Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XLVII

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 401-414).


CHAPITRE XLVII[1]
DE LA MORALE


Ici se trouve la grande lacune de ces Compléments : elle tient à ce que j’ai déjà traité dans son sens plus étroit la morale dans mes deux mémoires publiés sous le titre Les problèmes fondamentaux de l’éthique, et dont je suppose, je l’ai déjà dit, la connaissance chez le lecteur, pour éviter des répétitions inutiles. Il ne me reste donc ici qu’à glaner quelques considérations isolées, qui ne pouvaient être développées dans ces écrits dont le contenu était en substance prescrit par les Académies, et, entre autres celles qui demandent un point de vue plus élevé que le point de vue, commun à toutes, où j’étais alors obligé de me tenir. Aussi le lecteur ne trouvera-t-il pas étrange de rencontrer ici toutes ces questions réunies dans un rapprochement très fragmentaire. Ce travail a de plus reçu une suite dans les huitième et neuvième chapitres du second volume des Parerga.

Les recherches de morale présentent une importance incomparablement supérieure à celle des recherches de physique ou de toute autre recherche en général : c’est qu’elles concernent presque directement la chose en soi, c’est-à-dire ce phénomène où, à la lumière immédiate de la connaissance, la chose en soi révèle son essence comme volonté. Les vérités physiques au contraire restent entièrement dans le domaine de la représentation, c’est-à-dire du phénomène, et ne servent qu’à montrer les lois suivant lesquelles les phénomènes les plus inférieurs du vouloir se manifestent dans la représentation. De plus, la considération du monde par le côté physique, si heureusement et si loin qu’on puisse la pousser, ne conduit jamais à des résultats consolants : c’est seulement du côté moral qu’on peut trouver des consolations, parce que là ce sont les profondeurs mêmes de notre être intime qui s’ouvrent à la contemplation.

Mais ma philosophie est la seule qui concède à la morale ses droits pleins et entiers : car c’est dans le seul cas où l’essence de l’homme est sa propre volonté, où, par suite, dans le sens le plus rigoureux, il est son œuvre propre, que ses actions sont bien réellement siennes et lui sont imputables. Mais a-t-il une autre origine ou bien est-il l’ouvrage d’un être différent de lui-même, toute sa culpabilité retombe alors aussitôt sur cette origine ou sur ce créateur. Car operari sequitur esse.

Examiner la force qui produit le monde et en détermine ainsi la nature, la relier avec la moralité des sentiments, et par là prouver l’existence d’un ordre moral du monde qui serait la base de l’ordre physique, — tel a été depuis Socrate le problème de la philosophie. Le théisme en a donné une solution enfantine, incapable de suffire à l’humanité une fois mûrie. Aussi, dès qu’il se sentit quelque audace, le panthéisme s’y opposa-t-il, pour démontrer que la nature porte en soi-même la force, au moyen de laquelle elle se manifeste. Mais du même coup c’en était fait de l’éthique. Sans doute, par endroits, Spinoza essaie de la sauver par des sophismes ; mais presque toujours il y renonce franchement, et, avec une hardiesse qui provoque l’étonnement et l’indignation, il déclare purement conventionnelle, par suite nulle en soi, toute distinction entre le juste et l’injuste, et, plus généralement, entre le bien et le mal. (Cf., par exemple, Eth., IV, prop. 37, schol. 2.) D’une façon générale, après avoir été frappé, durant plus de cent ans, d’un mépris immérité, Spinoza, par une réaction du mouvement de l’opinion, a été porté en ce siècle au-dessus de sa valeur. — Tout panthéisme, en effet, doit finir par se briser contre les prétentions inévitables de la morale, et aussi contre les maux et les souffrances du monde. Si le monde est une théophanie, toutes les actions de l’homme et de l’animal même sont également divines et excellentes : il n’y a plus de blâme, plus de préférence possible ; il n’y a plus de morale. De là provient, à la suite du renouvellement du spinozisme et à la fois du panthéisme en nos jours, ce profond abaissement de la morale ; de là ce plat réalisme qui a conduit à en faire un pur manuel de la vie régulière dans l’État et dans la famille, et à placer dans un philistinisme méthodique, parfait, tout occupé de ses jouissances et de son bien-être, la fin dernière de l’existence humaine. Il est vrai, pour que le panthéisme menât à des platitudes de ce genre, il a fallu un déplorable abus de ce mot : e quovis ligno fit Mercurius ; il a fallu un procédé de faux monnayeur qui permît de transformer, par les moyens connus de tous, une tête commune telle qu’Hégel en un grand philosophe, et de donner pour des oracles une foule de ses disciples, tout d’abord subornés, et par la suite simplement bornés. Les attentats de cette sorte contre l’esprit humain ne restent pas impunis : la semence a levé. C’est dans le même sens qu’on a soutenu plus tard que la morale devait avoir pour matière les actes non des individus, mais des masses, seul thème digne d’elle. Il ne peut y avoir de plus grande folie que cette opinion fondée sur le plus bas réalisme. Car dans tout individu paraît le vouloir-vivre tout entier et sans partage, l’essence intime, et le microcosme est égal au macrocosme. Les masses ne contiennent rien de plus que chaque individu. Dans la morale il s’agit non des actes et des résultats, mais du vouloir, et le vouloir même ne cesse jamais de se présenter dans l’individu seul. Ce n’est pas la destinée des peuples, manifestée dans le seul phénomène, mais celle de l’individu qui se décide moralement. Les peuples ne sont, à vrai dire, que de simples abstractions : les individus seuls existent réellement. — Tel est le rapport du panthéisme avec la morale. — Les maux et les tourments du monde ne cadraient déjà pas avec le théisme : de là ces subterfuges de toute sorte, ces théodicées par lesquelles il cherchait à se tirer d’affaire, et qui devaient, malgré tout, succomber sans retour sous les arguments de Hume et de Voltaire. En face de ces mauvais côtés du monde, le panthéisme, à son tour, est complètement insoutenable. Considérez en effet le monde tout à fait par le dehors, et du seul point de vue physique, ne fixez votre regard sur rien d’autre que sur l’ordre toujours renaissant de lui-même, et sur l’éternité relative de l’ensemble qui en résulte, alors seulement il est tout au plus possible, quoique toujours par pure allégorie, de le déclarer Dieu. Mais pénètre-t-on à l’intérieur, ajoute-t-on au premier point de vue le point de vue subjectif et moral, avec son surcroît de misères, de souffrances et de tortures de discordes, de méchanceté, de perversité et de folie, on ne tardera pas à s’apercevoir avec effroi qu’on n’a devant soi rien moins qu’une théophanie. — Pour moi j’ai montré et j’ai prouvé, surtout dans mon écrit De la volonté dans la nature, que la force d’impulsion et d’action présente dans la nature est identique à la volonté existant en nous. Par là l’ordre moral du monde entre dans un rapport réel et immédiat avec la force qui produit le phénomène du monde. Car à la nature de la volonté doit répondre exactement sa manifestation phénoménale : c’est le fondement de l’exposé de la justice éternelle, présenté par moi aux §§ 63, 64 du premier volume, et le monde, tout en subsistant par sa propre énergie, acquiert toujours une tendance morale. Il s’ensuit que, pour la première fois aujourd’hui, le problème soulevé depuis Socrate a reçu une solution réelle, et capable d’apaiser les exigences de la raison pensante tournée vers les questions morales. Jamais toutefois je ne me suis fait fort d’instituer une philosophie qui ne laisserait après elle aucune question à poser. En ce sens la philosophie est réellement impossible : elle serait la doctrine de l’omniscience. Mais est quadam prodire tenus, si non datur ultra : il est une limite, jusqu’où la réflexion peut pénétrer, en portant jusque-là la lumière dans la nuit de notre existence, quand même l’horizon doit toujours rester sombre. Cette borne, ma théorie l’atteint dans le vouloir-vivre qui, sur son propre phénomène, s’affirme ou se nie. Mais vouloir aller encore au-delà, c’est, à mes yeux, comme vouloir s’envoler au-dessus de l’atmosphère. C’est le point d’arrêt où il faut nous tenir, malgré tous les nouveaux problèmes qui sortent des problèmes déjà résolus. Mais rappelons-nous en outre que la validité du principe de raison est restreinte au phénomène : c’est le thème que j’ai soutenu dans une première dissertation sur ce principe, publiée dès 1813.

Je passe maintenant aux compléments de quelques considérations isolées, et je veux commencer par chercher dans les poètes classiques quelques passages à l’appui de l’explication que j’ai donnée des larmes au § 67 du premier volume : j’y disais que les pleurs proviennent d’un mouvement de pitié dont on est soi-même l’objet. — À la fin du huitième chant de l’Odyssée, Ulysse, que nous n’avons jamais vu pleurer malgré toutes ses souffrances, fond en larmes, en entendant, inconnu encore, chez le roi des Phéaciens, le chanteur Demodocos chanter sa vie antérieure de héros et ses hauts faits. Le souvenir des temps brillants de sa vie contraste avec sa misère présente ; ce n’est donc pas directement cette misère elle-même, c’en est la considération objective, c’est l’image de sa condition présente relevée par l’idée du passé qui provoque ses larmes : il se sent pris de compassion pour lui-même. — Euripide fait exprimer le même sentiment à Hippolyte, condamné, quoique innocent, et déplorant sa propre destinée :

Φευ ειθ ην εμαυτον προσϐλεπειν εναντιον
Στανθ, ως εδακρυς, οια πασχομεν κακα.

[Ilen, si liceret mihi, me ipsum extrinsecus spectare, quantopere deflerem mala, quæ patior.]

Enfin je puis encore citer à l’appui de mon explication une anecdote que j’emprunte au journal anglais Herald du 16 juillet 1836. Au récit de ses malheurs fait devant le tribunal par son avocat, un client éclata en sanglots et s’écria : « Non, je ne croyais pas avoir souffert moitié autant, avant de l’entendre raconter ici aujourd’hui. » Au § 55 du premier volume j’ai montré, il est vrai, la possibilité d’un réel repentir moral, malgré l’immutabilité du caractère, c’est à-dire du vouloir propre et fondamental de l’homme ; je veux cependant y joindre encore l’explication suivante, qui demande quelques définitions préalables. — Un penchant est toute tendance plus forte de la volonté à accueillir des motifs d’une certaine sorte. Une passion est un penchant si vif que les motifs qui l’éveillent exercent sur la volonté un pouvoir supérieur à celui de tout motif contraire possible ; la domination de ce penchant sur la volonté en devient absolue, et la volonté, vis-à-vis de lui, se comporte comme contrainte et passive. Remarquons toutefois que les passions n’atteignent qu’en de rares occasions le degré où elles répondent entièrement à leur définition ; elles ne portent bien plutôt leur nom qu’en tant que simples approximations de la véritable passion ; il y a donc alors encore des motifs contraires, qui peuvent s’opposer peut-être à l’action de la passion, pour peu qu’ils parviennent à une conscience expresse. — L’émotion est une excitation de la volonté aussi irrésistible, mais simplement passagère, due à un motif qui tient son pouvoir non d’un penchant à racine profonde, mais au seul fait de son apparition soudaine. Ce penchant exclut ainsi, pour le moment, l’action contraire des autres motifs, puisqu’il consiste dans une représentation d’une excessive vivacité, capable d’éclipser complètement les autres, ou en quelque sorte de les voiler entièrement par sa proximité trop grande de la conscience, si bien qu’ils ne puissent y pénétrer à leur tour, agir sur la volonté, et qu’ainsi la faculté de réfléchir et en même temps la liberté intellectuelle[2] sont supprimées dans une certaine mesure. L’émotion est donc à la passion ce que le délire de la fièvre est à la folie.

Ces définitions posées, la condition du repentir moral est qu’avant une action, le penchant qui y portait n’ait pas laissé libre jeu à l’intellect, en ne lui permettant pas d’embrasser clairement du regard tous les motifs contraires à cet acte, en le ramenant sans cesse au contraire sur ceux qui l’y poussaient. Or, l’acte une fois accompli, ces derniers motifs se trouvent par là même neutralisés, et perdent ainsi toute action. Alors la réalité fait paraître devant l’intellect, sous forme de conséquences déjà réalisées de l’action, les motifs qui s’y opposaient, et l’intellect reconnaît désormais qu’un examen, qu’une méditation convenable aurait pu leur donner plus de force. L’homme s’aperçoit alors que sa conduite n’a pas été vraiment conforme à sa volonté : cette connaissance est le repentir. Car il n’a pas agi avec une entière liberté intellectuelle, puisque tous les motifs n’ont pas exercé leur influence. Ce qui a exclu les motifs opposés à l’acte, c’était, dans les actions précipitées, l’émotion ; dans les actions réfléchies, la passion. Souvent aussi la cause en est que sa raison lui présentait bien in abstracto les motifs contraires, mais manquait de l’appui d’une imagination assez puissante pour lui en montrer par des images le contenu entier et la portée véritable. Je trouve des exemples de ce qui précède dans tous les cas où la vengeance, la jalousie, l’avidité ont conseillé le meurtre : le crime une fois commis, ces passions s’éteignent, et alors la justice, la pitié, le souvenir d’une amitié antérieure élèvent la voix et disent tout ce qu’elles auraient dit auparavant, si on leur avait laissé la parole. Alors survient l’amer repentir qui s’écrie : « Si ce n’était pas arrivé, cela n’arriverait jamais. » La vieille et célèbre ballade écossaise, traduite par Herder et intitulée Edward, Edward ! nous en offre une incomparable peinture. — D’une manière analogue, le fait d’avoir négligé l’intérêt particulier peut provoquer un repentir égoïste : c’est le cas d’un mariage peu convenable du reste et conclu à la suite d’une inclination amoureuse ; la passion s’évanouit, et les motifs contraires de l’intérêt personnel, de l’indépendance perdue, etc., commencent seulement à apparaître à la conscience et parlent, comme ils auraient déjà précédemment parlé, si on le leur avait permis. — Toutes les actions de ce genre résultent donc au fond d’une faiblesse relative de l’intellect, qui se laisse dominer par la volonté, là où, sans se laisser troubler par elle, il aurait dû remplir sans merci la fonction qu’il a de présenter les motifs. La véhémence de la volonté n’est là qu’une cause médiate qui entrave l’intellect et se prépare ainsi des remords. — La sagesse de caractère, σωφροσυνη, qu’on oppose à l’emportement passionné, consiste proprement en ce que la volonté ne maîtrise jamais assez l’intellect pour l’empêcher de bien s’acquitter de sa fonction, d’exposer tous les motifs avec précision et clarté in abstracto pour la raison, in concreto pour l’imagination. Cette qualité peut être fondée autant sur la modération et la douceur de la volonté que sur la force de l’intellect. Elle demande comme seule condition que ce dernier soit assez puissant pour la volonté existante, et qu’ils se trouvent ainsi tous les deux dans un rapport convenable.

Au § 62 du premier volume, comme aussi au § 17 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, j’ai esquissé les traits principaux de la théorie du droit ; il me reste encore à y ajouter les explications suivantes. Nier avec Spinoza qu’il existe un droit en dehors de l’État, c’est confondre avec le droit lui-même les moyens de le faire valoir. Il est vrai qu’il ne trouve de protection certaine que dans l’État, mais en soi il existe indépendamment de lui ; car la violence ne peut que l’opprimer, sans jamais le supprimer. Aussi l’État n’est-il rien de plus qu’une institution protectrice, rendue nécessaire par les attaques multiples auxquelles l’homme est exposé et dont il ne peut se défendre que par une alliance avec d’autres. L’État a donc pour but :

1° En premier lieu la protection à l’extérieur, qui peut devenir nécessaire tout autant contre les forces inanimées de la nature, ou encore les animaux féroces que contre les hommes, et par conséquent les populations étrangères ; ce cas cependant est le plus fréquent et le plus important, car le pire ennemi de l’homme c’est l’homme, homo homini lupus. En raison de cette fin, les peuples établissent, en paroles sinon en fait, le principe de rester toujours les uns vis-à-vis des autres dans une attitude purement défensive, mais non agressive, et par là ils reconnaissent le droit des gens. Ce droit n’est pas au fond autre chose que le droit naturel appliqué sur le seul terrain d’action pratique qui lui soit resté, c’est-à-dire de peuple à peuple, là où seul il doit régner, parce que son autre fils plus fort, le droit positif, ne peut se faire valoir qu’à l’aide d’un juge et d’un exécuteur. Il s’ensuit que le droit des gens est constitué par un certain degré de moralité dans les relations réciproques des peuples, dont le maintien est une affaire d’honneur pour l’humanité. Le tribunal où se jugent les procès dont il est le fond, c’est l’opinion publique.

2° Protection à l’intérieur, c’est-à-dire protection des membres d’un État les uns contre les autres, par suite garantie du droit privé grâce au maintien d’une situation légale qui assure la protection de chaque individu par les forces concentrées de tous, d’où résulte le phénomène qu’ils paraissent tous honnêtes, c’est-à-dire justes, et qu’ainsi aucun individu ne voudrait en léser un autre.

Mais comme partout, dans les choses humaines, l’éloignement d’un mal a coutume d’ouvrir la voie à un mal nouveau, de même la concession de cette double protection provoque le besoin d’une troisième protection, savoir :

3° Protection contre le protecteur, c’est-à-dire contre celui ou ceux à qui la société a conféré la mission de la protéger, et ainsi garantie du droit public. Le moyen le plus parfait de l’obtenir semble être la distinction et la séparation de la trinité du pouvoir protecteur, pouvoir législatif, judiciaire et exécutif, exercés chacun par des individus différents et indépendamment des autres. — La grande valeur, l’idée maîtresse même de la royauté me paraît consister en ceci que, l’homme demeurant toujours l’homme, il faut en placer un assez haut, lui donner assez de pouvoir, de richesse, de sécurité et d’inviolabilité absolue, pour qu’il ne lui reste plus rien à souhaiter, à espérer et à craindre pour lui-même ; par ce moyen l’égoïsme inhérent en lui comme en chacun de nous est en quelque sorte annulé par neutralisation, et il devient alors capable, comme s’il n’était pas homme, de pratiquer la justice et d’avoir en vue non plus son propre bien, mais uniquement le bien public. C’est là l’origine de cette considération pour ainsi dire surhumaine qui entoure partout la dignité royale et creuse un si profond abîme entre elle et la simple présidence. Aussi doit-elle être héréditaire, et non élective : en partie pour qu’aucun individu ne voie dans le roi un égal ; en partie pour que le roi ne puisse veiller aux intérêts de sa postérité qu’en veillant aussi à ceux de l’État, dont le bonheur est alors confondu avec celui de sa famille.

En attribuant à tort à l’État d’autres fins, en dehors de celle de la protection ici indiquée, on risque facilement de compromettre sa fin véritable.

Le droit de propriété n’existe, comme je l’ai exposé, que par le seul travail appliqué aux choses. Cette vérité souvent exprimée trouve une notable confirmation dans cette circonstance qu’au point de vue pratique même l’ex-président de l’Amérique du Nord, Quincy Adams, l’a fait valoir dans une déclaration, publiée par la Quarterly Review de 1840, n° 130, et traduite en français dans la Bibliothèque universelle de Genève 1840, juillet, n° 35. Voici le passage : « Quelques moralistes ont mis en doute le droit pour les Européens de s’établir dans les régions occupées par les peuples primitifs de l’Amérique. Mais ont-ils pesé mûrement la question ? Par rapport à la plus grande partie du pays, le droit de propriété des Indiens eux-mêmes repose sur un fondement incertain. Sans doute le droit naturel devrait leur garantir leurs champs défrichés, leurs habitations, une étendue de terre suffisante pour leur entretien, et tout ce que leur aurait de plus procuré à chacun le travail personnel. Mais quel droit le chasseur a-t-il sur la vaste forêt que le hasard lui a fait parcourir, lancé à la poursuite de sa proie ? » etc. — De même, tous ceux qui de nos jours ont eu occasion de combattre le communisme par des raisons, par exemple l’archevêque de Paris dans sa lettre pastorale de juin 1851, n’ont pas manqué d’alléguer comme premier argument que la propriété est le produit du travail, et n’est en quelque sorte que du travail qui a pris corps. — C’est une nouvelle preuve que le droit de propriété a pour seul fondement le travail appliqué aux choses, puisque c’est en cette seule qualité qu’il est librement reconnu et acquiert une valeur morale.

Un témoignage d’un ordre tout à fait différent nous est fourni à l’appui de la même vérité par un fait moral : la loi punit aussi sévèrement, plus sévèrement même en plus d’un pays, le braconnage que le vol ; cependant l’honneur bourgeois, irrémédiablement perdu dans le second cas, n’est pas proprement atteint dans le premier, et le braconnier, pourvu qu’il n’ait pas commis d’autre méfait, porte sans doute la honte de sa faute, mais n’est pas, à la façon du voleur, considéré comme un infâme et évité par tous. C’est que les principes de l’honneur bourgeois reposent sur le droit moral et non sur le droit naturel pur : or le gibier n’est pas objet de travail, il n’est donc pas susceptible d’une possession moralement valable ; et le droit qu’on peut avoir sur lui est par là entièrement un droit positif, que la morale ne reconnaît pas.

Le droit pénal devrait, à mes yeux, avoir pour principe et pour base de punir, à vrai dire, non pas l’homme, mais l’acte seul, pour en empêcher le renouvellement : le criminel n’est que la matière dans laquelle on châtie le crime, pour conserver toute sa force d’intimidation à la loi qui entraîne la peine à sa suite. C’est ce que signifie l’expression : « Il est tombé sous le coup de la loi. » D’après l’exposé de Kant, qui aboutit à un jus talionis, ce n’est pas le fait, mais l’homme qui est frappé. — Le système pénitentiaire veut aussi châtier moins l’action que l’homme, pour l’amener à se corriger : par là il néglige l’objet propre de la peine qui est de détourner du crime par la peur, pour le but très problématique de l’amendement du coupable. Partout il est hasardeux de vouloir atteindre par un même moyen deux fins différentes, à plus forte raison si, en quelque sens, les deux fins sont opposées. L’éducation est un bienfait, la peine doit être un mal : l’emprisonnement pénitentiaire prétend réaliser les deux à la fois. — De plus, si grande que puisse être dans bien des crimes la part de la grossièreté et de l’ignorance, unie à la gêne extérieure, ce n’en est cependant pas la principale cause : des milliers de gens vivent dans la même brutalité, dans une situation toute semblable, et cela sans commettre le moindre crime. La faute retombe donc surtout sur le caractère moral de la personne : or ce caractère, je l’ai montré dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté, est absolument invariable. Il s’ensuit qu’une véritable amélioration morale n’est pas possible ; on ne peut que détourner de l’acte par la peur. Sans doute on peut aussi arriver à redresser la connaissance et à éveiller le goût du travail : la suite montrera jusqu’à quel point cette influence peut s’étendre. En outre, il résulte de l’objet de la peine établi par moi qu’elle doit, dans la mesure du possible, provoquer une souffrance apparente supérieure à la souffrance réelle : or la réclusion solitaire produit l’effet opposé. Les cruels tourments qui l’accompagnent n’ont pas de témoins ; celui qui ne les a pas éprouvés ne peut en concevoir aucune idée par avance, il n’en est donc pas intimidé. Elle menace l’homme que le besoin et la nécessité sollicitent au crime du pôle opposé des misères humaines, de l’ennui ; mais, selon la juste remarque de Gœthe :

« Sommes-nous en proie à une véritable torture, nous nous souhaitons alors l’ennui[3]. »

La perspective ne l’en effraiera donc pas plus que l’aspect de ces prisons semblables à des palais, bâties par les honnêtes gens à l’usage des coquins. Mais si l’on veut regarder ces prisons pénitentiaires comme des établissements d’éducation, il est regrettable alors que l’accès n’en soit rendu possible que par le crime, tandis qu’elles devraient être destinées à le prévenir.

La raison du juste rapport réclamé par Beccaria entre la peine et le délit est non pas que la peine doive être une expiation de la faute commise, mais que le gage doit être proportionné à la valeur de la chose garantie. Aussi chaque homme est-il autorisé à exiger une vie étrangère en garantie de la sécurité de sa propre vie ; mais il n’en est pas de même de la sécurité de sa propriété, pour laquelle la liberté d’autrui, etc., est un gage suffisant. La peine de mort est donc absolument nécessaire pour assurer la vie des citoyens. À ceux qui voudraient la supprimer, il n’y a qu’une réponse à faire : « Commencez par extirper le meurtre de ce monde ; la peine de mort viendra ensuite. » Elle devrait même atteindre aussi bien la tentative décidée de meurtre que le meurtre : car la loi prétend punir l’acte, et non pas se venger de la réussite. En général la mesure exacte de la peine à instituer se trouve dans le dommage à prévenir, et non dans l’indignité morale de l’action défendue. Aussi la loi peut-elle, avec raison, punir de la détention le fait de laisser tomber un pot de fleurs d’une fenêtre, et des travaux forcés celui de fumer dans une forêt pendant l’été, tout en le permettant durant l’hiver. — Mais condamner à mort, comme c’est le cas en Pologne, celui qui tue un aurochs, est une rigueur excessive, car la conservation de la race des aurochs n’est pas chose qui se paie d’une vie d’homme. Outre la grandeur du dommage à prévenir, la force des motifs qui poussent à l’acte défendu doit entrer en ligne de compte dans la détermination de la peine. Il faudrait s’en référer à une tout autre mesure, si la peine devait être en soi une expiation, une compensation, un jus talionis. Mais le code criminel ne doit pas être autre chose qu’un catalogue des motifs capables de s’opposer à tous les délits possibles : aussi chacun de ces derniers motifs doit-il sans aucun doute l’emporter sur des motifs qui poussent au crime, et cela d’autant plus que le dommage né de l’action à prévenir serait plus considérable, la tentation plus forte, et la difficulté de persuader le coupable plus grande ; mais n’oublions pas la juste hypothèse que la volonté n’est pas libre, qu'elle peut être déterminée par des motifs, et que hors de là il n’y a pas de prise possible sur elle. En voilà assez sur la théorie du droit.

Dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté (p. 50 et suiv.), j’ai signalé la nature primitive et invariable du caractère inné, d’où découle la valeur morale de notre conduite. C’est un fait bien établi. Mais, pour embrasser les problèmes dans toute leur étendue, il est nécessaire de forcer parfois les contrastes. Qu’on se représente ainsi quelle incroyable différence native sépare un homme d’un autre, pour le moral comme pour l’intelligence. Ici noblesse d’âme et sagesse, là méchanceté et sottise. Chez l’un, la bonté du cœur brille dans le regard, ou le sceau du génie est empreint sur le visage ; chez l’autre, cette vile physionomie est la marque de l’indignité morale et de l’hébétement intellectuel, imprimés en traits aussi ineffaçables qu’évidents de la main même de la nature : il semble qu’un être pareil devrait avoir honte d’exister. Et l’intérieur répond bien chez lui à l’extérieur. De telles différences, qui transforment tout l’être de l’homme, que rien ne peut supprimer, qui, de plus, dans leur conflit avec les circonstances, déterminent le cours de sa vie, ne peuvent exister sans la faute ou le mérite de ceux qui les portent, ne sauraient être le pur ouvrage du hasard : il est impossible d’admettre le contraire. Il ressort déjà de là manifestement que l’homme, en un certain sens, doit être son œuvre propre. Mais nous pouvons, d’autre part, assigner à ces différences une origine empirique dans la constitution des parents ; et à son tour, la rencontre et l’union de ces parents est le résultat certain des circonstances les plus accidentelles. — Les considérations de ce genre nous sollicitent invinciblement à établir la distinction du phénomène et de la chose en soi, comme le seul principe où puisse résider la solution de ce problème. Ce n’est que par les formes phénoménales que se manifeste la chose en soi : tout ce qui en procède doit donc apparaître sous ces formes, et s’insérer ainsi dans la chaîne de la causalité. Par suite, l’objet en question se présentera à nous comme l’œuvre d’une direction secrète et incompréhensible des choses, dont l’enchaînement externe et empirique ne serait que le simple instrument ; dans cet enchaînement tout arrive en vertu de causes, en vertu d’une nécessité et d’une détermination extérieures, et cependant la vraie raison de tout se cache au fond de l’être qui revêt cette forme phénoménale. Il est vrai, nous ne pouvons ici qu’entrevoir de très loin la solution du problème, et, en y réfléchissant, nous tombons dans un abîme de pensées, bien dignes de ce mot d’Hamlet, thoughts beyond the reaches of our souls. Sur cette conduite secrète des choses que l’esprit ne peut concevoir que par images, j’ai exposé mes idées au premier volume des Parerga, dans la dissertation Sur le caractère intentionnel apparent de la destinée de l’individu.

Au § 14 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, on trouve une peinture de l’égoïsme dans son essence ; j’ai cherché ici à la compléter, en en découvrant la source. La nature est en contradiction formelle avec elle-même, selon qu’elle parle du point de vue particulier ou universel, du dedans ou du dehors, du centre ou de la périphérie. En effet, son centre, elle l’a dans chaque individu, car chacun renferme le vouloir-vivre tout entier. Aussi cet individu peut n’être qu’un insecte ou un ver ; en parlant elle-même par sa bouche, la nature s’exprime ainsi : « Je suis seul le tout du tout ; tout repose sur ma conservation ; le reste peut périr, il ne compte réellement pas. » Tel est le langage de la nature au point de vue particulier, c’est-à-dire au point de vue de la conscience intime, et c’est là le fondement de l’égoïsme propre à tout être vivant. Au contraire, du point de vue général, — qui est celui de la conscience externe, c’est-à-dire de la connaissance objective, détachée pour l’instant de l’individu en qui réside la faculté de connaître, — par suite du dehors, de la périphérie, la nature s’exprime en ces termes : « L’individu n’est rien, il est moins que rien. Je détruis chaque jour des millions d’individus, par manière de jeu et de passe-temps ; j’abandonne leur sort au plus capricieux et au plus espiègle de mes enfants, au hasard, qui les poursuit à sa fantaisie. Chaque jour je crée des millions d’individus nouveaux, et ma puissance créatrice n’en est pas plus diminuée que n’est épuisée la force d’un miroir par le nombre des images successives du soleil qu’il reflète sur la cloison... L’individu n’est rien. » — Seul, celui qui sait réellement embrasser et concilier cette contradiction manifeste de la nature possède la vraie réponse à la question de savoir si son propre moi est impérissable ou non. Dans les quatre premiers chapitres de ce quatrième livre de compléments je crois avoir indiqué une méthode utile pour parvenir à cette connaissance. D’ailleurs ce qui précède peut s’expliquer encore de la façon suivante. Tout individu, quand il regarde au dedans de lui, reconnaît dans son essence, qui est sa volonté, la chose en soi, c’est-à-dire la seule réalité partout existante. Il s’ensuit qu’il se conçoit comme le noyau et le centre du monde, et s’attribue une importance infinie. Tourne-t-il au contraire ses regards vers le dehors, il est alors dans le domaine de la représentation, du pur phénomène, et il s’y voit comme un individu entre des milliers d’individus, créature des plus insignifiantes par suite et qui disparaît même complètement dans la foule immense. Il en résulte que tout individu, fût-ce le moins digne d’attention, considéré du dedans, est le tout du tout ; considéré du dehors, il n’est plus rien, il n’est tout au moins guère plus que rien. C’est là-dessus que repose la grande différence entre ce qu’on est nécessairement à ses propres yeux et ce qu’on est aux yeux d’autrui ; et, de là dérive l’égoïsme, que chaque individu reproche à l’autre.

Cet égoïsme engendre notre erreur fondamentale à tous, qui consiste à nous croire réciproquement les uns pour les autres des Non-Moi. Au contraire, se montrer juste, noble, humain, n’est pas autre chose que traduire en actions ma métaphysique. — Dire que le temps et l’espace sont de simples formes de notre connaissance, et non des déterminations de la chose en soi, revient à affirmer l’identité de la doctrine de la métempsycose, « Tu renaîtras un jour sous la forme de celui que tu offenses aujourd’hui et tu endureras les mêmes offenses. » avec la formule souvent citée du brahmanisme : Tal twam asi : « Tu es cela. » — La connaissance immédiate et intuitive de l’identité métaphysique de tous les êtres est, je l’ai montré plus d’une fois, et surtout au § 22 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, est, dis-je, le principe de la véritable vertu. Mais il ne s’ensuit pas que cette dernière résulte d’une supériorité toute particulière de l’intellect ; loin de là, l’intelligence même la plus faible suffit à lire au travers du principe d’individuation, et c’est ici le principal. Aussi peut-on trouver le caractère le plus excellent joint à une intelligence médiocre, et notre pitié s’émeut sans qu’il soit besoin d’aucun effort de notre intellect. Il semble au contraire que cette pénétration indispensable du principe d’individuation se réaliserait dans chacun, sans la résistance de la volonté qui s’y oppose presque toujours, grâce à l’influence immédiate, secrète et despotique qu’elle exerce sur l’intellect ; si bien que toute faute finit par retomber sur la volonté, ce qui est d’ailleurs aussi dans l’ordre naturel des choses.

Le dogme de la métempsycose dont il vient d’être question ne s’éloigne de la vérité que du fait de transporter dans l’avenir ce qui est dès maintenant accompli. Suivant cette doctrine, en effet, mon être intime ne commence à exister dans d’autres êtres qu’après ma mort, tandis qu’en réalité il y vit déjà maintenant ; la mort ne sert qu’à dissiper l’illusion qui m’empêchait de m’en rendre compte : de même la troupe innombrable des astres ne cesse jamais de briller au-dessus de notre tête, mais elle n’est apparente pour notre œil qu’après le coucher d’une étoile plus proche de nous, du soleil de notre terre. Semblable au soleil, mon existence individuelle éclipse tout de son éclat supérieur ; à ce point de vue pourtant elle ne paraît être au fond qu’un obstacle, placé entre nous et la connaissance de la véritable étendue de notre être. Et puisque tout individu, dans sa connaissance, ne peut franchir cet obstacle, c’est donc précisément l’individuation qui maintient le vouloir-vivre dans l’erreur au sujet de son essence propre : elle est la Maïa du brahmanisme. La mort est une réfutation de cette erreur et la supprime. Au moment de mourir nous devons, je crois, nous apercevoir qu’une pure illusion avait borné notre existence à notre personne. On en peut trouver même des indices empiriques dans plus d’un état voisin de la mort, où la conscience cesse d’être concentrée dans le cerveau. Le plus frappant de ces états est le sommeil magnétique ; si on le porte à un certain degré, notre existence semble s’étendre au-delà de notre personne dans d’autres êtres, et le fait se manifeste par des symptômes très divers, entre autres par l’intérêt immédiat pris aux pensées d’un autre individu, enfin même par la faculté de connaître ce qui est absent, éloigné, jusqu’à l’avenir, c’est-à-dire par une sorte d’ubiquité.

Cette identité métaphysique de la volonté en tant que chose en soi, au milieu de la multiplicité sans nombre de ses formes apparentes, sert de fondement général à trois phénomènes, qu’on peut grouper sous la notion commune de sympathie : 1° la compassion, base, nous l’avons montré, de la justice et de l’amour de l’homme, caritas ; 2° l’amour sexuel, avec son choix obstiné, amour qui est la vie de l’espèce faisant valoir sa prédominance sur celle des individus ; 3° la magie, avec le magnétisme animal et les cures sympathiques qui s’y rapportent. Il s’ensuit que la sympathie peut se définir : la manifestation empirique de l’identité métaphysique de la volonté, à travers la multiplicité physique de ses phénomènes, manifestation qui annonce un enchaînement bien différent de cette connexion due aux formes phénoménales et que nous comprenons sous le principe de raison.

  1. Ce chapitre se rapporte aux §§ 55, 62, 67 du premier volume.
  2. Ce point est expliqué dans l’Appendice de mon mémoire sur la Liberté de la volonté.
  3. Wird uns eine rechte Quaal zu Theil
    Dann wünschen wie uns Langeweil.