Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXIX

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 258-268).


CHAPITRE XXXIX[1]
DE LA MÉTAPHYSIQUE ET DE LA MUSIQUE


Dans le passage ci-dessous indiqué du premier volume et que le lecteur a encore présent à l’esprit, j’ai expliqué la signification véritable de cet art merveilleux. J’étais arrivé à ce résultat qu’entre les productions musicales et le monde comme représentation, c’est-à-dire la nature, il devait y avoir non pas une ressemblance, mais un parallélisme manifeste, et je l’avais ensuite démontré. J’ai à ajouter ici, à cet égard, quelques considérations plus précises et dignes de remarques. — Les quatre voix de toute harmonie, savoir la basse, le ténor, l’alto et le soprano, ou ton fondamental, tierce, quinte et octave, correspondent aux quatre degrés de l’échelle des êtres, c’est-à-dire au règne minéral, au règne végétal, au règne animal et à l’homme. Cette analogie reçoit une confirmation frappante de cette règle fondamentale de la musique, qu’un écart bien plus grand doit exister entre la basse et les trois voix supérieures qu’entre ces voix elles-mêmes ; la basse ne peut s’en rapprocher de plus d’une octave, mais presque toujours elle demeure encore bien au-dessous, ce qui place l’accord parfait de trois sons dans la troisième octave à partir du ton fondamental. Il s’ensuit que l’effet de l’harmonie large, ou la basse reste éloignée, est bien plus puissant et plus beau que celui de l’harmonie étroite, où elle est plus proche, et dont l’emploi n’est dû qu’au peu d’étendue des instruments. Toute cette règle, loin d’être arbitraire, a son principe dans l’origine naturelle du système musical, car les premiers harmoniques produits par les vibrations concomitantes sont l’octave et sa quinte. Or, dans cette règle nous reconnaissons l’analogue musical de cette propriété fondamentale de la nature en vertu de laquelle la parenté est plus intime entre les différents êtres organisés qu’entre ces êtres et l’ensemble inanimé, inorganique du règne minéral : l’organique et l’inorganique sont séparés par la limite la plus tranchée, par l’abîme le plus large qu’on rencontre dans toute la nature. — La voix haute, qui chante la mélodie, fait cependant partie intégrante de l’harmonie et se rattache ainsi à la basse fondamentale la plus profonde ; c’est là l’analogue musical du fait par lequel la même matière qui, dans un organisme humain, est le support de l’idée de l’homme, doit en même temps représenter et soutenir encore les idées de la pesanteur et des propriétés chimiques, c’est-à-dire des degrés les plus bas de l’objectivation du vouloir.

La musique n’est pas, comme tous les autres arts, une manifestation des idées ou degrés d’objectivation du vouloir, mais l’expression directe de la volonté elle-même. De là provient l’action immédiate exercée par elle sur la volonté, c’est-à-dire sur les sentiments, les passions et les émotions de l’auditeur, qu’elle n’a pas de peine à exalter ou à transformer.

S’il est établi que la musique, bien loin d’être un simple auxiliaire de la poésie, est un art indépendant, le plus puissant même de tous les arts, capable ainsi d’atteindre son but par ses propres ressources, il n’est pas moins certain qu’elle n’a pas besoin des paroles d’un poème ou de l’action d’un opéra. La musique en tant que musique ne connaît que les sons, et non les causes qui les provoquent. Pour elle la voix humaine n’est elle-même à l’origine et par essence qu’un son modifié, comme celui d’un instrument, et offre, comme tout autre son, les avantages et les inconvénients particuliers attachés à la nature de l’instrument qui le produit. Si, dans le cas actuel, ce même instrument sert d’autre part, en tant qu’organe de la parole, à la communication des idées, c’est là une circonstance fortuite ; la musique peut sans doute en profiter accessoirement, pour contracter alliance avec la poésie, mais jamais il ne lui est permis d’en faire la chose principale, jamais elle ne doit donner tous ses soins à rendre le sens des vers, presque toujours et toujours même, ainsi que Diderot le donne à entendre dans le Neveu de Rameau, insipides par nature. Les paroles ne sont et ne demeurent pour la musique qu’une addition étrangère d’une valeur secondaire, car l’effet des sons est incomparablement plus puissant, plus infaillible et plus rapide que celui des paroles : incorporées à la musique, celles-ci ne doivent y occuper jamais qu’une place très peu importante et se plier à toutes les exigences des sons. Le rapport est inverse quand il s’agit d’une poésie donnée, c’est-à-dire d’un chant, d’un livret d’opéra, auquel on adapte une musique ; car l’art musical ne tarde pas à y montrer ses ressources et sa puissance supérieures : la musique nous fait aussitôt pénétrer jusqu’au fond dernier et caché du sentiment exprimé par les mots ou de l’action représentée dans l’opéra, elle en dévoile la nature propre et véritable, elle nous découvre l’âme même des événements et des faits, dont la scène ne nous offre que l’enveloppe et le corps. En raison de cette prépondérance de la musique, et puisqu’elle est au texte et à l’action dans le rapport du général au particulier, de la règle à l’exemple, il pourrait sembler bien plus convenable de composer le texte pour la musique que la musique pour le texte. Cependant la méthode en usage conduit l’artiste, par le moyen des paroles et des incidents du livret, aux émotions qui en constituent le fond, qui provoquent en lui-même les sentiments à décrire et remplissent l’office de stimulants de sa fantaisie musicale. — Si, d’ailleurs, l’addition de la poésie à la musique est si bien venue de nous, si nous ressentons un plaisir aussi profond à entendre un chant accompagné de paroles intelligibles, c’est qu’alors nos deux modes de connaissance, le plus direct et le plus indirect, trouvent à la fois à s’exercer ; notre connaissance la plus directe est celle pour laquelle la musique exprime les émotions de la volonté même la plus indirecte est celle des idées marquées par les mots. La raison ne se plaît pas à rester entièrement inactive, même quand on parle la langue des sentiments. Sans doute, la musique est capable de rendre par ses propres moyens chaque mouvement de la volonté, chaque sentiment mais l’addition des paroles nous fournit en plus les objets mêmes de ces sentiments, les motifs d’où ils naissent. — La musique, la partition d’un opéra, possède une existence complètement indépendante, séparée, abstraite pour ainsi dire ; elle reste étrangère aux événements et aux personnages de la pièce, elle suit ses règles propres et immuables ; aussi, même sans le livret, ne manque-t-elle jamais tout son effet. Mais cette musique, composée en vue du drame, en est l’âme en quelque sorte : par son union avec les faits, les personnages, les paroles, elle devient l’expression de la signification intime de toute l’action et de la nécessité dernière et secrète qui s’y rattache. C’est sur le sentiment confus de cette vérité que repose proprement le plaisir du spectateur qui n’est pas un simple badaud. Mais en même temps la musique d’un opéra atteste l’hétérogénéité de sa nature et la supériorité de son essence par une indifférence parfaite à l’égard de toute la partie matérielle des événements ; aussi exprime-t-elle toujours de la même manière, en l’accompagnant des mêmes accents pompeux, l’orage des passions et le pathétique des sentiments, que la matière même du drame soit Agamemnon et Achille, ou la discorde d’une famille bourgeoise. Pour elle il n’existe rien en dehors des passions, des émotions de la volonté et, comme Dieu, elle ne voit que les cœurs. Elle ne s’assimile jamais à la matière : quand même elle est jointe aux bouffonneries les plus plaisantes et les plus extravagantes d’un opéra comique, elle n’en conserve pas moins la beauté, la pureté, la noblesse de son essence ; et son alliance avec de semblables éléments ne peut en rien rabaisser cette hauteur, d’où le ridicule est à jamais banni. De même, au-dessus de la farce grotesque et des misères sans fin de la vie humaine plane la profonde et sérieuse signification de notre existence, qu’aucun moment ne vient en détacher.

Jetons maintenant un regard sur la musique purement instrumentale. Une symphonie de Beethoven nous présente la plus grande confusion, fondée pourtant sur l’ordre le plus parfait, le combat le plus violent qui, l’instant d’après, se résout en la plus belle des harmonies : c’est la rerum concordia discors, image complète et fidèle de la nature du monde qui roule dans un chaos immense de formes sans nombre et se maintient par une incessante destruction. Nous entendons en même temps dans cette symphonie la voix de toutes les passions, de toutes les émotions humaines ; joie et tristesse, affection et haine, crainte et espérance, etc., y sont exprimées en nuances infinies, mais toujours en quelque sorte in abstracto et sans distinction aucune : c’en est la forme seule, sans la substance, comme un monde de purs esprits sans matière. Il est vrai, nous sommes toujours portés à donner une réalité à ce que nous entendons, à revêtir ces formes, par l’imagination, d’os et de chair, à y voir toutes sortes de scènes de la vie et de la nature. Mais, en somme, nous ne parvenons ainsi ni à les mieux comprendre, ni à les mieux goûter, et nous ne faisons que les surcharger d’un élément hétérogène et arbitraire : aussi vaut-il mieux saisir cette musique dans toute sa pureté immédiate.

Je n’ai jusqu’ici, comme dans le premier volume, envisagé la musique que par son côté métaphysique, c’est-à-dire par rapport à la signification intime de ses œuvres. Il convient aussi de soumettre à un examen général les moyens qui lui servent à les réaliser pour agir sur notre esprit, et de montrer par suite l’union de cette partie métaphysique de la musique avec la partie physique que la science a suffisamment étudiée et connaît aujourd’hui. — Je pars de la théorie généralement admise et que de récentes objections n’ont pu ébranler en rien : l’harmonie des sons repose toujours sur la coïncidence des vibrations ; pour deux notes qui résonnent en même temps, cette coïncidence se produira à chaque deuxième, troisième ou quatrième vibration, et les notes deviennent alors octaves, quintes ou quartes l’une de l’autre, etc. Tant que les vibrations de deux notes offrent un rapport rationnel et exprimable en un petit nombre, leur coïncidence se répète à plusieurs reprises et nous permet de les embrasser dans notre aperception : les sons se fondent l’un dans l’autre et forment un accord. Le rapport est-il au contraire irrationnel, ne peut-il s’énoncer que par de gros chiffres, nous ne pouvons plus saisir de coïncidence, les vibrations obstrepunt sibi perpetuo, se refusent à être enveloppées dans notre appréhension, il y a dissonance.

Il résulte de cette théorie que la musique est un moyen de rendre perceptibles des rapports numériques rationnels et irrationnels, non pas, comme l’arithmétique, à l’aide de concepts abstraits, mais par une connaissance immédiate, simultanée et sensible. L’union du sens métaphysique de la musique avec cette base physique et arithmétique repose alors sur ce que l’élément rebelle à notre appréhension, l’irrationnel ou la dissonance devient l’image naturelle des résistances opposées à notre volonté ; et, à l’inverse, la consonance ou le rationnel, qui se prête sans peine à notre perception, représente la satisfaction de la volonté. De plus, ces rapports numériques de vibrations, rationnels et irrationnels, admettent une multitude de degrés, de nuances, de conséquences et de variations ; ils font ainsi de la musique la matière capable d’exprimer et de rendre fidèlement avec leurs teintes les plus fines, leurs différences les plus délicates, toutes les émotions du cœur humain, c’est-à-dire de la volonté, dont le résultat essentiel est toujours, quoique avec des degrés infinis, la satisfaction et le déplaisir ; et, pour atteindre son but, la musique invente la mélodie. Nous voyons donc ici les émotions de la volonté transportées dans le domaine de la pure représentation, théâtre exclusif des productions des beaux-arts, qui éliminent de leur jeu la volonté elle-même et nous demandent d’être sujets purement connaissants. Aussi la musique ne doit-elle pas exciter les affections mêmes de la volonté, c’est-à-dire une douleur réelle ou un bien-être réel ; elle doit se borner à leurs substituts : ce qui convient à notre intellect sera l’image de la satisfaction du vouloir, ce qui le heurte plus ou moins sera l’image de la douleur plus ou moins vive. C’est par ce seul moyen que la musique, sans jamais nous causer de souffrance réelle, ne cesse de nous charmer jusque dans ses accords les plus douloureux, et nous prenons plaisir à entendre les mélodies même les plus plaintives nous raconter dans leur langage l’histoire secrète de notre volonté, de toutes ses agitations, de toutes ses aspirations, avec les retards, les obstacles, les tourments qui les traversent. Là au contraire où, dans la réalité avec ses terreurs, c’est notre volonté même qui est excitée et torturée, il ne s’agit plus de sons ni de rapports numériques, mais nous sommes bien plutôt nous-mêmes alors la corde tendue et pincée qui vibre.

Il résulte de la théorie musicale prise par nous pour base que l’élément proprement musical des sons consiste dans les rapports de rapidité des vibrations, et non dans leur force relative. Il s’ensuit que l’oreille, à l’audition d’un morceau de musique, suivra toujours de préférence le son le plus élevé, et non le plus fort. De là vient que le soprano domine même l’accompagnement d’orchestre le plus puissant. Il acquiert ainsi à exécuter la mélodie un droit naturel, que vient fortifier encore sa grande mobilité due à cette même rapidité des vibrations, telle qu’elle apparaît dans les phrases figurées. Le soprano devient par là le véritable représentant d’une sensibitité exaltée, accessible à l’impression la plus légère, capable de se laisser déterminer par elle, c’est-à-dire le représentant de la conscience portée à son degré extrême, au sommet de l’échelle des êtres. Les raisons inverses lui donnent pour opposé la basse ; lente à se mouvoir, condamnée à ne monter et à ne descendre que par grands intervalles, tierces, quartes et quintes, guidée en outre dans chacun de ses pas par des règles invariables, la basse est le représentant naturel du règne inorganique, insensible, fermé aux impressions délicates, soumis seulement à des lois générales. La basse ne peut jamais même monter d’un seul ton, par exemple de la quarte à la quinte ; ce serait provoquer une suite fâcheuse de quintes et d’octaves dans les voix supérieures : aussi sa nature propre et son origine lui défendent-elles de se charger du chant. Si la mélodie lui est attribuée, on use du contrepoint ; c’est alors une basse transposée, on abaisse l’une des voix supérieures pour la déguiser en basse ; mais même alors il faut une seconde basse profonde pour l’accompagner. Cette étrangeté d’une mélodie confiée à la basse fait que les airs de basse, avec plein accompagnement, ne nous procurent jamais le même plaisir pur et sans mélange qu’un air de soprano ; dans la suite de l’harmonie, le chant de soprano est seul naturel. Pour le dire en passant, une basse contrainte ainsi par transposition de chanter la mélodie pourrait être comparée, dans l’esprit de notre métaphysique de la musique, à un bloc de marbre auquel on a imposé la forme humaine : aussi rien ne pouvait-il mieux convenir à l’hôte de pierre du Don Juan.

Pour pénétrer maintenant plus avant encore dans la genèse de la mélodie, nous devons la décomposer en ses éléments. Nous y trouverons tout au moins le plaisir que l’on éprouve à acquérir une conscience abstraite et expresse des choses connues de tous in concreto, et à leur donner ainsi l’apparence de la nouveauté.

La mélodie est formée de deux éléments, l’un rythmique et l’autre harmonique ; on peut les appeler aussi l’élément quantitatif et l’élément qualitatif, puisque le premier concerne la durée et le second la hauteur et la gravité des sons. Dans la notation musicale, le premier se reconnaît aux lignes verticales, le second aux lignes horizontales. Tous deux reposent sur des rapports purement arithmétiques, c’est-à-dire sur des rapports de temps, l’un sur la durée des sons, l’autre sur la rapidité relative de leurs vibrations. L’élément rythmique est le plus essentiel, car, à lui seul et sans le secours de l’autre, il suffit à figurer une sorte de mélodie : c’est le cas, par exemple, pour le tambour ; mais la mélodie parfaite a besoin des deux. Elle consiste en effet dans des alternatives de désaccord et de réconciliation entre les deux, je le démontrerai tout à l’heure ; mais, puisqu’il a été déjà question jusqu’ici de l’élément harmonique, je veux commencer par étudier le rythme de plus près.

Le rythme est dans le temps ce que la symétrie est dans l’espace, c’est-à-dire une division en parties égales et correspondantes, qui, plus grandes d’abord, se résolvent ensuite en parties plus petites et secondaires. Dans la série des arts que j’ai établie, l’architecture et la musique forment les deux extrêmes. Aussi sont-elles les plus hétérogènes, véritables antipodes l’une de l’autre dans leur essence intime, leur puissance, l’étendue de leur sphère et leur signification ; leur opposition s’étend même jusqu’à la forme de leur manifestation. L’architecture n’existe que dans l’espace, sans aucun rapport avec le temps ; la musique n’existe que dans le temps, sans le moindre rapport avec l’espace[2]. Leur seule analogie consiste en ce que le rythme est dans la musique, comme la symétrie en architecture, le principe d’ordre et de cohésion ; nouvelle confirmation de l’adage que les extrêmes se touchent. Les éléments derniers d’un édifice sont des pierres toutes égales ; de même, ceux d’un morceau de musique sont les mesures toutes égales, subdivisées à leur tour par le levé et le frappé, ou en général par la fraction qui indique la mesure, en parties encore égales, que l’on peut comparer aux dimensions de la pierre. Plusieurs mesures forment la période musicale, répartie aussi en deux moitiés égales, l’une montante, qui aspire à s’élever jusqu’à la dominante et l’atteint presque toujours, l’autre descendante, qui apporte le calme et retombe sur le ton fondamental. Deux ou même plusieurs périodes composent une partie, d’ordinaire aussi redoublée symétriquement par le signe de reprise ; deux parties constituent un petit morceau de musique, ou seulement une phrase d’un morceau plus grand ; le concerto ou la sonate comprennent d’habitude trois phrases, la symphonie quatre et la messe cinq. Nous voyons ainsi ces divisions et subdivisions symétriques établir entre tous les membres d’un morceau de musique une subordination, une superposition, une coordination constante et en faire un tout cohérent et fermé, comme la symétrie le fait d’un édifice, sous cette réserve que ce qui dans l’un existe exclusivement dans l’espace existe chez l’autre exclusivement dans le temps. C’est du simple sentiment de cette analogie qu’est sorti ce mot hardi souvent répété dans ces trente dernières années : l’architecture est de la musique congelée. L’origine en remonte à Gœthe qui aurait dit, d’après Eckermann (Conversations, vol. II, p. 88) : « J’ai retrouvé dans mes papiers une page où j’appelle l’architecture une musique figée ; et en effet l’architecture a quelque chose de cela : la disposition d’esprit qu’elle éveille est parente de l’impression produite par la musique. » Selon toute vraisemblance, Gœthe avait laissé tomber bien auparavant cette saillie dans la conversation, et, nous le savons, il n’a jamais manqué de gens pour ramasser ce qu’il laissait tomber et en faire plus tard parade eux-mêmes. Du reste, quoi qu’ait pu dire Gœthe, cette analogie de la musique avec l’architecture que j’ai ramenée à son seul fondement véritable, c’est-à-dire à l’analogie du rythme et de la symétrie, ne s’étend qu’à la forme extérieure, et nullement à l’essence intime des deux arts, que sépare un abîme ; il serait même ridicule de vouloir rapprocher, pour le fond, le plus limité et le plus faible du plus large et du plus puissant de tous les arts. Comme amplification de l’analogie signalée, on pourrait ajouter encore que, lorsque la musique, prise d’une sorte d’accès d’indépendance, saisit l’occasion d’un point d’orgue pour s’arracher à la contrainte du rythme et s’abandonner au libre caprice d’une cadence figurée, ce morceau de musique sans rythme est analogue à une ruine privée de symétrie. Dans le langage hardi de la boutade précédente, on pourrait nommer cette ruine une cadence pétrifiée.

Le rythme une fois expliqué, j’ai maintenant à montrer comment l’essence de la mélodie consiste dans le désaccord et la réconciliation toujours renouvelés de l’élément rythmique avec l’élément harmonique. L’élément rythmique suppose une mesure donnée ; de même l’élément harmonique suppose le ton fondamental : il consiste ensuite à s’en écarter, à parcourir tous les sons de la gamme, jusqu’à ce qu’il atteigne, après des évolutions plus ou moins longues, un degré harmonique, le plus souvent la dominante ou la sous-dominante, qui lui procure un demi-repos. Puis il revient par un chemin d’égale longueur, au ton fondamental, où il trouve le repos parfait. Mais ces deux circonstances, l’arrivée au susdit degré et le retour au ton fondamental, doivent encore coïncider avec certains moments du rythme privilégiés, sans quoi l’effet est manqué. Ainsi, de même que la suite harmonique des sons demande certaines notes, la tonique d’abord, puis la dominante, etc. ; de même le rythme exige de son côté certains temps, certaines mesures et parties de mesures en nombre fixe, que l’on appelle les temps forts, favorables ou accentués, par opposition aux temps faibles, contraires ou non accentués. Or, il y a désaccord entre les deux éléments lorsque les exigences d’un seul des deux sont satisfaites ; il y a réconciliation lorsque les exigences des deux sont satisfaites à la fois et du même coup. En d’autres termes, cette série de notes qui court à l’aventure avant d’atteindre un degré plus ou moins harmonique ne doit y parvenir qu’après un nombre déterminé de mesures, et de plus sur un temps fort, pour y trouver un certain repos ; et de même le retour à la tonique doit s’effectuer après un nombre égal de mesures et toujours sur un temps fort, pour qu’il y ait satisfaction complète. Aussi longtemps que la coïncidence nécessaire entre les satisfactions des deux éléments ne se produit pas, le rythme a beau suivre sa marche régulière, et de leur côté les notes convenables ont beau se présenter et se représenter, nous n’obtiendrons pas l’effet d’où naît la mélodie. Pour plus de clarté, voici un exemple très simple :

La succession harmonique des sons rencontre la tonique dès la fin de la première mesure ; mais elle n’y gagne aucune satisfaction, car le rythme se trouve sur le temps le plus faible. Aussitôt après, dans la deuxième mesure, le rythme est sur le temps voulu ; mais la série des sons est arrivée à la septième. Il y a donc là plein désaccord entre les deux éléments de la mélodie, et nous ressentons quelque inquiétude. Dans la seconde moitié de la période, c’est tout le contraire, et sur le dernier son se produit la réconciliation des deux éléments. Les mêmes phénomènes se passent dans toute mélodie, mais le plus souvent sur une bien plus grande échelle. Ce désaccord et ce rapprochement constants des deux éléments sont, au point de vue métaphysique, l’image de la naissance de nouveaux souhaits suivis de réalisation. De là ce charme par lequel la musique pénètre si bien dans notre cœur, en faisant briller sans cesse à nos yeux la satisfaction parfaite de nos désirs. À y regarder de plus près, nous découvrons dans ce processus de la mélodie une condition en quelque sorte intérieure, l’harmonie, qui se rencontre comme par hasard avec une condition extérieure, le rythme. Sans doute, ce hasard est provoqué par le compositeur et ressemble en ce sens à la rime de la poésie. Mais nous n’en trouvons pas moins là l’image du concours de nos vœux avec les circonstances extérieures, favorables et indépendantes de nos désirs, c’est-à-dire l’image du bonheur. — La suspension mérite encore de nous arrêter un moment. C’est une dissonance qui veut tromper notre attente confiante et reculer la consonance finale ; nous ne l’en appelons qu’avec plus d’ardeur et son apparition ne nous en cause que plus de plaisir, analogue évident de la satisfaction du vouloir que les retards servent toujours à rendre plus vive. La cadence parfaite demande à être précédée de l’accord de septième sur la dominante, comme le désir le plus pressant peut seul être suivi de l’apaisement le plus profond et d’une pleine tranquillité. La musique consiste donc toujours dans la perpétuelle succession d’accords qui nous troublent plus ou moins, c’est-à-dire qui excitent nos désirs, et d’accords qui nous apportent plus ou moins de calme et de contentement ; de même que la vie du cœur, la volonté est un passage incessant de l’inquiétude plus ou moins grande due à l’espérance ou à la crainte, à la satisfaction plus ou moins complète qui la suit. La marche de l’harmonie consiste donc dans une alternative de dissonances et de consonances conforme aux règles de l’art. Une série de purs accords serait fastidieuse, fatigante et vide, comme cette languor qu’entraîne la réalisation de tous les vœux. Aussi les dissonances, malgré le trouble et la sorte de souffrance qu’elles nous causent, sont-elles nécessaires, mais à la condition d’être convenablement amenées et de se résoudre ensuite en consonances. À proprement parler, il n’y a dans toute la musique que deux accords fondamentaux : l’accord dissonant de septième et l’accord parfait harmonique ; tous les autres peuvent s’y ramener. De même, pour la volonté il n’existe au fond que le contentement et le déplaisir, quelques formes multiples qu’ils puissent revêtir. Et comme il n’y a que deux dispositions générales de notre cœur, la sérénité ou du moins l’enjouement et l’affliction ou du moins le malaise, de même la musique ne connaît que deux modes généraux, répondant à ces deux états, le majeur et le mineur, dont elle doit toujours suivre l’un ou l’autre. C’est une véritable merveille que cette aptitude du mode mineur à exprimer la douleur avec une rapidité aussi soudaine, par des traits aussi touchants et aussi peu méconnaissables, sans aucun mélange de souffrance physique, sans aucun recours à la convention. On peut juger par là jusqu’à quel point la musique touche, par sa racine, au plus profond de l’essence des choses et de l’homme. Chez les peuples du Nord, dont la vie est soumise à de dures conditions, notamment chez les Russes, le mode mineur prédomine, même dans la musique sacrée. — L’allégro en mineur est très fréquent dans la musique française et la caractérise : on dirait un homme qui danse, gêné par ses souliers.

J’ajoute encore quelques considérations accessoires. — Quand avec la tonique la valeur de tous les degrés vient à varier, et qu’alors la même note prend les formes de seconde, de tierce, de quarte, etc., les sons de la gamme ressemblent aux acteurs, chargés tantôt d’un rôle et tantôt d’un autre, tandis que leur personne demeure identique. L’individu ne répond pas toujours au rôle ; c’est l’analogue de cette impureté inévitable (rappelée au § 52 du premier volume) de tout système harmonique, d’où est sortie l’idée d’un tempérament également réparti.

Tel ou tel de mes lecteurs pourrait prendre ombrage de ce que la musique, dont l’effet est souvent d’élever si haut notre esprit que nous croyons l’entendre parler de mondes différents du nôtre et meilleurs, soit réduite, en vertu de la présente métaphysique, à flatter le vouloir-vivre, puisqu’elle en représente l’essence, puisqu’elle lui dépeint à l’avance le succès et qu’elle finit par en exprimer la satisfaction et l’apaisement. S’il s’agit de calmer de tels scrupules, le passage suivant des Védas peut y servir : « Etanand sroup, quod forma gaudii est, τον pram Atma ex hoc dicunt, quod quocunque loco gaudium est, partícula e gaudio ejus est. » (Oupnehkat, vol. I, p. 405, et iterum vol. II, p. 213).

  1. Ce chapitre se rapport au § 52 du premier volume.
  2. Objecter que la sculpture et la peinture n’existent aussi que dans l’espace est une erreur ; car leurs œuvres ont un rapport tout au moins indirect, sinon direct avec le temps, puisqu’elles représentent la vie, le mouvement, l’action. Il serait aussi faux de dire que la poésie, en tant que langage, appartient au temps seul : l’idée ne serait encore vraie que directement pour les mots ; mais la matière de la poésie est tout ce qui existe, par suite l’espace.