Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page6

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 323).
Grandeur de Kant : 1° Il a démontré la distinction entre le phénomène et la chose en soi : il complète par là les Hindous et Platon, et ruine le dogmatisme ; 2° Il pressent l’identité de la chose en soi avec la volonté, et rénove ainsi la morale ; 3° Il détruit la philosophie scolastique, c’est-à-dire soumise à la théologie. 
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Le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi. Pour arriver à cette distinction, il s’est appuyé sur la remarque suivante, à savoir qu’entre les choses et nous, il y a toujours l’entendement, l’entendement qui les empêche d’être connues telles quelles peuvent être en soi. Il avait été mis sur cette voie par Locke[1]. Locke avait remarqué que les qualités secondaires des choses, telle que le son, l’odeur, la couleur, la dureté, la mollesse, le poli, etc., n’ont d’autre fondement que les affections des sens, et que par suite elles n’appartiennent point aux corps objectifs, à la chose en soi ; à ces derniers il réservait au contraire les qualités primaires, c’est-à-dire celles qui ne supposent que l’espace et l’impénétrabilité, telles que l’étendue, la forme, la solidité, le nombre, la mobilité. Mais cette distinction de Locke, assez facile à trouver, et fort superficielle, n’était encore qu’un vague prélude et une naïve ébauche de la distinction que Kant allait faire. En effet, ce que Locke avait bien laissé subsister sous le nom de qualités primaires, c’est-à-dire de propriétés de la chose en soi, Kant, parti d’un point de vue incomparablement plus élevé, nous le représente comme appartenant encore au phénomène de la chose en soi, tel qu’il est saisi par notre faculté de connaître ; et il fonde précisément cette réduction sur ce que les conditions de notre faculté de connaître, à savoir temps, espace et causalité, nous sont connues a priori. En somme, Locke avait abstrait de la chose en soi l’élément apporté dans la perception par les organes des sons ; Kant, lui, retire de plus à la chose en soi l’élément apporté dans la perception par les fonctions cérébrales (car c’est en somme ce qu’il dit, bien que ses termes ne soient point les miens) ; par suite, la distinction du phénomène et de la chose en soi a pris actuellement une importance infiniment plus grande, un sens beaucoup plus profond. Pour arriver là, il lui fallait entreprendre l’importante distinction entre la connaissance a priori et la connaissance a posteriori ; avant lui la distinction n’avait pas encore été faite d’une manière suffisamment rigoureuse et complète, on n’en avait pas encore pris une claire conscience : aussi est-ce avant tout à cette recherche qu’il consacre ses profondes analyses. — Il faut remarquer ici qu’à l’égard des philosophies qui la précèdent, la philosophie de Kant a trois attitudes différentes. Elle confirme et elle élargit la philosophie de Locke, ainsi que nous venons de le montrer. Elle redresse et elle confisque à son profit la philosophie de Hume ; c’est ce que Kant a très clairement exposé dans l’introduction des Prolégomènes[2]. Enfin elle combat résolument et détruit la philosophie de Leibniz et de Wolf. Il faut connaître ces trois doctrines avant d’aborder l’étude de la philosophie kantienne. — Ainsi, comme nous venons de le dire, le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est la distinction du phénomène et de la chose en soi ; en d’autres termes, la doctrine de Kant proclame la diversité absolue de l’idéal et du réel.

Par suite, affirmer, comme on l’a fait bientôt après, que ces deux termes sont identiques, c’est donner une triste confirmation de la parole de Gœthe que nous citions tout à l’heure ; une pareille erreur est d’autant plus impardonnable quand on ne l’appuie que sur une balourdise, je veux dire l’intuition intellectuelle ; malgré toute la charlatanerie, toutes les grimaces, tout le pathos et tout le galimatias dont on se couvre, il n’y a là qu’un retour honteux au plus grossier sens commun. Ce sens commun a été le digne point de départ des non-sens encore plus énormes qu’a commis ce lourdaud et ce maladroit de Hegel. — Comme dans l’esprit que nous venons d’indiquer, la distinction de Kant entre le phénomène et la chose en soi reposait sur une pensée beaucoup plus profonde, sur une réflexion beaucoup plus mûre que tout ce qui avait précédé ; elle était aussi infiniment riche de conséquences. En faisant cette distinction, Kant tire de son propre fonds, exprime d’une manière tout à fait originale, découvre sous un nouveau point de vue et par une nouvelle méthode la même vérité qu’avant lui Platon ne se lassait point de répéter, et qu’il exprime plus souvent dans son langage de la manière suivante : « Le monde qui frappe nos sens ne possède point véritablement l’être ; il n’est qu’un devenir incessant, indifférent à l’être ou au non-être ; le percevoir, c’est moins une connaissance qu’une illusion. « C’est également la même vérité qu’il exprime d’une manière mythique au commencement du septième livre de le République[3], lorsqu’il dit : « Ces hommes sont enchaînés dans une sombre caverne ; ils ne voient ni la véritable lumière, ni la source d’où elle jaillit, ni les choses réelles, mais seulement une faible lueur diffuse dans la caverne et les ombres des choses réelles qui passent devant un grand feu, derrière les hommes : pourtant ils se figurent que les ombres sont des réalités, et, s’ils connaissent l’ordre de succession de ces ombres, ils croient posséder la véritable sagesse. » — C’est encore la même vérité, toujours sous une forme différente, qui fait ce fonds de l’enseignement des Védas et des Pouranas : c’est la doctrine de la Maya. Sous ce mythe, il faut voir exactement ce que Kant nomme phénomène par opposition à la chose en soi ; en effet, l’œuvre de Maya est justement présentée comme le symbole de ce monde sensible qui nous entoure, véritable évocation magique, apparence fugitive, n’existant point en soi, semblable à une illusion d’optique et à un songe, voile qui enveloppe la conscience humaine, chose mystérieuse, dont il est également faux, également vrai de dire qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas. — Toutefois Kant ne se contentait pas d’exprimer la même doctrine d’une manière tout à fait neuve et originale ; grâce à la plus sereine et à la plus sobre des expositions, il la transformait en une vérité démontrée, incontestable. Platon, au contraire, et les Hindous, n’avaient fondé leurs affirmations que sur une intuition générale du monde ; ils ne les donnaient que comme l’expression directe de la pure aperception ; ils les exprimaient enfin d’une manière plutôt mythique et poétique que philosophique et précise. À ce point de vue, il y a entre Kant et eux le même rapport qu’entre Kopernik, d’une part, et, d’autre part, les pythagoriciens Hicetas, Philolaos et Aristarque, lesquels avaient déjà affirmé le mouvement de la terre et l’immobilité du soleil.

Kant a démontré par des procédés scientifiques et réfléchis, il a expose d’une manière raisonnée que le monde n’est, dans tout son être, qu’illusion ; telle est la base, telle est l’âme, tel est le mérite capital de toute sa philosophie. Pour constituer cette philosophie, il dépensa des trésors de réflexion et de sagacité : il lui fallut démonter, puis examiner pièce à pièce tout le mécanisme de cette faculté de connaître, en vertu de laquelle se joue cette comédie fantastique qu’on nomme le monde extérieur. Toutes les philosophies occidentales, antérieures à celle de Kant, paraissent à côté de celle-ci singulièrement niaises ; elles ont méconnu cette vérité capitale, et par suite tout leur enseignement n’a jamais été que la vision confuse du rêve. Kant le premier fait sortir la philosophie de ce sommeil ; c’est pour cela que les derniers de ces endormis, tels que Mendelssohn, l’appelèrent le destructeur universel. Selon lui, en effet, les lois qui gouvernent avec une irréfragable nécessité l’être, c’est-à-dire en somme le champ de l’expérience, ne peuvent nous révéler ni l’origine ni l’explication de cet être ; leur valeur n’est par le fait que purement relative, autrement dit elle n’existe point, tant que l’être, c’est-à-dire le champ de l’expérience, n’est encore ni posé ni donné ; par suite, de pareilles lois ne peuvent plus nous guider, du moment que nous prétendons expliquer l’existence du monde et de nous-mêmes. Les prédécesseurs de Kant en Occident s’étaient fait à ce sujet de singulières illusions : pour eux, les lois qui relient entre sur les phénomènes, toutes ces lois de temps, d’espace, de causalité aussi et de consécution (qui pour moi se résument sous l’expression du principe de raison), étaient des lois absolues, affranchies de toute condition, en un mot des vérités éternelles ; le monde lui-même leur était soumis et leur était conforme, de sorte qu’il suffisait de se guider sur elles pour résoudre tout le problème du monde. Quel pouvait être le résultat des hypothèses que l’on avait faites à cet effet, hypothèses que Kant critique sous le nom d’idées de la raison ? Elles n’aboutissaient en somme qu’à faire du simple phénomène, de l’œuvre de Maya, du monde des ombres de Platon la réalité unique et suprême : à l’être intime et véritable on substituait la fantaisie, et par là on s’enlevait toute possibilité de le connaître réellement ; bref, on enfonçait les dormeurs plus avant dans leur rêve. Kant prouve que ces lois, et par suite le monde lui-même, sont conditionnés par la faculté de connaître du sujet ; en conséquence, il est évident qu’avec de pareilles lois pour guides, on a beau poursuivre indéfiniment les recherches et les déductions, jamais on ne fait avancer d’un pas la question capitale, jamais on n’arrive à savoir ce qu’est l’être du monde en soi, en dehors de la représentation ; mais on ne fait que s’agiter, comme l’écureuil dans son cylindre. Les dogmatiques, en bloc, me font l’effet de ces gens qui se figurent, en marchant tout droit devant eux, pouvoir arriver au bout du monde : Kant, au contraire, pour suivre la comparaison, me semble avoir fait le tour de la terre et montre qu’en raison de sa sphéricité, on n’en peut sortir en marchant horizontalement, mais qu’il n’est peut-être pas impossible de le faire en suivant un mouvement vertical. Aussi peut-on dire que la doctrine de Kant a mis en lumière une importante vérité, à savoir que la fin et le commencement du monde doivent être cherchés non pas en dehors de nous, mais en nous.

Tout cela repose sur la distinction fondamentale entre la philosophie dogmatique, d’une part, et, d’autre part, la philosophie critique ou transcendantale. Veut-on se faire une idée nette de cette distinction et en obtenir une frappante image par un exemple vivant ? on peut le faire très rapidement. Il suffit de lire, comme exemple de philosophie dogmatique, un écrit de Leibniz intitule « De rerum originatione radicali », imprimé pour la première fois par Erdmann dans son édition des Œuvres philosophiques de {{lié|Leibniz[4]. On se trouve là en pleine méthode réaliste et dogmatique ; l’on y recourt à la preuve ontologique et à la preuve cosmologique ; l’on y spécule a priori sur l’origine et sur la perfection radicale du monde, à la lumière des vérités éternelles. — Si d’aventure on accorde que l’expérience donne un démenti formel à cette conception optimiste du monde, on signifie aussitôt à l’expérience qu’elle est incompétente et qu’elle doit se taire, quand la philosophie a priori a prononcé. — Avec Kant la philosophie critique entre en lutte ouverte contre cette méthode ; elle se propose comme principal problème de vérifier les vérités éternelles qui servaient de fondement à toute constructions dogmatique ; elle recherche leur origine et elle finit par la trouver dans le cerveau de l’homme. D’après elle, les vérités éternelles sont un produit de notre cerveau, elles procèdent des formes originales de l’entendement humain, formes qu’il porte en lui et dont il se sert pour concevoir un monde objectif. Le cerveau est en quelque sorte la carrière qui fournit les matériaux de cette téméraire construction dogmatique. Ainsi, pour arriver à ces résultats, la philosophie critique doit remonter par delà les vérités éternelles sur lesquelles jusqu’à présent le dogmatisme s’était appuyé ; ce sont les vérités éternelles elles-mêmes qu’elle met en question ; voilà pourquoi elle prend le nom de philosophie transcendantale. De cette philosophie il résulte encore que le monde objectif, tel que nous le connaissons, n’est point la chose en soi ; il n’en est qu’un phénomène, phénomène conditionné par ces mêmes formes qui résident a priori dans l’entendement humain, autrement dit dans le cerveau ; par suite, il ne peut contenir lui-même autre chose que des phénomènes.

Kant, il est vrai, n’est pas arrivé à découvrir l’identité du phénomène et du monde comme représentation d’une part, l’identité de la chose en soi et du monde comme volonté d’autre part. Mais il a fait voir que le monde phénoménal est conditionné par le sujet tout autant que par l’objet ; il a isolé les formes les plus générales du phénomène, c’est-à-dire de la représentation, et par le fait il a démontré que, pour connaître les formes mêmes, pour en embrasser toute la sphère d’application, l’on peut partir non seulement de l’objet, mais aussi du sujet ; car, entre l’objet et le sujet, elles jouent le rôle d’un véritable mur mitoyen ; et il en a conclu qu’en raison de ce mur l’on ne pénètre l’essence intime ni de l’objet ni du sujet, autrement dit que l’on ne connaît jamais l’essence du monde, la chose en soi.

Kant, ainsi que je vais le montrer, est arrivé à la chose en soi, non par une déduction exacte, mais par une inconséquence, inconséquence qui lui a valu de fréquentes et irréfutables objections dirigées contre cette partie capitale de sa doctrine. Il ne reconnaissait point dans la volonté la chose en soi elle-même. Pourtant il a fait un grand pas vers cette découverte et il en a montré le chemin, lorsqu’il a représenté la valeur morale indéniable de l’action humaine comme étant sui generis et indépendante des lois du phénomène ; après avoir démontré qu’on n’en pouvait trouver dans ces lois la raison suffisante, il la posa comme quelque chose qui se rattache directement à la chose en soi. Tel est le second point de vue auquel il faut se placer pour apprécier ce que nous lui devons.

Nous pouvons lui attribuer un troisième mérite : c’est d’avoir donné le coup de grâce à la philosophie scolastique ; sous ce nom je pourrais comprendre en bloc toute la période qui commence à partir de saint-Augustin, Père de l’Église, et qui se termine précisément avec Kant. En effet, le caractère de la période scolastique est bien à coup sûr celui que Tennemann lui a si exactement attribué : c’est la tutelle exercée par la religion d’État sur la philosophie qui doit se contenter de confirmer, d’illustrer les dogmes capitaux que lui impose cette souveraine. Les scolastiques proprement dits, jusqu’à Suarez, l’avouent ingénument ; quant aux philosophes postérieurs, ils le font plus inconsciemment, tout au moins ils n’en veulent pas convenir. Généralement on fait finir la philosophie scolastique un siècle environ avant Descartes, et avec lui l’on prétend inaugurer une époque toute nouvelle de libre philosophie ; désormais, dit-on, la recherche philosophique est affranchie de toute religion positive. Mais en réalité Descartes ne mérite pas cet honneur, non plus que ses successeurs[5] ; avec eux la philosophie n’a qu’un semblant d’indépendance, tout au plus fait-elle un effort pour atteindre à la véritable autonomie. Descartes était un esprit de la plus haute distinction, et on doit reconnaître qu’il arrive à des résultats considérables, si l’on tient compte de son époque. Mais on n’entre plus d’ordinaire dans ces considérations ; on le juge sur la réputation qu’on lui a faite d’avoir affranchi la pensée de toute entrave, d’avoir inauguré une période, celle de la recherche véritablement indépendante. Si nous nous plaçons à ce point de vue, il faut avouer que dans son scepticisme il n’apporte aucune vraie rigueur et que par suite il lui arrive de désavouer sa méthode avec une déplorable facilité ; il a l’air de vouloir une fois pour toutes secouer toutes les servitudes invétérées, rompre avec les opinions que lui imposent son temps et son pays. Mais il ne le fait qu’en apparence et pour un instant, quitte à revenir bientôt aux vieux errements et à s’y tenir plus fidèlement encore. D’ailleurs, tous ses successeurs jusqu’à Kant n’ont pas fait autre chose. Voici des vers de Gœthe qui s’appliquent à merveille aux libres penseurs de ce calibre-là :

« Je demande pardon à Votre Grâce de la comparaison, mais ils me font l’effet des cigales à longues pattes : toujours elles volent et elles sautent en volant, et toujours elles chantent dans l’herbe leur vieille chanson[6]. »

Kant avait ses raisons pour faire semblant de s’en tenir lui aussi au rôle de la cigale. Mais cette fois, en effet, le saut qu’on permettait au philosophe, parce qu’on savait bien qu’il était généralement suivi d’une rechute sur le gazon natal, devait se terminer tout autrement, en un puissant essor, que nous autres, placés au-dessous, pouvons seulement suivre de l’œil, et qu’il ne nous est plus impossible d’emprisonner.

Ainsi Kant ne craignit point de proclamer, conformément à sa doctrine, l’incertitude radicale de tous les dogmes qu’on s’était si souvent flatté de démontrer. La théologie spéculative et la psychologie rationnelle qui en est inséparable reçurent de lui le coup fatal. Depuis Kant, elles ont disparu de la philosophie allemande ; il n’en faut pas douter, et, s’il arrive de temps à autre qu’on tienne bon sur le mot, après avoir cédé sur la chose, ou bien qu’un malheureux professeur de philosophie garde devant ses yeux la crainte du Seigneur et veuille que « la vérité demeure la vérité », on n’en doit pas être dupe. Pour mesurer le service que Kant a rendu là, il faut avoir vu de près l’influence néfaste que les concepts de l’ancienne philosophie ont exercée, tant sur les sciences naturelles que sur la philosophie, chez tous les écrivains du xviie et du xviiie siècle, même les meilleurs. Dans les écrits allemands sur les sciences naturelles. il est frappant de voir combien, à partir de Kant, le ton et le fonds d’idées métaphysiques se modifient : avant lui on était encore au point où l’Angleterre en est aujourd’hui, — L’œuvre si méritoire de Kant s’attaque directement à la philosophie précédente. Avant lui, on se contentait d’observer, sans en approfondir l’essence, les lois du monde phénoménal ; on les élevait au rang de vérités éternelles, et par ce fait on faisait passer le phénomène pour la véritable réalité. Kant, en un mot, s’attaquait au réalisme, dupe obstinée et irréfléchie d’une illusion, et qui, dans toute la philosophie précédente, dans l’antiquité, pendant le Moyen-Âge et dans les temps modernes, avait maintenu sa souveraineté intacte. Sans doute Berkeley, continuant, sur ce point, la tradition de Malebranche, avait déjà reconnu ce qu’il y avait d’étroit et de faux dans le réalisme. Mais il était incapable de le renverser, car son attaque ne portait que sur un point particulier de la doctrine. Le grand point de vue idéaliste qui règne dans toute l’Asie non convertie à l’islamisme et en domine la religion même, c’était donc à Kant qu’il était réservé de le faire triompher en Europe et dans la philosophie. Avant Kant nous étions dans le temps ; depuis Kant c’est le temps qui est en nous, et ainsi de suite des autres formes a priori.

Cette philosophie réaliste, aux yeux de laquelle les lois du monde phénoménal étaient absolues et régissaient également la chose en soi, traita la morale aussi d’après les mêmes lois et par le fait elle lui donna pour fondement tantôt la théorie de la béatitude, tantôt la volonté du créateur, tantôt enfin l’idée de la perfection, idée qui en soi est absolument vide et dépourvue de contenu ; elle ne désigne en effet qu’une simple relation, laquelle ne tire de signification que de l’objet auquel elle se rapporte ; car « être parfait » ne signifie pas autre chose que « correspondre à un certain concept présupposé par ce mot et préalablement donné » ; il faut donc, avant tout, que ce concept soit posé, et sans lui la perfection n’est que comme un nombre sans nom, autrement dit un mot qui ne signifie rien. À cette objection l’on répondra peut-être que l’on fait intervenir implicitement le concept « humanité » ; le principe de la morale serait alors de tendre vers une humanité de plus en plus parfaite ; mais cela revient à dire simplement : « les hommes doivent être ce qu’ils doivent être » ; — et l’on n’est pas plus avancé qu’auparavant. En effet, le mot « parfait » n’est guère qu’un synonyme de complet : une chose est parfaite lorsque, étant donnés un cas ou un individu d’une certaine espèce, tous les prédicats contenus dans le concept de cette espèce sont représentés, c’est-à-dire effectivement réalisés, dans ce cas ou dans cet individu. Il en résulte que le concept de perfection, si l’on s’en sert absolument et abstraitement, n’est qu’un mot vide de sens ; il en est d’ailleurs de même de la rubrique « l’être parfait » et de nombre d’autres. Tout cela n’est qu’un vaste bavardage. Malgré tout, dans les siècles précédents, ce concept de perfection et d’imperfection était une monnaie fort accréditée ; que dis-je ? c’était le centre autour duquel pivotaient toute la morale et même la théologie. Chacun l’avait à la bouche, si bien qu’à la fin on en fit un abus scandaleux. Nous voyons, spectacle lamentable, jusqu’aux meilleurs écrivains du temps, tels que Lessing, s’embourber dans les perfections et imperfections et s’escrimer au milieu de ce fatras. Pourtant tout esprit un peu sensé devait sentir au moins confusément que ce concept n’a point de contenu positif, puisque, semblable à un signe algébrique, il désigne abstraitement une simple relation. — C’est Kant, répétons-le encore une fois, qui dégagea la grande et indéniable signification morale de nos actions et qui la distingua absolument du phénomène et de ses lois ; il fit voir qu’elle touche directement à la chose en soi, à l’être intime du monde, tandis qu’au contraire l’espace et le temps, avec tout ce qui les remplit et s’ordonne en eux suivant la loi de causalité, ne doivent être tenus que pour un songe sans consistance et sans réalité.

Ce court exposé, qui d’ailleurs est loin d’épuiser la matière, doit suffire pour prouver à quel point j’apprécie tout ce que nous devons à Kant. Je lui ai rendu ce témoignage, d’abord pour ma satisfaction personnelle, ensuite parce que l’équité le voulait ainsi : je devais rappeler les mérites de Kant à ceux qui voudront bien me suivre dans la critique impitoyable que je vais faire de ses fautes. J’aborde maintenant cette critique.

  1. Voyez les Prolégomènes à toute métaphysique future, § 13, remarque 2. (Note de Schopenhauer.)
  2. Cet ouvrage est à la fois le plus beau et le plus clair des grands écrits de Kant : il est beaucoup trop inconnu, et c’est fort regrettable, car il facilite d’une façon singulière l’étude de la philosophie kantienne. (Note de Schopenhauer.)
  3. Ce passage, le plus important de toute l’œuvre de Platon, a déjà été cité dans notre troisième livre. (Note de Schopenhauer.)
  4. Vol. I}}, p. 147.
  5. Il faut ici faire une exception en faveur de Giordano Bruno et de Spinoza. Ils se tiennent tout deux à l’écart et conservent leur quant à soi ; ils n’appartiennent ni à leur siècle ni à l’Europe ; du reste, ils ont eu pour toute récompense, l’un la mort, l’autre la persécution et l’outrage. En Occident ils vécurent malheureux et moururent jeunes, pareils à des plantes tropicales qu’on aurait importées d’Europe. Pour des génies de ce genre, la vraie patrie, c’était les bords sacrés du Gange : là, une vie sereine et honorée leur eût été réservée, au milieu d’intelligences sympathiques. — Dans les vers qu’il a placés au début du livre Della causa principio (livre qui le conduisit au bûcher), Bruno exprime en termes fort beaux et fort clairs à quel point il se sentait seul dans son siècle ; on y voit en même temps un pressentiment du sort qui l’attendait, pressentiment qui retarda même la publication de son ouvrage ; mais il céda vite à cette force irrésistible qui pousse les nobles esprits à communiquer aux autres ce qu’ils jugent être vrai. Voici ces vers :

    « Qui t’empêche de répandre tes fruits, esprit débile ? Il faut pourtant que tu les donnes à ce siècle indigne. La terre est couverte d’un océan d’ombre ; mais c’est à toi, ô mon olympe, de faire émerger ton front jusque dans la clarté de Jupiter. »

    (Ad partum prosperare tuum, mens ægra, quid obstat,
        Sæcto hæc indigno sint tirbuenda licet ?
    Umbrarum fluctu terras mergente, cacumen
        Attolle in clarum, noster olympe, Jovem.
    )

    Qu’on lise le grand ouvrage de Giordano Bruno, qu’on lise aussi ses autres ouvrages italiens, autrefois si rares, aujourd’hui mis à la portée de tous grâce à une édition allemande, et l’on trouvera, comme moi, que, parmi tous les philosophes, il est le seul qui se rapproche en quelque chose de Platon ; lui aussi, il unit fortement la puissance et les aspirations poétiques à l’esprit philosophique, et, encore comme Platon, il excelle à montrer sa pensée sous un jour dramatique. C’était, autant que nous en pouvons juger par son livre, une nature de penseur, contemplative et délicate. Représentons-nous cet homme tombé aux mains de prêtres grossiers et implacables, ses juges et ses bourreaux, et rendons grâce au temps qui dans sa course nous a amené un siècle plus éclairé, plus clément. L’avenir devait par ces malédictions faire justice à ce fanatisme diabolique, et ce qui, pour Bruno, n’était que l’avenir, devait pour nous être le présent.

  6. Faust, 1re part., prologue dans le Ciel.

    Les vers sont placés par le poète dans la bouche de Méphistophélès.

    (Note du trad.)