Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXIX

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 175-178).


CHAPITRE XXIX[1]
DE LA CONNAISSANCE DE IDÉES


Nous n’avions jusqu’ici examiné l’intellect que dans sa condition primitive et naturelle d’esclave au service de la volonté ; dans ce troisième livre, il apparaît délivré de cette servitude ; mais hâtons-nous de le remarquer, il s’agit ici non pas d’un affranchissement durable, mais seulement d’un court instant de répit, d’une libération exceptionnelle et, à vrai dire, momentanée du service de la volonté. – Comme j’ai traité ce sujet avec assez de détails dans le premier volume, je n’ai ici qu’à ajouter quelques considérations complémentaires en petit nombre.

Ainsi que je l’ai montré au § 33, l’intellect au service de la volonté c’est-à-dire dans sa fonction naturelle, ne connaît proprement que les rapports des choses ; tout d’abord les relations des choses avec la volonté, à laquelle il appartient, ce qui sert même à en faire des motifs ; et de plus ensuite, pour compléter cette connaissance, les relations des choses entre elles. Cette dernière connaissance n’acquiert quelque étendue et quelque signification que dans l’intellect humain ; dans l’intellect animal, même le plus développé, elle reste enfermée dans d’étroites limites. Il est évident que la compréhension des relations des choses entre elles ne rentre qu’indirectement dans le service de la volonté. Elle est donc la transition à la connaissance tout objective, entièrement indépendante de la volonté : elle est la connaissance scientifique, qui mène à la connaissance artistique. Supposons en effet un objet donné dont nous saisissions directement de nombreuses et diverses relations : l’essence propre de l’objet en ressort avec une netteté toujours plus grande et finit insensiblement par s’en dégager, composée de simples relations, dont elle ne cesse pas de différer totalement elle-même. Dans ce monde de compréhension, l’assujettissement de l’intellect à la volonté ne cesse en même temps de s’affaiblir et de devenir plus indirect. L’intellect a-t-il assez de force pour prendre le dessus, pour ne plus se soucier du rapport des choses à la volonté, pour y substituer l’intelligence de l’essence objective pure du phénomène qui s’exprime à travers toutes les relations ; il s’affranchit alors, en même temps que du service de la volonté, de la conception des simples relations, et par là aussi de celle de l’objet individuel en tant que tel. L’intelligence plane alors d’un libre essor, détachée de toute volonté ; dans l’individu elle ne connaît plus que la partie essentielle, c’est-à-dire toute l’espèce ; elle n’a donc plus pour objet que les idées, au sens primitif où je prends, avec Platon, ce mot dont on a tant abusé, c’est-à-dire enfin les formes persistantes, immuables, indépendantes de l’existence temporelle des individus, les species rerum, qui constituent l’objectivité propre des phénomènes. Sans doute une idée ainsi conçue n’est pas encore l’essence même de la chose en soi, sortie qu’elle est de la connaissance de simples relations ; mais en tant que résultat de la somme de toutes les relations, elle est le caractère propre de l’objet ; elle est ainsi l’expression complète de l’être perçu comme objet saisi non par rapport à une volonté individuelle, mais tel qu’il se manifeste de lui-même et par là détermine l’ensemble de ses relations seules reconnues jusqu’alors. L’idée est la racine commune de toutes ces relations, et par suite le phénomène complet et parfait, ou encore, selon le terme que j’ai employé dans le corps de l’ouvrage, l’objectivation adéquate de la volonté à ce degré de sa manifestation. La forme même et la couleur, éléments immédiats cependant dans la perception intuitive de l’idée, n’en font pas au fond partie ; elles n’en sont qu’un moyen d’expression, car rigoureusement l’espace lui est aussi étranger que le temps. C’est en ce sens que, dans son commentaire sur l’Alcibiade de Platon, le néoplatonicien Olympiodore disait déjà (édition Kreutzer de Proclus et Olympiodore, vol. II, p. 82) : Το ειδος μεταδεδωκε μεν της μορφης τη υλη’αμερες δε ον μετελαϐεν εξ αυτης του διαστατου, c’est-à-dire que l’idée, en soi inétendue, conféra sans doute à la matière la forme, mais commença par lui emprunter l’étendue. — Ainsi donc, je le répète, les idées ne manifestent pas encore l’essence propre, mais seulement le caractère objectif des choses, c’est-à-dire toujours jusqu’alors le phénomène, et même ce caractère, nous serions condamnés à ne le pas comprendre, si nous n’arrivions par une autre voie à une connaissance ou tout au moins à un sentiment confus de l’essence intime des choses. Ce ne sont en effet ni les idées, ni en général aucune connaissance simplement objective qui peuvent nous faire comprendre cette essence même ; elle demeurerait donc un mystère éternel pour nous, si nous ne pouvions y avoir accès par un tout autre côté. C’est seulement en tant que chaque être doué de connaissance est en même temps un individu, et par là partie intégrante de la nature, qu’il trouve un chemin pour pénétrer au fond de la nature, et cela dans sa propre conscience, où cette nature intime lui apparaît sous la forme la plus directe et, comme nous l’avons trouvé, sous la forme de la volonté.

Par suite, ce qui, envisagé comme pure image objective, comme pure forme, et détaché ainsi du temps, non moins que de toutes relations, est l’idée platonicienne, est, pris empiriquement et dans le temps, l’espèce ou le genre : l’espèce est donc le corrélatif empirique de l’idée. L’idée est proprement éternelle, l’espèce est d’une durée infinie, quoique le phénomène puisse en disparaître sur quelque planète. Leurs noms mêmes rentrent l’un dans l’autre : ιδεα, ειδος, species, genre. L’idée est espèce (species), mais non genre (genus) : aussi les espèces sont-elles l’œuvre de la nature, les genres sont-ils l’œuvre de l’homme ; ce ne sont en effet que de simples concepts. Il y a des espèces naturelles (species naturales), mais il n’y a que des genres logiques (genera logica). Pour les produits de l’art, il n’en existe pas d’idées, mais seulement de simples concepts, c’est-à-dire des genera logica, subdivisés en genres secondaires ou species logicæ. À ce que j’ai dit, à cet égard, dans le premier volume, § 41, je dois ajouter qu’Aristote (Métaph., I, 9, et XIII, 5) déclare aussi que les platoniciens n’avaient pas admis d’idées pour les produits de l’art : οιον οικια και δακτυλιος, ων ου φασιν ειναι ειδη (ut domus et annulus, quorum ideas dari negunt). Cf. le scoliaste, pages 562, 63 de l’édition in-4 de Berlin. – Aristote dit plus loin (Métaph., XI, 3) : αλλ’ειπερ (supple ειδη εστι) επι των φυσει (εστι) διο δη ου κακως ο Πλατων εφη, οτι ειδη εστι οποσα φυσει (si quidem ideæ sunt, in iis sunt, quæ natura fiunt : propter quod non male Plato dixit, quod species eorum sunt, quæ natura sunt) ; sur quoi le scoliaste, page 800, observe : και τουτο αρεσκει και αυτοις τοις τας ιδεας θεμενοις των γαρ υπο τεχνης γινομενων ιδεας ειναι ουκ ελεγον, αλλα των υπο φυσεως (hoc etiam ipsis ideas statuentibus placet : non enim arte factorum ideas dari aiebant, sed natura procreatorum). D’ailleurs la théorie des idées dérive, à l’origine, de Pythagore, si toutefois nous ne voulons pas mettre en doute les renseignements fournis par Plutarque dans le livre De placitis philosophorum, I, c. iii.

L’individu prend sa racine dans l’espèce, le temps dans l’éternité ; et de même que chaque individu n’est individu que pour renfermer en soi l’essence de son espèce, de même il n’a de durée dans le temps que pour exister aussi dans l’éternité. J’ai consacré dans le livre suivant un chapitre spécial à la vie de l’espèce.

Au § 49 du premier volume, j’ai mis suffisamment en lumière la différence entre l’idée et le concept. Quant à leur ressemblance, en voici le principe. L’unité originelle et essentielle de l’idée est fractionnée et disséminée dans la pluralité des choses individuelles par le sujet connaissant, en raison des conditions sensibles et cérébrales de la perception. Dans son travail de réflexion la raison vient ensuite rétablir cette unité, toutefois seulement in abstracto, à titre de concept, d’universale, égal, il est vrai, à l’idée en compréhension, mais revêtu d’une tout autre forme, et rendu ainsi incapable de devenir objet d’intuition et par là de détermination constante. C’est en ce sens (mais dans aucun autre) qu’on pourrait user du langage scolastique et appeler les idées universalia ante rem, les concepts universalia post rem : entre les deux se placent les choses individuelles, dont l’animal aussi a connaissance. — N’en doutons pas, le réalisme des scolastiques est né de la confusion des idées platoniciennes, auxquelles on peut attribuer une existence objective et réelle, puisqu’elles sont en même temps les espèces, avec les simples concepts, auxquels les réalistes voulaient à leur tour conférer la même existence ; et ce fut là l’origine de l’opposition victorieuse du nominalisme.

  1. Ce chapitre se rapporte aux §§ 30-32 du premier volume.