfin ? à ceci :

Elle a peur des dieux,
La race des hommes !
Car ils tiennent la puissance
Dans leurs mains éternelles :
Et ils peuvent en user
Selon leur plaisir.


Mais en somme ce sont là des questions étrangères à notre objet. Il sera plus à propos de mettre ici quelques explications sur le rapport qui unit le caractère avec l’intellect ; c’est en effet dans l’intellect que le caractère trouve tous ses motifs.

Les motifs déterminent la forme sous laquelle se manifeste le caractère, c’est-à-dire la conduite, et cela par l’intermédiaire de la connaissance : or cette dernière est capable de changements, et souvent, entre l’erreur et la vérité, elle balance ; d’ordinaire toutefois, elle se rectifie de plus en plus dans le cours de la vie, dans des mesures différentes, il est vrai : par suite, la conduite d’un homme peut changer visiblement, sans qu’il soit permis de conclure de là à un changement dans son caractère. Ce que l’homme veut proprement, ce qu’il veut au fond, l’objet des désirs de son être intime, le but qu’ils poursuivent, il n’y a pas d’action extérieure, pas d’instruction, qui puissent le changer : sans quoi, nous pourrions à nouveau créer l’homme. Sénêque dit excellemment : « Velle non discitur, » préférant ici la vérité à ses amis les stoïciens : ceux-ci enseignaient que la vertu peut s’apprendre[2]. Il n’y a pour agir du dehors sur la volonté qu’un moyen, les motifs. Mais les motifs ne sauraient changer la volonté en elle-même : s’ils ont sur elle, quelque action, c’est uniquement sous la condition qu’elle reste ce qu’elle est. Tout ce qu’ils peuvent faire donc, c’est de modifier la direction de son effort, de l’amener, sans changer l’objet de sa recherche, à le rechercher par de nouvelles voies. Ainsi le rôle permis à l’instruction, à la connaissance qui s’améliore, en un mot à l’influence étrangère, se borne à montrer à la volonté qu’elle prenait mal ses moyens ; elle lui fait ainsi poursuivre le même but, sans doute, — car elle y est attachée en vertu même de sa nature intime et une fois pour toutes, — mais suivant des voies différentes et parfois en un tout autre objet : mais lui faire vouloir autre chose que ce qu’elle voulait d’abord, c’est là l’impossible ; sur ce point, jamais de changement : en vouloir un à cette chose, c’est en vouloir à l’être même de cette volonté ; il faudrait donc la supprimer. Néanmoins la variabilité de l’intellect, et par suite celle de la conduite, est bien grande : étant donné un même but, ainsi le paradis de Mahomet, on pourra le poursuivre soit dans le monde réel, soit dans un monde imaginaire, accommodant les moyens à la conception, et recourant ainsi à la prudence, a la force, à la ruse, ou bien à l’austérité, à la justice, aux aumônes, au pèlerinage de La Mecque. Mais d’un cas à l’autre, la tendance de la volonté, en elle-même, n’a point changé ; à plus forte raison, la volonté non plus. Ainsi la conduite a beau varier selon les temps, la volonté demeure éternellement la même. « Velle non discitur. »

Pour que les motifs aient leur efficace, il ne suffit pas qu’ils soient connus, car, selon une très bonne formule des scolastiques, déjà citée ici : « L’action de la cause finale ne dépend pas de ce qu’elle a d’être réel, mais de la portion de son être qui est connue[3]. » Aussi, pour révéler le rapport vrai de l’égoïsme avec la pitié dans le cœur d’un homme donné, n’est-ce pas assez qu’il ait de la richesse et qu’il voie autrui dans la misère, encore faut-il qu’il sache ce qu’on peut faire de la richesse, et pour soi-même et pour autrui ; ce n’est pas assez que la souffrance des autres lui soit mise sous les yeux : il est encore besoin qu’il sache ce que c’est que souffrance et ce que c’est que jouissance. Or il peut bien, en une première rencontre, ne pas savoir aussi parfaitement toutes ces choses, qu’à la seconde ; si alors, en des circonstances pareilles, il agit diversement, cela tient tout uniment à ce que les circonstances étaient en réalité différentes : elles l’étaient pour la partie qui dépend de son intelligence, et cela en dépit de leur identité apparente. — De même que l’ignorance où l’on est de certaines circonstances, même réelles, leur enlève toute efficacité, de même aussi des circonstances, tout imaginaires, peuvent agir comme si elles étaient réelles, et cela non seulement à la façon d’une illusion passagère, mais de façon à posséder l’homme, tout entier et pour longtemps. Soit par exemple un homme bien convaincu que, pour un bienfait accompli dans cette vie, il sera payé au centuple dans la vie future : cette conviction sera pour lui comme une lettre de change de bon papier à très longue échéance, elle pèsera du même poids, et il pourra par égoïsme faire le généreux, aussi bien qu’il eût pu, avec d’autres idées, et toujours par égoïsme, faire l’avide. Mais, pour changé, il ne l’est point : « velle non discitur. » C’est grâce à cette puissante influence de l’intelligence sur la pratique, sans altération de la volonté, que peu à peu le caractère se développe et se révèle avec ses traits divers. De là vient que d’âge en âge il change : à une jeunesse de légèreté, de folie, succède une maturité régulière, sage, virile. Souvent c’est un fond de méchanceté, qui, avec le temps, se montre, éclate de plus en plus ; parfois aussi les passions auxquelles on avait donné carrière durant la jeunesse, plus tard, librement, on leur serre la bride : tout cela, parce que les motifs contraires se sont alors seulement révélés. Voilà aussi pourquoi tous en commençant nous sommes innocents : cela veut simplement dire que personne, ni nous, ni les autres, ne connaît ce qu’il y a de mauvais dans notre nature ; il faut les motifs pour le mettre au jour, et c’est le temps seul qui apportera les motifs. A la longue, seulement, nous apprenons à nous connaître, à voir combien nous différons de ce que nous pensions être : et la découverte souvent a de quoi nous faire horreur.

L’origine du regret n’est jamais dans un changement de la volonté, il n’en est point de tels, mais dans un changement de la pensée. Ce que j’ai une fois voulu, tout au moins l’essentiel, le fond de ce que j’ai voulu, je dois le vouloir encore : car je suis ce même vouloir, supérieur au temps et au changement. Ce que je peux regretter, ce n’est donc pas ce que j’ai voulu, mais bien ce que j’ai fait : induit en erreur par de fausses notions, j’ai agi peu conformément à mon vouloir. Je m’en aperçois, mon jugement s’étant rectifié : et voilà le regret. Il ne se prend pas seulement aux fautes qui viennent de l’inhabileté, du mauvais choix des moyens, de la disconvenance entre notre but et notre volonté véritable : il s’applique aussi à la valeur morale des actes. Il peut m’arriver, par exemple, d’avoir mis dans ma conduite plus d’égoïsme que n’en comporte mon caractère : je me serai trompé, en m’exagérant mes propres besoins, ou bien la ruse, la fausseté, la malice des autres ; ou encore, je me serai trop pressé d’agir, je n’aurai pas réfléchi, pressé par des motifs dont je ne me rendais pas compte in abstracto mais qui me frappaient d’abord : l’impression du moment et la passion qu’éveillait cette impression, passion assez forte pour m’enlever l’usage de ma raison ; dans ces cas, le retour de la réflexion n’est autre chose que le redressement de nos notions : le regret à son tour peut en naître, et c’est ce qui se verra par l’amélioration de la conduite, dans la mesure du possible. Il faut toutefois en faire la remarque, pour se duper soi-même, on se ménage parfois des précipitations apparentes : au fond, alors, ce sont des actions secrètement préméditées. Car nous ne mettons jamais tant d’art à mentir et à flagorner que quand il s’agit de nous duper nous-mêmes. — Parfois le contraire du cas ci-dessus peut aussi arriver : par excès de confiance en autrui, par ignorance de la valeur relative des biens de ce monde, ou par l’effet de quelque dogme abstrait, auquel depuis j’aurai cessé de croire, j’ai pu agir avec trop peu d’égoïsme pour mon caractère ; par là je me serai apprêté des regrets d’un genre tout différent. Mais, dans tous les cas, le regret est un renversement de notre notion du rapport entre un acte et son but véritable. — Quand la volonté révèle ses Idées sous la simple loi de l’espace, seulement par des formes, la matière, déjà soumise à d’autres Idées, à savoir les forces naturelles, résiste et rarement permet à la forme d’arriver à la lumière, vers laquelle elle s’efforce, dans sa plénitude et dans sa pureté, autrement dit dans sa beauté. De même aussi, quand la volonté se manifeste dans le temps seul, par des actes, elle trouve un obstacle dans l’intelligence, qui rarement lui fournit avec exactitude les données nécessaires : aussi est-il bien difficile que l’acte réponde parfaitement à la volonté ; et de là le regret. L’origine du regret, c’est donc toujours un redressement des notions, jamais un changement dans la volonté, changement du reste impossible. Le remords inspiré par la faute est d’ailleurs bien différent du regret : c’est un chagrin qui vient de la connaissance qu’on prend de sa propre nature en soi, c’est-à-dire considérée en tant que volonté. Il suppose la vue claire de cette vérité, à savoir qu’on n’a pas cessé d’être cette même volonté. Supposez-la changée, alors le remords n’est qu’un pur regret, et ce regret doit se détruire lui-même : comment en effet le passé éveillerait-il le remords, puisqu’il renferme uniquement les manifestations d’une volonté qui a cessé d’être celle du pénitent. Plus loin, nous nous expliquerons davantage sur le sens du remords.

Cette influence de la connaissance, considérée comme région des motifs, non pas sur la volonté elle-même, mais sur la façon dont elle se révèle dans les actions, voilà encore ce qui distingue le mieux la conduite de l’homme d’avec celle de la bête : chez ces deux êtres, la connaissance est en deux états différents. La bête n’a de représentations qu’intuitives ; grâce à la raison, l’homme en a aussi d’abstraites, qui sont les concepts. Certes l’un et l’autre sont également contraints par les motifs, mais l’homme a, de plus que la bête, une capacité de faire son choix pour se décider : même on a vu souvent là encore une sorte de liberté mêlée aux actes particuliers ; pourtant ce n’est rien que la possibilité de mener jusqu’au bout le combat des motifs entre eux ; après quoi le plus fort nous détermine en toute nécessité. Pour cela, en effet, il faut que les motifs aient pris la forme de pensées abstraites : sans quoi il ne saurait y avoir de délibération propre, autrement dit, il n’y aurait pas de mise en balance des raisons diverses d’agir. La bête ne peut avoir le choix qu’entre des motifs présents, dont elle a l’intuition ; par suite elle est renfermée pour ce choix dans l’étroite sphère de ses perceptions du moment. Aussi le rapport nécessaire du vouloir à son motif déterminant, rapport analogue à celui de l’effet à l’égard de sa cause, ne peut chez les bêtes s’offrir que sous forme intuitive et immédiate, car le spectateur ici a les motifs et leur effet également présents, sous ses yeux. Chez l’homme, les motifs, presque toujours, sont des représentations d’ordre abstrait, où le spectateur n’est pas en même temps acteur ; grâce à quoi, même aux yeux des agents, la nécessité avec laquelle ils agissent est dissimulée par leur conflit. C’est seulement, en effet, en prenant la forme abstraite, que des représentations multiples, passées à l’état de jugements ou de raisonnements enchaînés, peuvent coexister dans une même conscience, et agir les unes sur les autres sans égard aux lois du temps, jusqu’à ce que la plus forte triomphe des autres et détermine la volonté. Voilà la parfaite liberté de choix, ou faculté de délibérer, ce privilège qui met l’homme au-dessus de la bête, et qui lui a fait attribuer parfois une liberté de vouloir, comme si sa volonté était le pur résultat des opérations de l’intellect, comme si celui-ci n’avait pas lui-même pour base d’opérations une tendance déterminée : mais, en réalité, l’action des motifs ne s’exerce que sous les conditions fixées par la tendance de la volonté, tendance qui chez l’homme est propre à l’individu, et prend le nom de caractère. Si l’on veut plus de détails sur cette faculté de délibérer et sur la différence qui en résulte entre la spontanéité de l’homme et celle de la bête, on les trouvera dans les Deux Problèmes fondamentaux de la morale (Ire éd., p. 33 et suiv. ; 2e éd., p. 34 et suiv.) : j’y renvoie le lecteur. Au reste, cette faculté de l’homme est au nombre des causes qui ajoutent à son existence tant de tourments, que l’animal ignore. Car, d’une façon générale, nos grandes douleurs n’ont pas leur objet dans le présent, elles ne naissent pas d’intuitions actuelles, ni de sentiments immédiats : elles viennent de la raison, de certaines notions abstraites, de pensées affligeantes, toutes choses dont l’animal est exempt, renfermé qu’il est dans le présent, dans une insouciance digne d’envie.

Ainsi la faculté qu’a l’homme de délibérer tient à sa faculté de penser abstraitement, autrement dit de juger et de raisonner ; et c’est sans doute ce qui a induit Descartes, et aussi Spinoza, à identifier les décisions de la volonté avec le pouvoir d’affirmer et de nier, avec le jugement. De là Descartes concluait que la volonté (il lui accordait la liberté d’indifférence) était responsable même de nos erreurs spéculatives ; et Spinoza, au contraire, que la volonté est déterminée avec nécessité par les motifs, comme le jugement par les preuves : proposition juste en elle-même, d’ailleurs ; car il peut arriver qu’on tire de prémisses fausses une conclusion vraie.

On vient de le voir, la soumission de l’homme envers ses motifs diffère de celle de la bête à l’égard des siens ; cette différence touche à l’essence même des deux êtres, et va assez loin : même elle est la cause principale de cette opposition si profonde, si visible, qui les sépare. La bête a toujours pour motif quelque intuition ; l’homme, au rebours, tend à exclure de sa conduite les motifs de cet ordre, à n’obéir qu’à des notions abstraites : c’est là l’usage le plus avantageux qu’il puisse faire de ce privilège, la raison ; par là, échappant au présent, il ne se borne pas à chercher ou à fuir la jouissance ou la peine actuelle : il songe aux conséquences de l’une ou l’autre. Dans la plupart des cas, exception faite des actions tout à fait sans importance, ce qui nous détermine, ce sont des motifs abstraits, non les impressions du moment. C’est pourquoi il nous est assez facile de supporter une privation momentanée, mais le renoncement nous est dur : l’une, en effet, ne concerne que le présent, si fugitif ; l’autre touche à l’avenir, elle enveloppe d’innombrables privations, elle en est pour ainsi dire la somme faite. La cause de notre douleur, comme de notre joie, est ainsi le plus souvent hors du présent, de l’actuel : elle réside dans des pensées tout abstraites ; ce sont elles, ces pensées, qui souvent nous accablent de leur poids et nous infligent ces tortures, auprès desquelles toutes les souffrances de la nature animale sont bien peu de chose : ne nous font-elles pas à nous-mêmes oublier nos douleurs physiques ? Dans nos grands chagrins moraux, n’allons-nous pas jusqu’à nous imposer quelque peine corporelle, dans l’espoir qu’elle détournera notre attention ? Voilà pourquoi, aux heures de détresse, nous nous arrachons les cheveux, nous nous frappons la poitrine, nous nous déchirons le visage, nous nous roulons à terre : autant d’artifices violents pour délivrer notre esprit d’une pensée qui l’écrase. C’est cette suprématie de la douleur morale, ce pouvoir qu’elle a de faire disparaître par sa présence la douleur physique, qui, dans le désespoir ou dans les accès d’un chagrin dévorant, rend le suicide si aisé, même à ceux qui jusque-là n’y songeaient pas sans frémir. De même encore, ce qui use le plus souvent et le plus à fond le corps, c’est le chagrin et la tristesse, c’est le mouvement de la pensée, et non pas les fatigues physiques. Aussi Epictète a-t-il raison de dire : Ταρασσει τους ανθρωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, c’est l’opinion qu’ils s’en font » (pensée V), et Sénèque : « Nous avons toujours plus de peurs que de maux ; et nous souffrons plus en idée qu’en réalité[4]. » (lettre V). Et Eulenspiegel parodiait bien joliment l’humanité, quand il riait à la montée et pleurait à la descente[5]. Il y a mieux : quand un enfant s’est fait mal, bien souvent la douleur ne le fait d’abord pas pleurer : on le plaint, il se met en tête qu’il doit souffrir, le voilà en larmes. Toutes ces grandes différences dans la façon d’agir et d’être de la bête et de l’homme dérivent ainsi de la différence qu’il y a entre leurs modes de connaissance. En seconde ligne, il faut placer l’apparition d’un caractère personnel, bien net et bien déterminé : rien ne sépare plus l’homme d’avec la bête ; celle-ci n’a guère pour caractère que celui de son espèce, et il ne peut y en avoir d’autre en effet, sinon là où, grâce à des notions abstraites, il y a matière à choisir entre des motifs multiples. Car c’est quand un choix a eu lieu que l’on peut dire, en voyant les individus prendre des décisions différentes, qu’il y a en eux des caractères individuels différents de l’un à l’autre. Au contraire, chez la bête, l’action dépend uniquement de la présence ou de l’absence d’une impression, d’une impression, bien entendu, propre à être considérée comme un motif par son espèce en général. C’est pourquoi enfin dans l’homme, la décision seule, et non le pur désir, est un indice certain du caractère : elle le lui révèle, à lui-même et à autrui. Or la décision n’est connut avec certitude, des autres et de lui aussi, qu’au moment de l’action. Le désir n’est qu’une conséquence nécessaire de l’impression ou bien de l’humeur du moment ; par suite, il est déterminé d’une façon aussi directe, aussi irréfléchie, que l’action chez l’animal : par suite aussi, et comme chez l’animal, il n’exprime que le caractère de l’espèce, non celui de l’individu ; il révèle ce dont serait capable l’homme en général, non le particulier qui l’éprouve. Seule l’action, étant un fait humain, suppose toujours quelque réflexion ; et comme l’homme d’ordinaire est en possession de sa raison, comme il est réfléchi et ne se décide que d’après des motifs abstraits et pensés, l’action, par suite, est l’unique traduction de la maxime de sa conduite, le résultat de son vouloir le plus intime ; elle est comme l’une des lettres du mot qui donnerait la clef de son caractère empirique : celui-ci à son tour est la manifestation, dans le temps, de son caractère intelligible. Voilà la raison qui fait qu’un homme sain d’esprit sent bien peser sur sa conscience ses actes, mais non ses désirs ni ses pensées. Et en effet, seules nos actions sont le reflet de notre volonté. Quant à ce genre d’action dont il était question tout à l’heure, l’action commise sans aucune réflexion et sous l’empire d’une pression aveugle, c’est là comme un intermédiaire entre le pur désir et la résolution : aussi un regret véritable, et qui se prouve par des faits, peut-il l’effacer, comme un trait manqué, de cette image de notre volonté, qu’on nomme le cours de notre vie. — Au reste, si l’on veut, pour faire une comparaison assez singulière, en profitant d’une analogie complète quoique fortuite, l’on peut dire qu’il y a le même rapport entre le désir et l’action qu’entre la distribution des fluides électriques sur un corps, et leur réunion.

Pour résumer toute cette étude de la liberté dans le vouloir et ce qui y touche, nous voyons que la volonté, sans doute, en soi, et en dehors du phénomène, doit être considérée comme libre et même toute puissante, mais que, dans ses différentes manifestations éclairées par la connaissance, donc chez les hommes et les animaux, elle est déterminée par des motifs auxquels le caractère particulier réagit d’une manière toujours identique, selon une loi nécessaire. L’homme, grâce à un mode de connaissance à lui propre, la connaissance abstraite, raisonnable, nous apparaît comme capable de se décider après choix, en quoi il dépasse la bête : par là, il devient le champ où les motifs se livrent bataille, mais sans cesser de leur être soumis ; par suite encore, son caractère personnel, pour se manifester pleinement, doit le faire par des décisions de cette sorte : mais dans tout cela, rien de pareil à une liberté inhérente à chaque vouloir particulier, à une indépendance à l’égard de la causalité : celle-ci étend son action déterminante aussi bien sur les hommes que sur les autres phénomènes. Voilà donc la largeur exacte de l’intervalle qui sépare la volonté dans l’homme, accompagnée de raison et de connaissance abstraite, d’avec la volonté dans l’animal. Pour aller plus haut, il faut l’intervention d’un fait tout nouveau, d’un fait impossible chez la bête, possible chez l’homme : il lui faut quitter le point de vue du principe de raison suffisante, la considération des choses particulières comme telles, s’élever à l’aide des Idées au-dessus du principe d’individuation ; alors, la volonté comme chose en soi, avec sa liberté, peut se manifester d’une façon qui met le phénomène en contradiction avec lui-même ; c’est cette contradiction qu’exprime le mot d’abnégation ; par là l’essence même de notre être se supprime : telle est la vraie, l’unique manière dont la liberté de la volonté peut s’exprimer jusque dans le monde même de l’apparence ; mais c’est là un point sur lequel ici je ne peux m’expliquer davantage : je le réserve pour la fin.

Ainsi, voilà deux points établis par les précédentes analyses : l'invariabilité du caractère empirique ; elle tient à ce qu’il est un pur déploiement du caractère intelligible, et que celui-ci est extérieur au temps ; et aussi la nécessité avec laquelle, à la rencontre de la volonté et des motifs, naissent les actions. Maintenant, il nous faut écarter une conséquence que l’on est très enclin, par suite des mauvaises tendances qui sont en nous, à tirer de là. Comme notre caractère est le développement dans le temps d’un acte de volonté extérieur au temps, donc indivisible et immuable, d’un caractère intelligible enfin ; comme cet acte détermine irrévocablement notre conduite en tout ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire en ce qui est de sa valeur morale ; comme il lui faut enfin s’exprimer dans son phénomène, c’est-à-dire dans le caractère empirique, et que, dans tout ce phénomène, l’élément secondaire seul, à savoir la forme visible de notre vie, dépend de la forme sous laquelle peuvent se présenter les motifs ; de tout cela on pourrait conclure que ce serait peine perdue, si l’on travaillait à l’amélioration d’un caractère, si l’on résistait à la force des mauvais penchants ; qu’ainsi il serait plus sage de se soumettre à ce qui est inévitable, et de suivre tous nos instincts, fussent-ils mauvais. — La réplique est la même ici que contre la théorie de la destinée inéluctable avec sa conséquence ordinaire, le λογος αργος[6], comme on l’appelait jadis, le fatalisme turc, comme nous disons maintenant : la vraie réponse avait été faite par Chrysippe ; Cicéron la reproduit telle que ce philosophe avait dû la donner, dans son De fato, chapitres XII, XIII. — Oui, sans doute, ; tout est, on peut le dire, infailliblement déterminé à l’avance par le destin ; mais cette détermination a lieu par l’intermédiaire d’une chaîne de causes. Donc, en aucun cas, il ne peut être conforme au déterminisme qu’un fait se produise sans ses causes. Ce n’est donc pas l’événement seul qui est prédéterminé, c’est l’événement comme suite des causes antécédentes : ce qui est exigé par le destin, ce n’est pas le fait dernier tout seul, c’est aussi les moyens par lesquels il doit être produit. Donc, que les moyens fassent défaut, alors sûrement l’événement manquera : cela même, du reste, n’arrivera que d’après le décret du destin ; mais ce décret nous ne le connaissons que par expérience, après coup.

Semblables aux événements, dont le cours est toujours réglé par le destin, par l’enchaînement interminable des causes, nos actions sont toujours conformes à notre caractère intelligible : mais pas plus que nous ne prévoyons le destin, nous n’avons a priori aucune lumière sur notre caractère ; c’est a posteriori, par expérience, que nous apprenons à nous connaître, nous-mêmes aussi bien que les autres. S’il résulte de notre caractère intelligible que, pour prendre telle bonne résolution, il nous faudra d’abord soutenir une longue lutte contre un désir mauvais, eh bien, nécessairement cette lutte aura lieu, avant tout, et jusqu’au bout. Mais, quelle que soit l’invariabilité de notre caractère, source unique d’où découlent nos actes, cette pensée ne doit point nous induire à anticiper sur la décision qu’il adoptera, à pencher d’avance vers un fait plutôt que vers l’autre : il faut attendre la résolution, qui arrivera a son heure, pour savoir quelle sorte de gens nous sommes : alors seulement nous pouvons nous mirer dans nos actes. Ainsi s’explique aussi la satisfaction ou le remords que nous ressentons à jeter un coup d’œil sur notre passé : ce n’est pas que ces actions passées aient encore quelque réalité ; elles sont passées, elles ont été, elles ne sont donc plus rien. Mais ce qui leur donne tant d’importance à nos yeux, c’est leur signification : nous y voyons l’image de notre caractère, le miroir de notre volonté ; en elles, nous contemplons notre moi dans son fond même, notre volonté en ce qu’elle a d’intime. Puis donc que cette volonté, nous ne la connaissons pas à l’avance, mais par expérience, ce nous doit être une raison de travailler dans la région du temps, de lutter pour faire que ce tableau, où par chacun de nos actes nous ajoutons une touche, soit fait pour nous rasséréner, non pour nous tourmenter. Quant à la signification même de cette sérénité et de ces tourments, c’est là, je l’ai déjà dit, ce que nous examinerons plus loin. Voici au contraire une remarque qui a droit de trouver place ici : elle est importante d’ailleurs.

Outre le caractère intelligible et le caractère empirique, : il en est encore un troisième, qu’il faut bien distinguer des autres, le caractère acquis : c’est celui qu’on se fait dans la vie et par l’usage du monde ; c’est de celui-là qu’on parle quand on loue un homme d’avoir du caractère, ou qu’on le blâme de n’en avoir pas. — Le caractère empirique, forme visible du caractère intelligible, étant par là même immuable, en sa qualité de phénomène naturel, conséquent avec lui-même, l’homme aussi, pourrait-on croire, devrait se montrer toujours pareil, conséquent, et n’avoir point besoin de se faire, à force d’expérience et de réflexion, un caractère artificiel. Pourtant il n’en est rien : sans doute l’homme demeure bien toujours le même, mais il ne comprend pas toujours bien sa nature, il lui arrive de se méconnaître, jusqu’au jour où il a acquis une expérience suffisante de ce qu’il est. Le caractère empirique n’est qu’une disposition naturelle : par suite, en soi, il est irraisonnable ; aussi ses manifestations plus d’une fois sont arrêtées par la raison ; et le fait est d’autant plus fréquent, que l’individu est plus sage et plus intelligent. Et en effet, ces manifestations, que représentent-elles ? Ce qui convient à l’homme en général, au caractère de l’espèce, ce qu’il lui est possible de vouloir et d’exécuter. Aussi lui rendent-elles plus malaisée la tâche de déterminer entre toutes ces choses ce que lui, en particulier, étant donnée sa personnalité, veut et peut. Il trouve en soi les germes de tous les désirs et de toutes les facultés humaines ; mais quelle est, de chaque élément, la dose qui entre dans son individualité, l’expérience seule la lui fixera : il a beau n’écouter que les désirs conformes à son caractère, il n’en sent pas moins, en de certains moments, à de certaines délibérations, s’éveiller des désirs inconciliables avec ceux-là, contraires même, et qu’il lui faut faire taire, s’il veut donner suite aux autres. Sur terre, notre route est une simple ligne, et non pas une surface ; de même dans la vie, voulons-nous atteindre quelque bien, le posséder, il faut en laisser une infinité d’autres, à droite et à gauche, y renoncer. Si nous ne pouvons nous y résoudre, si nous tendons les mains comme les enfants à la foire, vers tout ce qui, autour de nous, nous fait envie, nous sommes absurdes, nous voulons, de notre ligne de conduite, faire-une surface : et nous voilà à courir en zigzag, à poursuivre deçà, delà les feux follets ; bref, nous n’arrivons à rien. Pour prendre une autre comparaison, nous sommes comme l’homme de Hobbes dans sa théorie du droit, qui, à l’état primitif, a droit sur toute chose ; seulement ce droit n’est point exclusif ; pour obtenir un droit exclusif, il faut qu’il se rabatte sur des objets déterminés, renonçant à son droit sur tout le reste, moyennant quoi les autres en font autant pour les objets de son choix ; de même dans la vie, nulle entreprise, qu’elle ait pour but le plaisir, l’honneur, la richesse, la science, l’art, ou la vertu, ne peut devenir sérieuse, ni tourner à bien, si nous n’abandonnons toute autre prétention, si nous ne renonçons à tout le reste. Aussi le vouloir ni le pouvoir, à eux seuls, ne suffisent : il faut encore savoir ce qu’on veut, et saisir aussi ce qu’on peut ; c’est le seul moyen pour faire preuve de caractère, et pour mener à bien une entreprise. Tant qu’on n’en est pas là, en dépit de ce que le caractère empirique a de conséquence, on est un homme sans caractère ; en vain, on reste fidèle à soi-même, et nécessairement on fait son chemin, traîné qu’on est par son démon, on n’en est pas moins incapable de suivre une ligne droite ; celle qu’on décrit est tremblée, flottante, avec des vacillations, des écarts, des retours, qui nous apprêtent des regrets, et des chagrins : et cela parce que, dans l’ensemble comme dans le détail, on voit devant soi tous les objets que l’homme peut souhaiter et atteindre, mais on ne voit pas entre tous ceux qui nous conviennent, et sont à notre portée, ou seulement à notre goût. Aussi, plus d’une fois tel homme enviera à son semblable une place, des relations qui pourtant conviennent au caractère de cet autre, non au sien : elles ne feraient que le rendre malheureux, ou plutôt il ne pourrait pas s’y souffrir. Pour le poisson il n’y a que l’eau, pour l’oiseau que l’air, pour la taupe que la terre ; et pour chaque homme, de même, il n’y a d’habitable qu’une certaine atmosphère ; l’air des cours n’est pas respirable pour tous les poumons. Plus d’un, qui ne s’est pas assez pénétré de cette vérité, se consume en tentatives infructueuses, fait violence à son caractère en telle occasion particulière, et n’en est pas moins réduit à y céder constamment ; même s’il réussit ainsi à atteindre une chose en dépit de sa nature et à grand’peine, il n’en retire aucun plaisir ; il peut apprendre quoi que ce soit, son savoir reste lettre morte ; même aux yeux de la morale, si, par l’effet de quelque théorie, d’un dogme, il accouche de quelque action trop noble pour son caractère, bientôt revient l’égoïsme sous forme de regret, et voilà tout son mérite perdu, et lui-même le sait. « Velle non discitur. »

C’est l’expérience seule qui nous enseigne combien le caractère des hommes est peu maniable, et longtemps, comme des enfants, nous croyons pouvoir, par de sages représentations, par la prière et la menace, par l’exemple, par un appel à la générosité, amener les hommes à quitter leur façon d’être, à changer leur conduite, à se relâcher de leur opinion, à agrandir leur capacité : de même pour notre propre personne. Il faut que les épreuves viennent nous apprendre ce que nous voulons, ce que nous pouvons : et jusque-là nous l’ignorons, nous n’avons pas de caractère ; et il faut plus d’une fois que de rudes échecs viennent nous rejeter dans notre vraie voie. — Enfin nous l’apprenons, et nous arrivons à avoir ce que le monde appelle du caractère, c’est à savoir le caractère acquis. Il n’y a donc là rien autre qu’une connaissance, la plus parfaite possible, de notre propre individualité : c’est une notion abstraite, claire par conséquent, des qualités immuables de notre caractère empirique, du degré et de la direction de nos forces, tant spirituelles que corporelles, en somme du fort et du faible dans tout notre individu. Nous sommes par là en mesure de jouer le même rôle (il ne saurait changer), celui qui va à notre personne, mais, au lieu de l’exprimer sans règle comme auparavant, nous le soutenons avec réflexion et méthode ; et s’il s’y trouve des lacunes, comme en produisent les caprices et les faiblesses, nous savons, aidés de principes solides, les combler. Alors nous avons clairement pris conscience de la conduite que nous impose notre nature individuelle, et nous avons fait provision de maximes qui sont toujours sous notre main, grâce à quoi nous agissons avec réflexion, comme si notre conduite même était un effet de notre pensée ; de plus, nous ne nous laissons ni induire en erreur par l’influence de notre humeur passagère, par l’impression du moment, ni arrêter par l’amertume ou la douceur que nous trouvons à tel objet particulier rencontré en route ; nous allons sans hésitations, sans vacillations, sans inconséquence. Nous ne sommes plus, comme des novices, à espérer, à chercher, à tâtonner, pour savoir ce que nous sommes et ce que nous pouvons ; cela, nous le savons une fois pour toutes, et, en chaque délibération, nous n’avons plus qu’à appliquer nos principes généraux au cas particulier, pour fixer notre décision.

Nous connaissons notre volonté sous sa forme générale, et nous ne nous laissons plus aller, par humeur, ou par l’effet d’une impulsion extérieure, à prendre en un cas particulier une résolution qui soit contraire à ce qu’elle est dans l’ensemble. Nous savons le genre et la mesure de nos forces et de nos faiblesses ; et ainsi nous nous épargnons bien des chagrins. Car, à parler exactement, il n’y a pas d’autre plaisir que de faire usage de ses forces, et de se sentir agir ; pas de plus grande douleur que de se trouver à court de forces, dans le moment où l’on en a besoin. Mais une fois tout bien exploré, notre fort et notre faible bien connus, nous pouvons cultiver nos dispositions naturelles les plus marquantes, les employer, chercher à en tirer tout le parti possible, et ne jamais nous appliquer qu’aux entreprises où elles peuvent trouver leur place et nous servir, et quant aux autres, à celles dont la nature nous a médiocrement fournis, nous pouvons nous dominer assez pour y renoncer : et par là nous nous épargnons de rechercher des objets qui ne nous conviennent pas. Il faut en être arrivé là pour garder toujours un parfait sang-froid, et pour ne jamais se mettre en un mauvais cas, car alors on sait d’avance à quoi l’on peut prétendre. Un tel homme goûtera souvent ce plaisir, de se sentir en force ; rarement il aura ce chagrin, de se voir rappelé au sentiment de sa faiblesse ; grande humiliation, source principale peut-être des plus amers chagrins : qui ne préfère être taxé de malchance que de maladresse ? — Notre intérieur, son fort et son faible, nous étant bien connus, nous ne chercherons pas non plus à faire montre de facultés que nous n’avons pas, à payer les gens en fausse monnaie, sorte de jeu où toujours le tricheur finit par perdre. En somme, puisque l’homme n’est tout entier que la forme visible de sa propre volonté, il n’est rien assurément de plus absurde que d’aller se mettre en tête d’être un autre que soi-même : c’est là, pour la volonté, tomber en une contradiction flagrante avec elle-même. S’il est honteux de se parer du costume d’autrui, il l’est bien plus de parodier les qualités et les particularités d’autrui : c’est avouer clairement son propre néant. En ce sens encore ; il n’est rien de tel que de se sentir soi-même, et ce dont on est capable en tout genre, et les limites où l’on est tenu, pour demeurer en paix autant qu’il est possible avec soi-même. Car il en est du dedans comme du dehors : pas de source plus sûre de consolations que de voir avec une parfaite évidence la nécessité inévitable de ce qui arrive. Ce qui nous chagrine, dans un malheur, ce n’est pas tant le malheur que la pensée de telle ou telle circonstance qui, changée, eût pu nous l’épargner : aussi, pour se calmer, ce qu’il y a de mieux, c’est de considérer l’événement du point de vue de la nécessité ; de là, tous les événements nous apparaissent comme les dictées d’un puissant destin ; et le mal qui nous a frappé n’est plus que l’inévitable effet de la rencontre entre les événements du dehors et notre état intérieur. Le consolateur, c’est le fatalisme. Nous gémissons et nous nous indignons juste aussi longtemps que nous espérons en ces moyens pour toucher autrui, ou pour nous exciter à quelque tentative désespérée. Mais, enfants et grandes personnes, nous savons fort bien nous tenir en paix, dès que nous voyons clairement que « c’est comme cela ».

Θυμον ενι στηθεσσι φιλον δαμασαντες αναγκη.

(Domptant dans notre poitrine notre cœur : car tel est le destin.)

Nous ressemblons aux éléphants prisonniers : d’abord ils se démènent et font rage ; cela dure de longs jours, sans cesse. Puis, voyant qu’il ne sert de rien, tout soudain ils se laissent mettre le joug sur le cou, et les voilà domptés pour toujours. Nous faisons comme le roi David : tant que son fils fut en vie, il ne cessait d’importuner Jehovah de ses prières, et de désespoir ne tenait pas en place : lui mort, il n’y pensa plus. Voilà pourquoi nous voyons nombre de gens, frappés de quelqu’un de ces maux qui ne passent pas, tels qu’une difformité, la pauvreté, la bassesse de la condition, la laideur, une demeure malsaine, s’en accommoder, y devenir indifférents, ne les pas sentir, non plus qu’une blessure cicatrisée, simplement parce qu’ils savent qu’en eux et autour d’eux les choses sont arrangées de façon à ne laisser jour à aucun changement : cependant ceux qui sont plus heureux ne comprennent pas qu’on supporte un pareil état. Or il en est de la nécessité intérieure comme des nécessités du dehors : rien ne réconcilie mieux avec elle que de la bien connaître. Quiconque s’est bien rendu compte de ses bonnes qualités et de ses ressources, comme de ses défauts et de ses faiblesses, quiconque s’est là-dessus fixé son but et a pris son parti de ne pouvoir atteindre le reste, s’est par là mis à l’abri, autant que le permet sa nature personnelle, du plus cruel des maux : le mécontentement de soi-même, suite inévitable de toute erreur, qu’on fait dans le jugement de sa propre nature, de toute vanité déplacée, et de la présomption, fille de la vanité. Il est permis de détourner le sens du distique d’Ovide, pour en faire une excellente formule de l’austère précepte : « Connais-toi toi-même : »

Optimus ille animi vindex, lædentia pectus
  Vincula qui rupit, dedoluitque semel[7].

Mais c’est assez parler du caractère acquis : il n’a pas, à vrai dire, autant d’importance aux yeux du moraliste proprement dit, que pour la conduite de la vie ; mais enfin il fallait en parler, puisqu’il se range à côté du caractère intelligible et de l’empirique, et forme une troisième espèce dans un genre, dont les deux premières méritaient d’assez amples explications : il fallait arriver à comprendre comment la volonté, dans tous ses phénomènes, est soumise à la nécessité, tout en demeurant elle-même digne du nom de libre, ou plutôt de toute-puissante.

  1. Critique de la raison pure, 1re éd., p. 532-558 ; 5e éd., p. 560-586 ; et Critique de la raison pratique, 4e éd., p. 169-179 ; de Rosenkranz, p. 224-231.
  2. Διδακτην ειναι την αρετην.
  3. « Causa finalis movet non secundum suum esse reale, sed secundum suum esse cognitum. »
  4. « Plura sunt, quæ nos terrent, quam quæ premunt, et sæpius opinione, quam re laboramus. »
  5. Eulenspiegel, ou Tyl l’Espiègle, est le personnage principal dans les récits comiques, les farces, les proverbes en action, qui se racontent en Allemagne dans le peuple. L’auteur ici fait allusion, je pense, à l’histoire de Tyl à l’escarpolette. — Note du trad.
  6. Le sophisme paresseux. (Tr.)
  7. « C’est là vraiment se conquérir soi-même, de briser les chaînes qui nous meurtrissent le cœur, et d’en finir d’un coup avec le regret. »