Le Monde de Mr. Descartes, ou Le Traité de la lumière/I

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Michel Bobin et Nicolas le Gras (p. 1-9).

TRAITÉ
DE LA
LVMIERE,
ET DES AVTRES
PRINCIPAVX OBIETS
DES SENS.

CHAP. I.

De la difference qui eſt entre nos ſentimens & les choſes qui les produiſent.



ME propoſant de traiter icy de la Lumiere, la premiere choſe dont ie veux vous avertir eſt, qu’il peut y avoir de la difference entre le ſentiment que nous en avons ; c’eſt à dire l’idée qui s’en forme en noſtre imagination, par le moyen de nos yeux, & ce qui eſt dans les objets qui produit en nous ce ſentiment ; c’eſt à dire ce qui eſt dans la flâme ou dans le Soleil qui eſt appellé du nom de Lumiere. Car encore que chacun ſe perſuade communément que les idées que nous avons en noſtre penſée, ſont entierement ſemblables aux objets dont elles procedent, ie ne vois point toutesfois de raiſon qui nous aſſure que cela ſoit uray : Mais je remarque au contraire pluſieurs experiences qui nous en doivent faire douter. Vous ſavez bien que les paroles n’ayant aucune reſſemblance avec les choſes qu’elles ſignifient, ne laiſſent pas de nous les faire concevoir ; & mémes c’eſt ſouvent ſans que nous prenions nullement garde au ſon des mots, ni à leurs ſyllabes : en ſorte qu’il peut arriver qu’apres avoir ouy un diſcours, dont nous aurons fort bien compris le ſens, nous ne pourrons pas dire en quelle langue il aura eſté prononcé. Or ſi des mots qui ne ſignifient rien que par l’inſtitution des hommes, ſuffiſent pour nous faire concevoir des choſes, avec leſquelles ils n’ont aucune reſſemblance : Pourquoy la Nature ne peut-elle pas auſſi bien avoir eſtably certain ſigne, qui nous faſſe avoir le ſentiment de la Lumiere, bien qu’il n’ait rien en ſoy de ſemblable à ce ſentiment ? Et n’eſt-ce pas ainſi qu’elle a eſtably les ris & les larmes, pour nous faire lire la joye & la triſteſſe ſur le viſage des hommes ? mais vous direz peut-eſtre que nos oreilles ne nous font veritablement ſentir que le ſon des paroles, ni nos yeux que la contenance de celuy qui rit ou qui pleure ; & que c’eſt nôtre eſprit qui ayant retenu ce que ſignifient ces paroles, & cette contenance, nous le repreſente en meſme temps. A cela ie pourrois répondre que c’eſt nôtre eſprit tout de meſme, qui nous repreſente l’idée de la Lumiere, toutes les fois que l’action qui la ſignifie, touche nôtre œil. Mais ſans perdre le temps à diſputer, j’auray plûtoſt fait d’apporter un autre exemple. Penſez vous, lors mêmes que nous ne prenons pas garde à la ſignification des paroles, & que nous oyons ſeulement leur ſon, que l’idée de ce ſon qui ſe forme en nôtre penſée, ſoit quelque choſe de ſemblable à l’objet qui en eſt la cauſe ? Vn homme ouvre la bouche, remuë la langue, pouſſe ſon haleine, ie ne vois rien en toutes ces actions qui ne ſoit fort differant de l’idée du ſon, qu’elles nous font imaginer. Et la pluſpart des Philoſophes aſſurent, que le ſon n’eſt autre choſe qu’un certain tremblement d’air, qui vient frapper nos oreilles. En ſorte que ſi le ſens de l’oüie rapportoit à noſtre penſée la uraye image de ſon objet, il faudroit au lieu de nous faire concevoir le ſon, qu’il nous fiſt concevoir le mouvement des parties de l’Air, qui tremble pour lors contre nos oreilles. Mais parce que tout le monde ne voudra peut-eſtre pas croire ce que diſent les Philoſophes, j’apporteray encore un autre exemple. L’atouchement eſt celuy de tous nos ſens, que l’on eſtime le moins trompeur & le plus aſſuré : De ſorte que ſi je vous montre que l’atouchement même nous fait concevoir pluſieurs idées qui ne reſſemblent en nulle façon aux objets qui les produiſent, ie ne penſe pas que vous deviez treuver eſtrange, ſi je dis que la veuë peut faire ſemblable choſe. Or il n’y a perſonne qui ne ſache que les idées du chatoüillement & de la douleur, qui ſe forment en nôtre penſée à l’occaſion des corps de dehors qui nous touchent, n’ont aucune reſſemblance avec eux. On paſſe doucement une plume ſur la levre d’un enfant qui s’endort, & il ſent qu’on le chatoüille : penſez-vous que l’idée du chatoüillement qu’il conçoit, reſſemble à quelque choſe de ce qui eſt en cette plume ? Vn Gend’arme revient d’vne mélée : pendant la chaleur du combat, il eût pû eſtre bleſſé, ſans s’en appercevoir ; mais maintenant qu’il commance à ſe refroidir, il ſent de la douleur, il croit eſtre bleſſé : on appelle un Chirurgien, on ôte ſes armes, on le viſite, on treuve enfin que ce qu’il ſentoit, n’eſtoit autre choſe qu’une boucle, ou une courroye qui s’eſtant engagée ſous ſes armes, le preſſoit & l’incommodoit. Si ſon atouchement, en luy faiſant ſentir cette courroye, en eût imprimé l’image en ſa penſée, il n’auroit pas eu beſoin d’un Chirurgien, pour l’avertir de ce qu’il ſentoit. Or je ne vois point de raiſon qui nous oblige à croire, que ce qui eſt dans les objets d’où nous vient le ſentiment de la Lumiere, ſoit plus ſemblable à ce ſentiment, que les actions d’une plume & d’une courroye, le ſont au chatoüillement & à la douleur. Et toutesfois, je n’ay point apporté ces exemples, pour vous faire croire aſſurément que cette Lumiere eſt autre dans les objets, que dans nos yeux ; mais ſeulement afin que vous en doutiez, & que vous gardant d’eſtre preoccupez du contraire, vous puiſſiez maintenant, mieux examiner avec moy ce qui en eſt.