Le Monde marche, Lettres à Lamartine/Texte entier

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À JEAN REYNAUD


Un homme, le bienvenu entre tous, a nié un jour le progrès. Il lisait à ce moment-là un livre de cloître intitulé l’Imitation. À la dernière page il laissa tomber un regard de doute sur le mot d’ordre du siècle, et il écrivit en marge : À quoi bon ?

Il appartenait à un esprit de votre trempe de relever ce cri de scepticisme contre la doctrine de perfectibilité. Entre Lamartine et vous, la chance était égale. Vous avez l’un et l’autre le secret des paroles qui restent. Mais fatigué de ce quart d’heure-ci ou plutôt de ce contre-sens d’histoire, vous avez fui au bord de la mer, pour écouter ce que le ciel dit à l’homme dans la solitude. Vous laissez à la loi éternelle du monde le soin de nous faire justice.

Le maître gardait le silence. Le disciple a pris la parole. Peut-être avait-il quelque droit à la prendre d’office, pour avoir soupçonné le premier, dans la Profession de Foi du dix-neuvième siècle, la formule du progrès : accroissement de vie ; de vie physique par plus de forces, de vie morale par plus de sentiments, de vie intellectuelle par plus de connaissances.

J’ai donc cru pouvoir repousser au nom de ma génération l’interdit que Lamartine jetait du haut de son génie à la marche incessante de l’humanité. Lamartine répondit à cette protestation : je répliquai de mon côté de réponse en réplique et de réplique en réponse, ce livre est arrivé à terme le voilà : je vous le dédie, prenez-le sous votre protection il a besoin d’un répondant.

Certes si j’avais eu le choix de mon contradicteur, je l’aurais cherché de préférence dans les rangs de nos adversaires. Entre eux et nous, en effet, il n’y a de commun que le sol qui nous porte tous en ce moment ; et nous devons lutter jusqu’à ce que le siècle ait englouti les dernières superstitions du passé.

Mais Lamartine est un des nôtres et un des plus grands, le plus grand par le nom, par le rayonnement de la pensée. Le souvenir de ce qu’il a fait l’entoure en quelque sorte d’une atmosphère d’inviolabilité. Pour ma part je lui ai dressé depuis longtemps un autel dans ma sympathie. Je lis toujours sur son front : Noli me tangere.

C’est donc avec une profonde défiance que j’ai osé le prendre à partie dans cette question du progrès. Mais si haut que soit un homme dans notre respect, pouvons-nous cependant lui sacrifier ce que nous regardons comme la vérité ? N’avons-nous pas passé un contrat à la vie à la mort avec notre conviction, et ne devons-nous pas témoigner pour elle en toute circonstance ?

Aussi lorsque d’un coup de plume inattendu, Lamartine fit du progrès un rêve et rien qu’un rêve de l’esprit humain, je baissai d’abord la tête avec tristesse. Me serais-je trompé ? Mais lorsque, rentrant ensuite en moi-même, je vis rangé sous le regard intérieur de ma pensée le concile auguste des hommes qui ont prêché, qui prêchent encore le dogme de la perfectibilité, Pascal, Turgot, Montesquieu, Condorcet, Voltaire, Lessing, Herder, Gœthe, Kant, Staël, Saint-Simon, Chateaubriand, Macaulay, Thierry, Jouffroy, vous-même, mon ami, j’ai dit au fond de mon cœur : Si je rêve en ce moment, je rêve du moins en bonne compagnie.

Et j’ai continué à rêver tout haut, comme vous allez le voir par ce volume.

I

Le monde marche, voilà le mot de la création, depuis le brin d’herbe jusqu’à l’étoile, et depuis l’étoile jusqu’à l’homme. Pourquoi faut-il qu’au moment où je répète ce cri dans l’air du siècle, je vous trouve sur mon chemin, vous Lamartine, vous mon maître, laissez-moi toujours vous nommer du nom de mon admiration ?

Mais voyez donc qui vous êtes ! Vous naissez à la vie de la pensée. L’Empire va finir : On tue, on meurt encore pour mettre un nom de victoire de plus sur la pierre d’un arc de triomphe, ou pendre à la voûte d’une église une guenille de plus appelée drapeau ennemi. Le maître a dit à la France Silence ! et la France obéit à la consigne. Qui oserait en effet élever la voix le lendemain de Wagram ? Le bulletin seul a la parole.

Plus de pensée, plus de poésie. Chateaubriand, condamné au silence, relit Tacite, et Mme De Staël éperdue gagne l’Angleterre par la route de Moscou. Je me trompe cependant, il y a encore une littérature. Cela porte indifféremment le nom de Désaugiers ou de Pigault. Cela siége au caveau, ou plus bas encore. Cela parle à la vivandière ou au troupier. Cela exhale je ne sais quelle odeur fade et lubrique de cantine et de chair échauffée par la poudre à canon. Que voulez-vous ? c’est le temps de la guerre, c’est le temps de la gloire à bref délai. Quiconque a du nerf endosse le sac et part, et s’il revient, revient avec une jambe de bois, homme au rebut, ou avec une épaulette, homme en passe du bâton de maréchal.

Certes, à ce moment-là vous pouvez, que dis-je ? vous devez, vous né d’une race d’épée, vous né avec une âme dévorante : À moi l’espace ! à moi l’action ! — prendre le pas de votre génération, et suivre le vent de feu déchaîné, à travers l’Europe, sous le pli du drapeau fouetté par la mitraille.

Eh bien ! non, cependant. Au milieu de tous ces coups de force, de tous ces chocs de peuples, de tous ces écroulements d’États sous le talon de botte d’un conquérant, de tous ces abatis d’hommes par feux de peloton, de tous ces festins de loups dans la fumée des Te Deum, vous portez le regard plus haut et vous allez chercher sur la colline le Dieu de la paix, le Dieu de la vie, le Dieu de la moisson, le Dieu de la pensée. Vous plongez votre âme dans l’infini, l’infini vous enveloppe, vous pénètre, vous exalte, revêt en vous une forme, éclate en strophe, parle par votre voix, et la France a enfin une poésie.

Un souffle nouveau passe dans l’atmosphère et purifie la lèvre de la jeunesse. À coup sûr c’est là un progrès, ou le mot de progrès n’a pas de sens ; car personne au monde, ni en France, ni ailleurs, n’avait parlé avant vous, comme vous, la langue sacrée du lyrisme.

C’est bien ; vous avez fait votre œuvre ; vous avez mis votre part de côté, vivez sur cette part, que vous faut-il encore ? Ce qu’il vous faut ? un rayon de plus à votre auréole.

La révolution de Juillet pose une fois de plus le problème de la démocratie. Mais au moment de conclure, elle hésite, elle a peur d’avoir pour le peuple français plus d’ambition qu’il n’en a pour lui-même. Après avoir jeté la couronne à bas de la tête d’un vieillard tombé en dévotion, et après l’avoir brisée, elle la ramasse morceau à morceau, et la remet telle quelle sur la tête d’un roi de circonstance. Mais cette royauté du dernier quart d’heure n’était pas une solution ; ce n’était qu’un ajournement. Un instant ou l’autre la question devait renaître, car l’histoire a sa logique ou, si vous aimez mieux, sa probité. Lorsqu’elle a mis une fois un principe en avant, elle le maintient toujours, quand même, à travers toute espèce de contradiction comme à travers toute espèce de surprise.

La parole du passé a pu avoir la première votre oreille sous la tuile de votre toit, vous avez pu grandir dans une haine d’origine en quelque sorte contre la démocratie. La démocratie avait autrefois renversé la pierre de votre foyer, et répandu en passant une ombre de mort sur le front de votre famille ; n’importe, le siècle travaille à l’émancipation du peuple, et le siècle vous appelle, vous saisit, vous envahit, vous renouvelle et vous dit : Suis-moi ; et vous le suivez. Et vous le suivez malgré la protestation du berceau, malgré la religion de l’enfance. Vous le suivez encore un jour, et vous prendrez la tête de la colonne.

Béni soit le voyageur et le plus béni soit celui qui arrive de plus loin, par la route la plus rude et le soleil le plus lourd. Que la jeune fille de la maison lui verse sur le pied meurtri par la ronce et par la pierre sa plus douce larme de reconnaissance et son plus doux parfum. Car c’est le signe d’une grande âme, d’une âme hors de proportion d’aimer le peuple, la révolution, la liberté, l’égalité, quand pour aimer tout cela, il faut, sacrificateur à la fois et holocauste de son culte, arracher de son cœur ce qu’on a cru jusqu’alors, ce qu’on a accepté sur parole pour la vérité, et de tous les lambeaux de tous les nerfs de l’homme ancien, écrasés et broyés comme sous une meule, repétrir et refaire douloureusement l’homme nouveau.

Vous avez eu ce destin vous avez eu, vous aussi, votre coup de tonnerre sur la route de Damas. Vous avez entendu la voix de l’air, et au signal de cette voix vous avez passé du dogme de la royauté au dogme de la démocratie. Si ce n’est pas là encore un progrès, qu’est-ce donc que le progrès ?

Vous faites votre entrée dans la vie politique par la grande porte de l’élection. Vous montez à la tribune. Vous avez autant et plus que tout autre le secret de l’éloquence. Voilà le moment d’être homme d’État, ambassadeur, ministre, premier ministre. Prenez place sur un de ces bancs d’attente, à égale distance du pouvoir et de l’opposition. Menacez et rassurez en même temps la couronne. Étalez votre parole comme une fille à marier, coquette et prude à la fois, la pudeur dans le regard et le bouquet sur l’oreille. Choisissez habilement votre question au budget. Tonnez en temps opportun contre l’excédant de dépense. Gémissez sur le droit de visite. Intriguez dans la coulisse. Enrôlez à votre service un groupe d’ambitions comme on levait autrefois une bande de partisans, et attendez l’événement, vous tenez déjà votre portefeuille.

Mais quand vous n’avez qu’à tendre la main pour saisir la fortune, le cordon, le grand cordon rouge, vous allez vous asseoir sur un banc à l’écart. Où est votre parti ? vous répondez : Là ; et vous mettez la main sur votre conscience. Vous regardez passer devant vous, les bras croisés, le flux et le reflux de petites compétitions et de petites conspirations pour le renversement ou pour la conquête d’un ministère.

Les meneurs, les habiles, hommes sensés, positifs, pratiques, battaient l’air à chaque instant du bruit de leurs catilinaires pour les seules questions dignes, à les entendre, du regard de la postérité : pour le dernier paragraphe du discours de la couronne, pour la signature du traité Bulow, pour l’imbroglio indéchiffrable de la Plata, pour la candidature du prince de Cobourg ou du prince de Trapani à la main d’une fille mineure appelée reine d’Espagne.

Et quand par hasard vous jetiez votre mot dans ces débats, que disiez-vous ? Vous disiez que la France aspirait à quelque chose de plus haut qu’un amendement par assis et levé, sur la reine Pomaré ou la reine Isabelle, sur la dotation d’un duc ou la prérogative de la couronne, Vous montriez du doigt à l’horizon la lueur nouvelle de l’humanité ; vous demandiez place pour l’idée du drapeau tricolore : l’Europe a l’œil sur nous, elle attend de nous l’exemple, disiez-vous. Faisons quelque chose de grand, tournons le second feuillet de la révolution, mettons-nous à la tête de la vérité de peur que la vérité ne passe sur notre corps et ne continue sans nous son chemin.

Vous leur disiez cela, et ces hommes sages, ces hommes sérieux comme des faits, infaillibles comme des chiffres, vous écoutaient une minute, souriaient, haussaient les épaules et murmuraient entre eux : Que nous veut ce poëte ? il descend assurément de quelque étoile. Il ne sait pas être ministre. Éloquente inutilité. Chance à retrancher du futur contingent. Il parle de liberté, d’humanité. Qui donc songe encore à la liberté, ou à un second avènement de la démocratie ? Cet homme prêche le vent, il parle par la fenêtre. Vous parliez par la fenêtre, en effet, et le vent portait votre parole, et le peuple vous entendait, et d’un bout à l’autre de la France, involontairement, tacitement, par une sorte de conspiration unanime et irrésistible, il vous nommait son tribun et il plaçait en vous son espérance.

À partir de ce moment, votre nom devint comme le rendez-vous de toutes les idées et de toutes les inquiétudes, et de toutes les recherches, et de toutes les souffrances et de toutes les tentations d’avenir. Vous étiez plus qu’un pouvoir, plus qu’un parti, vous étiez l’homme du peuple, l’homme peuple, passez moi l’expression et un jour quand la France s’ouvrit tout à coup comme par un tremblement de terre, et que trône, dynastie, armée, fantasmagorie, politique positive, politique pratique, tout roula, tout disparut dans le gouffre, la nation tomba dans vos bras en criant Sauve-moi et fais-moi à ton image. Vous l’avez sauvée ; vous l’avez regardée une minute, et vous l’avez éblouie de votre regard. Jamais elle n’a battu d’un cœur plus noble qu’à ce moment-là, et donné au monde un plus grand spectacle.

Quand bien même vous auriez forcé le pas du siècle à la révolution de Février, vous n’en avez pas moins voulu accomplir et accompli en réalité le progrès ; car si ce n’était pas au progrès que vous alliez dresser un autel sur la place de la Bastille, à qui donc alliez-vous porter votre offrande ?

La révolution de Février a péri : elle devait périr ; car, dans son enthousiasme de fraternité, elle faisait alliance avec sa contradiction ; elle croyait concilier l’inconciliable à force de tendresse pour chaque idée. Elle donnait là démocratie à bénir à l’ennemi éternel de la démocratie. Je vois là-bas un homme noir près d’une fosse où la foule p]ante un arbre, et j’entends le cri de vive la liberté ! La liberté dans les bras de cet homme ! Ah ! c’en est trop ! tirez-moi d’ici ; j’ai entendu le cri d’une victime. N’importe ; la révolution de Février aura eu encore son utilité, en séparant ce qui doit être séparé, et en donnant l’autorité du fait à ce qui n’était jusque-là qu’une abstraction.

Et maintenant que, poëte, orateur, tribun, homme d’État, dictateur de l’opinion, à un jour donné, vous avez fait le tour de la gloire, et que vous portez le front le plus haut sur notre génération, vous promenez un œil de mélancolie autour de vous, comme si vous n’aviez plus sous le pied qu’un désert, et vous baissant sur le chemin, vous ramassez une poignée de poussière, et vous dites : Voici le peuple ! et, la jetant par-dessus votre tête, vous souriez de pitié.

Quoi ! vous avez eu dans votre vie la flamme du Dante, une heure de Washington ; debout au sommet d’une révolution, le piédestal le plus élevé de l’humanité, vous avez tourné la face aux quatre vents, et partout où votre regard a tombé, à Milan, à Vienne, à Berlin, à Dresde, la liberté a levé la main et vous a répondu par une longue acclamation.

Quoi ! vous avez tenu le fer rouge du pouvoir, ce jugement de Dieu qui brûle jusqu’au sang la main de l’ambitieux, et vous avez traversé l’épreuve sans y laisser même la fleur de l’épiderme. Pas une tête n’a été proscrite, pas une borne de champ déplacée. Loin de là, vous retrouvez le sens perdu de l’Évangile, vous brisez la chaîne de l’esclavage, vous mettez le pied sur la hache du bourreau, vous en arrachez le manche, et vous le jetez si loin, que nul depuis n’a su le retrouver.

Quoi ! vous frappez deux fois votre poitrine devant le monde ; la première fois il en sort la poésie, une seconde fois la république, et, quand après avoir eu les deux grandes occasions du siècle, vous n’avez plus ici-bas qu’à faire honneur à tous vos coups de fortune, qu’à nous verser, à nous vos témoins, à nous hommes de seconde venue, le souffle de votre foi, comme un divin cordial sur la rude escarpe de la montagne, vous jetez dans le silence de cette trêve forcée de la pensée un tel cri de découragement, un tel anathème au progrès, que les meilleurs et les plus fermes sur eux-mêmes pourraient en être troublés !

Vous niez le progrès ! mais vous n’en avez pas le droit. Pour avoir ce droit, il faut avoir vécu là-bas, bien loin, dans quelque tourelle au fond de l’Auvergne ou du Quercy, sous la protection du pont-levis et de la poterne illustrée de pattes de loup et de têtes de sanglier, et le soir dans une grande salle fermée, voûtée, sombre, silencieuse, tapissée de grandes tapisseries flottantes, au bruit des rafales engouffrées dans la cheminée, et au battement d’ailes, des chauves-souris, avoir récité son chapelet ou devisé de Gabrielle d’Estrées, en compagnie des vieilles fées, des vieilles douairières qui filent encore leur quenouille, et dorment à moitié pendant que le fuseau, par une sorte de mouvement mécanique, échappe de leur doigt et tombe en cadence sur le parquet.

Mais vous, depuis votre transfiguration, vous avez toujours vécu en plein siècle, en plein soleil, avec les jeunes, avec les forts, avec les ouvriers de la première heure, les éclaireurs de la civilisation. Du jour où vous avez pensé par vous-même, votre âme n’a été qu’un hymne au progrès, votre vie qu’un acte de progrès. Nier, le progrès, c’est vous nier vous-même. Je vous rappelle à votre gloire. Avez-vous peur d’être trop grand ? Mais tournez donc la tête, et voyez derrière vous toutes vos actions, toutes vos œuvres, filles sublimes de votre génie, laisser tomber leur front dans leur main et gémir en silence.

II

Vous avez sans doute parcouru l’année dernière le palais de l’Industrie et passé la revue du génie humain. Traversons encore une fois, de souvenir, cette église universelle du travail. Nous pourrions croire, au premier aspect, assister au mystérieux enfantement du chaos, comme au jour où le souffle passa sur la matière et où la matière entra en mouvement.

Sous cette architecture de verre, chrysalide transparente d’un monde nouveau en voie de formation, l’œil ne saisit d’abord que des formes, que des couleurs jetées, entassées pêle-mêle sans logique de lieu ou d’idée ; et, à travers ces masses, ces choses étranges, accouplées ensemble, étonnées d’être accouplées, des bruits vagues, des soupirs profonds d’orgues ou de pianos errent confusément et meurent comme les spasmes et les mots entrecoupés des oracles de la Pythonisse.

Et puis, là-bas, plus loin, sous une galerie à perte de vue, une longue file de machines, mues par une âme invisible, à une heure donnée, crient, sifflent, tournent, frappent, les unes majestueusement, les autres frénétiquement, et toutes avec des poses fantasques, des soubresauts, des coups de tête, des coups de dent, des mouvements de haut en bas, des mouvements de serpents, des mouvements d’éclairs. Ici elles mâchent à vide, là elles broient le métal. Ici elles font à peine une légère inclination et semblent saluer le passant ; là, profondément recueillies en elles-mêmes, elles gardent une mystérieuse immobilité. On dirait une ménagerie rugissante ou accroupie, grinçante ou silencieuse, d’hippogriffes et de léviathans de fonte et d’acier.

Eh bien ! ce pandémonium tumultueux d’œuvres et de machines, éclairé à la lueur de l’histoire, conscience écrite de l’humanité, c’est l’homme lui-même, c’est l’homme émancipé de la servitude, c’est l’homme d’abord prisonnier de la nature, la terrassant à son tour, la tenant en main, et la menant en laisse derrière la roue de son char de triomphe. Voilà toutes ses victoires étalées à l’infini au regard, sur la pierre et le bronze, sur l’or et l’argent, sur l’écorce et sur le tissu, sur le verre et sur l’argile, sur le cuir et sur le papier. La terre, rude amante terrassée dans les larmes, sourit enfin au triomphateur et lui livre généreusement ses secrets, ses écrins, ses trésors, ses parfums. Partout où le soleil brille, il mûrit une moisson ; partout où le vent passe, il berce la vigne ; partout où le fleuve murmure, il emporte l’image d’une ville dans son courant ; partout où la mer roule, elle berce dans sa houle la caravane flottante d’un continent en marche vers un autre continent.

Et c’est à ce moment-là, et c’est au sortir de ce panthéon de verre, bâti à la gloire et à l’activité du génie humain, que vous allez, Virgile d’un autre enfer, respirer dans la nuit du moyen âge, le long du préau d’un cloître, je ne sais quelle odeur sépulcrale d’asphodèle et de fosse fraîchement remuée. Vous ramassez à terre un linceul oublié par la lugubre piété d’un moine, et vous le pressez entre vos mains pour en faire suer la mort sur notre siècle, et le convaincre de néant. Vous jetez l’excommunication au progrès, et vous mettez la vie en interdit au nom de je ne sais quelle doctrine, intitulée l’Imitation du Christ. Or, que dit cette doctrine, explicitement ou implicitement, sous forme d’éjaculation oratoire, ou de paraphrase, ou de dissertation, ou de méditation ?

Elle dit que l’homme, être corrompu, plongé dans un milieu corrupteur appelé Satan, respire et sue continuellement la corruption. Quoi qu’il fasse ou qu’il pense, il fait et il pense le mal ; il attire et il renvoie le mal, naïvement, spontanément, par conformation, par nécessité. Empestant d’un souffle le monde qui l’empeste à son tour fraternellement, il vit avec la nature entière en commerce assidu de poison. Son intelliligence, poison ; sa volonté, poison ; le rayon du soleil, poison ; le souffle du printemps, poison ; la parole, poison et, pis encore, transmission du poison ; l’œil enfin, l’oreille, l’épiderme, la sensation, poison ou occasion de poison.

Or, du moment que l’homme est mauvais, le monde mauvais, et que ces deux quantités mauvaises ne peuvent agir et réagir l’une sur l’autre que pour aigrir réciproquement leur levain, la sagesse divine ordonne de couper, toute communication du monde à l’homme, de séquestrer l’homme du monde, d’enfermer l’homme dans la pierre, de resserrer la pierre sur son corps, et de le réduire, en quelque sorte, à l’état de bivalve sacré, clos sous la voûte de sa cellule, avec juste assez de place pour respirer et pour écouler au dehors le murmure de sa prière.

Si jamais il doit encore aller et venir par le méfait de son organisation, comme il ne peut traîner sa cellule avec lui, il mettra son corps dans un sac et il ramènera sur sa tête un masque de drap, un masque, un capuchon, un éteignoir, pour étouffer, pour effacer en lui, autour de lui, tout ce qui est beauté, poésie, sympathie, harmonie. Alors seulement, simulacre informe, dépouillé autant que possible du type humain, imperméable à la sensation sous son enveloppe de bure, il ose traverser l’air ambiant d’un pas prudent, lent, rhythmé et noté du doigt sur le grain du rosaire, faisant toujours le même tour sur lui-même, chevrotant toujours le même mot, répétant toujours le même geste, à la même heure, de la même façon, invariablement, infatigablement, avec l’exactitude et l’impassibilité de l’ombre silencieuse errante, avec le soleil autour du cadran.

Que fait-il après cela ? Il mange peut-être ? Hélas ! oui ; car la nature lui impose encore l’obligation de manger. Mais jeûner vaut mieux, et il jeûne de préférence. Et ensuite, il remue, n’est-ce pas ? il agit ? Nullement. L’immobilité est plus voisine de la perfection que le mouvement, et l’inertie que l’action. Alors il passe son temps à dormir ? Vous n’y êtes pas ; il veille, au contraire, à l’heure du sommeil, car, pour tromper la vie, cette colère du Dieu vengeur tombée sur sa tête, et : lui rendre défi pour défi, il la brutalise, il la contredit, la forçant à jeûner quand elle veut manger, et à veiller quand elle veut dormir.

Ce suicide en détail et en longueur, par voie de fait sur chaque organe, est probablement alors une manière ingénieuse de forcer le corps à donner sa démission, pour posséder et pour exercer en toute liberté sa volonté et sa pensée ?

Sa volonté ? il l’a mise en gage ; c’est le coup de cloche qui veut pour lui ou plutôt lui dicte ce qu’il doit vouloir. Sa pensée ? il l’a mise en dépôt derrière la grille du confessionnal, et il ne la reprendra que dans le tombeau. À quoi pourrait-il d’ailleurs occuper son âme sous le soleil ? à savoir ? Mais la science est vanité, curiosité d’esprit, tentation, perdition. À aimer ? aimer quoi, sur ce bourbier de passage ? la patrie, par hasard ? Il élève précisément un mur entre elle et lui pour renoncer à tout jamais à la gloire de la servir. Patrie ! vanité aussi, figure mensongère de la vraie patrie, de la cité de Dieu, là-bas, là-haut, je ne sais où, enfin, derrière la vallée de Josaphat. Aimer une femme ? la femme ! grand Dieu ! la fille d’Eve, toujours Eve par quelque côté, toujours l’oreille inclinée à la parole du serpent ! Il épuiserait plutôt l’eau de son bénitier à faire le signe de croix. Si jamais, par mégarde, elle venait à égarer son pas sur le sol pudique qu’il bat régulièrement chaque jour du bruit alternatif de sa sandale, il irait chercher un fagot pour le brûler à la place encore fraîche où ce pied de damnation aurait passé. Aimer enfin la famille ? Mais qu’est-ce que la famille selon la chair ? une distraction du salut, un détournement d’affection un vol à Dieu un reste de volupté, un fond de lie du vas infirmius du péché originel. Le célibat, voilà la perfection. L’eunuque, voilà le parfum agréable au Seigneur.

Ah ! vous avez bien choisi votre livre, j’en conviens, pour prendre texte de sonner le glas de la civilisation. Le moine prosterné nuit et jour devant l’image du crucifié, un coup de lance au côté, devait écrire ainsi, et si la tombe à son tour pouvait parler, elle répéterait mot pour mot la même doctrine.

Avez-vous vu dans la galerie du Louvre une espèce de spectre coiffé d’un bonnet de docteur, qui tient une plume et qui semble la promener sur une page de parchemin ? Or ce docteur est un cadavre, cette tête coiffée est un crâne, cette main occupée à écrire est la main d’un revenant. Vous cherchez l’auteur inconnu de l’Imitation du Christ, le voilà ; voilà son portrait. Il ne voit plus, il n’entend plus, et d’une main glacée, il trace automatiquement une ligne comme l’araignée file sa toile dans un caveau.

Mais il y a un autre livre plus vrai, plus saint, que le murmure d’un stylite mélancoliquement assis sur la pierre de sa thébaïde, un livre ouvert à l’infini d’une courbe à l’autre de l’horizon, un livre écrit pour tous les sens de l’homme à la fois, avec la flamme et le rayon, avec le son et l’électricité. Or ce livre, ai-je besoin de vous le dire ? c’est l’immensité, c’est l’étoile, c’est la terre, c’est la fleur, c’est le pampre, c’est la beauté, c’est la jeunesse, c’est le battement du sang dans l’artère, c’est l’ambition de l’espace, c’est l’attraction de la pensée vers l’inconnu, c’est Dieu enfin, non pas le Dieu mort, non pas le Dieu crucifié, mais le Dieu vivant, le Dieu rayonnant, le Dieu agissant, nous sollicitant de toutes parts à la recherche par le mystère, et nous récompensant d’avoir deviné l’énigme par la volupté sévère de la science.

Vous avez lu ce livre autrefois sur votre colline, et vous nous en avez rapporté çà et là une page flottante au vent, comme la feuille de la sibylle. Je vous y renvoie au premier souffle du printemps sur votre tempe meurtrie au contre-coup douloureux de la pensée d’un moine dans votre pensée.

Mais en attendant vous dites avec ce moine que la douleur est méritée, que la douleur est méritoire, que la douleur est le remède de la douleur, et que souffrir est le moyen de cesser de souffrir. La douleur est méritée ? la douleur est méritoire Quelle langue parlez-vous là, et dans quel siècle vivons-nous pour l’entendre ?

L’horloge du monde est-elle dérangée, et, tournant en sens inverse, a-t-elle ramené l’humanité à six siècles en arrière ?

Et quand votre propre conscience vous demande le pourquoi de ce système de vaccine de la douleur par la douleur, appliqué à l’humanité, vous répondez timidement par un peut-être ; vous n’avez à votre service d’autre preuve, qu’un à peu près, d’autre argument que l’argument du doute : un peut-être ; et c’est cependant, avec cette possibilité, cette hypothèse de possibilité que vous combattez la doctrine du progrès et que vous proclamez l’excellence de la souffrance. L’intelligence en pareille matière ne se paye pas d’une supposition. Elle veut une démonstration pleine, entière, de fait et de raisonnement. L’avez-vous ? donnez-la. Si vous ne l’avez pas, cessez d’affirmer, tout au plus avez-vous le droit de douter.

J’ai mérité de souffrir, dites-vous, avant de naître, et Dieu m’inflige la vie comme une punition. Mais avais-je demandé la vie au Seigneur ? Pourquoi me l’a-t-il donnée, s’il doit me punir du don qu’il m’a fait lui-même ? Que n’a-t-il plutôt frappé les entrailles de ma mère de stérilité ? Qu’est-ce donc que le créateur qui condamne en créant, qui crée pour avoir une occasion d’assouvir sa colère de vieille, date, et qui laisse tomber chaque âme de sa main comme un arrêt ? Et ce n’est pas tout, il me châtie pour une faute que je n’ai pas commise, pour une faute que j’ignore, comme si l’être pouvait être confondu avec l’être, le moi avec le toi ; comme si je pouvais porter la responsabilité d’un autre et lui infliger la mienne, par je ne sais quel communisme d’action. Il me frappe par conséquent en pure perte, bien plus il me frappe uniquement pour avoir l’occasion de me frapper encore plus cruellement, sans doute, dans une autre vie ; car du moment que je n’ai pas l’explication de mon supplice, je redresse la tête sous le coup, et je perds par conséquent le bénéfice de l’expiation.

Dieu a mis en moi une notion de justice qui dit que toute faute est personnelle comme la liberté, et que toute punition doit l’être aussi, mais à cette notion vous nous opposez un protocole de quatre mille ans qui dit que la faute échappée à l’origine du monde à notre premier aïeul, est reversible de père en fils jusque sur la tête de la dernière génération ; et lorsque ensuite égaré sur la terre entre ces deux contradictions qui ne sont ni l’œuvre ni le fait de ma volonté ou de ma pensée, je choisis pour la notion de justice cette vérité de nature, vous insinuez en vertu du principe de la douleur méritée, de la douleur méritoire, que je commets un blasphème et que j’entre en révolte contre la Divinité.

Blasphème, soit ; révolte tant que vous voudrez ; mais au nom de l’intelligence faite pour penser, mais au nom de la main faite pour agir, l’humanité tout entière vous signifie, par son histoire, que la douleur n’est pas le remède de la douleur, ni la résignation le mot de notre destinée. La résignation, c’est-à-dire l’immobilité ne peut être que la vertu de l’agneau traîné à l’abattoir. À aucune époque l’homme ne s’est résigné à souffrir, car, par une sorte de prophétie divine, il a pressenti dès le premier jour qu’il portait inépuisablement dans sa réflexion la continuelle rédemption de ce que vous nommez douleur, et de ce que la philosophie du progrès nomme simplement une diminution d’existence.

L’homme était nu au jour de la création ; s’est-il résigné au froid ? non ; il a pensé, et la flamme a jailli de la pierre pour le chauffer. Il était affamé ; s’est-il résigné à la faim ? non ; il a pensé, et l’épi a mûri au soleil pour le nourrir. Il était blessé ; s’est-il résigné à voir couler son sang ? non ; il a médité, et le fer a guéri sa blessure. Il était tenu prisonnier dans l’espace par l’Océan ; s’est-il résigné à l’implacable surveillance du geôlier mugissant, en sentinelle sur le rivage ? non ; il a réfléchi, et le navire l’a porté à la rive d’un autre hémisphère. Il était isolé dans le temps ; s’est-il résigné ? non ; il a incliné la tête, et l’écriture a fait de toutes les générations écoulées une seule génération toujours en conversation avec elle-même d’un bout à l’autre de la durée. Il était esclave de l’univers qui l’étouffait de toutes parts dans sa rude étreinte ; s’est-il résigné ? non ; il a fait appel à son intelligence, et son intelligence a tourné la force contre la force, et maintenant il commande d’un geste à la nature.

Que parlez-vous de résignation et de sanctification par la résignation, quand notre grandeur consiste à penser et à vaincre le mal par la pensée ? Le mal est mon ennemi ; je le tue ou il me tue, mais je ne lui donne pas volontairement mon flanc à dévorer. La résignation n’est ni en politique ni en morale un mot de mon vocabulaire. Je suis de la race d’Ajax, jeté par un coup de mer sur l’écueil ; je me dresse de toute ma hauteur contre la vague, et je dis : Etiam si ; je me sauverai quand même. Je concevrais encore que Prométhée, cloué par les quatre membres à son rocher, laisse pendre de lassitude son front foudroyé et abandonne en silence sa chair au vautour ; car il ne peut tirer de sa poitrine brisée et vomir au ciel qu’un impuissant gémissement.

Mais l’homme n’est plus Prométhée ; il a brisé un anneau de la chaîne, puis un autre ; il a la tête libre, la main libre maintenant. Cela suffit ; il peut lutter à force égale contre sa destinée.

Après la bataille de l’Alma, on vit un étrange spectacle. Un soldat anglais de taille homérique gisait sur le plateau, la face au ciel, l’œil ouvert et la prunelle fixe, comme s’il couvait du regard un ennemi dans l’espace. Il était mort cependant ; une balle l’avait frappé au flanc, et la plaie avait coulé avec abondance. Mais pendant qu’il râlait, pendant qu’il palpitait encore sur l’herbe, un vautour voltigeait autour de sa tête pour dévorer la chair encore chaude de la victime ; le blessé avait pu voir, à travers le voile de l’agonie, flotter, comme un voile de plus, l’ombre funèbre de l’aile de ce dernier ennemi. Or, recueillant par un effort suprême un dernier reste de force, il avait saisi le vautour par le cou, et l’avait étranglé avant de rendre le dernier soupir. Quoique mort, il le tenait toujours d’une main éternellement contractée, et tous deux reposaient à côté l’un de l’autre sur le même champ de carnage.

Faisons comme le soldat. Tâchons d’étrangler le vautour. Vengeons Prométhée. Après cela nous pourrons mourir.

III

Elle était digne pourtant de votre grand âme, ô mon maître cette doctrine de bonté qui dit à tout homme penché ici-bas sur son sillon :

Travaille, c’est la loi ; mais rappelle-toi en travaillant que l’humanité dont tu fais partie, atome d’une minute, est une immense et perpétuelle collaboration. Quand tu es venu au monde, à cette date du temps, tu as trouvé, rangé autour de ton berceau, l’immense mobilier intellectuel et matériel de toutes les inventions et de toutes les richesses de la civilisation. D’autres avaient donc fait ces choses avant toi et pour toi, à leur insu, puisqu’ils te les ont transmises pour ton usage. Grâce à ce legs anonyme de milliers de générations apparues autrefois, disparues, tu penses aujourd’hui, en un tour d’horloge, six mille ans de pensées, et tu participes au sortir de ton berceau à six mille ans d’épargnes.

Eh bien ! par toutes ces découvertes de nos pères inconnus, replongés dans la nuit ; par toutes ces richesses gratuites accourues, en quelque sorte, à ta rencontre, du fond des siècles passés, rends à l’humanité, dans ta mesure, ce que l’humanité t’a donné à ta naissance ; paye la dette de l’ancêtre, mets à la masse, apporte-lui ton contingent d’œuvres et d’idées.

Car les œuvres, car les idées sont comptées, et, petites ou grandes, l’avenir les retrouvera toutes dans l’inventaire de son héritage. Les hommes, sans doute, ont beaucoup souffert pendant leur rude pèlerinage à travers l’histoire, et souffrent encore par indigence ou par ignorance, mais chaque jour la somme de travail à faire pour vaincre cette double misère du corps et de l’esprit diminue de toute la somme du travail déjà fait depuis le jour de la Genèse.

Or, le travail, ainsi accumulé à l’infini sur le travail, constitue le capital social de l’humanité. Ce capital, toujours grossissant d’heure en heure par le simple fait de l’activité humaine, constitue le phénomène historique du progrès. Le progrès, voilà le rédempteur, en détail, j’en conviens, mais enfin le rédempteur de toute sujétion ou de toute impuissance. Qu’importe le mal après cela ? Il est assurément. Mais il est de moins en moins ; accident de passage, ou plutôt aiguillon de notre destinée. Si le passé en a toujours eu raison jusqu’à ce jour, pourquoi l’avenir manquerait-il de parole au passé ? Courage donc, mon fils, et à l’œuvre ! Prends confiance dans la logique du temps, rentre en grâce avec la Providence. Dis-toi toute ta vie que chaque coup de pioche, que chaque éclair de ton front ira indéfiniment, après t’avoir nourri et illuminé le premier, racheter de siècle en siècle une autre génération de la servitude du besoin et l’élever à la dignité de la pensée.

Mais non ; cette doctrine si pieuse au fond, si consolante, si affable, si miséricordieuse pour cette vie de labeur, puisqu’elle donne un but à toute chose, un prix à toute action, vous la prenez en impatience, vous l’homme patient entre tous par le sentiment de votre force ; vous la traitez avec rudesse, vous l’homme indulgent jusqu’à la mansuétude. Vous l’appelez une utopie. Passe pour une utopie. Mais vous l’appelez encore une absurdité. Ici je vous arrête avec tout le respect que je dois à votre parole. Une idée peut être une erreur, disait, en pareil cas, Jean-Jacques Rousseau à Christophe Beaumont, elle n’est pas nécessairement pour cela une absurdité. L’absurdité, d’ailleurs, est une monnaie précieuse. On a trop souvent l’occasion de la dépenser dans la vie pour la répandre ainsi à tout propos sur son passage. Et nous, ses croyants, ses apôtres, le mot est dit, nous souffrons assez, pour reprendre tous nos droits ; nous, les damnés de cette minute-ci, les reniés, les proscrits, les suppliciés, voyez donc sur nos corps les traces encore saignantes de nos blessures. — Vous nous appelez les rêveurs incorrigibles, les endormis du siècle, et vous nous comparez, sur la foi d’un brahmane, aux soufflets de forge, qui auront tout au plus respiré, mais qui n’auront pas vécu.

Je dors, oui, mais debout. Vous m’accorderez bien au moins la vérité de mon attitude. Ma conviction est une chimère, je le veux encore ; mais chimère pour chimère, puisque, de votre propre aveu, l’avenir est le grand peut-être du philosophe, que prophétiser c’est nécessairement rêver, j’aime mieux encore la prophétie qui dit au malheureux Lève-toi ! et qui, à côté de son malheur, installe l’espérance ; l’espérance, vous entendez, cette fille du ciel encore plus que la prière, cette première vertu de l’être appelé à quelque chose de plus haut que le présent, cette première entrée de l’âme, dès cette vie, dans sa patrie d’immortalité.

L’homme le plus grand, après tout, — vous vous reconnaîtrez peut-être au signalement, — est l’homme qui, injurié ou applaudi, compris ou méconnu, agit le plus à long terme, tire le plus à lui l’humanité, met le plus l’idée de perpétuité dans son œuvre, et jette au besoin son œuvre par-dessus les siècles à la postérité, comme le naufragé, en sombrant, jette son testament pardessus les vagues au rocher du rivage.

Et qu’est-ce donc que la gloire, cette part sainte du génie, votre part à vous le premier, sinon une prise de possession de la durée ? L’homme, au contraire, tombé le plus bas, est celui qui agit le plus à courte échéance, qui vit tout entier dans le quart d’heure, qui flotte à chaque vent, qui va, qui vient sans autre raison d’aller et de venir que l’explosion instantanée de la sensation, qui vend le matin la tente où il a dormi la nuit, sans songer un instant qu’un nouveau tour de terre sous son pied va ramener l’ombre sur sa tête, et avec l’ombre la nécessité du sommeil.

Le vice n’est pas autre chose que cela ; interrogez-le à ce point de vue, et vous verrez qu’il est toujours le sacrifice de l’idée du lendemain à la pensée du moment. Retrancher à l’humanité sa perspective, c’est donc lui retrancher la sollicitation à l’activité. Quand le voyageur voit la montagne à pic dressée sur son passage, il murmure en lui-même : À quoi bon ! et il tombe de découragement sur le chemin.

La peste descend sur cette ville dans un vent de colère et frappe dès le premier jour une telle dîme sur la population, et jette et emporte pêle-mêle tant de vies dans le tombereau, que tous, hommes et femmes, croient du coup toucher à leur dernière journée. Puisqu’il faut mourir, mourons. Gagnons le néant de vitesse. Tirons encore une dernière joie de ce corps que nous allons perdre sans retour. Et les vins coulent au chevet du père mourant, et les lampes du festin brûlent jusqu’au lever du soleil, à côté du cadavre à peine refroidi du frère, de la sœur, du proche ou de l’ami, et tous, hommes et femmes, marchent au-devant de la mort la main dans la main, le front couronné des roses souillées de l’orgie. Est-ce une histoire de fantaisie que je vous raconte là ? non, c’est l’histoire d’Athènes, l’histoire de Florence, l’histoire de Marseille au siècle dernier. Dans cette ville, sur cent mille âmes, on n’a pu retrouver que trois exemples de vertus. Si nous avions la certitude, par impossible, que demain l’an mil va venir et la terre rentrer dans l’abîme, vous verriez aussitôt les hommes rompre les rangs, et pendant les vingt-quatre heures de sursis, mettre les sociétés au pillage. Qui dit moralité dit confiance à la durée, et qui dit confiance à la durée dit espérance. C’est la voix du progrès.

Le choix du rêve sur le sort de l’avenir n’est donc pas indifférent pour notre conduite dans cette vie. Car nous agissons tous ici-bas selon que nous rêvons. Je dis rêve, je devrais dire idéal ; mais je veux rester dans votre hypothèse. Le temps du vrai mot n’est pas encore venu. À ce point de vue, la doctrine du progrès fût-elle une illusion que nous devrions la bénir ; car, en ouvrant à l’homme un champ d’action sans limite, car, en le grandissant, par la pensée, à la taille de l’humanité, car, en lui persuadant qu’il ne fait rien en vain, qu’il ne jette rien dans le temps à fonds perdu, elle l’encourage, elle l’excite à l’amélioration de lui-même, à l’amélioration de son semblable, à l’activité, à la vertu, à la gloire, toutes choses qui ont besoin de compter et qui comptent effectivement sur la durée. J’ai lu quelque part la devise des forts : Spes illorum est plena immortalitatis. Laissez-nous, en grâce, cette espérance pleine d’immortalité. Un homme, n’importe qui, le premier venu, a prédit le mieux, parce que le mieux est l’irrésistible cri de notre nature, et par la contagion de sa croyance il a aidé à réaliser ce mieux dans une certaine proportion. Quand même, plus tard, je ne sais quel Saturne aveugle viendrait briser l’outil dans l’œuvre et semer l’œuvre au vent, celui-là, quel qu’il soit, aura toujours bien vécu. Respect à sa mémoire !

Le progrès n’en est pas moins un rêve, dites-vous. Appelez, rêve le progrès ; je passe condamnation. Ce monde-ci est-il donc si charmant, que nous ne puissions, sous peine d’ironie, en supposer un meilleur, ne fût-ce que pour la justification de la Providence ? Mais si ce rêve influe en bien sur le sort de l’humanité, vous devez y regarder à deux fois avant de le livrer à la risée du parterre. Voyez, cependant. Il y a, au moment où je parle, des hommes qui affirment et des hommes qui nient le progrès. Quelle est, je vous le demande, sur les uns et les autres, l’influence de leurs doctrines ?

Les ennemis du progrès, écoutez-les parler, et ils parlent assez haut, Dieu merci, depuis cette saute de vent appelée réaction. Ne sont-ils pas, à en juger par leurs homélies, les Pharisiens du temps, toujours disposés à faire la nuit sur l’humanité, à regarder la science comme une hérésie, à maudire toute découverte, à répondre non à chaque vérité, à traîner éternellement Galilée par les cheveux, à mettre le bâillon à la pensée, à poser le droit sur la lame d’un sabre, à donner le bras au bourreau, à ramener le peuple à l’esclavage, à ressusciter la caste, à reconstruire le fief, à maudire la révolution, à proscrire la démocratie, à baiser la main du premier Machiavel couronné qui a derrière lui une dynastie et règne à l’ancienneté, à crier à l’homme souffrant, au cadet de la société : Souffre, pleure, je ne te connais pas, je ne t’écoute pas, c’est ton lot, et ton lot à perpétuité, de gémir et de pourrir sur le fumier de la misère. Entre toi et moi entre ta race et ma race, le grand ordonnateur du juste et de l’injuste a tiré une ligne inflexible, une infranchissable frontière. À toi la paille, à moi la soie, à toi l’écuelle, à moi la coupe ; Dieu l’a voulu ainsi de toute éternité. Accepte son décret avec la même résignation que je l’accepte le premier. Après t’avoir créé d’un rebut de limon, il a fermé une porte d’airain sur ta destinée et la destinée de ta postérité jusqu’à la dernière génération, et au sommet de cette porte il a mis l’inscription du Dante : Laissez ici l’espérance.

Maintenant, tournez les yeux d’un autre côté. Voici les hommes de progrès ; ils ne prétendent pas sans doute renouveler la société d’un coup de baguette, ni substituer en un tour de main, par un miracle de leur génie, la science à l’ignorance, l’abondance à la pauvreté. Précisément, parce qu’ils sont les hommes du progrès, c’est-à-dire de la succession, de l’heure après l’heure, de la transformation à mesure, ils croient que la civilisation marche au pas du temps comme la gravitation dans l’espace. Mais ils marchent avec elle, mais ils lui donnent la main pour l’aider à marcher, mais ils l’aiment du même amour que la Providence, et en elle et par elle ils aiment l’humanité, ils aiment la cause du pauvre, ils inclinent leur cœur, vers le souffrant, et ils voudraient de toutes les gouttes de leur sang le relever de son lit de douleur, rompre avec lui le pain du corps, le pain de l’esprit, verser la lumière sur chaque front, le droit dans chaque conscience, et faire de la société tout entière une seule famille, diverse assurément par l’aptitude et la fonction, mais partout marquée au signe de l’intelligence et de la justice. Voilà pourquoi tous, sans exception, ont dressé leur tente dans le camp de la démocratie. Ils pourraient sans doute, comme leurs voisins, marchander avec le passé, tirer parti du préjugé régnant, parader sur l’almanach officiel, porter ceci ou cela en sautoir ou à la boutonnière ; mais non, rejetés l’écart, fiers de leur isolement, ils préparent en toute abnégation le bien d’une génération qui ne les connaîtra pas, car ils dormiront depuis longtemps sous l’herbe, avant que ce germe de bien ait levé, semeurs désintéressés qui sèment pour que d’autres récoltent la moisson.

Vous avez ici les hommes qui nient, et là les hommes qui affirment le progrès. Appliquez-leur aux uns et aux autres la règle de l’Évangile ; jugez leurs doctrines à leurs fruits car tout autre jugement est trompeur. Eh bien ! la doctrine de négation ne porte que des fruits de mort, tandis que la doctrine de progrès ne porte que des fruits de vie. Et cependant, c’est contre nous, fidèles dévoués de cette religion de l’humanité, nous qui voulons ce que vous voulez en politique, qui marchons de votre pas, qui servons à votre suite, parce qu’un jour nous avons vu sur votre tête la colonne de feu en marche vers l’horizon ; contre nous, les vôtres, à travers tout, par notre croyance, sachez-le bien, et au nom de notre croyance, que vous vous retournez, avec un sourire de compassion, et que vous nous renvoyez, nous et nos idées, à la région des fantômes.

Oh ! je sais bien que vous ne donnez pas raison pour cela à nos adversaires communs, et que, pour leur emprunter une page de leur théologie, vous n’allez pas reposer votre tête sur la pierre du passé. Entre eux et nous, vous prenez une position mixte, et vous posez la théorie du progrès relatif. Progrès relatif ! c’est bien peu en conscience. C’est une planche trop courte pour atteindre l’autre bord du fleuve. Cela flotte trop au caprice du courant. L’humanité a besoin pour passer l’abîme d’un pont d’une seule arche dont la courbe harmonieuse porte sur l’une et l’autre rive à la fois.

Le progrès ne peut exister qu’à la condition d’être une loi de la société. Or, une loi faite pour agir toujours, agit toujours, sans intermittence et sans contradiction ; mais le progrès relatif est un problème réservé. Nous y reviendrons bientôt, et nous verrons si un pareil système est un poste tenable pour l’humanité.

Jusqu’à présent j’ai raisonné dans votre hypothèse que la croyance au progrès était une chimère, et j’ai cherché à vous montrer que, fût-elle même une vision du dix-neuvième siècle, elle méritait mieux de votre sympathie.

Mais cette croyance est-elle véritablement une chimère, comme vous l’affirmez ; une bulle d’air évanouie au premier souffle de la réalité ?

Quand un homme comme vous, le premier entre les premiers, désavoue une de nos croyances, nous en éprouvons un trouble jusque dans la plus profonde racine de notre conviction. À la lecture de votre désaveu, nous devions donc nous replier sur nous-même, nous interroger de nouveau en silence, pour examiner à loisir si nous ne nous étions pas trompé dans le choix de notre symbole. Nous l’avons fait. Nous sommes sorti de cet examen de conscience plus confiant que jamais à la grande loi de l’humanité, et rebondissant sur nous-même au choc de la contradiction, nous avons répété le cri de l’apôtre du mouvement : E pur si muove. Oui, le progrès est toujours le progrès ! Oui, le progrès est l’âme du monde ! Oui, la France et vous, et nous et tous tant que nous sommes, nous n’avons le pied sur cette terre que pour accomplir le progrès, chacun dans notre mesure, et si par hasard nous trébuchons une minute avec nos idées, dans le piège des événements, nous n’avons de chance de nous relever que par le progrès.

IV

Plût à Dieu, mon illustre maître, que j’eusse réellement la bonne fortune de posséder la langue de Platon, comme vous le dites par obligeance, dans votre dernier entretien de littérature. Je parlerais d’abord une langue digne de votre génie, et je la parlerais ensuite avec assez de clarté pour écarter toute fausse interprétation de l’esprit du lecteur.

Du moment qu’un prince de la pensée, comme vous, donne à quelqu’un, il ne compte pas avec lui, il le comble du premier coup de sa munificence. Mais je mérite peu, à ce que je vois, la moindre parcelle de l’éloge que vous avez bien voulu laisser tomber sur ma tête dans une distraction de bienveillance.

Car vous prêtez à l’école du progrès çà et là une telle doctrine, tellement en contradiction, en révolte déclarée avec tout ce que j’ai pensé, dit, redit, écrit dans ma vie, que lorsque après cela vous me reprochez de rêver, je crois rêver en effet ; et que lorsque vous m’interpellez par le nom de ma croyance, je retourne involontairement la tête pour chercher dans la foule à qui vous parlez en ce moment.

Vous reprochez en bloc aux hommes de progrès d’avoir fabriqué un système uniquement d’abord pour reléguer Dieu dans l’abîme de l’abstraction et de l’inertie et ensuite pour le rendre absurde en le faisant progressif, c’est-à-dire soumis à la condition de passage, conséquemment de limite, et de confondre ainsi le fini avec l’infini, le temps avec l’éternel.

Bien que l’accusation tombe d’elle-même par sa contradiction, car nous ne saurions, en conscience, avoir la prétention de condamner Dieu en même temps à l’inertie par l’abstraction, et au mouvement par le progrès, — je déclare ici hautement que, loin de confondre pour mon propre compte le fini avec l’infini, j’ai toujours protesté contre une pareille confusion d’idées, et que loin de séparer la créature du Créateur, j’ai toujours voulu, au contraire, les rapprocher de plus en plus par le dogme de la perfectibilité ; car où donc irait la perfectibilité, si elle n’allait du côté de la perfection ?

Notre Dieu est un Dieu borné, dites-vous, et par conséquent absurde ; mais voici la réponse que je faisais le premier à cette absurdité dans la Profession de foi du dix-neuvième siècle :

« L’infini dans le temps et dans l’espace constituant la personnalité de Dieu et reposant exclusivement en Dieu, ne peut naître de la multiplicité ni tomber dans la division[1]. »

Notre Dieu, dites-vous, est un Dieu inerte relégué dans l’indifférence de l’abstraction ; mais voici encore la réponse que je faisais d’avance à ce reproche dans le même chapitre :

« Dieu est l’être vivant, actif de toute éternité, qui rayonne sans cesse en vie et en action travers l’incommensurable profondeur de l’espace[2]. »

Nous définissons l’homme de telle sorte, à vous entendre, que nous en faisons à peu de chose près un concurrent du végétal. Je suis étonné, ajoutez-vous, que les philosophes, en cherchant une définition de l’homme, n’aient pas trouvé avant tout celle-ci : L’homme est le prêtre de la création.

Or c’est précisément la formule, que pour mon compte particulier j’ai hasardée depuis longtemps, non que je la croie la seule vraie, la seule juste, mais parce que je la crois vraie, je la crois juste pour un côté donné de l’homme, son instinct de religion.

« Tel est l’homme prêtre du monde, ai-je écrit, témoin et interlocuteur de Dieu sur la planète. Avant son apparition, Dieu connaissait la terre sans doute, mais la terre ne se connaissait pas en Dieu, un des termes du rapport était brisé. L’homme est donc venu pour comprendre la création et la rapporter au Créateur. »

Enfin nous casernons l’homme à perpétuité, selon vous, sur cette terre de passage, et nous le condamnons à y traîner côte à côte avec le vermisseau sa vie d’immortalité. L’homme, reprenez-vous, divinisé, perfectionné indéfiniment, immortalisé ici-bas dans la félicité et dans la vie est un contre-sens à tout ce que nous connaissons.

Je vous demande pardon de sortir ainsi à tout moment des rangs pour répondre en nom propre à chacune de vos objections, mais puisque vous me mettez vous-même en cause, je dois bien, pour ma petite part de responsabilité, décliner hautement la solidarité de l’erreur que vous attribuez par indivis à l’école du progrès.

« Notre destinée, ai-je dit autrefois, est-elle à tout jamais confinée sur un atome ? Non, l’humanité croit et a toujours cru d’une croyance irrésistible à la vie future. Où ? je l’ignore, mais en vertu de la logique, je crois pouvoir affirmer que la vie immortelle aura l’espace infini pour lieu de pèlerinage, car l’éternité et l’immensité sont tellement solidaires, tellement dépendantes l’une de l’autre, qu’à peine nommée l’une appelle l’autre et l’entraîne à sa suite comme une inséparable compagne. »

En vérité, mon illustre maître, j’admire la chance du métier de la pensée. Un écrivain publie un livre bon ou mauvais, peu importe, là n’est pas la question ; il publie un livre, voilà le fait, sur la destinée de l’humanité. Il y étale son âme tout entière avec l’intarissable candeur de la conviction, ce qu’il dit il le pense, ce qu’il pense il le dit, sans équivoque, sans réticence. À défaut d’autre mérite, il croit avoir assez le sens de la langue pour savoir que oui signifie autre chose que non, et matière autre chose qu’intelligence.

Vous croyez peut-être que la critique, même la critique indulgente, va juger l’auteur sur la doctrine de son livre et uniquement sur cette doctrine, telle qu’il l’a formulée, développée, démontrée, telle qu’il la développe encore, la démontre et la crie dans le vent, à chaque heure du jour, sur la pointe du minaret.

Comptez plutôt sur la fumée, sur la vague, sur la brume, sur la feuille d’automne. Chacun voit dans le livre l’idée qu’il veut y voir, y met l’idée qu’il veut y trouver, pour avoir le droit de la combattre et de la convaincre d’erreur. Le livre a disparu, mais on tient le simulacre et on l’exécute sans pitié par contumace.

Celui-ci, élevé à l’école de Bonald, lui dit au nom du catholicisme : Tu affirmes le progrès, donc tu nies le bien et le mal, ou pour mieux dire, tu mets le bien et le mal dans le même sac, comme Rome mettait autrefois le coq et la vipère ; tu relèves le dieu Pan sur son autel. La matière, voilà ta religion ; la jouissance, voilà ta sagesse. Tu prêches la théorie de la rose effeuillée, de la coupe vidée, de la lampe allumée, de la lampe éteinte, le soir, sur le coussin de pourpre tout parfumé encore du rêve voluptueux de Sapho.

Cet autre, allaité au sein d’une meilleure nourrice que la philosophie de Bonald, lui dit de bonne amitié, au nom de l’école posthume de Saint-Simon : Comment ! tu déclares la pensée la faculté mère du progrès et, par cette raison, tu veux lui réserver la place d’honneur dans notre destinée. Mais tu es un moine pour le moins échappé du moyen âge. Retourne au couvent, jeûne, prie, pleure, sanglote, : mortifie ta, chair, couche-toi sur la cendre, enfonce dans ta poitrine la pointe du cilice, tends ton échelle au passant, mendie pour la gloire du Seigneur.

Cet autre, ministre du saint Évangile, lui dit au nom du calvinisme : Tu fais de l’épargne la vertu de l’ancêtre, et de l’écu le rédempteur de l’ignorance ; tu adores donc l’écu sans songer, malheureux que tu es, que si tu as le culte, le dieu pourrait bien te manquer. Mais pour adorer l’or ainsi, un morceau d’or frappé, Dieu sait à quelle image le plus souvent, tu dois avoir dans le secret de ton cœur quelque arrière-pensée de matérialisme. Tu reprends en sous-œuvre la doctrine d’Épicure : Mangeons et buvons, et quand le vin baisse dans notre verre, jetons en le reste au plafond, et mourons comme nous avons vécu, en chantant et en bravant le tombeau.

Un dernier, enfin, venu en droite ligne du dix-huitième siècle, fait au nom de Voltaire un livre contre les mystiques, que dis-je, un livre ? un enfer, à la façon du Dante, où il plonge tout vivant l’écrivain qui prend l’âme humaine au sérieux. J’occupe, je dois l’avouer, une place dans cet enfer. Je la mérite, me dit l’auteur, pour lever trop souvent la tête vers le ciel, et pour compter sur une autre vie. Avec un pareil ordre d’idées, me dit-il poliment, que ne vas-tu à la messe et n’essuies-tu du genou la poussière du confessionnal ?

Je pourrais poursuivre l’énumération… En vous-même, ô maître trois fois vénéré, vous prêtez à chaque instant au dogme du progrès, dans la rapidité de votre course, au vol de votre plume, tantôt cette erreur-ci, tantôt cette erreur-là, que le progrès précisément réfute et condamne le premier. Comme vous le voyez, une partie de votre argumentation porte à faux ou tombe à côté.

Mais de quel droit, me répondrez-vous peut-être, te fais-tu fort pour le progrès ? Le progrès t’aurait-il passé procuration ? et, pour parler toujours en son nom, représentes-tu donc à toi seul le progrès tout entier, comme le pape, par exemple, représente l’Église ?

Non, certes, je ne représente pas le progrès, mais j’ai lu autrefois une anecdote assez dans la situation pour me servir de réponse. Elle vaudra ce qu’elle vaudra. Je l’emprunte à Mme de Sévigné. Par le mérite de Notre-Dame de Livry, comme disait Walpole, elle trouvera peut-être grâce devant votre esprit.

Trois officiers couchaient sous la même tente au siége de Lérida. Après je ne sais plus quel assaut, deux d’entre eux, encore échauffés de l’odeur de la poudre, devisaient à haute voix du glorieux coup de collier de l’armée. Le troisième, au contraire, avait bravement payé de sa personne, et par cette raison il croyait avoir conquis le droit de dormir. — Silence, cria-t-il à ses compagnons de chambrée. — Qui te parle à toi ? lui répondit l’un d’eux, et ils reprirent la conversation.

Si donc vous me dites à votre tour : Qui te parle à toi ? je vous répondrai : Vous-même, puisque je reposais sur la foi d’une vérité, et que vous troublez mon repos.

Maintenant que la vérité a repris sa place sur les divers chefs d’accusation, je vais essayer de répondre aux autres arguments que vous opposez à la religion du dix-neuvième siècle. Je le ferai avec respect. Si, par hasard, je laisse échapper un mot de trop, je n’ai rien dit, je le retire d’avance. Mais si j’apporte simplement dans la discussion quelque vivacité, je compte assez sur votre grandeur d’âme pour faire la part de ma situation. Cette question de progrès me touche, si j’ose le dire, de plus près que personne. Tandis qu’elle n’est peut-être pour vous qu’une thèse en passant, avec cette annotation : pièce à revoir ! elle est pour moi toute ma vie, toute mon âme de la première à la dernière fibre, toute mon œuvre ici-bas, ma foi et mon espérance.

Je n’ai de raison d’être intellectuellement et moralement que par la doctrine du progrès, et pour l’apostolat de cette doctrine. Si elle est fausse, j’ai fait métier d’erreur, j’ai menti, je mens, ou plutôt l’étude, la réflexion, la voix de toute certitude ont menti en moi ; je n’ai plus rien à faire sur cette terre qu’à prendre congé de l’homme, qu’à fuir l’éternelle Circé de la pensée, et à dire, comme je ne sais quel sceptique en voyant tomber un héros : Allons souper, la farce est finie.

Vous comprenez, dès lors, que j’ai dû relever avec un certain frémissement d’esprit le gant jeté au progrès par une main qui porte le plus souvent la vie ou la mort dans toute discussion de philosophie. Mais croyez bien qu’avant comme pendant cette controverse, je vous le dis dans toute l’effusion du cœur, j’ai placé et je placerai toujours votre nom trop haut, pour remporter autre chose de cette première scission intellectuelle, dans notre vie, qu’un sentiment de profonde vénération pour votre personne et de piété pour votre génie.

V

Le progrès, avez-vous dit en toutes lettres, est un rêve démenti par la nature et par l’histoire.

Interrogeons d’abord la nature, nous passerons ensuite au second démenti ; et pour procéder par ordre, prenons la planète au début, ab jove, comme disait l’antiquité.

L’origine du monde, Dieu merci, n’est plus aujourd’hui pour l’homme la fiction plus ou moins poétique de telle ou telle théogonie. La science de notre temps a retrouvé le procès-verbal authentique de la première Genèse, enfoui à nos pieds sous les diverses couches de terrain. Nous pouvons lire désormais, page à page, dans cette bible souterraine, et suivre des yeux de nos sens toutes les ébauches et toutes les ratures successives de la création.

La terre a commencé par être une boule de feu ou de granit fondu, à la température de la lave de volcan. La chaleur de cette fournaise, errante sur son ellipse, était alors tellement intense qu’elle tenait en suspension à l’état gazeux toute la masse d’eau qui forme aujourd’hui l’Océan, et de calcaire qui constitue l’écorce de la planète.

Mais à mesure que la terre rayonnait sa chaleur dans l’espace, le granit, jusqu’alors en fusion, refroidissait, durcissait, faisait voûte et isolait de l’atmosphère le feu intérieur de la planète. Alors le calcaire et l’Océan, auparavant volatilisés et confondus avec l’atmosphère, ont passé, au refroidissement de la coque du globe, de l’état de gaz à l’état de vapeur, et un jour l’immense nuage, sollicité par la pesanteur, a croulé d’un coup et comblé l’abîme.

Quand l’eau et la masse calcaire eurent pris chacune son assiette, l’une par voie d’écoulement, l’autre par voie de dépôt, l’humus, ce premier levain de vie, a fermenté, la vie a jailli à la lumière, et la plante a germé du limon.

Mais la flore de cette époque était l’enfance de la végétation. Des mousses, des algues, des prêles, des fougères, c’est-à-dire les tentatives végétales les plus simples, les plus pauvres, les plus uniformes, les plus élémentaires, voilà les seuls ou à peu près les seuls échantillons de botanique inscrits dans les herbiers fossiles de cette période. Nulle richesse d’organisation ; pas une fleur dans tout cela. Si, par hasard, une plante semble fleurir une fois, comme l’aloès, elle meurt de cet effort de poésie.

Seulement comme les volcans suintaient de toutes parts à travers les fentes de granit, et versaient dans l’air des nuages d’acide carbonique, les plantes, gorgées de carbone et surexcitées d’ailleurs à la végétation par la chaleur d’une vase encore échauffée, montaient rapidement à une prodigieuse hauteur. Les fougères, retenues aujourd’hui à fleur de terre, dépassaient, dans leur débauche de croissance, les cimes les plus élevées de nos futaies. Mais ces forêts primitives n’étaient au fond que les gigantesques inexpériences d’un monde encore novice à multiplier et à varier les décorations de ses paysages.

Après la plante, l’animal ; c’est l’ordre. Mais quels sont sur ces eaux troubles, sur ces boues chaudes, à travers ces herbes emportées par une séve en délire au delà de toute exagération, dans ces jours opaques ou plutôt dans ces crépuscules noyés de vapeurs, les premiers témoins vivants, les premiers commensaux de la planète ? Des mollusques, germes grossiers de la matière animée, des poissons, des amphibies, des sauriens, des tortues écrasées sous leurs immenses boucliers, des crocodiles au cou démesuré, des plésiosaures, des mégalosaures, espèces de reptiles titans, condamnés à ramper, à pétrir le cloaque, à tirer de leurs courtes pattes leurs lourdes charpentes, et à creuser dans la fange sur leur passage de longues ornières.

Plus tard, la planète évaporée à l’air forme un sol et porte le pied. À dater de ce moment, le Créateur, toujours penché sur son œuvre, détache de la terre et rehausse le corps de l’animal. Il lui permet de marcher. C’est l’heure du quadrupède, mais du quadrupède monstrueux, difforme, bloc vivant à peine dégrossi à l’ébauchoire : l’heure du mastodonte, de l’hippopotame, de l’éléphant, du buffle, du rhinocéros, du dromadaire.

L’homme reste encore derrière la coulisse. Mais l’oiseau a déjà fait son apparition, si on peut appeler oiseau l’épiornis, façon d’autruche, grosse comme une girafe. On dirait partout les rêves pénibles et les spectres fantasques d’une nature encore plongée dans la nuit d’un premier sommeil. Mais, en rêvant, elle a trouvé le secret ; et de ce monde fœtus, en quelque sorte, elle tire le monde aujourd’hui en exercice.

Elle passe ensuite l’éponge sur sa première donnée comme sur une étude préparatoire, et, forte désormais de l’expérience acquise, elle procède magistralement à la mise en scène d’une création perfectionnée. Elle bouche le soupirail de la plupart des volcans, et refoule dans leur gorge le poison de leur haleine. Elle dépose deux gradins d’alluvion sur la première écorce pour isoler encore d’avantage l’atmosphère de la forge toujours flamboyante de Pluton. Dans ce profond soubassement du globe, elle emmagasine de nombreuses richesses minéralogiques, de nouvelles roches formées, celles-ci par agrégation, celles-là par réaction du granit sur le calcaire ; d’autres fondues mystérieusement au creuset de la grande, alchimie ; d’autres enfin obtenues par la simple pression du terrain : les marbres, les métaux, les pierres précieuses, les houilles enfin ; provisions prophétiques appelées un jour à remonter à la surface du globe pour l’usage de la civilisation.

Après avoir refait le soubassement de la vie terrestre sur un nouveau plan, la nature naturante, comme disait autrefois la philosophie, reprend en sous-œuvre la végétation, et cette fois-ci répand abondamment dans l’espace des milliers et des milliers de plantes, isolées, sociales, diverses de formes, variées d’attitudes, plus riches les unes que les autres d’organes et de fonctions. Elles fleurissent, elles fructifient, c’est-à-dire que, lorsqu’elles renouvellent leur pacte avec la durée, par la régénération, elles revêtent des robes de fête et répandent des parfums comme pour célébrer dignement cette minute solennelle de leur existence. Elles trahissent parfois même un instinct secret et simulent la sensibilité. Telle au moment de la fécondation vient du fond de l’eau chercher à la surface le rayon de soleil ; telle autre, le figuier religieux, par exemple, sorte de polype végétal et d’arbre voyageur, essaye de branche en branche replantée par l’extrémité, et d’arche en arche, comme une prise de possession de l’espace.

L’animal vient relayer le végétal à cette frontière. C’est d’abord le polype, bâtard des deux règnes en quelque sorte, puis le poisson, puis le reptile, puis le mammifère, puis l’innombrable faune de toute taille, de toute robe, nomade, sédentaire, disséminée dans l’espace ou réunie en troupeau. Dans cette immense promotion de l’être vivant à un type de plus en plus parfait, que voyons-nous en réalité ? L’animal toujours monter en grade d’une espèce à l’autre, en puissance, en fonction, en faculté, en longévité, en instinct, en mémoire, jusqu’à ce qu’enfin, de proche en proche et de cercle en cercle, il atteigne la famille du singe, précurseur grotesque destiné à faire la grimace du type suprême de là genèse sous la feuille de la forêt. Alors le cercle est fermé. L’homme paraît, et le premier, et seul entre tous, il introduit la raison sur la planète.

Ainsi la force plastique, création, nature, providence, n’importe le nom, commise à l’aménagement de la terre, a toujours marché d’être en être, et de cadre en cadre, du moins au plus, du simple au multiple. Elle a débuté par le monde antédiluvien d’une excessive pauvreté d’invention. Si c’est là le paradis de la légende, nous n’avons plus à regretter le péché origine], car sans lui nous vivrions sans doute en tête à tête de l’iguanodon et du mastodonte.

Mais la loi de progrès, plus intelligente que toute espèce de fable, a rendu justice à cette première création. Elle a enseveli l’œuvre incorrecte sous un cataclysme, et emporté seulement sur son nouveau théâtre de vie quelques exemplaires du règne végétal et du règne animal antérieurs, comme pour rattacher un monde à l’autre et montrer son religieux respect pour la règle de transition.

Le globe actuel, comparé au globe ancien, trahit donc un immense progrès dans l’ordonnance et la sculpture de la vie, à en juger par la collection complète de monstres qui avant le déluge faisaient l’intérim de l’homme sur la planète. Les os de l’ossuaire primitif ont tressailli dans la poussière ; et réunis et entrelacés comme au jour de leur existence, ils ont parlé et proclamé leur infériorité sur les races aujourd’hui errantes au soleil. Mais quand nous opposons leur déposition, comme une preuve de fait, une preuve sans réplique à toutes les fables de la mythologie qui versent sur la terre, du premier coup, pour son début, toutes les grâces et toutes les harmonies de l’âge d’or ou de l’Eden, vous répondez simplement : Fait douteux, et vous passez.

La science serait-elle aussi une chimère comme la théorie du progrès ? Cuvier serait-il un visionnaire, et les êtres éteints, ressuscités au souffle de son génie, des spectres de son imagination ? Eh quoi ! lorsque la terre revomit d’elle-même les squelettes de ces premiers monstres, de ces aînés de la création, vous marchez sur tous ces débris, vous les faites rentrer d’autorité dans l’abîme et vous les faites taire comme de faux témoins.

Eh bien ! soit, j’abandonne l’argument tiré du monde antédiluvien, je n’en ai pas besoin à la rigueur. Je prends la terre telle qu’elle est à ce moment, et là encore je vois dans l’ordre de la création la loi de progrès resplendir dans toute sa somptuosité. Voyez plutôt. La terre a dévoré son premier enfant. L’aube d’un autre enfantement rayonne à l’horizon.

Cette seconde genèse, la genèse actuelle commence son travail par le règne minéral, simple point de départ, simple stratum de l’être, diffus, confus, impersonnel, destitué de fonction, soumis seulement à l’action chimique, destitué de toute forme déterminée ou emprisonné, dans la forme géométrique de la cristallisation.

Du règne minéral, la genèse passe au règne végétal ; car le sol a précédé la plante, en vertu de l’axiome qui met la cause avant l’effet ; à ce moment, l’être fait son entrée sur le monde, je m’entends, l’être individuel, l’être circonscrit, configuré, organisé, complexe, fonctionnaire, sur place, à la vérité ; mais, si restreinte que soit encore la fonction, si uniforme d’un individu à l’autre, il porte déjà en lui silencieusement son quant à soi, son mode particulier, c’est-à-dire le premier signe de l’existence.

Du règne végétal le Créateur passe au règne animal ; car la plante a précédé le quadrupède, par la même raison que la table précède le convive. Ici, la vie organisée éclate dans une magnifique ampleur. Personnalité, forme diversifiée, fonction multipliée à l’infini, chaleur, électricité, mouvement, regard, audition, voix, couleur, pensée même, ombre de pensée, attention, éducabilité, l’animal, pris à l’étape suprême de son développement, possède tout cela, montre tout cela, comme un prédécesseur en quelque sorte d’une chose qui n’est pas encore venue, mais qui va bientôt venir. Cette chose, c’est l’humanité.

Donc, pour nous résumer : Progrès du végétal sur le minéral, de l’animal sur le végétal, et de l’homme sur l’animal. C’est là et uniquement là, pour l’œil comme pour l’esprit, la réponse de la nature, écrite en traits vivants à la surface de la planète. La science a enregistré cette réponse et décalqué sur elle sa classification. Buffon avait soupçonné le premier ce dogme d’histoire naturelle. Geoffroy-Saint-Hilaire l’a démontré jusqu’à la dernière évidence. Humboldt accepte la théorie de Geoffroy-Saint-Hilaire comme une vérité acquise la physiologie, et, à l’appui de cette théorie, il cite cette parole d’un homme à la fois grand poëte et grand naturaliste : La nature, dit Goëthe, dans le développement organiques des êtres, marche sans repos ni arrêt, et elle attache sa malédiction à tout ce qui retarde ou suspend son mouvement.

Le poète a bien dit cette fois, la nature marche, et comme le semeur elle sème la vie en marchant.

Un premier pas, et voici le sol sans autre activité intérieure qu’une sourde chimie.

Un second pas, et voici la plante, et la sève coule et porte de la fibre à la fibre la forme et la couleur.

Un pas encore, et voici l’animal, et la sève prend feu au contact de l’oxigène, et bat le rhythme de la vie dans l’artère.

Un pas enfin, et voici l’homme, et l’intelligence paraît sur la terre pour continuer le progrès sous forme de civilisation.

Et en présence de cette admirable procession, de cette admirable hiérarchie de l’être à la recherche d’un type de plus en plus parfait, vous croyez pouvoir affirmer que la nature, du haut de sa majestueuse sincérité, inflige un démenti à nos théories. La nature aurait-elle donc deux paroles comme Janus avait deux visages, que partisans ou adversaires de la perfectibilité jurent à la fois par son évangile et comptent au même titre sur son approbation ?

Cependant, de deux choses l’une, ou bien tous les êtres de la planète sont égaux entre eux, également doués ; ou bien ils sont inégaux, inégalement approvisionnés de moyen d’existence.

Si les êtres sont égaux, fermons le débat. Évidemment point de progrès. J’ai tort, je le reconnais, j’emporte ma courte honte et je garde le silence. Mais personne, que je sache, n’a encore poussé l’intrépidité du paradoxe jusqu’à prétendre que végéter et vivre c’est tout un à l’échelle de l’être, et que le chardon sur sa motte de terre déploie autant de puissance de vie que l’aigle à travers l’espace.

Si les êtres, au contraire, sont inégaux, et c’est là le fait hors de page par excès d’évidence, la nature, en les créant, a dû, de toute nécessité, procéder au hasard, ou par coup de tête ; mais entre nous, hasard et coup de tête ne sauraient faire le texte d’un débat en matière de création ; ou bien suivre une méthode, une série, et dans cette méthode, cette série observer l’ordre du temps, ou, si vous aimez mieux, l’ordre de succession.

A-t-elle suivi cet ordre ? Oui, puisque le raisonnement de la logique, ce contemporain de toute époque, ce témoin oculaire de toute chose, me montre aussi clairement que si j’avais assisté au drame de la Genèse, que la nature a fait le sol avant de faire l’herbe, l’herbe avant de faire l’animal herbivore, et l’animal herbivore avant de faire l’animal carnivore, l’homme, par exemple, en l’envisageant pour une minute au simple point de vue de l’animalité.

Soit, direz-vous peut-être. La nature a fait acte de progrès tant qu’elle a créé, mais l’œuvre terminée, elle a mis le signet au livre de vie, et fixé invariablement chaque être à sa place. Est-ce que par hasard le mouton ou l’âne, depuis leur premier aïeul, ont jamais accompli aucune évolution, ou passé par aucune métamorphose ?

Non, sans doute, pourrais-je vous répondre, parce que le mouton, aussi bien que l’âne, est un effet de la loi de progrès, et simplement un effet. Or, un effet une fois produit ne retient pas la cause qui l’a produit, et ne reproduit pas à son tour un nouvel effet. Autrement, l’effet égalerait la cause, l’acte la faculté, le fait particulier la loi générale, ce qui, en bonne dialectique, implique contradiction, et par conséquent impossibilité.

Or, quelle est la cause productive, la force motrice du progrès ? Ce n’est pas telle ou telle quantité de matière, plus ou moins richement organisée, sous tel ou tel nom de quadrupède ? c’est uniquement l’intelligence, car l’intelligence a seule puissance d’activité, et l’activité a seule puissance de progrès. Quand donc nous disons que la nature progresse, nous entendons par nature l’intelligence active préposée à l’œuvre de la création.

Le jour où nous trouverons cette intelligence constituée sur la terre à l’état d’être vivant, alors, et seulement alors nous retrouverons le progrès ; nous allons la rencontrer tout à l’heure. Mais auparavant, laissez-moi ici vous exprimer en toute sincérité le regret d’un homme qui vous admire, et qui voudrait réunir en vous tous les rayons de la vérité.

J’aurais cru, je l’avoue humblement, que cette magnifique évolution de vie sur la terre devait tenter votre intelligence, que vous, grand artiste, vous deviez par ce don de seconde vue, appelé le génie, saisir le premier ou tout au moins acclamer le grand art de la création, qui va sans cesse variant son œuvre, qui va sans cesse tournant la page, qui va sans cesse jetant sur le premier épisode de vie, un épisode encore plus dramatique, et va sans cesse augmentant l’intérêt à mesure que la scène marche au dénoûment. Cette idée semblait faite pour vous ; elle était à votre taille. Lorsqu’elle est venue frapper à votre porte ; pourquoi l’avez-vous écartée de la main comme une importunité ?

Vous deviez laisser la négation du progrès dans la nature à cette petite école éclectique, de seconde main, qui siège aujourd’hui à l’Académie et prêche du haut de son fauteuil le pour et le contre, le système de Cuvier et le système de Geoffroy Saint-Hilaire. Cette école là consentirait, à la rigueur, à reconnaître une loi de série dans la nature, mais non d’unité dans la série. Or que serait, je vous prie, une série sans unité, pour relier un terme à l’autre et tous les termes à l’ensemble ?

VI

La puissance créatrice immanente dans notre univers a successivement entraîné l’être de l’inertie à la végétation, de la végétation au mouvement, du mouvement à la sensation, de la sensation à l’instinct, ce dernier échelon de l’échelle purement animale. Va-t-elle maintenant rompre tout à coup avec la planète, arrêter sa marche, abdiquer son œuvre, mentir à son début, disparaître de sa création et tomber dans le néant, elle qui a tiré toute chose du repos ?

Loin de là, elle passe dans l’homme, et, réfugiée tout entière dans l’homme désormais, elle l’emporte à sa suite, de toute la vitesse de vie accumulée en elle, dans une nouvelle carrière de progrès. Seulement, comme l’homme est un être à la fois sentant et pensant, elle continue l’évolution dans l’ordre de cette double nature, c’est-à-dire du sentiment et de la pensée.

Jusqu’alors elle avait créé matériellement et marché à grands pas d’une espèce à l’autre, parce que l’animal est tellement égalitaire, tellement semblable à son voisin, que le genre seul constitue, à proprement parler, l’individu. Une abeille, c’est toute la ruche, rien de plus, rien de moins et aussi longtemps que la terre tournera dans l’espace.

Mais une fois incarnée, infuse dans l’humanité, l’âme motrice de la planète, laisse derrière elle toutes les races antérieures, comme des créations épuisées, définitives, enfermées dans des cadres inflexibles, et elle reprend, à partir de l’homme et sans sortir de l’homme ; la série de ses progrès, en créant, cette fois-ci, non plus des corps, mais des idées ; non plus des races, mais des civilisations.

Une même loi de progrès, diverse dans ses résultats, mais une dans son principe, embrasse ainsi la terre et l’humanité à la fois. Natura sibi consona, a dit Newton. La Providence est toujours conséquente avec elle-même. Dans la chaîne d’or de ses créations elle a voulu rattacher par une série infrangible d’anneaux l’histoire naturelle à l’histoire.

Et dans l’histoire naturelle comme dans l’autre histoire, elle révèle son évolution au même caractère, l’accroissement de vie ; chez l’animal, être purement physiologique, sensible ou instinctif, l’accroissement de vie par plus d’organes de sensations ou d’instincts ; chez l’homme, être sensible aussi, mais encore moral, mais encore intelligent, l’accroissement de vie par plus de forces, par plus de sympathies, par plus de connaissances.

L’accroissement de vie, ainsi défini, voilà, j’ose le dire, la formule du progrès. Je crois l’avoir suffisamment justifiée ailleurs. Si votre obscur disciple, ô maître, avait jamais eu le droit de compter pour un grain de sable dans l’attention de la foule, la chance de cette vérité serait peut-être sa petite part en ce monde, son humble fleur au soleil sur la pente de son jardin. Je vous demande grâce pour elle, en toute humilité. Respectez le bien du pauvre, vous tous qui passez, et qui comptez autour de vous les fleurs par milliers pour encenser le matin votre réveil.

Enfin, ce qui est dit est dit. Le progrès est l’accroissement de vie. Je respire, donc je vis plus que toi qui végètes ; je marche, donc je vis plus que toi qui rampes ; je pense, donc je vis plus que toi qui engouffres coup sur coup la sensation au fond de ton cerveau, sans jamais pouvoir la résoudre en idée.

Si la formule est vraie, et, à moins de nier l’évidence, on ne saurait en nier une syllabe, l’histoire naturelle donne pleinement raison à la théorie du progrès.

Passons à la contre-partie, comme nous en avons pris l’engagement, et voyons si, réellement et en fait, l’humanité confirme la parole de la nature.

La seconde création est achevée, la terre est remise du travail de l’enfantement, émergée de l’eau, enveloppée de la mer, arrosée en ordre, parée de verdure et approvisionnée de son immense mobilier, inanimé ou animé, depuis le marbre jusqu’au minerai, depuis l’insecte jusqu’au taureau.

Le vent souffle, le fleuve coule, la plante fleurit, et l’animal, type unique en réalité, mais rayonnant, mais progressant à l’infini vers un idéal suprême encore absent, glisse, nage, court, bondit, vole, sur l’herbe, sous l’eau, dans la plaine, dans la forêt, dans le nuage.

Et tout à coup voici qu’au milieu de cette ménagerie, errante de l’arbre à l’arbre et de la fleur à la fleur, un dernier acteur entré en scène, venu on ne sait d’où ni comment, mais marqué d’un signe à part, mais jeté là probablement à l’essai, et, à en juger par le premier aspect, en état de disgrâce.

Jusqu’alors la nature avait tout fait par elle-même, tout préparé pour l’animal. Elle pensait pour lui, prévoyait pour lui, et lui ménageait, dès le premier jour et à jamais, l’armure offensive et défensive nécessaire à son existence ; telle latitude, telle fourrure ; telle nourriture, telle organisation.

Est-il lion ? un bond, et il étend sur le sable son festin.

Est-il faucon ? un coup d’aile, et il foudroie sa proie dans l’espace.

Est-il cheval ? il broute l’herbe en paix, et l’herbe pousse partout.

L’animal vit au complet et définitivement et perpétuellement et irrévocablement de la même façon, d’une génération à l’autre, dans un équilibre parfait de moyen et de destinée.

Mais en introduisant l’homme sur la terre, au dernier quart d’heure, pour fermer la longue série des êtres de la création, la nature semble l’avoir traité avec une sorte de préférence à la fois et de sévérité. Elle lui a redressé le corps sans doute, et lui a permis ainsi de porter la tête haute et de dominer le monde du regard. C’est bien. Mais la gloire de son attitude n’est en définitive qu’une prise de plus qu’il donne contre lui à la loi de gravitation et qu’une occasion de tomber avec plus de lourdeur.

La majesté de sa taille le met continuellement en vue de l’ennemi, et que peut-il faire pour échapper, je ne dis pas au tigre ou à la panthère, mais simplement au loup ou à l’hyène ?

Lutter, mais il n’a ni croc ni griffe pour soutenir le combat, et, d’ailleurs, il présente toujours la partie la plus vulnérable du corps, le flanc ou la gorge, au choc de l’agresseur. Chaque coup contre lui porte la mort avec la blessure.

Fuir ? Mais sa destinée lui a refusé la force du faible, c’est-à-dire la vitesse, et par l’élévation de sa jambe et par sa difficulté d’équilibre, il ne peut courir librement que sur un terrain uni, sur un chemin. Autrement, pierre, buisson, fourré, fondrière, tout devient pour lui achoppement, obstacle, rempart ou abîme. Par lui-même il ne peut atteindre aucun animal à la course, il ne peut en éviter aucun.

Et comme si ce n’était pas encore assez d’infirmités accumulées sur une seule tête, la nature, si prodigue d’étoffe pour tous les premiers-nés de sa pensée, a oublié de donner un manteau à l’homme le jour de sa naissance. Elle a pour lui moins d’amour que pour le tigre, moins d’orgueil que pour l’alcyon. Elle le lance nu sur une terre âpre, à la pluie, au vent, à la neige, au soleil, — et le vent et la pluie et la neige et la canicule lui fouettent, lui glacent, lui hâlent et lui brûlent à vif l’épiderme. La souffrance, à chaque variation de température, l’enveloppe dans toute sa circonférence comme d’une seconde atmosphère.

Voilà l’homme au jour de l’Eden. Debout, immobile, poteau vivant dressé sur la création, désarmé, dépouillé, le dernier en force, le dernier par la marche, faible entre tous ses précurseurs de vie, et sans doute effrayé de sa faiblesse, étonné de son étrangeté, attristé de sa solitude, il dut sans doute, au premier moment, jeter autour de lui un regard d’angoisse et d’humiliation. Que pouvait être en effet pour lui-même, à son propre témoignage, cet être incomplet, insuffisant, inexplicable, grotesque, du moins par comparaison, avec son torse perpendiculaire, son double balancier flottant de chaque côté du corps, et terminé par une palme à chaque extrémité ?

Pourquoi ce bras ? pourquoi cette main ? à quel usage cela peut-il servira ? À marcher ? non à ouvrir la veine de la victime ? encore moins. Partout ailleurs, chaque membre a sa fonction. Ici, au contraire, membre inutile, fonction inconnue. En vérité, la nature a joué au parodoxe en créant l’homme. Peut-il vivre ? va-t-il disparaître ? À ne voir que le corps, la question n’est pas douteuse. C’est un être manqué. Il doit mourir.

Attendez, cependant. Il a porté le doigt à son front, et d’un geste il a révélé sa destinée. Il réfléchit, et tout est dit, et le mystère est expliqué, et l’homme est sacré roi de la création. La Providence avait pensé extérieurement à l’animal pour l’animal, et sa pensée était restée sur lui à l’état de lettre morte dans son organisme.

Maintenant elle va penser intérieurement à l’homme, et lui apporter jour par jour le nouvel organe nécessaire au renouvellement incessant de sa destinée. Elle lui repasse en quelque sorte le don de la création, et lui remet son œuvre à continuer, ou plutôt elle crée de compte à demi avec lui un autre monde à la fois divin et humain, le monde de la civilisation.

Et pour cette magnifique collaboration, elle lui a donné deux choses : l’intelligence, sa propre intelligence en partage, et ensuite la main, organe réservé, organe intellectuel, prémédité, combiné, avec une délicatesse infinie et une merveilleuse souplesse de tact et de mouvement, pour un service à part, le service du travail.

Or, qu’est-ce que le travail ? c’est le mouvement dirigé par la pensée et supérieur au mouvement de toute la part de la pensée. L’animal va et passe, voilà tout, et le vent efface sa trace sur la poussière. Il ne peut arracher à son instinct un seul mouvement de plus, ni le fixer sur la terre pour l’amélioration de son espèce.

L’homme va aussi, il passe aussi ; mais il ne passe pas tout entier comme l’animal. Il laisse après lui une somme de mouvement incorporée dans son œuvre et survivant dans son œuvre après sa disparition. Il a puissance de travail pour le compte de sa postérité.

Quelqu’un a nommé le travail un châtiment ! Mais le travail est mouvement et pensée. Où donc serait la punition ?

Dans le mouvement ? Quoi ! parce que le serpent rampe et que le faucon vole, le faucon subirait une décadence de plus que le serpent !

Dans la pensée ? Ah ! bénissons alors l’instrument de notre supplice ; car notre punition constitue précisément notre grandeur, — que dis-je ? notre part de divinité. — Le mot est lâché, je ne le retire pas.

L’homme pense ; donc il règne sur la terre au même titre que Dieu dans l’immensité.

Vienne maintenant la tempête que le vent souffle, que la pluie fouette, que la neige tourbillonne, que la mer gronde, que la terre hérisse son sein de ronces et d’épines, que le lion rugisse et fasse sa ronde dans le désert, l’homme a réponse à toutes les insultes et à toutes les injures de tous les éléments et de tous les animaux ameutés et aboyants autour de sa puissance.

Il secoue à l’air sa tête olympienne il fronce le sourcil, un éclair jaillit de son regard ; il a pensé, et le geste a suivi la pensée, et la tempête a reconnu son maître, et le vent a fui, et la vague a baissé la tête, et la ronce a cédé la place à la moisson, et le lion, détrôné de l’empire de la force, a pris le chemin de l’exil.

Laissez couler les temps ; des siècles et des siècles encore, et je le vois d’ici, par l’œil de la prophétie, roi de la création, dressé sur le prodigieux amoncellement de toutes ses œuvres, comme sur un trône plus haut que les plus hautes pyramides, porter le globe en main et dominer l’immensité.

Ce qu’il doit faire, il l’a fait déjà, puisqu’il le fera sûrement, nécessairement ; et de même que le prince à peine né porte sur lui le signe de roi dès sa naissance, à plus forte raison je proclame l’homme roi de la terre dès l’origine, et je salue en lui le stigmate sacré de la royauté.

VII

Et cependant vous nous accusez de commencer par avilir l’homme, pour avoir plus tard le droit de le grandir. Nous pourrions vous renvoyer l’accusation et vous reprocher, à notre tour, de commencer par le glorifier outre mesure à la mamelle, en quelque sorte, de la création, pour le précipiter ensuite sur le fumier du dogme de la déchéance. Nous faisons, dites-vous, de la race humaine, à son origine, une poignée de terre échauffée par le soleil. Nous avons trop l’orgueil du signe écrit sur notre front pour avoir jamais hasardé une pareille pensée.

Mais nous aurions un jour, par mégarde, murmuré cette injure à l’homme dans le vent du siècle, que nous n’aurions fait en définitive, que suivre votre exemple ; car vous avez écrit le premier, dans cette magnifique langue dont vous avez seul le secret : Le songe passe et l’homme reste ; son nom est Adam, terre, c’est à dire infirmité.

Au fond, tous ces reproches, de part et d’autre, ne signifient que la différence de nos doctrines. Du moment, en effet, que nous plaçons l’Éden aux deux pôles opposés du temps, vous dans le passé, nous dans l’avenir, nous devons, par l’irrésistible entraînement de la logique, exalter l’homme, vous en arrière, nous en avant.

Pourquoi dès lors nous opposer nos thèses respectives pour nous convaincre réciproquement d’erreur ? Nous pourrions nous les opposer indéfiniment les uns aux autres, sans avancer d’un pas la question. Donnons nos motifs si nous voulons la résoudre. Or, quels sont les vôtres pour mettre le dernier mot de l’homme au commencement de la Genèse ?

« Rêver pour rêver, dites-vous, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces précurseurs de la philosophie chrétienne… »

Ah ! ici, mon illustre maître, je vous prends sur le fait, et je coupe la phrase en deux, pour vous signaler l’irrésistible domination de la vérité sur notre esprit, lors même que nous essayons de la nier. Vous appelez les Brahmanes précurseurs de l’Évangile. L’Évangile constitue donc un progrès sur le brahmanisme ? Reprenons.

« Rêver pour rêver, disiez-vous, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces précurseurs de la philosophie chrétienne, que le Créateur, apparemment aussi sage, aussi puissant et aussi bon alors qu’aujourd’hui, a créé dès le premier jour tout être et toute race d’êtres au degré de perfection que comporte la nature de ces êtres ou de cette race d’êtres dans l’économie divine de son plan parfait. Nous aimerions mieux imaginer et croire que l’homme fut plus doué, plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité. »

Décomposons ce raisonnement, que trouvons-nous à l’analyse ? que Dieu devait être aussi bon et aussi puissant au jour de la création qu’aujourd’hui. Nous admettons volontiers que Dieu, pour rester conséquent avec lui-même, doit être nécessairement aussi bon, aussi puissant la veille que le lendemain. Cependant vous ajoutez aussitôt « que l’homme fut plus doué et plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité. » Voilà donc Dieu, par ce simple plus, tombé, en inconséquence, malgré la prémisse posée. Il a donc deux poids et deux mesures, selon l’heure, puisqu’il accorde moins à l’homme dans la caducité que dans la jeunesse.

Dans la jeunesse ? mais vous donnez ici un tour de main à l’horloge. Puisque vous teniez absolument à comparer la vie de l’homme à la vie de l’humanité, comparaison forcée, à notre avis, car l’homme meurt et l’humanité ne meurt pas, vous devriez du moins appeler de son vrai nom le jour de la naissance. Or, le nom de ce jour-là n’est pas la jeunesse, c’est l’enfance. Mais l’enfance ne faisait pas antithèse avec la caducité, et, sautant par-dessus le calendrier, vous l’avez changée en jeunesse.

Qu’appelez-vous d’ailleurs caducité ? Si la caducité est précisément la thèse en litige, si nous la nions quand vous l’affirmez, vous n’avez pas le droit, en bonne logique, de nous l’opposer comme argument, car autrement vous répondez à la question par la question.

Vous prétendez ensuite que l’homme, encore tout chaud de la main de Dieu d’où il venait de tomber, et encore tout imprégné du rayon de son aurore, devait vivre, par cette raison même, dans toute la plénitude de beauté, de vertu et de bonheur. Mais quelle conception finie vous faites-vous de l’infini, si vous croyez que Dieu puisse mettre sa main plus près de l’homme un jour que l’autre, et le tenir plus chaud un jour que l’autre au contact de sa céleste essence ?

Tout à l’heure vous nous reprochiez de faire Dieu progressif, et voici que vous le faites rétrograde. Ni l’un ni l’autre. Écartons d’ici toute idée de quantité et de contingence. Dieu est l’être universel, absolu, omniprésent, immanent dans la création, également universel à toute heure, également absolu à toute heure, également omniprésent aujourd’hui qu’hier, également immanent dans l’humanité demain qu’aujourd’hui, pour l’inspirer et la réchauffer au fur et à mesure et à chaque minute de l’évolution de sa perpétuelle palingénésie. Il n’a pas créé l’homme une seule fois ; il le crée autant de fois qu’il jette une génération de plus, une vie de plus au soleil. Et quand un enfant naît, n’importe à quelle date, il apporte dans son berceau une âme aussi neuve que l’âme du premier aïeul.

Si l’homme, comme vous le croyez, possédait véritablement, dès son entrée en scène, toute la perfection comparative de sa nature, toute sa plénitude de destinée, si, arrivé au terme avant le départ, si, trouvant le but au début, il n’avait plus rien à désirer, rien à faire ici-bas qu’à jouir et à savourer compendieusement la même coupe sans une goutte de plus ou de moins d’ambroisie, quelle raison avait-il de vivre et, de passer du jour au lendemain, puisque le lendemain ne devait rien lui apporter, absolument rien, ni une œuvre nouvelle, ni une nouvelle connaissance ?

Le puissant Demiourgos donnait indéfiniment le temps à l’homme, et de ce temps accumulé en vain sur sa tête, l’homme ne pouvait tirer d’autre parti que de recommencer le même rôle de félicité avec le même geste et dans la même attitude. Intelligent, mais sans application possible de son intelligence ; actif, mais sans occupation possible pour son activité ; libre, mais sans occasion possible d’exercice pour sa liberté, il allait invariablement, méthodiquement d’une heure à l’autre comme l’aiguille sur le cadran. Le jour suivant répétait le jour évanoui avec une implacable exactitude, et au second soleil levé sur son horizon, il avait vécu toute son existence.

Il répugne à la logique, répondez-vous, qu’un Dieu parfait crée un être imparfait. Nous partageons votre opinion. Dieu sans doute a versé à l’homme, en le créant, toute la somme de perfection relative afférente à l’humanité. Entendons-nous seulement sur le sens à donner à l’idée de perfection.

La perfection consiste-t-elle, comme vous semblez le croire, dans une plénitude de bonheur inconciliable avec l’ordre fini ? À Dieu ne plaise. Elle consiste uniquement, pour l’être borné, dans l’harmonie parfaite de la fin et du moyen. Avons-nous une fin à poursuivre et une organisation en équilibre avec cette fin ? alors Dieu a satisfait à la loi de sa bonté et marqué son œuvre de son cachet. À ce compte, il a créé l’homme parfait dès Adam, puisque Adam portait en germe toute l’humanité à l’état virtuel, comme le gland porte le chêne dessiné d’avance dans son écorce.

Pour trouver le mot suprême de l’humanité, il ne faut pas regarder au regard trouble de la légende une seule minute, la première minute de son existence, car un moment ne saurait donner la raison du temps ni une fraction de l’unité. Il faut prendre en quelque sorte le regard de Dieu, et embrasser comme lui l’humanité tout entière, depuis l’alpha jusqu’à l’oméga, dans la magnifique ampleur de son développement.

L’humanité a commencé, cela est vrai ; tout commencement est infime, cela est encore vrai ; autrement il ne serait pas un commencement. Cette infimité est-elle, comme vous l’affirmez, une indignité pour l’espèce ? Elle en serait une assurément si elle avait duré ; mais comme le progrès la rachète de jour en jour et l’emporte dans son apothéose, elle tourne à la gloire de l’homme au lieu de tourner à son humiliation. Plus bas est le départ, plus haut le sommet, et plus aussi l’immensité de l’ascension proclame l’immensité de la destinée. Pour être sorti d’une cabane de chevrier, l’empire romain en a-t-il eu moins de mérite à vaincre l’univers, et le christianisme à le convertir à l’Évangile pour être né dans la crèche d’une étable ?

Si je vous conteste la légende de l’Eden, c’est uniquement pour l’acquit de ma conscience, car je vous accorderais ce fait de mythologie, que vous n’auriez pas gagné un argument de plus contre la théorie du progrès.

Tenez-vous absolument à ce premier moment de béatitude ? J’abandonne la partie pour abréger entre nous le chapitre des incidents.

Eh bien ! oui, l’homme a commencé par vivre comme nous rêvons, mieux que nous rêvons, au milieu d’une nature attendrie, amoureuse, attentive, souriante, uniquement empressée à le bercer du matin au soir et du soir au matin, de caresses et de voluptés, d’extases et de rêveries.

Il passait, et la terre lui ouvrait d’elle-même un chemin ; il foulait l’aspic du pied, et l’aspic lui baisait le talon ; il avait faim, et la branche secouait le fruit sur l’herbe ; il avait soif, et la naïade inclinait vers lui l’urne de cristal ; il reposait, et la fleur parfumait son sommeil ; il mettait la main sur son cœur, et tout un monde de beauté flottait dans son imagination ; il pensait, et la science laissait tomber son voile devant son regard ; il parlait, et l’hymne flottait sur sa lèvre ; il tombait, et la gravitation suspendait pour lui la rigueur de sa loi de pondération ; il dormait, et une brise inconnue l’enveloppant d’une moelleuse atmosphère comme d’une tente invisible, écartait soigneusement de cette tête précieuse pleine d’une joie divine la foudre et la pluie, la neige et la rafale.

En un mot, Dieu acheminait l’homme de bonheur en bonheur à travers un perpétuel miracle, par un perpétuel coup d’État contre ses propres lois, pour épargner au favori de la terre jusqu’à l’apparence d’une douleur et l’insolence d’un pli de rose sur son épiderme.

J’accepte tout cela, je crois tout cela ; j’ai vu moi aussi en songe cette porte fermée où l’ange monte la garde une épée de feu à la main. C’est bien, nous sommes d’accord : l’homme de l’Eden sait tout d’un seul coup sans avoir rien appris ; il connaît tout sans avoir rien vu ; il possède la plénitude de la sagesse, et le premier usage qu’il en fait c’est de la perdre aussitôt ; il possède la plénitude de la vertu, et le premier emploi qu’il en trouve c’est de commettre un crime si gros d’abomination que Dieu, pour égaler la punition au forfait, va punir au-dessous du coupable déjà châtié dans l’éternité de sa vie future, l’innocence du fils et du fils du fils encore à naître, jusqu’à la dernière génération.

Singulière perfection, en vérité, que cette perfection de l’homme modèle qui ne résiste pas à l’épreuve et ne réussit qu’à crouler au premier choc de l’événement. Ce n’est plus à l’usage que nous constatons la bonté de l’instrument, c’est à je ne sais quel autre criterium inventé par la théogonie. Ce vaisseau est irréprochablement construit ; en voulez-vous la preuve ? C’est qu’au moindre coup de vent, il a sombré. N’importe la contradiction du fait et de la théorie, j’accepte l’Éden sur parole, sans vouloir en presser davantage ou en marchander la légende.

Et après ? nous voilà retombés, vous et moi, au même point de départ, c’est-à-dire à l’homme sauvage, à l’homme indigent, à l’homme ignorant, affamé, faible, souffrant, livré sans défense à l’inimitié de la nature.

Avec cette différence pourtant que vous arrivez au rendez-vous par le détour de la doctrine de la chute, et que j’y arrive directement par la doctrine du progrès ; que vous interjetez entre la création primitive et l’humanité actuelle le hors-d’œuvre d’une tentative malheureuse de perfection sans raison d’être relativement au présent, puisque le présent en est le démenti vivant, et que je procède comme la nature procède elle-même, par voie de continuité, en commençant par poser un germe et en tirant de ce germe toute la vie enveloppée en lui évolution par évolution ; que vous orientez votre esprit vers un passé sans retour possible, et marchez en sens inverse du temps vers le fantôme d’un monde à jamais évanoui, tandis que je tourne la face du côté de l’avenir, que je marche dans la direction de la vie, et que, si la vie a une logique, j’ai chance d’arriver avec elle au but mystérieux marqué par la Providence.

Nous n’avons aucune action sur ce qui a été, mais nous pouvons en avoir sur ce qui sera. Mettons donc notre idéal de ce côté si nous voulons échapper à l’illusion, car de toutes les chimères, la plus chimérique, à coup sûr, est de recommencer l’expérience d’Orphée, et de faire volte-face à la mort pour essayer, comme lui, d’embrasser et de retenir une fumée.

Nous avons donc désormais entre nous un point commun, un consensus établi : l’homme sauvage ou pour mieux dire l’homme réduit au minimum d’existence. Qu’importe, après cela, que, sauvage un peu plus tôt ou un peu plus tard, il naisse, ou il tombe dans la sauvagerie ? Il est sauvage, voilà le fait, à sa première ou sa seconde origine. Partons de ce fait, l’un et l’autre pour argumenter pour ou contre le progrès.

VIII

La nature, avons-nous dit, prend l’existence de l’animal à forfait, elle lui donne dès le premier jour le vivre, dès le premier jour le couvert ; elle veut pour lui, elle agit pour lui, elle l’escorte pas à pas, elle l’enveloppe à chaque instant de sa prévoyance et de son assistance, si bien que toujours tenu à la main, toujours conduit à la lisière, toujours enfoncé dans l’indifférence de l’instinct, il vit comme la nature lui commande de vivre, va comme la nature lui ordonne d’aller. La sensation presse le ressort, la détente part, et l’action suit l’impulsion.

Mais après avoir établi l’homme chef suprême de la création, elle abdique son droit de tutelle en faveur de ce dernier-né de la planète, elle l’abandonne à lui-même, elle le confie à sa liberté, elle le charge de pourvoir à sa propre destinée, de conquérir par le travail la table et le vêtement, et, de proche en proche, le bien-être et le loisir. Seulement elle a mis à côté de lui le mal, sphinx mystérieux, pour lui dire : Devine l’énigme, et je te promets l’empire ; et en même temps, et par une admirable symétrie, elle a déposé l’intelligence en lui pour deviner le sphinx et pour le tuer.

Le premier mal de l’homme, le mal instant, le mal constant, c’est le besoin de manger, c’est la faim, surtout à l’origine, dans la faiblesse native de son organisation. Il passe alors sa vie à poursuivre sa proie du premier au dernier jour de l’année. La difficulté de l’atteindre à travers le fourré perpétuel du premier âge le ramène à la réflexion. Il met la tête dans sa main, il unit une idée à une autre, une corde à une branche courbée, il tend l’arc et il emprunte la rapidité de la flèche pour tuer à distance. Il vit de la vie chasseresse, première époque de la civilisation. Il couche sur l’herbe et il dort à la belle étoile.

Dans cette civilisation en plein vent, aucun lien de l’homme avec l’homme, ni de l’homme avec la terre. On dirait l’anathème porté contre Caïn appliqué dans toute sa rigueur : Vagus et profugus eirs super terram. Chacun chasse pour son compte, et tout au plus fait bande un instant pour battre la forêt et traquer le gibier. L’association tombe d’elle-méme avec la cause qui l’a produite et disparaît après la curée. Nulle trace de la famille à proprement parler. L’amour est une rencontre. Ensuite l’homme va de son côté reprendre la piste de la bête, et la femme déposer où elle pourra son fardeau.

Nemrod le chasseur, le carquois et la peau de lion sur l’épaule, vit donc uniquement de la faune éparse, errante dans la bruyère, errant comme elle, isolé comme elle, contraint de dévorer sa proie sur le moment, crue et saignante, sans pouvoir en réserver la moindre parcelle à titre de provision pour le jour où sa flèche fouillera en vain l’espace. Aujourd’hui l’abondance, demain la disette. Il jeûne souvent. Le cri de la faim le ramène à la réflexion, la réflexion lui montre sur son trajet certaines races sociales, — voyez l’analogie, — lentes, indolentes et faciles par conséquent à réduire à l’état de domesticité.

À partir de ce moment, Nemrod prend le sceptre, c’est-à-dire le bâton, et promène de prairie en prairie, à portée du regard, le troupeau de brebis, proie en réserve et en coupe réglée pour l’heure et dans la proportion du besoin. Il entre alors dans la période pastorale, seconde étape de la civilisation.

Le pasteur a commencé par retenir la brebis sous la garde de son bâton ; la brebis, à son tour, retient l’homme dans son voisinage. Le pasteur campe où la brebis paît et bivouaque où elle parque, au coucher du soleil. Il a dès lors un centre de réunion, centre mobile sans doute, centre nomade ; n’importe, c’est toujours un point de ralliement. La société naît autour de ce point, et en même temps que la société, sa raison déterminante, la propriété. L’homme garde sa femme et la femme son enfant. La famille reste groupée autour du premier père en date, du patriarche ; à la longue elle multiplie, et en multipliant, elle constitue la tribu.

La tribu garde en commun le troupeau, et par ce motif le possède en commun. Or, comme la chair sur la braise est, au temps d’Homère, le fait courant de la nourriture, la table commune est de rigueur ; car on ne mange pas un mouton, et à plus forte raison un bœuf, tête à tête, en petit comité, du jour au lendemain. La tribu seule, convoquée à une même table, peut le consommer tout entier, en temps voulu, sans perte ni déchet. De là l’institution du repas public dans l’antiquité, et partout, dans l’antiquité, de l’andrie à Sparte, du convivium à Rome, de la phytidie en Crète et de la pâque à Jérusalem. L’institution a survécu sans doute à la tribu, mais elle n’en a pas moins pour cause première la nécessité de dévorer en un tour de main un repas qui tomberait autrement en dissolution au premier coup de soleil.

La vie commune trouve à cette époque de pauvreté d’autant plus de facilité d’application, que le pâtre fait partout la monnaie du pâtre, et que l’histoire constate de l’un à l’autre une seule différence : l’inégalité de force physique. Or, cette inégalité est peu de chose, à tout considérer ; ce qui différencie l’homme, ce n’est pas le plus ou moins de vigueur, c’est l’intelligence. Mais l’intelligence n’existe véritablement qu’en pleine civilisation. Le pasteur est donc aussi semblable au pasteur dans la tribu que le mouton l’est au mouton dans le troupeau. Celui-ci vaut celui-là, à la pesanteur près du coup de poing ou à l’agilité près du jarret. Ce que l’un pense, l’autre le pense également ; ce que l’un veut, l’autre le veut ; ce qu’il fait, l’autre le fait ce qu’il sent, l’autre le ressent à l’unisson ; même travail, même caractère, uniformité de nature, partant uniformité d’existence, partant communauté ; car la communauté est l’association de quantités égales juxtaposées comme les molécules dans le rocher. Aussi le communisme tient exactement la même place dans l’histoire de l’homme que le minéral dans l’histoire du monde. Il figure au degré inférieur de l’échelle, c’est-à-dire au point de départ.

Cependant le troupeau, malgré sa supériorité sur la chasse comme mode d’approvisionnement, tient encore l’homme au régime forcé de la ration. La production de la chair demande du temps, et, par cette raison, la consommation marche plus vite que la reproduction. L’homme jeûne encore souvent. Mais comme le besoin est par ordre l’agent provocateur du progrès, l’homme rentre en lui-même sous le coup de la souffrance, et la méditation lui montre dans la plaine une plante sociale, — remarquez encore l’analogie — dont l’épi, incorruptible à l’air sec et reproductible à l’infini, peut le nourrir toute l’année en échange d’une saison de travail.

Esaü vend son droit d’aînesse. Le patriarche passe de la vie pastorale à la vie agricole et pénètre dans la quatrième époque de civilisation. L’homme défriche, laboure, sème et conclut enfin avec la terre un pacte d’alliance à perpétuité. Jusque-là il avait flotté dans l’espace à l’état de vagabondage, mais, du moment où il trace le premier sillon, il épouse une contrée, il choisit une résidence. Il bâtit sa demeure à la lisière du champ, et la fixité du champ le fixe dans le cercle du même horizon. Transportée d’un genre de vie dans un autre, la tribu y transporte à son tour son système d’organisation. Elle possède le sol par indivis et le cultive en commun.

Mais la moisson ondoyante au soleil tentait le regard de la tribu réfractaire au progrès qui aimait mieux vivre de maraude que de travail. Un jour, une bande du voisinage emporta la récolte de Job à main armée. Le malheur ouvre l’esprit. Job, en définitive, faisait moins profession de fatalisme que la Bible l’affirme par inadvertance. Il comprit que le ravage de son champ lui posait un problème à résoudre. Il alla méditer à l’écart sur la montagne dans le souffle du Dieu vivant, et il rédigea de mémoire, article par article, un traité d’assurance mutuelle du travail contre le pillage.

À la suite de ce traité, l’homme de labour met la main dans la main de son compagnon d’existence, pour le soutenir et en être soutenu au besoin contre toute tentative d’invasion. La maison surgit partout à côté de la maison, sur le promontoire de la colline pour plus de sûreté, et pour plus de sûreté encore avec un mur d’enceinte. Cybèle leva pour la première fois à l’air libre son front couronné de créneaux. La cité naquit ainsi et porta en grec le nom de Polis, autrement de colline. L’homme vécut porte à porte, et put échanger facilement sans frais de transport son produit contre le produit du voisin. Par conséquent, chacun fit le métier qu’il savait le mieux faire, et l’industrie jaillit comme par un coup de baguette de la division du travail. L’humanité passa ainsi par besoin de sécurité de la vie agricole proprement dite à la vie civile, et franchit le seuil de la cinquième civilisation.

La cité cependant cultivait, encore le sol en commun, et le cultivait avec mollesse, car l’homme aime naturellement à rejeter sur autrui sa part de fatigue. La famine visitait souvent la population derrière sa muraille. Pour l’empêcher de mourir de faim, la religion dut faire du jeûne une institution. Mais peu à peu un sage plus habitué à réfléchir que la multitude, ici Moïse, ailleurs Lycurgue, comprenant que l’homme travaille d’autant mieux qu’il a un intérêt plus direct à travailler, répartit le sol par égale portion, et mit une borne à la limite du champ partagé. Il substitua ainsi le régime agraire au régime communiste, et, en reconnaissant le tien et le mien, il reconnut du même coup le toi et le moi dans la société. Chacun pouvait prendre désormais conseil de lui-même et donner libre carrière à son intelligence. Née de la propriété, la pensée individuelle créa à son tour la propriété en inventant sans cesse un nouvel instrument de travail. Et, plus la pensée allait développant la propriété, plus la propriété, par le contrecoup allait développant la pensée, et plus aussi la fonction variait dans la société, et l’individu différait de l’individu en science et en puissance.

La guerre à la moisson avait forcé la tribu agricole à remonter de la plaine sur la hauteur, et à élever une forteresse. La même nécessité obligea la cité naissante à entrer en association avec la cité voisine pour repousser un ennemi de plus en plus nombreux, attiré au pied du rempart de la ville par une plus grosse éventualité de butin. Car le mal, il faut bien le dire et le redire à satiété, car le besoin, ce mal aussi, tant qu’il n’est pas satisfait, est ce glaive de feu de la légende qui chasse l’homme du stérile farniente de l’Éden, et le précipite au travail. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. C’est la loi de l’humanité. Action de la souffrance sur l’homme, réaction de l’homme sur la souffrance. La philosophie de l’histoire tient tout entière dans le va et vient perpétuel de ce dualisme. Le mal provoque l’homme au progrès, et le progrès à son tour dévore le mal.

Or de même que la tribu associée à la tribu avait fondé la cité, la cité unie à la cité fonda la nation. L’homme eut dès lors une patrie, c’est-à-dire tout un ordre de nouveaux rapports et de sentiments nouveaux. En agrandissant l’horizon de son existence au delà du mur de sa bourgade, il agrandit dans la même mesure l’horizon de sa pensée. La patrie aujourd’hui est le dernier relai de la civilisation, et le progrès continue encore. Déjà le siècle commence à mettre l’idée d’humanité au-dessus de l’idée de patrie. Vous marchez en tête du siècle sous ce rapport, car lorsque le parti du passé croit vous faire injure, il vous appelle poëte humanitaire. Poète humanitaire ! ôtons notre chapeau, c’est votre premier titre d’honneur.

Ainsi, pour nous résumer, l’humanité évolue sans cesse d’une forme à une autre forme, de la chasse au troupeau, du troupeau à l’agriculture, et de l’agriculture à l’industrie, mais dans cette perpétuelle migration d’un état à un autre, elle ne sacrifie jamais le passé au présent, et ne laisse jamais tomber aucun progrès derrière elle sur la poussière du chemin.

Elle peut passer de la vie chasseresse à la vie pastorale, mais loin de briser son arc au moment du passage, elle cumule au contraire le troupeau et le gibier.

Elle peut passer de la vie pastorale à la vie agricole, mais elle ne licencie pas pour cela le troupeau, elle le parque au contraire à côté du sillon.

Elle peut passer de la vie agricole à la vie civile, mais en montant la rampe de la cité, elle ne dit pas adieu à la moisson, elle cumule au contraire l’agriculture avec l’industrie.

Elle procède en un mot, comme sa vie elle-même, par adjonction, par agrégation, par complexité, par harmonie. Elle emporte à sa suite, dans sa marche éternelle, toutes ses richesses acquises pour vivre en elles et par elles d’une vie plus multiple et plus intense à la fois.

Je vous raconte ici l’histoire de la formation de l’humanité, depuis le point de départ de la sauvagerie jusqu’à l’étape actuelle de la civilisation.

Est-ce une histoire de complaisance inventée après coup pour le besoin de la thèse de la perfectibilité ? Mais vous avez autour de vous le commentaire encore vivant de chaque métamorphose antérieure de l’humanité. Nous pouvons voir encore en fonction dans l’espace tous les états que l’homme a successivement traversés dans le temps, avant d’arriver au dernier mot actuel du progrès :

L’état chasseur ?

Voyez le sauvage errant sur la limite du Canada.

L’état pastoral ?

Voyez le Cosaque, condamné par la nature du steppe à vivre uniquement du produit du troupeau.

L’état agricole combiné avec l’état pastoral ?

Voyez le Bédouin campé sur le revers de l’Atlas.

L’état civil enfin émergeant de l’état agricole ?

Voyez le Kabyio réfugié sur la hauteur.

Et qui donc a entraîné l’homme d’une vie inférieure à une vie toujours supérieure ? sinon le progrès. Et qui donc a donné à l’homme le moyen d’opérer chaque révolution ? sinon la faculté progressive de son esprit. Telle découverte, je le sais, la plus grande peut-être, a perdu, par la vulgarité de l’usage une partie de sa gloire et de son droit à la reconnaissance. Ainsi nous rompons chaque jour le pain dans l’indifférence, sans songer un instant qu’une seule miette tombée de notre table est tout un monde nouveau.

Mais reportons-nous pieusement par la pensée à la première apparition de la charrue. Quel jour de Dieu que le jour où l’homme fendit la glèbe pour la première fois, et confia au sein fumant de la terre la graine de l’épi ! Quel coup de main sublime pour sa destinée, à en tomber à genoux rien que de souvenir ! Ah je comprends maintenant que l’antiquité ait divinisé le premier inventeur du sillon, qu’elle ait fait du pain quelque chose de sacré, et qu’après avoir porté sur l’autel la chair de l’agneau elle y ait servi depuis la pâque sans levain, car le pain a racheté l’homme de la faim, et en le rachetant de la faim, l’a émancipé de la barbarie.

La Grèce disait, dans son poétique bon sens, que Cérès avait inventé la loi ; elle aurait pu ajouter encore la civilisation ; car, pour comprendre la sublimité de l’invention, prenons l’idée à revers. Supprimons la moisson, et l’humanité croule aussitôt.

Ô qui que tu sois, enfant qui passe, ô mon fils, mon lien avec l’avenir, comme je suis ton anneau avec le passé, quand par hasard tu verras marcher devant toi sur le sentier baigné d’ombre, par une belle soirée d’août, la jeune moissonneuse rapportant la gerbe dans son tablier, et sur son front bruni le baiser d’adieu du soleil, tu vois en ce moment une prêtresse, la première prêtresse de la religion du travail, incline-toi et adore en esprit, car c’est par elle que ton père était tout ce qu’il a été, et que tu auras été un jour tout ce que tu seras.

IX

Mais l’homme n’a pas qu’un besoin, le besoin de manger, et qu’un aiguillon par conséquent pour le pousser au progrès. Il a d’autres besoins encore, et à leur injonction d’autres idées à mettre en réquisition, et d’autres progrès à faire pour compléter son corps et vivre en équilibre avec la nature.

Or la nature l’a créé nu par exception et livré par là sans défense au caprice de l’atmosphère. La ronde des saisons en tournant sur sa tête le ballotte sans cesse d’une température à l’autre, de la neige à la canicule.

Chaque jour, un peu plus tard ou un peu plus tôt, la nuit jette l’ombre sur lui et le prend comme sous un filet. L’obscurité le condamne à l’inaction, il perd ainsi une partie de son existence.

Il a sans doute dans la conformation savante de sa main un admirable clavier de mouvement pour le travail, mais simple outil de chair, elle sécherait à l’œuvre sur la branche ou sur la pierre, avant de pouvoir la fendre ou la briser.

La main ne saurait non plus retenir le liquide ; le liquide coule, glisse entre ses doigts, et tout un monde échappe ainsi jusqu’à nouvel ordre à sa domination.

Enfin le temps fuit d’une marche silencieuse sans que l’homme puisse jamais saisir la cadence de son pas dans l’espace et régler sur l’heure le travail de la journée.

Voilà le problème à résoudre. Le besoin presse, à l’œuvre donc, et debout !

L’homme commence par le couvert immédiat du corps, par le vêtement ; dans le principe, c’est-à-dire à l’état chasseur, il porte la peau de bête séchée au soleil ; mais après avoir émigré de l’état chasseur à l’état pastoral, il file la laine et il prend le manteau.

Avec le temps il passe à la vie agricole, et un jour il remarque à côté du champ de blé une plante sociale, — voyez toujours l’analogie, — dont la tige broyée et blanchie à la rosée du matin, donne un tissu plus frais et plus léger que la laine. L’invention du drap ou de la toile marque tout un ordre de sentiments dans l’humanité.

La femme date de la robe ; auparavant elle était une femelle. Mais le jour où, voilée et sacrée par le voile, prêtresse et gardienne de son corps, elle put seule nouer et dénouer le nœud de sa ceinture, alors elle eut la propriété de sa personne, elle connut la pudeur.

L’heure continue de couler, la civilisation grandit encore et va chercher au Levant, sur la feuille de mûrier, une étoffe aérienne en quelque sorte, et répand sur elle l’inépuisable palette de l’aurore. Et la femme, jusqu’alors esclave, dompte le maître à son tour et exerce sur lui la séduction terrible de cette nouvelle beauté, née sous son doigt, née de son art, mystérieuse, harmonieuse, faite de plis et de couleurs, de frémissements et de parfums.

La liberté de la femme était à ce prix, ainsi que sa dignité. Autrefois, elle abandonnait son amour, elle le donnera désormais. Et aujourd’hui fère et libre, majestueuse et douce dans sa majesté, elle traîne aux vents tous les feux du prisme recueillis dans la soie de son écharpe.

Non-seulement le vêtement a retiré la femme de la promiscuité, mais encore l’homme lui-même, en marquant d’un signe différent chaque différence de fonction. Tel costume pour le prêtre, tel autre pour le magistrat, chacun a pu ainsi prendre son rang, sa place, du premier coup d’œil, sans désordre, sans tumulte, et traduire au soleil sur la personne la diversité harmonieuse de la hiérarchie.

Après le vêtement la maison : l’homme à deux enveloppes.

À l’origine, quand il vit au jour le jour, à la poursuite du gibier, il remise sous la hutte ou dans le creux du rocher, Bientôt il garde le troupeau, il file la laine, il la tisse, il la tend sur sa tête au coup du crépuscule et il dort à l’abri de la tente, habitation flottante, vagabonde, qu’il plante et qu’il lève sans cesse à mesure que la brebis, sans cesse en quête de pâturage, l’entraîne à sa suite, de contrée en contrée.

Mais à peine a-t-il pris racine au champ, qu’il bâtit sa maison en pierre et la recouvre d’une charpente. La maison consiste alors en une seule pièce, vide, nue, à l’image et sur le moule de la pauvreté et de la simplicité de cette époque de civilisation.

L’homme secoue la poussière de la glèbe et entre dans la cité. Il accroît alors son existence, il l’accroît par l’industrie, il l’accroît par la science, il l’accroît par l’art, l’étude, la sympathie, la conversation, l’amour. Pour faire place à cet accroissement multiple et complexe de sentiment et d’idée, de puissance et de richesse, il élargit sa demeure à la mesure du progrès, et il la distribue, et il l’organise, et la divise, et la subdivise en autant de cellules, en autant de servitudes, qu’il a d’hospitalités de diverse nature à donner et d’êtres ou de choses à loger. Ici la cuisine, ici la salle de festin, ici le gynécée, ici la bibliothèque, ici la galerie, ici l’ergastule, plus loin la buanderie, plus loin le four, plus loin l’écurie, plus loin l’étable, plus loin la cour, enfin le jardin et le verger.

Car l’homme procède toujours du simple au complexe, dans la dilatation, j’allais dire dans la création continuelle de sa chrysalide. Il met d’abord tout son luxe sur son corps, mais à mesure qu’il monte en grade, c’est-à-dire en civilisation, il repousse à une plus grande distance cette dépense somptuaire et il la reporte sur son habitation, qui est en quelque sorte une extension de l’habit.

Enfin lorsqu’il a épuisé là tout le développement d’art dans un siècle donné, lorsqu’il a converti en meubles et en décors tous les nouveaux besoins, tous les nouveaux sentiments dont il a fait l’acquisition, alors sa vie intérieure toujours plus abondante, toujours plus bouillonnante, aux émissions et aux ambitions toujours plus expansives, toujours plus larges, déborde des murailles et rayonne à travers champs, en parcs et en jardins, en serres et en parterres.

Mais la maison représente quelque chose de plus que la pierre étagée sur la pierre et liée par le ciment. Elle a aussi sa vie, son âme, et cette vie, cette âme, c’est la lueur vive du feu qui joue avec l’ombre et frémit au plafond.

Et qu’est-ce que le feu dans l’humanité ? Le signe et le gage de sa domination sur la nature, l’homme règne à l’aide du feu, et porté sur le feu il avance triomphalement dans la civilisation. Que la fille la plus pure garde sous peine de vie le tison allumé sur l’autel de Vesta. Car si par hasard l’étincelle sacrée venait à mourir sous la cendre, l’homme retomberait dans la barbarie, à égale distance de la brute et d’Adam.

Prométhée a trouvé le secret d’allumer sa torche, et la flamme à la main, il prend le rôle de Dieu sur la terre, il remplace le soleil, il nivelle le climat, il déblaye la forêt, il pétrit le fer et l’assouplit à son usage, et le transforme en scie, en vrille, en serpe, en soc, en hache, en lance, en épée, en cuirasse.

Il dépose d’abord le feu sur l’âtre, foyer primitif de l’enfance de l’humanité. Chaque soir la branche d’orme flamboyante sur la pierre, groupe la famille. C’est l’heure de la veillée, la femme file la quenouille, l’aïeul raconte une légende.

La famille progresse et la vie d’intérieur, la vie de sentiment, encore étouffée ou restreinte dans l’antiquité, gagne en expansion, transforme l’âtre en cheminée, et la cheminée résume jusqu’à nouvel ordre le dernier relai du progrès, car c’est devant ce marbre sympathique, comme devant un sanctuaire, que chacun de nous, à la fin de la journée, émet, échange au pétillement de la flamme, en tête-à-tête ou en cercle, ce qu’il a de meilleur en lui, qu’il croit, qu’il aime, qu’il espère et sent en commun.

Qui le dirait mieux que vous, poëte cosmopolite, qui faites chaque jour du coin de votre feu le rendez-vous de l’Europe, pendant que la pendule dressée sur le tabernacle, comme la divinité du temps, trace d’un doigt muet l’heure sur le cadran ?

Je ne sais plus quelle princesse maudissait, au xviie siècle, l’invention d’une horloge qui marquait le quart pour la première fois. Ce perpétuel coup de marteau sur le timbre lui coupait, disait-elle, la vie en trop de morceaux. Que dirait-elle aujourd’hui devant l’aiguille fiévreuse qui note non-seulement l’heure, mais la minute, mais la seconde ; car, à proportion que la vie marche plus vite, précipitée à toute vitesse, de toute l’impulsion du progrès, le temps, pour la suivre, doit battre nécessairement plus vite la mesure.

Mais qu’est-ce que le temps ? où était-il autrefois ? Comment l’homme en a-t-il pu faire la conquête, à cette époque encore trouble de l’histoire, où il végète lentement sur une terre qui tourne sous son pied, qui l’entraîne à son insu, l’engloutit dans l’ombre et le ramène à la lumière, sans lui montrer d’autre signe, lui tracer d’autre notion de l’heure que le lever ou le coucher du soleil ?

Quel géomètre aujourd’hui méconnu gradua le premier la journée, classa l’existence, mit l’homme en ordre du matin au soir et du soir au matin : tant pour la veille, tant pour le sommeil, tant pour le travail, tant pour le repos ? Qu’importe le nom de l’inventeur, si nous avons l’invention ? l’inventeur, c’est le progrès.

D’abord le gnomon, écrit l’heure sur la place publique, avec l’ombre du soleil heure de jour, heure de passage, collective, commune à toute la cité, précaire, incertaine, effacée par la pluie ou par le nuage.

Mais lorsque l’évolution naturelle de l’histoire amène l’homme à vivre davantage de la vie de foyer, de la vie de famille, l’heure passe dans le sablier et entre dans la maison.

Plus tard, elle émigre du sablier dans l’horloge, elle défile sur le cadran, elle sonne au sommet du clocher, comme si, avec l’accroissement de la vie dans l’humanité, elle avait besoin de prendre plus de vie aussi et de chanter dans l’espace.

Le progrès a trouvé la règle du temps, c’est bien ; mais il a fait seulement la moitié de sa tâche si, la nuit, en tombant, condamne l’homme à l’immobilité.

Le soleil disparaît au couchant et emporte avec lui son rayon. La source coule de plaine en plaine et emporte de fleur en fleur son murmure. Comment appeler et retenir à domicile ces deux choses fluides et insaisissables, l’eau et la lumière ?

L’homme ramasse à terre une poignée d’argile, il la moule, et le secret est trouvé. Il possède l’amphore. Il presse la grappe ; la flamme électrique du vin pétille et la coupe, passée à la ronde dans le festin, propage de lèvre en lèvre l’enthousiasme de la sympathie.

Or, pendant que la jeunesse attardée à table renoue le pacte d’amitié dans la joie et l’effusion du banquet, une jeune fille, belle comme la Grèce, grave comme la muse, entre discrètement, sur la pointe du pied, dans la chambre d’une maison écartée, là-bas sous le platane, à l’extrémité de la cité. Elle verse l’huile d’olive dans la lampe posée sur le trépied, ranime du doigt la mèche à moitié éteinte et regagne silencieusement la porte, et disparaît, sans que sa robe même ait ébranlé l’air autour d’elle et incliné la flamme. Car là, sous ce trépied d’airain, un vieillard recueilli et comme absorbé dans l’auréole de clarté qui tombe de la lampe au milieu du parquet, réfléchit profondément, la main dans sa barbe, et de temps à autre écrit sur une tablette. Ce qu’il écrit, nous le saurons plus tard, quand nous aurons à faire le bilan de la science. Notez seulement pour mémoire que la lampe, en laissant tomber sur le front de l’homme sa douce clarté, a ouvert en lui une occasion de plus de pensée ; car la nuit est l’heure de loisir pour chacun ; le travail de la terre est fini ; car la nuit est l’heure du silence ; et le silence est le génie de l’inspiration. L’antiquité a raison : Minerve, en plantant l’olivier, a versé la sagesse dans l’humanité.

Et maintenant, je vous le demande, depuis le jour où l’homme vint, pieds nus et sans armes, chercher sur la terre hérissée de ronces le mystère de ses destinées, a-t-il multiplié à l’infini ses moyens d’existence ? Les faits parlent, écoutez-les. Au jour de sa venue, ou de sa chute, à votre choix, il était errant à la poursuite de son repas, et le voici rassuré sur sa nourriture ; il était le ver de terre frissonnant dans sa nudité, et le voici vêtu ; il était battu du vent, et le voici abrité ; il était engourdi au souffle de l’hiver, et le voici réchauffé il était plongé dans l’ombre au coucher du soleil, et le voici éclairé ; il était désarmé contre le péril, et le voici armé ; il était perdu dans le temps comme dans un chaos, cherchant l’heure sur le sol comme l’aveugle cherche du pied son chemin, le voici astronome, reportant au compas le pas de l’astre sur le cadran et mettant sa vie en cadence au battement du balancier.

Eh bien ! la main sur la conscience, qui donc a donné à l’homme l’arc, le troupeau, la charrue, la tente, la maison, la cité, le vêtement, le feu, le fer, la lance, la coupe, l’horloge, pour ne citer que ces sublimes annexes de l’humanité ? sinon cette providence intérieure appelée perfectibilité, sans cesse mécontente du jour, sans cesse inquiète du lendemain, et chargée dès l’origine d’étager sur une nature inachevée la seconde nature de la civilisation.

Vous affirmez, sur la foi de la légende, que le Créateur avait fait l’homme complet dès le premier jour, définitivement fixé à un ordre définitif d’existence. Pourquoi donc alors lui aurait-il imposé, par je ne sais quel paradoxe, une âme toujours à la recherche d’un nouveau complément et lui aurait-il donné la main, organe à part, hors-d’œuvre au point de vue du corps, qui ne peut servir aucun acte du corps, et qui n’a de raison, par conséquent, que par rapport à l’intelligence et pour servir l’intelligence ?

Si la nudité est la loi de l’homme, pourquoi a-t-il pris le vêtement ? Si le lit de bruyère est le dernier mot de sa destinée, pourquoi a-t-il bâti la muraille ? Si son corps, tel qu’il est dans la nature telle qu’elle est autour de lui, est son arrêt de vie sans appel, pourquoi a-t-il arraché le feu au ciel, labouré, forgé, accumulé découverte sur découverte et fui sans cesse d’un mode à un autre mode d’existence ?

Aurait-il donc en lui deux natures contradictoires ? une nature physique, achevée, irréprochable, comme vous semblez le penser, et une nature intellectuelle, supérieure à la première à la vérité, mais tracassière par abus de pouvoir et acharnée à bouleverser la vie du corps sous prétexte de la perfectionner.

Accepte qui voudra cette anarchie de nature. Quant à nous, nous croyons à l’harmonie de la création. Si l’intelligence travaille éperdument à développer l’humanité, elle a en elle-même, et par une consigne supérieure à elle-même, quelque raison impérieuse d’agir comme elle agit et de prendre à bail la direction de notre destinée.

X

Et en présence de cette perpétuelle métamorphose de l’homme à travers le temps ; et de cette perpétuelle croissance de vie dans l’histoire, vous demandez à l’école de la perfectibilité, avec un léger sourire d’ironie, si jamais le progrès a fait du corps humain, revu, corrigé, augmenté et amplifié après coup, une espèce de dieu monstre à la façon de Brahma, avec je ne sais combien de têtes, de jambes et de bras, pour mieux penser sans doute, mieux marcher, mieux étreindre le monde dans son embrassement : « Où donc sont, dites-vous, les preuves ou les indices des moindres progrès dans la construction physique de l’humanité ? Quels sens manquaient aux hommes des premiers âges ? Quels sens ont été ajoutés aux hommes d’aujourd’hui ? Y a-t-il un nerf, une fibre, un ongle, un muscle, une articulation de différence entre l’homme d’hier et l’homme de quatre mille ans en arrière ? Montrez-moi seulement que votre nature, éternellement progressive, ait donné, par le travail de ce prodigieux écoulement de siècles, un organe, un doigt, une dent, un cheveu de plus à sa créature favorite, une ligne à sa stature ! … Non, rien ! pas même un atome de matière organisée de plus à son usage. Tel il est, tel il fut, tel il sera, jeté comme une argile pesée par la même main dans le même moule. »

Non, sans doute, le progrès n’ajoute au corps de l’homme aucune excroissance en post-scriptum, ni un muscle, ni un ongle, ni un pied, ni une dent, ni un cheveu, parce qu’il n’en voit pas la nécessité ; et il n’en voit pas la nécessité parce que la Providence ayant créé le type humain virtuellement parfait, c’est-à-dire en équilibre parfait de moyen et de destinée, il n’a pas à refaire le type de notre berceau sur un autre étalon, il a seulement à le continuer en le développant dans la limite de notre organisme.

À chacun son œuvre. Est-ce que le progrès a jamais eu la prétention de glisser dans le corps des sens imprévus ? Non, mais d’apporter aux sens existants plus de sensations ;

De superposer à la machine des rouages supplémentaires ? Non, mais de communiquer aux rouages actuels plus de puissance d’action ;

D’introduire dans l’intelligence des variétés inconnues de facultés ? Non, mais d’illuminer les facultés consacrées de plus de connaissances.

Poser autrement la question, c’est la déplacer. Eh ! qu’importe après tout que la musique ne puisse ajouter une note à la gamme, si de cette gamme inflexible elle a su tirer, par la diversité de combinaison, une inépuisable richesse d’harmonie ?

Il en est de même du progrès. Il ne donne pas une note de plus à la gamme inviolable du type humain, seulement il module à l’infini un air toujours nouveau, sur le même registre. Mais c’est là en conscience parler timidement. J’accepte la question comme vous l’avez posée. Vous me demandez si le progrès a donné à l’homme un doigt ou un organe de plus. Non pas un doigt ni un organe, c’est trop peu, je vous trouve trop modeste dans votre exigence, mais dix, mais cent, mais mille, mais dix mille, à ne savoir enfin comment les compter.

L’homme n’a que la main, n’est-ce pas ? pour agir. Or, qu’est-ce que la main ? À peine une once de chair ; un grain de sable la remplit, un autre la broie en tombant. Attendez toutefois. L’homme passe au pied des cèdres du Liban. L’arbre géant, du haut des siècles accumulés et superposés en lui, l’écrase du poids de sa grandeur plongeant à l’infini dans l’atmosphère, il va chercher à la hauteur du vol de l’aigle le vent de passage, et balance en grondant à travers sa cime une perpétuelle tempête. Mais tout à coup le tronc majestueux chancelle sur sa base avec un long craquement et roule sur le flanc de la montagne. Comment donc a-t-il croulé ? L’homme a levé cette main de chair, plus faible que le roseau, plus faible que le caillou, et tout a été dit : le cèdre n’a pas plus pesé devant lui que le chaume du sillon.

C’est que l’homme, par le fait du progrès, et du progrès seulement, entendez bien, a su ajouter à l’armature musculaire de sa main un appendice nouveau, un membre, un muscle plus dur que le granit, plus tranchant que la dent du tigre, et que d’un coup et d’un revers de ce muscle il fauche en jouant et il jette à bas la futaie.

Ce muscle, c’est la hache, organe spécial, destiné à un ordre spécial de travail. Mais l’arbre abattu, reste à le détailler. Or pour cette nouvelle opération l’homme fera venir, au simple appel de la volonté, une autre rallonge à son bras, une lame étroite, longue, dentelée comme l’épée de l’espadon. C’est la scie, c’est la dent d’acier, et sous le va et vient de cette dent, en long, en large, de haut en bas, l’arbre tombe dépecé en mille pièces, en planches ou en solives.

Il faut polir ces planches maintenant ou ces solives, avant de les mettre en œuvre, et immédiatement l’homme sent le rabot sortir du tabernacle de l’idée au bout de sa main ; les percer, et il sent la vrille ; les clouer, et il sent le marteau ; les sculpter, et il sent le ciseau ; les vernir, et il sent le pinceau ; les déplacer, et il sent la tenaille. Or, que sont toutes ces choses en réalité ? sinon des pièces de rapport du mécanisme humain, des fibres facultatives qu’il peut prendre ou quitter à sa convenance.

Si la nature avait donné la hache à l’homme, comme elle a donné la nageoire au requin, la hache aurait fait, dès lors, partie intégrante du corps, et rivée à demeure au poignet, elle lui aurait servi assurément à exécuter telle action déterminée. Mais elle l’aurait prodigieusement embarrassé, l’action une fois accomplie. Pour une œuvre qu’elle lui aurait facilitée, elle lui en aurait interdit je ne sais combien de milliers. Le progrès fait mieux que n’aurait pu faire la nature. Lorsqu’il invente un organe, il le prête seulement pour un acte et pour un moment. L’homme rentre pleinement après cela dans sa liberté de mouvement et d’action.

Le progrès aurait à sa disposition le blanc seing du Créateur, et pourrait donner à l’homme le vêtement comme la nature l’a donné au mouton, ou le couvert comme la nature l’a donné à la tortue, qu’il aurait bien garde d’user d’un semblable permis, car au lieu d’apporter un bienfait à l’humanité, il lui infligerait en réalité un supplice. Il condamnerait l’homme à toujours porter son toit sur son dos, et à gémir sous le faix, sans pouvoir passer et repasser alternativement de la vie de la nature à la vie d’intimité, et de la vie du foyer à la vie de l’action. Il l’obligerait à garder toujours la même fourrure sur son corps, sans pouvoir conserver pour aucune heure et pour aucune circonstance son droit de nudité, c’est-à-dire de sensibilité exquise répandue sur toute la surface de l’épiderme.

Mais c’est jouer sur le mot que d’appeler muscle ou organe un simple morceau de fer, et un simple outil.

Jouer sur le mot ? et pourquoi donc ? Vous sommez la doctrine de la perfectibilité de vous dire quelle fibre nouvelle, c’est-à-dire quelle prise nouvelle sur la matière le progrès a donnée de surcroît au corps humain. Je vous montre la scie, je vous montre la tarière ; qu’importe ensuite que, scie ou tarière, vous les appeliez morceau de fer, que vous les appeliez outil. Du moment que l’une et l’autre jouent le rôle que vous attendiez d’un muscle nouveau, l’une et l’autre peuvent bien passer pour un muscle nouveau en réalité, puisqu’elles en font l’office, en augmentant l’action de l’homme sur la matière.

Certes, vous pouvez prendre en pitié, avec Jean-Jacques Rousseau, la débilité du bras comparée à la patte du lion et la trompe de l’éléphant. Mais un jour Archimède, tranquillement assis dans sa faiblesse, trace avec ce bras impuissant, du bout d’une baguette, un signe cabalistique sur le sable, et à l’évocation de son génie, il fait couler dans le bras de l’homme la force de l’infini, et surgir de terre un levier à soulever le monde s’il avait un point d’appui. Or, le cric est précisément le bras que vous réclamiez tout à l’heure, car lorsque vous désirez un bras de plus pour l’homme, j’imagine, ce n’est pas au point de vue de l’art pour l’art, afin qu’il ait simplement un membre de plus, mais bien une puissance de plus à son service.

Je reconnaîtrai encore volontiers avec vous que l’homme possède un appareil de marche plus pauvre et plus lent que tel ou tel autre voisin de création. Par une combinaison particulière de structure, le poids du corps, réparti partout ailleurs sur quatre piliers, pose ici sur deux piliers seulement, et augmente ainsi de moitié la charge du jarret.

Le progrès, pour remplir son programme, devait donner à l’homme un supplément de vitesse et par conséquent un autre procédé de locomotion. Il a encore tenu ici sa promesse ; l’homme avait deux jambes à l’origine : il en a quatre maintenant. Il a pris la crinière du cheval, et il passe d’un bond à l’état de centaure. Il galope encore et il soulève, en signe de triomphe sur son passage, un tourbillon de poussière.

Mais voici la mer, béante et mugissante, qui balance et qui lance sa vague d’un continent à l’autre, comme pour repousser l’homme vers la terre et lui dire à son tour : Tu n’iras pas plus loin. Le progrès va-t-il courber la tête et accepter l’anathème ? Il recueille sa pensée, il calcule la grandeur de l’entreprise, et un jour l’homme, vainqueur de l’abîme file sur la houle avec la légèreté du dauphin, et disperse comme lui de droite et de gauche un jet d’écume. Quelle annexe nouvelle pourrait donner au corps humain la puissance de la voile du navire ?

L’oiseau, cependant, fend encore l’air avec plus de rapidité. Vous avez raison. Le progrès comprend cette infériorité d’organisme. Il prend son temps pour conquérir à l’homme une plus grande force d’impulsion. Il contemple longuement pendant un siècle, dans une sorte d’extase scientifique, la vapeur exhalée de la chaudière, il l’enferme sous une triple lame de fer, et emporté par une goutte d’eau prisonnière qui bat d’un souffle haletant la muraille de sa prison, il fuit, il vole ; la colline apparaît et disparaît, l’horizon tourne autour de lui, et il arrive à heure fixe, du même pas que Jupiter autrefois traversait l’Olympe.

Malgré cette vitesse d’emprunt, l’homme verrait encore la proie lui échapper, car elle a l’espace entier à sa disposition, et elle peut tournoyer ici ou là au gré de l’instinct. Mais le progrès a prévu le cas depuis longtemps, il a coulé quelque part un grain de salpêtre, et l’homme a désormais dans la main la foudre à volonté et tue à distance. Il tourne, je le sais, l’invention contre lui-même, et il appelle gloire cet acte de folie. Mais patience, si quelqu’un peut abolir la guerre de conquête, c’est sûrement le progrès.

Soit, nous dit-on souvent, nous vous accordons que notre corps ait pu acquérir à la longue çà et là une force, un instrument que vous appelez muscle, que vous appelez organe par entraînement de métaphore, et que nous appellerons organe et muscle avec vous pour abréger la discussion. Mais, à part cette acquisition d’une mécanique plus ou moins ingénieuse enrôlée à notre service, quelle sensation de plus le progrès a-t-il apportée à nos sens ? quelle fenêtre de plus a-t-il ouverte à l’intelligence sur l’univers ? Voyons-nous plus clair que nos aïeux, et notre prunelle contient-elle plus de rayons ?

Vous en doutez ? mais Galilée tourne vers le ciel la lentille du télescope, et il fait sauter du coup la voûte du firmament, et il plonge dans l’infini un long regard qui va surprendre l’étoile frissonnante dans sa nudité, jusque derrière le voile d’argent de la voie lactée. Or, qu’est-ce donc que le télescope ? sinon un sens nouveau qui recule la vision de l’œil, auparavant circonscrite dans un étroit horizon, jusqu’au fond de l’immensité, cette urne au flanc éternellement en fuite, comme disait la théogonie indoue.

La science veut-elle au contraire explorer le monde infiniment petit, elle change d’œil en quelque sorte, elle prend le microscope, et elle suit pas à pas sur une gouttelette d’eau croupie les évolutions et les rivalités acharnées de ces monstres informes qui se lancent dans la vie une minute, et se disputent entre eux, avec un héroïsme militaire digne de l’Iliade, la possession d’une molécule. Si ce n’est pas là encore un organe nouveau de la vue, que l’homme a gagné au numéro toujours heureux du progrès, donnez-nous alors une nouvelle définition de l’organe, une nouvelle définition du regard. Je ne voyais pas, et je vois, donc j’ai acquis une faculté, donc j’ai fait un progrès.

Je vais plus loin, et je dis que les sens qui conduisent le monde extérieur à l’intelligence, qui touchent par conséquent à l’intelligence, seule puissance progressive dans l’humanité, participent en un certain degré à la nature de l’intelligence et incidemment à la puissance de progrès. L’œil par exemple fermé d’abord chez le sauvage au sentiment esthétique de la ligne et de la couleur acquiert avec le développement de l’art la notion de la symétrie et de l’harmonie. Raphaël porte dans son regard tout un idéal de beauté, que l’Ombrien, son premier aïeul, ignorait à coup sûr au lendemain du déluge.

Que Pythagore autrefois ait cru en prêtant l’oreille au vent sur la montagne, entendre au-dessus de sa tête le concert aérien de l’astre gravitant en cadence à travers l’incommensurable océan de l’éther, nous pouvons vous et moi renvoyer à la légende cette merveilleuse finesse de perception. Mais ce qui n’appartient pas à la fiction, ce qui ne ressort pas de la légende, c’est l’oreille moderne du musicien, qui, dans l’immense multitude et la fuite rapide de toutes les notes de l’orchestre, exhalées sous l’archet ou vomies par le cuivre à plein souffle, saisit au passage jusqu’à la plus légère, jusqu’à la plus fugitive intention de mélodie. Par quelles séries d’initiations, tranchons le mot, de perfectionnements, a-t-elle dû passer avant de conquérir tout un ordre de sensations mystérieuses, divines, que la nature autour d’elle ne lui donne pas, ne saurait lui donner ?

Et la voix ; qu’est-elle ? un son. Rien de plus au commencement. L’homme articule le son, et voici la parole ; il le cadence, et voici la poésie ; et Orphée tient un jour l’humanité suspendue à l’atmosphère émue autour de lui de la vibration de sa lyre. Mais, parole articulée ou parole rhythmée, ce n’est jamais qu’une explosion de la lèvre. Le vent l’entend, le vent l’emporte. Alors le progrès fixe d’un signe la syllabe errante sur la feuille de papyrus, et la feuille chargée de la pensée du génie humain tout entier et envolée au souffle du temps retombe indéfiniment de génération en génération. Mais qu’est-ce l’écriture ? une parole encore lente, dispendieuse, limitée à un petit nombre d’élus. Gutenberg trouve dans son génie le secret de monnayer la lettre en quelque sorte, et à partir de ce jour la presse donne à la voix humaine une telle ondulation, qu’à peine a-t-elle dit un mot, que ce mot retentit instantanément partout à la fois sur l’univers.

Vous m’avez demandé quels organes le progrès avait ajoutés au corps, quels miracles il avait réalisés dans l’ordre de la matière, les voilà, je vous tiens parole. Ils brillent, ils tonnent dans l’espace, nous n’avons pas besoin de sens nouveaux pour les voir et pour les entendre. Mais quand je viens sur la place publique, escorté de tous ces prodiges, mes assistants et mes défenseurs, pour plaider la cause de la perfectibilité humaine, vous dites qu’est-ce que cela ? Et secouant de votre manteau comme un peu de poussière, vous ajoutez : Cet homme rêve assurément.

Si c’est là rêver sous le chaste regard et le front appuyé dans la douce main de la vérité ; ah ! par pitié, je vous en conjure, gardez-vous de me réveiller ; car, pour la perspective que vous offrez à l’homme en échange du progrès, ce n’est pas la peine de vivre ; autant vaut dormir.

Et puisque j’en trouve ici l’occasion, permettez-moi de remarquer en passant que vous faites prodigalité du mot de rêveur. Ce mot, je le sais, a eu dans le temps une haute fortune. Il a été le seul argument de vos adversaires, pendant quinze années. Quand ces hommes d’État, au jour le jour, vous entendaient prophétiser l’avenir, du haut de la tribune, ils regardaient de côté et ils vous appelaient rêveur, et aujourd’hui vous vous baissez pour ramasser à terre la pierre d’injure que d’autres vous ont jetée, pour nous la renvoyer à nous, vos seconds dans la lutte, habitués, de longue date, à braver cette réponse.

Si, encore, le mot frappait seulement sur le pauvre écrivain perdu, enseveli dans l’humilité du dernier rang, l’épigramme, j’en conviens, pour vous comme pour moi, pourrait, à tout prendre, tirer médiocrement à conséquence. Mais quand je viens à songer sur quelle élite de têtes, sur quelle rangée de génies l’accusation a dû passer avant de tomber sur le moindre des moindres, j’éprouve, je l’avoue, pour votre responsabilité une certaine inquiétude.

Mais non. Je reprends ma parole. Je fais ici trop bon marché de l’arrière-ban de la pensée. La recherche désintéressée de la vérité a en soi quelque chose de si sacré, que lorsqu’un penseur dévoré de cette soif divine, fût-il le plus petit, vient à trébucher dans une erreur, vous devriez, vous le premier, précisément parce que vous êtes le plus grand, le relever avec bonté et le traiter avec respect.

Laissons aux sages du moment, aux prêtres du chiffre, ces prétendus esprits positifs, toujours pris par l’événement en flagrant délit de mystification, la puérile jouissance de lever l’épaule et de sourire dans leur barbe à l’apparition d’une idée, et de dire à la foule en la montrant du doigt : Encore une utopie !

XI

Nous allons lentement ; mais que voulez-vous ? l’affirmation a le vol léger, l’espace libre, tandis que la réfutation a le souffle court, et traîne à sa suite tout un bagage de faits et de raisonnements. N’importe ; continuons. Un instant de patience, nous arriverons peut-être au dénoûment.

Tout à l’heure vous avez interpellé le progrès pour le compte du corps humain, et vous l’avez sommé de vous dire quand et comment, sous quelle forme et à quelle fin il avait ajouté à ce bloc de cinq pieds et quelques pouces un ornement de plus, un organe de plus, un membre de plus, un atome enfin de plus de matière. Je crois avoir répondu à cette première objection qui avait son prix, à ce qui paraît, car elle a trouvé acquéreur dans l’école de l’éclectisme.

Vous passez ensuite de la matière à la société, et, là encore, vous nous mettez au défi de montrer, sur la poussière du temps, une seule trace de progrès. Et, marchant à grands pas dans l’histoire, vous nous jetez les siècles à la face avec d’admirables explosions d’éloquence. Car, pour le remarquer en passant, vous traitez la question uniquement par apostrophes, et, au magnifique tumulte de votre parole, je pourrai vous répondre, dès à présent : Notre cause est gagnée. Car, là où il suffit de raisonner, elle vous force continuellement à vous réfugier dans l’éloquence.

Vous nous ajournez à nos premiers cheveux blancs pour argumenter sensément sur les destinées de l’humanité. À ce compte nous remplissons les conditions requises. Reprenons les points en litige. Dans votre brusque sortie contre le progrès, vous faites exception, je le sais, pour l’industrie. Vous dites, en la nommant à peine, du bout de la lèvre, comme pour l’acquit de votre conscience :

« Excepté dans quelques industries purement mécaniques qui changent le mode d’une civilisation sans en changer le fond, où sont ces symptômes si frappants de la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine ? »

Industries purement mécaniques ? Dites plutôt sciences appliquées, car géométrie, algèbre, dynamique, physique, calcul intégral, calcul différentiel, il faut toutes ces connaissances, toutes ces filles austères du génie humain pour remuer la moindre bielle et soulever le moindre piston.

Est-il vrai ensuite que les industries, ces perpétuelles invocations de l’homme aux forces de la nature pour échapper aux rigueurs de nos misères, changent seulement le mode sans changer le fond de l’humanité ?

Est-ce que l’architecture, pour prendre la première industrie venue, en bâtissant la maison et en retirant l’humanité de l’état vague de la vie en plein champ pour l’amener à l’ordre régulier de la cité, aurait modifié seulement une forme insignifiante de la civilisation ? Mais relisez donc l’étymologie. Civilisation, cité, c’est tout un à l’origine. Or, si la civilisation a un avantage sur la barbarie, elle l’a probablement pour avoir changé le fond barbare de l’humanité.

Est-ce que le moulin, pour continuer la démonstration, en substituant à la force musculaire de l’esclave condamné à la meule la force mécanique de la roue manœuvrée par le courant, n’a pas autant et plus contribué à l’émancipation de l’esclavage que n’importe quelle homélie de Jérôme ou de Chrysostome. Prêchez la liberté, vous faites bien ; mais vous la prêcherez en vain si vous ne trouvez d’abord le moyen de relayer le travailleur par la machine, car la société a besoin pour vivre d’une quantité fatalement déterminée de travail.

Qu’importe, direz-vous peut-être, et si vous ne le dites pas, d’autres l’ont déjà dit pour vous, que l’industrie ait aidé à certain moment l’humanité à franchir le pas d’une civilisation, si, depuis lors et surtout à notre temps, elle a répandu dans la société l’esprit d’industrialisme, c’est-à-dire l’esprit de haine, à toute idée de générosité, de réforme, de liberté, de démocratie ?

Depuis le dernier coup de canon de l’empire, nous le confessons volontiers, ajoutent-ils, le monde fabrique plus de coton, distille plus d’alcool, raffine plus de sucre, met davantage la matière en œuvre, voyage plus rapidement, vit mieux, boit mieux, mange mieux, comprend mieux l’élégance, mieux le bonheur, si on peut appeler bonheur la chasse, le bal, l’opéra, le bain à l’étranger, le luxe sous toutes les formes, luxe de fleurs, luxe de fruits, luxe de vins, luxe de toilettes, luxe de villas, luxe de meubles, luxe de tableaux, luxe d’équipages, luxe de livrées, luxe d’armoiries.

Mais gardons-nous de conclure du progrès en industrie au progrès en politique, car, loin de venir en aide l’un à l’autre, ils ont au contraire entre eux une incompatibilité de nature ; l’un vit d’idées, l’autre vit de jouissances. Or, pour jouir convenablement, l’industrialisme conseille de mettre de côté toute préoccupation d’esprit. Laisser aller le monde comme il veut, selon la sagesse du moine, parler toujours avec respect du prieur régnant, dormir en paix sur l’oreiller de l’insouciance, et tirer à soi le plus possible la couverture, chacun pour soi, chacun chez soi, et après soi la fin du monde, voilà toute la morale d’une société livrée corps et âme au démon de l’industrie. Dans une pareille société, l’écu suffit et le gendarme pour garder l’écu, et, plus le gendarme interprète rigoureusement sa consigne, plus la chose publique touche à la perfection.

Que le progrès marche au pas de course en industrie, d’accord, répondrai-je à mon tour, l’œil ici tranche la question ; mais qu’il marche forcément en sens inverse de la liberté, nous le nions, autrement il faudrait maudire la naissance de Watt, briser la machine à vapeur et retourner à la litière et à la quenouille. Car, la dignité importe plus à l’homme, rentre plus dans la loi de sa destinée que la toile à bon marché ou la locomotive à grande vitesse. Or, pas de liberté, pas de dignité, pas même de moralité, vu que l’homme n’est un être moral que parce qu’il est un être libre, et que, le jour où il perd une part de liberté, il perd incontinent une part équivalente de vertu. Homère l’a dit le premier. Voyez plutôt l’esclave. Le vice a toujours prise sur l’âme passée, l’âme active a seule contre lui force de réaction.

Sans doute, au premier coup d’œil, l’industrie développe démesurément l’esprit d’égoïsme dans une certaine portion de la société. Jouer à la hausse, jouer à la baisse, traiter la vie comme une Californie de passage, ramasser à la hâte son lingot dans la boue, et partir et dévorer à l’écart son butin, sans compter un instant avec le cœur, avec l’idée, avec le droit, avec la justice, avec tout ce qui fait l’homme grand, avec tout ce qui le fait Dieu sur la terre ou fils de Dieu, si vous craignez la témérité de l’expression, tel est, en apparence, le fait courant de cette multitude innombrable, uniquement ingéniée à mettre un chiffre devant un autre chiffre, à vendre à prime un coupon d’action, ou à gagner et à toucher un dividende.

Mais si l’industrie mal entendue surexcite dans un coin de la société un besoin de bien-être à tout prix, de repos quand même, faussement appelé l’ordre, comme si l’ordre pouvait exister en dehors de la vie pour un être vivant, elle rachète amplement, il faut l’avouer, cet inconvénient, par un concours qu’à son insu, et par une sorte de loi de nature, elle apporte incessamment à l’esprit de liberté.

Qu’elle en ait ou non la conscience, qu’elle en ait ou non la volonté, en multipliant de plus en plus le travail et un travail de plus en plus savant, elle amène chaque jour sur la scène, du fond du peuple, une masse de plus en plus nombreuse de travailleurs instruits, vivant à la fois de salaire et d’intelligence : géomètres, ingénieurs, mécaniciens, dessinateurs, décorateurs, opticiens, typographes, artistes du ciseau, du compas, de la lime et de l’équerre, contre-maîtres de la civilisation, moralisés par le labeur, le premier moraliste du monde, cœurs chauds, esprits neufs, ouverts à toutes les idées, éblouis parfois au sortir de l’ombre par la lumière, mais sincères avec eux-mêmes, mais prêts à revenir sur leurs pas et à reprendre les traces de la vérité.

C’est là l’infatigable recrue de la démocratie, le sel de la terre, la seconde couche de la bourgeoisie, la bourgeoisie elle-même ramenée à sa véritable expression. Pas un coup de piston, pas un jet de fumée qui ne fasse sortir de l’obscurité du prolétariat un homme d’intelligence et par conséquent de liberté. Hier, ils étaient à peine cent mille, aujourd’hui ils sont un million, deux millions et le nombre va toujours croissant. Aussi, toutes les fois que nous entendons la machine à vapeur battre l’air de son rhythme éperdu dans son vol aussi rapide que le vol de l’hirondelle, nous la bénissons du fond du cœur, dans un religieux respect, car elle propage la cause de la liberté, la cause de la démocratie plus qu’aucune parole d’aucun homme vivant. Le chemin de fer est mieux qu’un moyen de transport ; il est un destin.

Jusqu’à ce moment de l’histoire, jusqu’au perfectionnement de la mécanique appliquée à l’industrie, le travail n’exigeait du travailleur qu’une dépense de force sans plus d’idée que le bœuf n’en apporte à la charrue. L’ouvrier était, à proprement parler, l’appendice de la machine. Mais, de notre temps, grâce au raffinement de la mécanique, le travail exige du travailleur une certaine action de son intelligence : l’étude de l’arithmétique, de la physique, de la chimie, du dessin.

Or, le soir, à la sortie de son atelier, l’ouvrier retrouve cette intelligence, déjà développée une première fois, curieuse et inquiète d’un nouveau développement. Il lit, il réfléchit, il écoute les voix du siècle, éparses dans le vent, il apprend à compter avec les idées ; et, sans vouloir flatter personne au détriment du voisin, il est tel philosophe en manche de chemise qui dépasse de toute la hauteur de la tête n’importe quel hobereau, maire de son village.

Par je ne sais quelle mystérieuse concordance de la civilisation, tout ordre nouveau de travail introduit une nouvelle classe dans la société, et cette nouvelle classe une nouvelle armée intellectuelle de la liberté.

Lorsqu’au milieu du moyen âge la multitude confuse et anonyme du servage passa de la glèbe à la petite industrie du métier à la main, du métier à domicile, la liberté poussa son premier cri en Europe et sonna son premier tocsin. Ce fut l’heure des corporations, l’heure des communes, l’heure des républiques de tisserands et de forgerons de Gand, de Liège, d’Amiens, de Florence. Le beffroi montait à côté du donjon. Le tiers état venait de naître. Il devait continuellement grandir jusqu’au jour où il pourra dire : La nation c’est moi, et agir en conséquence.

Lorsque la découverte du Nouveau-Monde eut révolutionné la vie matérielle de l’homme, provoqué un continuel va et vient d’une rive à l’autre de l’Atlantique, accumulé l’activité sociale au bord de la mer, et improvisé, à la lisière mobile de la vague, comme d’autres capitales destinées à faire face aux colonies naissantes, le nouvel ordre de travail suscita encore une nouvelle classe, la classe commerçante, et cette classe commerçante donna aussitôt le signal d’une nouvelle recrudescence de liberté, non pas de liberté étroite, de liberté purement communale réduite à l’ombre du clocher, mais de liberté politique, de liberté générale étendue comme la marche du navire à la circonférence de l’univers. Les nations maritimes ont donné les premières l’exemple de cette émancipation sur une grande échelle : d’abord la Hollande, ensuite l’Angleterre, puis l’Amérique du nord et enfin la France au jour glorieux de la Bastille, et à ce jour-là les villes qui ont le plus marqué par leur intrépide amour de la révolution étaient précisément les grandes métropoles du commerce. Le vent soufflait de la mer.

Aujourd’hui, le travail à la mécanique a répandu sur toute la surface du pays une activité mille fois plus considérable que tout le labeur réuni du passé, et improvisé une population jeune comme le siècle, progressive comme lui, née de la liberté et pour la liberté. Aussi, partout où vous voyez la machine déchaîner à l’infini à côté de la machine son ouragan de vapeur, là vous voyez aussi, à travers l’épaisse atmosphère de houille, briller le feu sacré de la démocratie. C’est à Londres, c’est à Birmingham, à Paris, à Lyon, que l’âme du progrès a passé. Cette âme a pu errer sans doute au début ; mais, soyez tranquilles, elle saura bien distinguer un jour la chimère de la réalité.

Eh bien ! quand tout ce qui travaille dans le monde, depuis l’origine du monde, travaille pour affranchir l’homme et déposer sur le sol une nouvelle couche de liberté, et quand aujourd’hui même la vapeur, l’électricité, cette création d’hier, mise en mouvement par le génie humain ; quand la terre, remuée de fond en comble, et ébranlée comme par la secousse d’une âme nouvelle ; quand tout cela conspire fatalement pour la liberté, apporte à la liberté une force à briser la planète, c’est ce moment-là, homme de peu de foi, que vous choisissez pour douter de l’avenir, pour ramener votre manteau sur la tête, et dire comme cet autre vaincu : Mourons.

Vous regardez l’heure de votre pendule, et qu’est-ce donc qu’une heure dans la vie d’une nation ? Quant à nous, nous sommes tellement certains de la victoire du droit par la seule force des choses, sans l’assistance d’aucune autre force, que nous remettons la cause de l’Europe à Dieu et que nous attendons en silence. Mais voyez donc le pas que l’Europe a fait dans une vie d’homme, par la seule puissance des principes latents, et nous appelons principes latents tous les progrès, tous les travaux de la société, les travaux de la main aussi bien que les travaux de la pensée.

Immédiatement après la funèbre réaction à main armée de la monarchie contre la révolution, l’Europe dort sous la main de fer de la sainte alliance. À peine la France, et la France c’est l’Europe en fait de liberté, compte-t-elle un petit groupe d’idéologues, derniers survivants de la révolution, fidèles quand même à son immortelle devise. Quinze ans après, le groupe est toute la bourgeoisie. La pâte a pris le levain. Quinze ans après la liberté est descendue dans le peuple, et le suffrage universel vient consacrer la victoire. La liberté a gagné des millions de voix, et vous gémissez sur quelques défections de quelques chétives minorités repenties, condamnées à pleurer sur leurs vieux principes comme sur des égarements de jeunesse, vous vous couvrez la tête de cendre, et vous allez criant à travers la place publique : Tout est perdu ! … Tout est sauvé, au contraire. Regardez plutôt l’Europe. Le despotisme y signe en ce moment son acte d’abdication.

XII

Où sont vos preuves ? dites-vous, et précipitant question sur question avec une fougue de main qui chez tout autre semblerait vouloir gagner l’objection de vitesse et échapper à la réponse, vous nous demandez éperdument où, quand, sous quelle forme, à quelle occasion nous avons surpris l’histoire en flagrant délit de progrès ? Est-ce dans les livres ? est-ce dans les idées ? est-ce dans les arts ? est-ce dans les passions ? est-ce dans les institutions ? est-ce dans la félicité publique ? est-ce dans le bonheur individuel ? et vous fermez sur ce dernier chapitre l’interrogatoire du passé comme si vous aviez épuisé en réalité toutes les hypothèses du progrès.

Vous parlez d’abondance et vous en avez le droit plus que personne, de la poésie, de l’éloquence, de l’architecture, de la sculpture, de la bibliothèque de Persépolis, de Job, de Salomon, de Cicéron, d’Aristote, de Napoléon. Mais de la religion pas un mot, mais de la science rien, mais de la législation moins que rien, mais du sort de la femme même silence. Comment avez-vous pu oublier en route ces données premières, ces données foncières du problème ? Vous avez trop de loyauté à coup sûr pour chercher à prendre avantage sur vos adversaires par réticence, ou, comme on dit en langage d’école, par omission.

Serait-ce donc que Dieu compte moins dans l’humanité qu’une statue, la femme qu’une colonne corinthienne, le code qu’un vase étrusque, l’astronomie qu’une pagode indoue, la médecine qu’une période de Cicéron, et la chimie qu’un gémissement de Job sur son fumier ? Celui-là vous connaîtrait bien mal, vous calomnierait bien gratuitement, qui de près ou de loin pourrait vous supposer une pareille pensée.

Par quel caprice donc, et par quel lapsus de plume, toute une part de l’humanité, la plus grande précisément, fait-elle défaut dans ce rapide dénombrement des conditions du progrès ? C’est que, par une pression secrète de votre thèse sur votre esprit, vous avez senti ou plutôt votre erreur a senti en vous à votre insu que si vous prononciez un seul de ces mots de science ou de religion, l’argument allait aussitôt rebondir contre vous, et vous alliez vous blesser avec votre propre flèche comme Philoctète.

N’importe, mutilé ou non, j’accepte le débat comme vous l’avez posé. Vous choisissez le terrain, vous mesurez au progrès sa part de champ et de soleil, qu’à cela ne tienne, la vérité peut sans danger vous faire cette concession, elle n’est la vérité qu’à la condition d’être vraie partout, dans l’ensemble comme dans le détail. Je reprends donc vos objections une à une, dans les termes mêmes où vous les avez formulées. Vous nous sommez de dire sur quel chemin de l’histoire nous pourrions vous montrer la trace de la marche de l’humanité.

« Est-ce dans les livres, demandez-vous, ces monuments écrits de la pensée des peuples ? Si nous en jugeons par les sublimes fragments que la Chine, l’Inde primitive, la Grèce, Rome, nous permettent de déchiffrer, nous ne voyons rien d’inférieur dans ces monuments écrits aux pages de notre moyen âge obscurci de ténèbres et de nos deux ou trois siècles de crépuscule d’une renaissance de la pensée. La cendre de la bibliothèque de Persépolis ne nous a laissé que quelques étincelles, mais ces étincelles attestent un foyer aussi lumineux que le foyer de notre jeune Europe. »

Où est le progrès dans les livres, dites-vous ? Mais d’abord dans les livres eux-mêmes. Les livres marquent probablement un progrès sur les récits ambulants des rapsodes. La logique mystérieuse des choses a tellement fondu la langue à son timbre, que vous ne sauriez toucher à un mot, le premier venu, au hasard, sans que ce mot ne rende aussitôt sous votre doigt le son du progrès.

Nous pouvons sans doute dans une heure de fatigue donner congé au progrès, et tirer le rideau sur sa lumière pour prendre un instant de repos ; le progrès n’en est pas moins toujours là, qui nous veille, qui nous entoure, qui nous tient, nous étreint, nous pénètre de toutes parts et par tous les pores à la fois. À l’heure même où, assis à notre table, nous essayons de nier, la plume à la main, son existence, le progrès, assis à notre côté, nous regarde et sourit de notre illusion ; car cette table, cette plume, cette encre, cette chambre, cette fenêtre, cette gravure, cette glace, tout ce que nous voyons, tout ce que nous touchons, nous renvoie le progrès et nous prêche le progrès ; quelque chose que nous fassions, quelque chose que nous disions, nous faisons acte de progrès ou nous nommons une conquête du progrès. Nous attaquons le progrès, mais c’est avec la presse, une arme du progrès. Nous renonçons au progrès, mais le mot même dont nous nous servons pour ce renoncement tourne dans notre bouche et dit progrès.

Si le livre est un perfectionnement sur le rapsode, la multiplication du livre est aussi une conquête de plus de la civilisation, puisqu’elle augmente le nombre des convives des fêtes de l’intelligence. Ainsi l’imprimerie, en vomissant par minions, par milliards à coups de balancier, de ses cratères béants, la parole écrite sur le monde entier, a mis aujourd’hui ou tend à mettre partout l’homme de niveau avec la plus haute conception possible de l’humanité.

Car qu’est-ce que l’homme au sortir du berceau ? un être à moitié formé qui a besoin pour son achèvement d’un dernier tour de main appelé instruction. Par l’instruction seulement il tient à distance respectueuse le sauvage, son voisin de figure. Par l’instruction seulement il ramène le passé à sa portée. Par l’instruction seulement il multiplie son âme autant de fois qu’il acquiert une idée ; et grâce à cette acquisition, il revêt en quelque sorte la nature universelle de l’humanité, dernière et suprême expression du progrès. Rome avait raison de donner le nom d’humanité à l’étude. L’étude est l’élargissement de l’individu à la mesure de l’espèce.

Si l’imprimerie a fait preuve de progrès en multipliant le pain de l’âme, elle en a encore fait preuve en arrachant le livre par sa multiplicité même à toute chance de destruction.

Pourquoi la bibliothèque de Persépolis ou la bibliothèque d’Alexandrie a-t-elle en croulant enseveli à jamais une partie quelconque du génie humain ? parce que la lenteur, parce que la difficulté de la copie à la main condamnaient la pensée du poëte ou du savant à circuler dans le monde à un petit nombre d’exemplaires, quelquefois même à un seul exemplaire. Mais quelle torche maintenant ou quel tremblement de terre pourrait anéantir l’œuvre écrite, l’œuvre imprimée répandue à profusion sur toute la surface de la planète ?

Ainsi, diffusion de l’œuvre écrite par la presse et indestructibilité de cette œuvre par la diffusion, voilà le progrès en double partie que nous avons accompli sur l’antiquité. Est-ce à dire pour cela que l’antiquité ait péri dans son génie, à Persépolis ou à Alexandrie, et que de ce foyer lumineux, comme vous dites, le temps n’ait sauvé çà et là qu’une étincelle ? C’est l’étincelle au contraire que l’humanité a perdue et le foyer qu’elle a sauvé. Car, l’antiquité à coup sûr n’a pas connu, et le vent n’a pas balayé à l’oubli avec la cendre du Serapeum, de plus grands poëtes qu’Homère ou Virgile, de plus grands dramaturges qu’Eschyle ou Sophocle, de plus grands philosophes que Platon ou Aristote, de plus grands orateurs que Démosthène ou Cicéron, de plus grands médecins qu’Hippocrate ou Galien, de plus grands savants que Pline ou Euclide, de plus grands historiens que Thucydide ou Tacite. Or nous possédons à l’heure qu’il est les œuvres de tous ces pères de la civilisation, complètes ou incomplètes, peu importe, toujours assez complètes pour juger leur génie en connaissance de cause, et du même coup le génie du passé. Quelle que soit la perte de la littérature de second ordre dérobée à notre curiosité par un accident ou par un autre, ce n’en est pas moins une perte pour la pédagogie, et l’imprimerie a bien mérité de la civilisation, en mettant désormais la pensée humaine hors d’atteinte de la sape ou de l’incendie.

Mais ici, par ce mot de livre, mot vague, mot arbitraire, à double sens et à double entente, vous n’entendez pas seulement, je me hâte de le reconnaître, le livre matériel, le procédé matériel, plus ou moins ingénieux, plus ou moins rapide d’incorporer la parole sous un volume donné, et de répandre dans la foule cette monnaie de l’esprit. Vous entendez surtout et avant tout l’idée contenue dans le livre, vulgarisée par le livre, car c’est l’idée seule qui constitue la valeur du livre, et contester le progrès en fait de livre, c’est le contester en réalité en fait d’idées. C’est donc sur ce dernier terrain que nous avons à porter le débat et à justifier le dogme de la perfectibilité.

« Est-ce dans les idées que vous voyez ce dogme en action ? nous demandez-vous. Nous ne pensons pas plus creux que Job ; nous ne rêvons pas plus grand que Platon, nous ne chantons pas plus divinement qu’Homère, nous ne parlons pas plus éloquemment que Cicéron, nous ne moralisons pas plus raisonnablement que Confucius, nous ne résumons pas notre sagesse en proverbes plus substantiels que Salomon. »

Savez-vous bien, mon illustre maître, que par votre manière de poser les questions, vous jetez à chaque instant la réplique dans de cruelles perplexités. Tout à l’heure vous confondiez le livre et l’idée, maintenant vous confondez l’idée et la poésie. L’idée a cependant un sens déterminé dans la langue de la philosophie ; en tant qu’idée proprement dite, elle signifie notion, et uniquement notion. Chercher le progrès dans l’ordre de l’idée, c’est le chercher dans l’ordre de la connaissance ; pas plus la poésie que l’éloquence et l’éloquence que la poésie n’ont à faire ici dans le débat ; j’écarte donc respectueusement Homère et Job pour cause d’incompétence.

Mais après avoir déblayé ce premier obstacle, je heurte un nouvel empêchement. Je pourrai peut-être encore à la rigueur répliquer à des arguments, parce que dans l’ordre de la logique je plaide devant la raison, et que la raison n’accepte à son tribunal que des raisons. Mais à des noms propres, que dis-je à des noms ? à des statues, à des idoles, dressées là devant moi, de la hauteur de tous les siècles, enfumées de l’encens de tous les peuples, couvertes et ruisselantes de toutes les guirlandes et de toutes les huiles de senteur des pédagogues et des grammairiens, consacrées et sanctifiées depuis les bancs du collége, par toutes les adorations et les génuflexions de dix, de vingt, de trente générations, qu’ai-je à dire en conscience, qu’ai-je à répondre, sinon à tomber à genoux et à humilier mon front sur le pavé ?

— Vois-tu cela, disait un jour en pleine synagogue un rabbin à Spinosa, et il lui montrait du haut de l’estrade un instrument mystérieux et terrible que nul jusqu’alors n’avait osé nommer, n’avait osé regarder, car c’était par cet instrument comme par la trompette du jugement dernier, que Dieu en personne soufflait sa colère et lançait l’anathème ? — Je le vois, répondit froidement Spinosa ; c’est un cornet à bouquin. Le philosophe avait dit ce jour-là le mot du mystère, et l’anathème avait perdu son prestige.

Mais qui pourrait aujourd’hui revendiquer contre le fétichisme de l’antiquité l’indépendance d’esprit de Spinosa, sans faire frémir la synagogue d’horreur et faire crier la pierre elle-même au sacrilège ? Je ne puis cependant m’empêcher de remarquer, à mes risques et périls, que pour juger sainement des génies du passé, nous devons les uns et les autres précautionner notre imagination contre les effets du lointain. Major è loginquo reverentia. L’esprit a aussi son illusion d’optique. La gloire monte à l’ancienneté ; à son mérite intrinsèque, le temps ajoute un reflet de supplément. Le temps même suffit pour faire gloire à défaut de tout mérite.

Certes la Minerve de Phidias pouvait passer sans effort, du premier jour, pour la personnification la plus heureuse de la sagesse armée. Mais la foule l’avait vue sortir du limon sous l’ébauchoir de l’artiste, mais la foule l’avait vue monter à dos de mulet de l’atelier à l’Acropole, et de préférence à cette divinité d’hier, née à vue d’œil en quelque sorte, il allait adorer dans un coin du temple je ne sais plus quelle Pallas douairière sculptée au bon vieux temps de l’Hellade, dans un tronc de poirier sauvage et barbouillée de vermillon. C’était toujours là et uniquement là pour le peuple la véritable déesse.

Qu’est-ce qu’un fétiche ? un morceau de bois suffisamment vieilli. Qu’est-ce qu’un noble ? un lambeau suffisamment fripé de parchemin. Le temps et le temps seul constitue toute leur valeur. Avez-vous jamais remarqué au Musée du Louvre un grain de blé soigneusement gardé dans un tabernacle de cristal ? Qu’a donc fait ce grain de blé de plus que tout autre pour figurer ainsi à l’état de monument sacré au fond d’un reliquaire ? Il a reposé trois mille ans sous le pli d’une bandelette dans une nécropole d’Égypte ; il a trois mille ans de date, et par sa date il tient de Pharaon.

Nous n’irons donc pas opposer un génie de la veille à un génie de l’antiquité pour démontrer le progrès des idées, parce que dans le parallèle nous aurions le temps contre nous, c’est-à-dire le préjugé des préjugés. Nous ne chercherons pas si un philosophe ou un moraliste de notre âge a pensé plus creux que Job, comme vous dites, ou rêvé plus grand que Platon. Nous pourrions longtemps entrechoquer des noms propres les uns contre les autres sans jamais faire jaillir du choc une clarté sur la discussion.

Posons autrement la question si nous voulons la résoudre. Demandons-nous simplement si les hommes aujourd’hui ont plus d’idées, plus d’idées justes, bien entendu, et non pas creuses, que les hommes d’autrefois, et si les idées rayonnent de notre temps sur plus d’intelligences que du temps du paganisme. Accroissement des connaissances et diffusion des connaissances accrues, voilà les deux conditions du progrès des idées. L’Europe les a-t-elle réalisées l’une et l’autre depuis la renaissance ? Faisons le bilan de la vérité.

Mais je vois déjà au reflet de la lampe allumée en ce moment sur ma table sortir de l’ombre le triste et austère spectre de Pascal qui réclame la priorité. Pauvre génie troublé, jeté brusquement à l’entrée de l’avenir, il en éprouva comme un sentiment de terreur. Il garda toute sa vie la majestueuse mélancolie de l’aurore de Michel-Ange. La nature l’avait fait prophète ; il plongea le premier son long regard dans le monde du progrès. Mais après avoir entrevu la lumière, il rentra dans la nuit du moyen âge avec un cri de désespoir. N’importe, il n’en a pas moins déchiré le premier le voile du sanctuaire. Je lui passe donc la parole. La vérité dans sa bouche aura plus d’autorité.

« Non-seulement chacun des hommes, dit-il, s’avance de jour en jour dans les sciences, mais tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. D’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans les philosophes : car comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés ? »

Vous êtes par le génie de la famille de Pascal. Reconnaissez-vous la voix du sang à ce langage ? Reprenons maintenant la démonstration, et au raisonnement du sublime géomètre ajoutons deux siècles de plus d’arguments.

XIII

Et d’abord constatons en fait que si les anciens ont eu des idées, nous les avons comme eux, puisqu’ils nous les ont léguées. Ce qu’ils ont su, nous le savons ; ce qu’ils ont dit, nous pouvons le redire. Nous possédons la même richesse qu’eux sous le rapport de la science, sans nous donner d’autre peine que de naître après eux et de recueillir leur héritage. Il y a là, au premier coup d’œil, supériorité du présent sur le passé et présomption de progrès ; car du moment que nous, les derniers venus, nous n’avons plus à faire ce que nos aînés ont fait, à découvrir ce qu’ils ont découvert, nous avons pleine facilité, à moins de perdre notre titre d’hommes et de cesser de penser par nous-mêmes, pour procéder à de nouvelles découvertes et à de nouvelles connaissances. Cherchons donc si nous avons ajoute au patrimoine de nos pères ou si nous vivons simplement sur leur capital. Confrontons de bonne foi les notions que nos aïeux nous ont transmises avec les doctrines que nous professons aujourd’hui sur Dieu, le monde, l’homme, la société.

Quelle idée les anciens avaient-ils de la Divinité ? l’idée que leur inspirait le spectacle même de leur destinée. L’homme voit Dieu à travers sa souffrance ou sa rédemption. En pourrait-il être autrement ? Puisqu’il voit en soi l’effet et en Dieu la cause, il doit nécessairement, sous peine de violer la loi d’identité, caractériser la cause au caractère de l’effet. Lors donc que la somme du mal l’emporte sur la somme du bien, comme à l’origine de la société où l’homme lutte à force inégale contre la nature, la religion asseoit d’abord sur le trône du monde un Dieu terrible, un roi de l’épouvantement. Mais à côté du mal, l’homme rencontre cependant encore çà et là le bien sur son passage, et la vie a encore pour lui à l’occasion un sourire. Alors au Dieu terrible il adjoint, ou plutôt il oppose un Dieu bienfaisant. Mais, impuissant à concilier ces deux maîtres contradictoires, il délègue à chacun dans le ciel un canton différent d’action. L’un détruit, l’autre conserve ; l’un tue, l’autre crée ; l’un demande pour culte du sang sur l’autel, l’autre la fleur de la gerbe.

Au point de départ, dans le fort de la lutte, le Dieu mauvais a la haute main sur son concurrent et exerce pleinement la suprématie. Mais, à mesure que l’humanité marche et renverse à chaque pas la proportion du bien au mal, le Dieu bon reprend successivement l’avantage, et finit même par éconduire du ciel le dieu malfaisant. Ainsi, dans la civilisation sanskrite la plus reculée, Siva, ou le dieu mauvais, accapare, en quelque sorte, pour son compte personnel, l’adoration de la multitude. Brahma attend son jour en silence. En Perse, seconde civilisation en date, Arihman, dieu subalterne, a déjà perdu sa copropriété de l’éternité. Un jour doit venir où Ormutz, le dieu bon, doit le précipiter dans l’abîme. En Égypte, troisième étape de la civilisation, Osiris a gagné la victoire dès ce monde-ci et relègue Typhon dans le désert. En Grèce, qu’est-ce que Saturne ? un dieu enseveli dans la légende. Jupiter règne seul au premier rang sur l’immensité de l’Empyrée. En Judée, Moloch est à peine un souvenir ; Jéhovah l’a consumé, en passant, de la foudre de son regard. Plus tard, enfin, après Jéhovah, le principe mauvais descend de l’état de dieu à l’état d’ange déchu, et prend dans la nouvelle théogonie la figure grotesque de Satan. Pendant toute cette recrudescence de souffrance matérielle, appelée l’époque du moyen âge, Satan joue dans l’humanité le rôle de personnage important. Il remplit le monde du bruit de son nom, et il le couve, en quelque sorte, sous son aile de chauve-souris. Mais aujourd’hui où est Satan ? qui l’a vu ? qui le voit ? qui lui fait une part dans son âme ou dans sa terreur ? peut-être un paysan Bas-breton, là-bas, lorsque le soir, enveloppé de sa peau de chèvre, il regarde sous un vent sinistre d’automne un nuage courir sur la bruyère.

Ainsi à mesure qu’en marchant l’humanité refoule le mal derrière elle, elle prend meilleure opinion de la Divinité. Au commencement et pendant longtemps l’action de Dieu sur la terre avait un seul nom : fatalité ! fatalité ! vous entendez ; c’est-à-dire un Dieu implacable, un Dieu insensible, un Dieu indifférent, jouant avec l’homme comme le vent avec la paille du chemin. Mais voici qu’un souffle de grâce passe sur la terre, la terre sent tressaillir un nouveau-né dans son sein, la rose de Samarie fleurit, la vigne d’Engaddi mûrit, et un Dieu bon, un Dieu tendre, un Dieu aimant, un Dieu tout à tous, vient parmi nous, dans nos rues, dans nos champs, dans nos fêtes, au bord de nos étangs consoler l’affligé, guérir le blessé, relever la femme, multiplier le pain, changer l’eau en vin, racheter l’esclave. Son père, toujours la colère sur la lèvre, toujours le tonnerre à la main, menaçait, maudissait, châtiait ou tuait ; lui au contraire, l’œil doux et le front illuminé d’une paix céleste, il aime et il bénit intarissablement, et au lieu de prendre à chaque instant la vie de l’homme en expiation de sa vengeance, il lui donne sa propre vie en sacrifice, et à partir de ce moment, l’action de Dieu dans l’univers, appelée jusqu’alors fatalité, change de nom et prend le titre de Providence. Le monde actuel a donc sur le monde ancien, en fait de conception de Dieu, toute la supériorité de l’idée de Providence sur l’idée de fatalité.

Maintenant quelle idée le monde ancien avait-il du cosmos infini, au sein duquel nous flottons, passagers d’un jour, sur un grain de poussière ? une idée trop modeste en vérité ; nos pères croyaient que le ciel était une coupole de lapis, semée par raison d’ornement d’une multitude innombrable d’étoiles. Dans ce système la terre, surface plane fermée par l’abîme dans toute sa circonférence, posait sur pivot au centre de la coupole. Le soleil, vagabond du ciel, figurait quelque chose comme un char de feu qu’un dieu en sous-ordre menait chaque jour, à grande guide, d’Orient en Occident. Une fois en frais d’imagination, l’antiquité mit couramment un dieu de faction partout où elle voyait à l’œuvre une force de la nature ; entendait-elle le nuage tonner, un dieu roulait la foudre ; le flot mugir, un dieu secouait son trident ; le volcan frémir, un dieu battait l’enclume ; un fleuve murmurer, un dieu versait son urne du haut de la montagne. L’explication était poétique assurément et commode, pour commenter le drame du monde sans autre peine que de chercher à chaque épisode de vie un nouveau nom d’acteur ; mais était-elle suffisante pour rendre raison à l’esprit de la majesté de l’univers ?

Quoi ! un homme hier — car qu’est-ce qu’un siècle à l’horloge de l’éternité ? à peine un tour d’aiguille ; un homme, dis-je, a envoyé du fond de l’abîme, à travers l’immensité, sa pensée peser le monde et surprendre à Dieu les lois de la gravitation. Quoi ! cet autre a restitué à la planète sa place dans l’univers, et tracé du bout du doigt dans l’espace la forme de son ellipse ; quoi ! cet autre a exhumé du sol le registre de la première genèse, cet autre a découvert le calcul infinitésimal, cet autre l’algèbre, cet autre la dynamique, cet autre la botanique, cet autre la chimie, cet autre la statique, cet autre la météorologie, cet autre la physiologie, cet autre la physique, cet autre la minéralogie, cet autre l’anatomie, cet autre la biologie, cet autre l’économie, toutes sciences nouvelles, toutes sciences modernes, inconnues ou à peu près inconnues aux anciens, toutes appelées, à leur insu, à donner à l’homme une notion plus exacte du mystère divin et un sens plus religieux de l’infini, et vous demandez quelle idée nous avons de plus que l’antiquité ! mais cette idée-là précisément que vous, notre poëte bien-aimé, vous semez à chaque instant sur vos pas lorsque vous montez sur la colline, pour entonner à haute voix le chant de gloire des inépuisables et des incommensurables magnificences de la création.

Soit, direz-vous peut-être, l’âge moderne a reculé plus loin dans l’espace la limite du mystère, sauf à retrouver la muraille bien près encore, mais sur l’homme lui-même, le chapitre à coup sûr le plus intéressant de la connaissance, avons-nous acquis véritablement une seule vérité ? Le connais-toi toi-même de Socrate n’est-il pas encore le mot à l’ordre du jour de toute philosophie ? Malgré l’ambition de tant de systèmes pour pénétrer l’énigme humaine, le doute n’est-il pas en dernière analyse le lit de repos de la sagesse ?

Non, répondrai-je hardiment quant à l’homme physique, nous avons assurément des notions que l’antiquité a ignorées ou tout au plus effleurées. Les savants de nos jours ont démonté le mécanisme du corps pièce à pièce, nous en avons touché les poids, compté les rouages ; nous savons aujourd’hui à travers quelles incubations silencieuses le fœtus arrive successivement, comme par une sorte de répétition occulte du drame entier de la genèse, du dernier degré de l’échelle à l’état de chef-d’œuvre vivant de cet univers. Nous pouvons dire par quelles écluses le sang précipité dans l’organisme, et enflammé au contact de l’oxygène, circule indéfiniment, pour entretenir partout, réparer partout et partout réchauffer la vie sur son passage. Nous avons appris de la physiologie par quels innombrables méandres le fluide nerveux porte l’injonction du mouvement, du cerveau à chaque membre, et la sensation, de chaque membre au cerveau. La science de l’homme a deux pôles, le corps et l’esprit ; en connaissant mieux un des deux termes du problème : le corps, nous avons pu définir avec plus d’exactitude l’autre terme : l’intelligence, et placer la borne entre ces deux mondes avec plus d’équité.

Quant à l’homme moral, Dieu me préserve de dire que l’antiquité ait méconnu le signe sacré qui fait de lui le reflet vivant de Dieu sur la terre. Certes Platon a mis le premier l’âme assez en évidence, pour qu’aucune objection désormais ne puisse l’atteindre en elle-même dans son essence ; mais ébloui de ce premier éclair de vérité, il a supprimé le monde en quelque sorte, mis parfont l’idée à la place de la réalité, et fait de l’infini un vide immense peuplé seulement d’abstractions. L’école péripatéticienne sans doute a corrigé l’erreur, et a réintégré dans l’âme humaine, sous le nom de catégories, des idées retirées de l’âme humaine par Platon, et imprudemment essaimées à travers l’espace.

Est-ce à dire pour cela que les deux grands métaphysiciens de la Grèce ont fermé sur eux en partant les portes de la philosophie ? et qu’après eux l’esprit humain épuisé n’a plus qu’à balbutier éternellement leur parole, sans pouvoir découvrir par lui-même aucune nouvelle notion ? mais à ce compte, loin de dresser dans le Panthéon de l’humanité des statues à Bacon ou à Descartes, nous devrions au contraire condamner leur mémoire à l’oubli, car au lieu d’être des penseurs novateurs, originaux, ils ne seraient réellement que les doublures, que les ombres de l’antiquité.

Et remarquez que nous n’avons pas à rechercher ici, dans cette thèse du progrès, si Platon, si Aristote, ont eu l’un ou l’autre intrinsèquement, plus ou moins de génie que Descartes ou que Leibnitz ; discussion impossible et ensuite oiseuse ; mais bien, mais seulement si la philosophie moderne en possession de toutes les vérités de la philosophie ancienne, et par conséquent de tous les éléments des vérités nouvelles, a par des investigations plus nombreuses, plus suivies, mieux classé les facultés de l’âme, mieux approfondi les problèmes intimes de l’esprit humain, et les autres problèmes en dérivant par voie de conséquence. Poser la question c’est la résoudre car de toutes les tentatives impossibles, la plus impossible assurément serait aujourd’hui de vouloir traiter de la philosophie, et de prendre rang dans la science en faisant abstraction de tout le mouvement d’idées élaborées, et de toute la masse de preuves acquises depuis trois cents ans en Europe.

Maintenant, quelle idée l’antiquité avait-elle de l’homme en société ? Elle faisait de l’humanité deux parts, deux races distinctes marquées l’une et l’autre dans leur chair et dans leur constitution, nées et instituées de toute éternité, l’une pour commander, l’autre pour obéir, l’une pour porter le fouet, l’autre le collier, et non-seulement en fait, non-seulement à l’application, mais encore scientifiquement, en théorie. Lisez plutôt Platon et Aristote au titre de l’esclavage. Et dans la race libre, autre inégalité entre l’homme et la femme. La femme destituée de son âme est à proprement parler une forme de la propriété. Soumise à la polygamie, ou à la répudiation, sorte de polygamie successive, elle appartient tout entière au mari, sans avoir le droit d’aspirer à la réciprocité et sans prétendre, en échange de son affection confisquée bon gré mal gré, à autre chose qu’un tour d’ordre ou un tour de faveur. Murée dans l’enceinte du gynécée, elle vit dans une solitude plus cruelle que sa cellule, dans la solitude de l’esprit. À Rome seulement, c’est-à-dire à la fin de la civilisation antique, elle a l’autorisation d’apprendre à lire et de compter par la pensée.

Voilà comment, dominée par le fait existant, la science politique comprenait de l’autre côté du christianisme le rapport de l’homme avec l’homme dans la cité, et de l’homme avec la femme dans la maison. Comprenait-elle avec plus d’équité le rapport extérieur de race à race, et de société à société ?

L’histoire répond à la question par un long cri de pillage et de carnage. Un peuple croyait d’autant plus gagner en richesse qu’il ravageait plus à fond le territoire étranger. Aristote classait le pillage parmi les modes légitimes d’acquisition et les moyens de richesse, sans soupçonner un instant que la dévastation du vaincu appauvrit en réalité le vainqueur, et que la stérilité d’un territoire réagit sur l’autre par une conséquence forcée, et qu’en coupant ici la production à la racine la guerre supprime une occasion d’échange.

Et maintenant voyez si nous avons une doctrine plus savante, plus rationnelle que cette théorie de force et de hasard sur le rapport de l’homme avec l’homme devant la cité, de la femme avec l’homme au foyer, et du peuple avec le peuple dans l’humanité. Il suffit pour cela de comparer notre code à n’importe quel autre code antérieur, fût-ce le Deutéronome, et notre droit international actuel avec l’implacable vœ victis de Brennus, droit courant de l’antiquité. Le siècle sans doute a encore beaucoup à gagner, beaucoup à conquérir encore sur les préjugés du passé, égarés et attardés dans notre civilisation. Mais nous pouvons prendre patience aujourd’hui et crier confiance, car la raison humaine toujours inspirée, toujours active, et aujourd’hui armée de la presse, de la vapeur, du chemin de fer, du télégraphe électrique, achève ou continue de faire de plus en plus de la famille une âme à deux, de la nation une famille à plusieurs, de l’univers un atelier commun et un marché d’échange. Et puisque j’ai prononcé ce mot de raison, permettez-moi d’évoquer ici un souvenir, non pour la puérile satisfaction de mettre un contradicteur en opposition avec lui-même, mais simplement pour prendre occasion de rentrer avec lui en sympathie d’idée.

C’était à la veille d’une grande date de l’Europe sur le sol généreux où la vigne, plante nationale par excellence, semble verser avec la goutte de vin le patriotisme au cœur de la population. La foule avait pris place autour d’une table comme à la Cène civique de la liberté, pour communier solennellement en corps au nom et en commémoration de la première révolution. Le hasard) ce profond dramaturge souvent, et ce profond metteur en scène, avait voulu que précisément ce jour-là une tempête éclatât dans l’atmosphère. Le vent soufflait avec violence, et avait déchiré la tente du banquet comme il déchira autrefois le voile du sanctuaire. Or, pendant qu’à travers les brèches de la toile en lambeaux, le ciel remué dans toutes ses profondeurs semblait descendre en langues de feu sur la tête des convives, un homme debout, tranquille, illuminé d’éclairs et soulevé en quelque sorte au-dessus de lui-même par la commotion d’en haut, rendait ainsi témoignage, la main levée, du dieu Progrès et adressait cette invocation magnifique au triomphe progressif et continu de la raison.

« Au triomphe régulier, progressif et continu de la raison humaine. Au triomphe de la raison humaine dans les idées, dans les institutions, dans les lois, dans les droits de tous, dans l’indépendance des cultes, dans l’enseignement, dans les lettres, dans le fond et la forme des gouvernements. La raison humaine, quoi qu’en disent les amateurs de ténèbres, est la confidente divine de la Providence sur la terre. Elle est la révélation continue des vérités dont la clarté s’accroît sans cesse sur l’horizon des peuples. La raison humaine est la foi intellectuelle de la France. La grandeur de la France est pour ainsi dire liée à la grandeur de l’esprit humain. »

Jamais coupe levée n’a porté au ciel de plus sainte parole. Or, cette coupe c’était vous qui la teniez. Nous vous la rapportons aujourd’hui. Buvez donc, ô notre maître, car ceci est le sang d’une nouvelle Pâque et l’eucharistie d’une nouvelle croyance.

XIV

J’aborde enfin le côté le plus difficile de la question du progrès, le côté de l’art, surtout de l’art plastique. Ici, je l’avoue, j’ai besoin d’appeler à mon secours toute la puissance de la vérité, car j’ai à défendre sa thèse non-seulement contre les adversaires déclarés, mais encore contre les partisans plus ou moins timides du progrès. Plusieurs dans nos rangs mêmes accordent volontiers que l’antiquité a trouvé du premier coup le dernier mot de l’art en toute chose, en architecture comme en sculpture, en musique comme en poésie, et qu’après elle nous pouvons dès à présent tirer l’échelle et renoncer à jamais à monter d’un degré de plus dans l’idéal de la beauté. Ces gens-là, faute d’avoir suffisamment éclairci leur opinion et mis en ordre leur principe, vivent en réalité sur une contradiction et sur une inconséquence. Du moment, en effet, qu’ils admettent le progrès chez l’homme pour la faculté du vrai et le retirent à la faculté du beau, ils déchirent l’âme en deux et assignent à chaque lambeau un mouvement en sens inverse. On dirait de leur progrès ainsi formulé un homme polype, un être fait de rapport, qui laisserait en marchant une partie de son corps en arrière, tandis que l’autre continuerait son chemin. Vous avez du moins sur ces trembleurs de la vérité l’avantage de l’unité de doctrine. Vous niez le progrès partout, aussi bien dans le monde de la science que dans le monde de l’esthétique. Voici sur ce dernier chapitre votre conclusion :

« Est-ce dans l’art que vous cherchez le progrès ? L’Égypte, la Syrie, les Indes, le Parthénon, Phidias, les bronzes, les statues, les médailles, les vases Étrusques, nous répondent. L’éternel effort de nos arts modernes est de remonter à ces types du beau dans l’architecture et dans la sculpture, et comme les arts prennent ordinairement leur niveau dans une même époque, tout fait conjecturer que les arts de l’esprit égalaient en perfection ceux dont la matière plus solide nous a conservé les chefs-d’œuvre. »

Commençons par rayer l’Inde du catalogue ; car l’Inde de Brahma sommeillait en fait d’art du sommeil de l’enfance. Elle a pu, sans doute, à Ellora et à Eléphantide, creuser au flanc des montagnes d’immenses cavernes, tailler à gros blocs pour porter le poids des plafonds de monstrueuses colonnades en forme d’éléphant, et creuser des étangs dans les nefs de ces pagodes souterraines, ou y précipiter des cataractes du haut de la montagne pour abreuver au fond du sanctuaire les troupeaux de bœufs sacrés. Toutefois, malgré ce gigantesque effort et ce prodigieux coup de main sur le granit, elle n’a pu élever cette collaboration panthéisque avec la nature jusqu’à la hauteur de l’architecture proprement dite, ni de la sculpture.

L’architecture commence à l’Égypte ; architecture sévère, monotone comme la plaine du désert, élémentaire, uniforme, réduite à une seule figure : la pyramide ; à une seule ligne : la ligne horizontale, comme si elle avait cherché de parti pris à traduire par la simplicité et l’inflexibilité du profil la pauvreté et l’immobilité de sa civilisation. La Grèce reçoit le secret de l’art architectural de la main de l’Égypte, et brise la solennelle rigueur du type égyptien pour le refondre au moule plus souple et plus riche à la fois de son génie. Elle donne au marbre, variété, grâce, élégance, harmonie ; elle invente le fronton, elle impose un rhythme à la colonne. Rome poursuit l’évolution ; elle continue le système grec, mais elle l’agrandit, mais elle le développe, mais elle apporte la voûte au monde pour sa part d’invention, et de la voûte elle tire tout un ordre de monuments nouveaux : le cirque, le palais, le pont, l’aqueduc. Le moyen âge, enfin, lance la voûte dans le ciel, son éternelle aspiration, l’aiguise en ogive, multiplie et incidente la ligne, et réalise jusqu’à nouvel ordre, par la cathédrale, la suprême formule de l’architecture. Voilà le progrès, car le progrès ne consiste pas, comme on semble le croire trop souvent, à atteindre dans l’ordre simple une sorte de perfection relative, mais bien à poursuivre dans l’ordre complexe le plus grand nombre d’impressions possibles, et à faire, pour ainsi dire, le circuit de l’âme humaine, en parlant à tous les sens à la fois et à toutes les facultés.

Vous croyez pouvoir affirmer que tous les arts dans le même pays et au même siècle prennent naturellement, nécessairement le même niveau. L’histoire cependant refuse de vous suivre dans cette hypothèse. Qu’est-ce que la sculpture, par exemple, en Égypte, comparativement à l’architecture ? un signe, une convention, un hiéroglyphe, mais jamais un art marqué au véritable cachet de la nature. La Grèce a eu la première la gloire de trouver la formule dernière de la beauté humaine dans la sculpture ; elle trouva aussi, il faut l’avouer, toute facilité pour cette œuvre dans le symbolisme particulier de sa religion. La statue d’abord avait seule droit, d’après la liturgie, à représenter la Divinité, et ensuite, comme la divinité païenne divergeait à l’infini en une innombrable quantité de dieux, de déesses de toute espèce et de toute nature, la statuaire avait ainsi une inépuisable profusion d’œuvres de tout genre et de tout type à reproduire du haut au bas de l’Olympe. La Grèce a donc touché du premier coup, je le reconnais volontiers, le sommet de l’art dans l’apothéose, en quelque sorte, du corps de l’homme par le marbre et le bronze. Mais cette perfection d’un ordre borné a-t-elle réellement épuisé le progrès en fait d’art, et condamné le monde désormais à l’immobilité ? Autant vaudrait dire que pour avoir trouvé aussi du premier jour la forme parfaite de la hache, l’industrie a renoncé depuis lors à inventer de nouveaux instruments de travail.

La statuaire, par sa nature même, ne peut guère représenter qu’un ordre de beauté : la forme, la ligne, le geste, l’attitude. Chaque art a la limite de son procédé ; sans quoi un art serait à lui seul tous les autres arts réunis. Le marbre laissait donc de côté tout un monde de sentiments et d’idées. La statue n’a pas de regard. Or, l’œil est le foyer de l’émotion, c’est dans l’œil que le rayon de l’infini descend ; c’est par l’œil que l’homme le répand au dehors. La sculpture d’ailleurs ne comporte aucune action multiple, composée de plusieurs épisodes ou plusieurs acteurs. Le personnage isolé ou le groupe, voilà sa fonction, ou tout au plus une série de figures condamnées à défiler sur un même plan, comme dans le bas-relief des panathénées de Phidias. L’âme, la nature, la lumière, la couleur, l’action, c’est-à-dire la vie elle-même, dans sa magnifique ampleur, est pour elle une page fermée.

La peinture, forme d’art spiritualiste, née d’une religion spiritualiste comme elle, pouvait seule traduire au regard le drame et le sentiment dans son infinie variété. Or, la peinture date de la Renaissance. On parle, à la vérité, de peinture dans l’antiquité ; mais comme elle a sombré jusqu’au dernier vestige sous le flot du temps, on veut complaisamment la voir à travers la sculpture ancienne, la juger sur le mérite de cette sculpture, conclure de l’une à l’autre, et proclamer par analogie une sorte d’égalité rétrospective, à Athènes ou à Rome, entre le tableau et la statue. Mais la peinture a-t-elle cependant si bien emporté le secret de son infirmité d’origine que nous devions passer condamnation sur ce jugement par induction ? Je ne le pense pas ; car, de l’aveu même de l’histoire, elle ignorait la perspective et le clair-obscur, c’est-à-dire que, déshéritée de la moitié des notes du clavier, elle devait rendre nécessairement une harmonie incomplète sous le doigt de l’artiste.

Mais avons-nous le droit de raisonner en bien ou en mal d’un art absent, inconnu, enseveli, évanoui à jamais derrière l’horizon du temps ? Pourquoi non ? si la peinture antique, quoi qu’on ait pu dire, a laissé trace de son passage, et, comme une ombre d’elle-même, suffisante pour apprécier, sinon l’œuvre, du moins le système. Nous ne connaissons, sans doute, aucun tableau de Timanthe ou de Parrhasius, mais nous en possédons çà et là la contre-épreuve. Rome, médiocrement dotée du génie artiste, prenait son parti de son infériorité en copiant à l’infini les chefs-d’œuvre d’Athènes et de Corinthe ; elle tirait volontiers cent exemplaires d’une même statue. Après avoir conquis la Grèce, elle en pilla les peintures ; la reproduction constitua dès lors pour elle une industrie. Une corporation de copistes appelés Ectypes alla de ville en ville par toute l’Italie, décalquant, en quelque sorte, les compositions des maîtres grecs et les représentant en détrempe sur le stuc de chaque maison et de chaque villa. Pompéi, précisément décoré de la main de ces Ectypes, est donc le musée retrouvé de la peinture grecque, à la différence toutefois de la touche de l’artiste à la touche du copiste. Plus de doute à cet égard pour qui a étudié de près la question. Eh bien ! de l’étude attentive des innombrables compositions de Pompéi, la critique peut hautement déduire que la peinture antique était en réalité une variante du bas-relief, un bas-relief par la couleur. Même composition, même ordonnance ; peu d’action, nul contraste, le moins de personnages possible ; et, le plus souvent, pour rendre encore le rapprochement plus complet, Zeuxis, par exemple, peignait en grisaille. Quant au paysage, il n’en est pas question. L’antiquité, sous ce rapport, en est restée à l’enfantillage chinois : un pont par ci, une porte plus loin, une volière à côté, un arbuste ailleurs.

Est-ce bien là en conscience la peinture inspirée et multiple de ce côté-ci du temps ? de cette peinture qui, tour à tour, épique, dramatique, pathétique, majestueuse, colorée, gracieuse, rêveuse, intime, domestique, embrasse à la fois de Raphaël à Véronèse, de Véronèse au Poussin, du Poussin à Lesueur, de Lesueur à Rembrandt, et de Rembrandt au Lorrain, qui embrasse, dis-je, et réfléchit à la fois le ciel et la terre, la lumière et la vie, l’humanité et la nature, l’histoire et la légende, et sur cette scène infinie amène incessamment et représente inépuisablement tous les drames de l’homme, tous les moments de son âme, ses joies, ses fêtes, ses douleurs, ses tristesses, ses martyres, ses rêveries, ses intimités, ses tendresses, ses effusions, ses piétés, ses extases ? Et en face de toutes ces explosions du sentiment sur la toile et sur la muraille, en Italie, en France, partout en Europe, vous cherchez encore dans l’art une preuve de progrès ! Mais rappelez-vous donc, ou regardez donc encore une fois la Création de l’homme, par Michel-Ange le Spasimo, de Raphaël ; la Madone à la Seggiola, la Galathée, n’importe quelle œuvre tombée de la main de ce génie divin ; l’Eudamidas du Poussin le Bruno, de Lesueur ; le Christ au tombeau, du Titien ; la Noce, de Véronèse, la Leçon d’anatomie, de Rembrandt ; le Soleil levant, du Lorrain. Allez chercher ensuite dans votre mémoire ou sur place les derniers débris, les glorieux survivants de l’art antique, les marbres de Phidias, les chefs-d’œuvre, à la suite, du Vatican, les peintures au choix d’Herculanum ou de Pompéi, et si, après cette confrontation attentive des inspirations de l’art dans l’antiquité et des inspirations de l’art à l’époque de la renaissance, vous persistez encore à poser la question : Où est le progrès ? je renonce désormais à chercher la vérité, à la démontrer. Il n’y a plus de l’homme à l’homme, de vous à moi, un critérium commun de jugement.

Quant à la musique, un seul fait prouvera le progrès. L’antiquité ignorait l’harmonie.

Reste la poésie. Mais avant de décider entre le passé et le présent, commençons par déterminer le caractère de la poésie. La poésie est-elle, avant toute chose, un ordre de sentiments exprimé par la parole, ou simplement la forme destinée à noter en cadence cet ordre de sentiments ? Le vers est-il un idéal ou un vêtement ? La question, à coup sûr, vaut la peine d’être posée ; car chaque jour nous voyons confondre ces deux ordres d’idées essentiellement distincts cependant ; et à vrai dire, notre admiration à outrance de l’antiquité repose tout entière sur cette confusion.

Est-ce l’ordre de sentiments que vous glorifiez dans cette poésie ? Mais quels sentiments dignes de notre siècle trouvons-nous, par exemple, chez les héros d’Homère, chez ces rois sauvages, égorgeurs, rôtisseurs, cuisiniers en plein vent et amoureux, après le coup d’hydromel, de leur esclave, arrachée de la veille au foyer de son père et traînée de vive force dans la tente du vainqueur ? Nous trouvons des sentiments de bête fauve, la passion de plein bond, l’amour du meurtre, le pillage, le viol, l’invective, l’insulte au vaincu, la fourberie, le festin, l’ivresse et le repos du chacal, repu de sang auprès de sa femelle. L’Iliade est une ménagerie. Homère a raison de comparer sans cesse celui-ci à un lion, cet autre à un renard. La force est en effet pour ces cannibales, chaussés de la chlamyde, la première, l’unique vertu ; l’agilité une gloire, la fuite une habileté, le mensonge une sagesse. Ulysse rencontre de nuit un Troyen égaré entre les deux camps, l’attire en lui promettant la vie, et l’égorge ensuite sans remords. Ôtez du poëme l’éternelle ritournelle où l’on tue, ou l’on mange en magnifique vers alexandrins, que reste-t-il de l’Iliade ? quelques cris de l’âme seulement ; car, enfin, l’homme a toujours aimé, toujours souffert, et traduit en accents vibrants sa souffrance et sa sympathie.

La tragédie antique rachète-t-elle du moins la brutalité effrénée de l’épopée ? Oui, sans doute, en partie, puisque, venue longtemps après Homère, elle a dû nécessairement trouver l’âme humaine enrichie de nouveaux sentiments et bénéficier de cette richesse. Est-ce à dire pour cela que nous pourrions en sûreté de conscience aller chercher l’idéal de l’humanité sur les débris du théâtre d’Athènes ? Mais la fable tragique repose tout entière sur la doctrine de la fatalité, c’est-à-dire la négation de toute morale, la négation de toute responsabilité de l’homme dans ses actes ou dans ses pensées. Qu’est-ce que ce monde-ci devant le maître aveugle qui règne sur lui les yeux bandés ? un jeu de hasard. Qu’est-ce que l’âme humaine ? la pièce d’un échiquier. Un dieu joue pour elle la partie, veut pour elle, agit pour elle à l’insu d’elle-même et en dehors de sa participation. Plus de liberté, plus de conscience ; l’homme tient le poignard, mais du haut du ciel un autre frappe le coup ; l’homme tue son père, l’homme tue sa mère, et il peut ensuite lever la main vers le ciel sans qu’une seule goutte de sang encore chaude sur cette main-là puisse crier contre lui, car il a encore moins pris de part au meurtre que le fer laissé dans la blessure. Pitié donc pour le meurtrier autant que pour la victime !

Nous, au contraire, nous avons rétabli l’homme au théâtre dans la possession de sa liberté et de sa volonté. Ce qu’il fait, il peut le faire ou ne pas le faire ; ce qu’il veut, il peut le vouloir ou ne pas vouloir. C’est désormais dans le duel de la vertu contre la passion, de la conscience contre la destinée que nous avons posé l’intérêt de la tragédie. Les faits de cette vie sans doute ne nous appartiennent pas, mais nos résolutions nous appartiennent en toute propriété, et, avec elles et grâce à elles, vaincus ou écrasés par les circonstances, nous remontons du fond de l’abîme au-dessus des événements. Vous voulez nous contraindre à l’apostasie ; voici notre poitrine, nous sommes les martyrs, c’est-à-dire les héros de la conscience. Allez, licteurs ! nous descendons de Polyeucte, nous vous suivons la tête plus haute que la hache de vos faisceaux, et sur le chemin du supplice, nous pourrons dire que nous marchons à la gloire ; car nous y marchons en effet avec la tranquillité auguste de notre immortalité.

Cette substitution de la liberté à la fatalité dans l’inspiration première de la tragédie, est à elle seule une éclatante démonstration du progrès. Si l’homme reconnaissait autrefois au lugubre fatum une si grande part dans son existence, c’est que faible, nu, ignorant, désarmé, opprimé, ballotté sans cesse par le sort, sans force de réaction suffisante contre le mal, il avait fini par faire la théorie de sa misère et par attribuer à son âme, toujours couchée et liée sur la pierre d’immolation, la passivité funèbre de la victime. Pour sortir de cet état de langueur et de prostration sous la main de la destinée, il devait prendre confiance en lui-même, prendre meilleure opinion de sa personnalité, de sa puissance sur l’univers ; mais comment prendre cette opinion, cette confiance, sinon par son industrie, par sa science, par la victoire de son génie, c’est-à-dire l’œuvre même du progrès ?

Que dire après cela de la poésie lyrique avant le christianisme ? Cette poésie, relisez-la aujourd’hui si vous en avez le courage : c’est l’âme antique mise à nu sous notre regard. Qu’est-ce que cela chante sur la lèvre d’Anacréon comme sur la lèvre d’Horace ? Écoutez Anacréon, ce vieillard pris de vin, vinosus senex, comme disait l’antiquité elle-même dans un moment de franchise : La terre boit l’eau, dit-il quelque part, l’arbre boit la terre, le soleil boit la mer, pourquoi ne boirais-je pas à mon tour ? Oui, boire, et dépenser ensuite son ivresse Dieu sait comment, c’est là l’éternel refrain qui flotte sur la lyre du vieillard. L’idéal de la vie pour ce chantre des sens et uniquement dans l’écume de la coupe et dans la ceinture au vent. Horace, malgré le progrès du temps, vendange à la même treille, et puise l’ivresse la même inspiration ; sur dix odes qu’il écrit, il en écrit huit au moins pour célébrer d’un vers haletant, comme le sein de la bacchante, Nééra couronnée d’ache et de lis ; Pyrrha penchée sur les rênes de soie de son quadrige ; Leucorée, Glycère, Cinara, Inachia, et les cheveux noués à la laconienne, et les soupirs du hautbois dans la rue de Suburra, et ses métairies caressées du vent frais de la montagne, et ses amphores parfumées de cécube, toutes les débauches en un mot et toutes les voluptés d’épiderme d’un poëte épicurien, qui prend la lie de la vie pour la vie elle-même, et fait uniquement de l’homme une machine à jouir, et de la mort un aiguillon de plus à la jouissance.

J’ai honte, je l’avoue, de mettre le lyrisme moderne, ivre d’infini, en parallèle avec cette poésie échauffée des miasmes du banquet ; mais vous prenant vous-même à partie, je vous dis en toute confiance : Jugez dans votre propre cause, et osez vous rendre justice. À cette heure, où, penché sur le problème de l’humanité, j’essaye dans le trouble de mon insuffisance à condenser la preuve débordante en moi de la doctrine du progrès, il y a peut-être là-bas, sur une grève de la Méditerranée, un poëte né d’un reflet de votre génie assis à côté de sa Béatrice inconnue ; ils viennent de lire un de ces hymnes sacrés où vous avez fait descendre je ne sais quelle flamme du ciel dans leur cœur comme sur l’autel. Ils ont reconnu à votre poésie la langue muette de leur rêve ; votre poésie a dit pour eux ce qu’ils avaient à dire, et maintenant ils aiment en silence. Le lecteur a laissé le volume ouvert sur son genou, le vent du soir joue avec la page chargée de la mystérieuse confidence ; la vague jette à la première étoile levée à l’horizon une plainte à voix basse d’une ineffable douceur, et tous deux plongés dans les derniers rayons du crépuscule, sérieux, recueillis, répandent voluptueusement leur extase dans la nature, et la sentent rentrer en eux par tous les souffles de l’air, par tous les parfums de la terre, tous les frissons de la vague, et tous les effluves de l’atmosphère. Leur âme est un temple ; Dieu est là ; et vous pourriez croire que pour rendre raison de cette fête du cœur, où vous avez convoqué le premier, où d’autres ont convoqué après vous toutes les grâces et toutes les piétés de nature, nous irons ramasser à vingt ou à trente siècles en arrière la rose effeuillée de la poésie antique sur le fumier de l’orgie ? Ah ! Lamartine, respectez votre idéal ; vous nous le devez, à nous, pour les admirations opiniâtres et violentes que nous avons toujours répandues, que nous répandrons toujours sur votre passage.

Et maintenant, reprenant l’autre hypothèse, mettez-vous la poésie dans la forme plutôt que dans le sentiment ? Alors j’ai gagné ma cause, je ne discute plus. Qu’importe que la mélopée grecque ait caressé plus voluptueusement l’oreille qu’aucune autre poésie ? Du moment que le sens poétique à notre époque est plus pur, plus élevé que dans l’antiquité, peu m’importe la perfection du vers ; le vers n’est qu’un son, l’homme est une âme, et il faut à l’âme plus qu’un son pour la faire vibrer. Ce n’est pas le thyrse, disait Platon, c’est le dieu qui fait la ménade. Je vous dirai à mon tour : Ce n’est pas la langue qui fait la poésie, c’est la partie divine du cœur humain.

XV

Vous avez cherché le progrès dans les arts, et vous ne l’avez pas trouvé. Vous le cherchez ensuite dans les passions, et là encore vous secouez la tête et vous passez. Mais si j’ai bien compris votre pensée, vous entendez par passions non pas précisément les divers penchants tous légitimes en eux-mêmes que Dieu a mis en nous pour accomplir notre destinée, mais bien, je ne sais quels ferments de corruption que la matière porte fatalement en elle, par suite, j’imagine, du dogme de la déchéance. Ainsi, sous votre plume, progrès dans les passions signifie simplement progrès contre les passions, car les passions, essentiellement perverses par nature, ne pourraient progresser que dans le sens de leur perversité, c’est-à-dire en sens inverse du véritable progrès. Vous dites donc :

« Est-ce dans les passions qu’est le progrès ? Nous avons les mêmes passions que nos pères, parce que nous avons les mêmes organes et que la même lutte établie en nous par la nature entre la raison, qui est l’instinct de l’âme, et les passions, qui sont l’instinct de la nature, rompt aussi souvent en nous qu’en eux l’équilibre sans cesse rompu par le mal, sans cesse rétabli par le bien pour se rompre encore. »

Je reconnais volontiers que l’homme, être double, homo duplex, est à la fois un corps et une âme, et sans appeler précisément la passion instinct de la matière, et la raison instinct de l’âme, définition à mon avis passible de révision, j’accepte pleinement que le corps et l’âme ont deux modes d’actions d’instincts, non pas radicalement hostiles l’un à l’autre, comme vous semblez le supposer, mais harmonieusement liés au contraire.

Vous m’accorderez bien en échange que le rapport du corps à l’âme a dû continuellement changer dans la longue évolution de l’humanité. Dès le premier jour, l’homme avait reçu de la main du Créateur son corps complet, définitif, complétement et définitivement approvisionné de tous ses rouages et de tous ses appétits. Par sa nature finie, conséquemment classée, il ne peut acquérir ni un organe de plus, ni un besoin, ni un membre, ni une fonction. Tel il a été, tel il sera, vous l’avez dit le premier. Je le redis à mon tour sur l’autorité de votre parole.

Mais en est-il de même pour l’âme, cette part en nous du Dieu vivant, active comme lui, créatrice comme lui, dans l’ordre du moins de notre destinée. L’homme a t-il reçu, le jour de la création, une âme achevée et irrévocablement fixée au même nombre d’attributions et d’idées ? Vous ne le pensez pas assurément. Puisque l’âme infinie par essence attire sans cesse à elle dans son expansion infinie de nouvelles connaissances et de nouveaux instruments de connaissances, elle déplace donc infatigablement la proportion primitive entre elle et le corps, et à chaque pas qu’elle fait dans la science, à chaque vérité qu’elle acquiert, elle prend sur le corps la puissance de cette science et de cette vérité. Cet à priori posé, nous allons en tirer la conséquence.

Du moment que le corps avait atteint du premier jour son plein développement, l’homme a dû vivre exclusivement, a dû agir, abonder dans le sens du corps, le seul mode de son être alors à sa portée, appeler vertu la force du corps, beauté l’élégance du corps, gloire la supériorité du coup de lance ou du jarret. Il met alors sa destinée à manger, à boire, à tenir quelque Briséis gémissante courbée sous sa main de fer, et à enlever la vigne, le trésor, le champ ou le bétail du voisin, pour doubler le nombre de coupes, de plats, de captives ou de voluptés à ses festins. La gloutonnerie homérique, l’orgie, la débauche, la violence, la cruauté, la rapine, alternées ou simultanées, forment, à proprement parler, toute la trame et toute la broderie de son existence. Le héros, c’est-à-dire l’homme élevé à sa suprême formule, porte alors le nom d’Achille, d’Ajax, d’Agamemnon, d’Ulysse. Or, nous pouvons juger de l’héroïsme par le dernier chant de l’Odyssée. Ulysse rentre dans son palais après une longue absence, il prend au piège de sa ruse les prétendants de Pénélope, les massacre sans pitié, répand la fleur de soufre sur la dalle encore chaude de cet abattoir, étrangle ensuite toutes les femmes de la maison complices de ses rivaux, et reprend tranquillement dans les vapeurs de sang et les parfums de cadavres la conversation interrompue avec Pénélope.

L’âme dormait encore, et nulle force chez l’homme ne pouvait faire contrepoids à la violence sauvage des sens abandonnés à leur seule impulsion. Mais l’âme pensait cependant, et à mesure que la société rapprochait l’homme de l’homme, elle pensait en commun, multipliait, au contact, sa puissance de penser, accumulait idée sur idée, transmettait l’idée de génération en génération ; et la pensée humaine, ainsi communiquée, ainsi reversée, ainsi grossie perpétuellement dans son perpétuel courant à travers l’humanité, refluait dans l’âme humaine à l’état de richesse acquise, de force supplémentaire et constituait dans l’humanité tout un monde nouveau d’action, le monde moral qui enlevait au corps toute la part qu’il prenait pour lui-même dans notre existence. Après avoir jusque-là vécu par l’épiderme, l’homme commença dès lors à vivre par l’intelligence.

L’idéal de l’humanité changea de place, et passa de la force à la pensée, le législateur destitua le héros. Dracon, Numa, Moïse, Solon, Lycurgue, posèrent, en vertu des notions du bien et du mal, dégagées des siècles par une longue suite de réflexions, les règles morales des rapports et des devoirs des hommes entre eux dans la société. Là où était la force ils mirent le droit, et la loi là où était l’indiscipline. Loi sauvage sans doute le plus souvent, et empreinte à l’occasion de toute la brutalité d’une époque encore submergée de matérialisme. Dent pour dent, peine du talion, la torture pour interrogatoire, la peine de mort prodiguée pour le moindre délit, le sang versé comme l’eau à la moindre faiblesse. On eût dit que le corps seul commettait la faute et que seul par conséquent il devait répondre au juge et subir l’expiation.

Mais l’âme continuait de penser et évoluait de la législation à la philosophie. Le législateur abdiquait la suprématie morale de l’humanité dans la main du sage, de Pythagore, de Thalès, d’Anaxagore, de Socrate, de Platon, d’Aristote. Or, qu’est-ce que la philosophie ? c’est l’extension, en quelque sorte, de la législation ; c’est la question de la destinée posée dans toute son étendue, dans toute la série de rapports, premièrement de rapports de l’homme avec l’homme, comme dans le code, et ensuite de l’homme avec lui-même, de l’homme avec la nature, de l’homme avec la vie à venir. Grâce à la philosophie, l’âme, en pleine possession d’elle-même, saisit, en vertu, de son droit divin, le gouvernement de notre existence et apporte à l’humanité un nouvel ordre de vie : la vérité, et d’action : la vertu. Le sage dresse, dans l’intimité de son être, l’autel de la conscience pour y adorer nuit et jour le dieu du bien et y consumer le mal au feu sacré du remords. Il puise une telle joie, une telle sérénité à cette royauté de l’âme, qu’il lui sacrifie sans regret toute joie du corps et jusqu’au corps lui-même, pour peu que la dureté du temps le mette au choix ou au défi. Socrate meurt le sourire sur la lèvre pour sa conviction. Il n’y aurait eu dans le monde que Socrate, et, après lui, Marc-Aurèle, que l’élément divin de l’humanité serait vengé du scepticisme, et que le progrès serait prouvé ; car de tous les anachronismes, le plus à contre-temps, à coup sûr, serait de supposer l’âme de Platon ou l’âme d’Épictète errante, au milieu des orgies, sur l’herbe, et dans la fumée des vins de l’Iliade ou de l’Odyssée.

La philosophie toutefois, par cela seul qu’elle parlait à la raison et impliquait la nécessité d’une éducation préalable, faisait de la sagesse la communion réservée d’une élite de la société. La coupe d’ambroisie ne circulait que sur la montagne dans une sorte d’Olympe de l’esprit. La foule ignorait, et, par son ignorance, continuait de vivre, comme par le passé, dans la région inférieure de la matière. Mais la philosophie, d’abord purement rationnelle, prit avec le temps, dans un coin perdu de l’Asie, la forme d’une légende, et, revêtue de la puissance contagieuse du merveilleux, pénétra dans le peuple par l’imagination. Le miracle suppléa au raisonnement ; l’apôtre remplaça le philosophe, l’Évangile conquit l’univers et la vertu porta le nom de sainteté. Qu’est-ce que l’Évangile ? c’est Dieu présent à chaque minute dans notre conscience. Qu’est-ce que la sainteté ? c’est la vertu en Dieu. Le christianisme fit de tout homme né de la femme l’ouvrier de sa propre grandeur, et, en cas de défaillance, de sa propre réhabilitation. Le repentir suffisait pour effacer le péché et donner à l’homme un nouveau point de départ. La législation antique, encore entachée de matérialisme, frappait l’homme dans sa chair par le supplice. La religion nouvelle, au contraire, doctrine de résurrection dès cette vie, avait compris que l’âme était la source de toute action, et que l’âme purifiée par le remords, l’homme renaissait véritablement à l’innocence.

Chacun de nous, institué son juge intérieur, eut charge d’accomplir la loi en lui-même, par lui-même, et cette loi tenait en un seul mot : la charité ; aime ton semblable. La charité ! passion nouvelle dans le monde, plus forte que toutes les forces de la matière, puisqu’elle a brisé les maîtres et vaincu les bourreaux. Or, par pitié, je vous en conjure, si vous croyez toujours que le temps en coulant n’a déposé en l’âme humaine aucune puissance de sanctification, ne passez plus désormais à côté de certaines ruines, car vous verriez surgir de la poussière des cirques les spectres attristés des martyrs, et le doigt sur leur plaie, vous reprocher l’injustice de votre parole.

L’âme humaine a encore continué de penser, et pendant que le prêtre chrétien sommeillait sur la lettre, au lieu de suivre l’esprit vivant qui tourne sans cesse la page de l’Évangile éternel pour écrire sans cesse un nouveau feuillet, le monde laïque, plus instruit et mieux inspiré que le prêtre attardé au moyen âge et embarrassé dans sa robe pour marcher, développait le christianisme sous le nom de philosophie, et le répandait à pleines mains dans tous les ordres de faits, dans tous les ordres de pensées, dans la science, dans la loi, dans la politique, dans l’économie. La vérité sortit du sanctuaire et tomba dans le domaine commun. Le christianisme avait régénéré l’individu, la philosophie régénéra l’Europe. La charité, dilatée à la mesure de ce développement de l’âme, prit un titre nouveau, le titre d’humanité.

L’humanité, voilà désormais le mot d’ordre du progrès, le vôtre, le mien, celui de tout homme bien né au dix-neuvième siècle. Or, l’humanité, cette formule dernière de l’Évangile, c’est l’homme pensant partout d’une même âme, luttant partout d’un même cœur, de frontière en frontière ; c’est l’action et la réaction de la pensée de tous sur chacun et de chacun sur tous ; c’est l’âme collective du monde constituant l’influence essentiellement moderne de l’opinion ; c’est l’opinion décernant par ses innombrables voix la récompense morale de la considération, nous tordant à vivre en participation avec notre semblable et sous son regard, à lui donner ou à prendre de lui le bon exemple, à le maintenir ou à nous maintenir par lui dans le droit chemin. La considération est donc aujourd’hui, grâce au pouvoir que la publicité exerce partout, une conscience extérieure qui assiste chaque conscience individuelle dans l’œuvre laborieuse de la vertu et de la vérité, cette autre vertu de l’intelligence ; et il faut bien qu’il en soit ainsi, pour que celui même qui semble le moins aspirer par sa conduite à l’estime publique en recherche du moins l’apparence, et paye sa dette à l’opinion avec la fausse monnaie de l’hypocrisie.

L’humanité a donc conquis dans le développement de l’idée une force de plus pour combattre ce que vous appelez la matière ; c’est par cette raison, et uniquement par cette raison, que le siècle pensant regarde l’instruction publique comme la première condition de toute moralité. La logique le dit, et, en fait, l’histoire le dit encore plus haut. Nous avons les mêmes passions que nos pères, dites-vous ; mais alors qu’est-ce donc que le Christ est venu faire dans le monde au jour sublime du sermon sur la montagne ? et pourquoi vous et moi, vous surtout, récitons-nous un hymne perpétue ! à la gloire de l’Évangile, si l’Évangile n’a exercé aucune action sur l’humanité, en renouvelant l’homme intérieur, en le replaçant en face de Dieu ? Quand nous disons vertu chrétienne, nous parlons donc aussi la langue d’une illusion ? Nous avons les mêmes passions que nos pères ! Quoi ! les perturbations de sexe universelles dans la Grèce ; quoi ! ces nuits sans nom de Babylone, derrière les murs du temple de Milyta ; quoi ! ces bayadères de l’Inde, jetées pêle-mêle sur le fumier de fleurs de Siva ; quoi ! ces fêtes dans le sang de la Rome impériale, à en faire dresser les cheveux sur la tête ; quoi ! toutes ces orgies, toutes ces débauches, toutes ces prostitutions de l’âme et du corps, toutes ces canonisations du lingam : étaïres, bacchantes, prêtresses, lesbiennes, institutions du vice, non pas cachées, remarquez-le bien, non pas flétries, mais publiques, mais consacrées par la loi et par la religion, mais écrites en caractères obscènes sur tous les murs de la maison et jusque sur les joyaux de la jeune fille, nous les aurions encore, là, devant nous, autour de nous, comme au temps de la bonne Déesse et du banquet de Platon ? Soit, puisque nos organes le veulent ainsi ; mais nous les avons refoulées du moins dans la honte comme des filles des ténèbres. Elles se cachent ; elles ont perdu leur place dans le code et dans le temple ; que dis-je ? le temple les revomit avec horreur, et la loi les marque au fer rouge.

Ai-je bien lu d’ailleurs, ou le trouble de mon rêve a-t-il passé dans mon regard, quand je vois sous votre nom une théorie d’oscillation perpétuelle entre la chair et la raison, entre le mal et le bien, de sorte que, depuis l’origine de l’humanité, le balancier va et vient perpétuellement, frappant perpétuellement le même nombre de coups pour le corps, le même nombre de coups pour la raison, le même nombre de coups pour le vice, le même nombre de coups pour la vertu ! Vous nous replongez donc aujourd’hui, au dix-neuvième siècle, dans la nuit lugubre de la doctrine du dualisme ? Ah ! s’il en est ainsi de l’humanité… Silence ! Fermons la porte sur vos paroles. Que le monde des natures inférieures ne sache pas que les meilleurs, rassurés pour eux-mêmes, ont élevé, sur les débris de la fatalité antique, la fatalité de quoi donc… du sang dans l’artère !

Et l’amour, cette passion aussi et la plus sacrée de toutes, qu’en dites-vous dans le secret de votre pensée ? car vous l’avez oubliée ou indiquée seulement par réticence. Aucun charbon n’a-t-il passé sur le cœur humain, depuis Briséis jusqu’à Béatrice, pour le purifier de toute souillure ? Et vous-même, ô poëte ! le plus grand des poëtes de l’amour, le plus chaste, le plus pur, le plus éthéré, vous dont chaque strophe est sans cesse baignée de toutes les larmes et de tous les parfums de l’âme, comme la terre est ruisselante au printemps de toutes les rosées et de toutes les haleines d’aubépines, parce que chaque strophe de vous est une immersion de l’âme en Dieu, une palpitation infinie du cœur, obligée de prendre l’infini à témoin, d’étoile en étoile, pour trouver une langue à sa mesure, viendriez-vous affirmer aujourd’hui, vos œuvres à la main, que nous aimons comme les Grecs aimaient, et que vous avez chanté Elvire comme Anacréon chantait autrefois la jeune Milésienne, le front tombé sur la coupe vide et la bandelette dénouée sur l’épaule ? Mais en voilà trop sur cet épisode du progrès. Je croirais insulter toute femme que je salue, si je prenais plus longtemps sa défense contre l’antiquité.

Passons à une autre question car sur celle-là vraiment je crains d’avoir trop raison.

XVI

Certes, j’ai assez vécu dans l’air de la fournaise et au bruit de l’enclume où chaque opinion vient frapper à tour de rôle son coup de marteau, pour connaître à peu près le pour et le contre de chaque doctrine. Je sais que sur le chapitre de l’art, par exemple, l’archéologie, cette science à reculons, peut encore trouver un simulacre de vérité à combattre le progrès avec tel ou tel autre débris de marbre arraché du Parthénon. Sur la question du beau, on discute toujours plus ou moins dans le domaine de l’abstraction ; or, dans ce domaine-là, une dialectique habile fera toujours illusion à l’intelligence.

Mais sur le problème de l’organisation de la société du rapport de l’homme avec l’homme, j’ai peine à concevoir, je l’avoue, une négation systématique de la perfectibilité. Car la preuve de cette perfectibilité est visible, sensible, tracée en lettres majuscules dans tous les faits et tous les paragraphes de l’histoire. Vous repoussez cette preuve, cependant ; vous jetez un regard sur la constitution sociale de l’Europe, et vous posant de nouveau la question du progrès, vous vous répondez à vous-même :

« Est-ce en félicité publique, dites-vous, que nous voyons ce progrès ? Demandez à cet éternel gémissement qui sort du sein des masses. La même mesure de souffrance et de bien-être paraît être le partage des peuples ; seulement, cette somme de bonheur est plus équitablement répartie depuis l’abolition de l’esclavage et de la féodalité. Mais où l’esclavage est-il aboli ? Sur une étroite partie de l’Europe où le prolétariat le remplace. La barbarie, le despotisme et la servitude occupent encore l’immense majorité des zones géographiques du globe. »

Prenez garde, car en faisant cette concession que la somme de bien-être est plus équitablement répartie depuis l’abolition de l’esclavage, vous avouez, à votre insu, le progrès : un peu plus d’équité, c’est déjà quelque chose ; c’est un acheminement à la rédemption de la masse souffrante de l’humanité.

Mais est-il vrai, comme vous l’affirmez, que l’esclavage a disparu seulement d’une étroite partie de l’Europe ? n’est-ce pas plutôt de l’Europe entière que vous auriez dû écrire, par respect pour la réalité ? J’ai beau promener mon regard de l’Océan à la Vistule, je ne vois nulle part de race enchaînée au pied porter la tête rase de l’esclave. Mais peu importe une erreur de détail, prenons de plus haut la question.

Pour vous comme pour moi, bien certainement, la félicité publique consiste, au point de vue du progrès, dans une production sans cesse croissante de richesse et une meilleure répartition de la richesse produite. Y a-t-il aujourd’hui croissance de richesse ? Y a-t-il meilleure répartition ? Vous contestez le premier point, vous accordez le second ; la même somme de bien-être, dites-vous, est le partage de chaque société. Si j’avais eu à faire un choix entre l’une ou l’autre hypothèse, je l’aurais plutôt fait à l’inverse, car l’histoire constate peut-être d’une façon plus irrécusable la crue incessante du bien-être dans la société, que la justice distributive de la répartition.

Vous accorderez, je pense, que l’homme en entrant pour la première fois dans la vie en commun, sous un toit, derrière un mur de cité, ne trouva pas pour cela du premier coup une terre partout aménagée d’avance autour de lui, comme par un farfadet invisible, pour la commodité de sa civilisation. Pas un champ défrichée ni une branche d’arbre coupée, ni un morceau de fer forgé, ni une route tracée, ni un pont bâti, ni une vigne plantée, ni une toile tissée, ni une amphore moulée, ni une citerne creusée, ni un cheval dompté, ni un bœuf lié à la charrue. Il avait donc à entreprendre, dès le premier jour, pour mettre la nature en harmonie avec sa destinée, l’incommensurable série de travaux que les générations reprennent sans cesse et déposent sans cesse sur le même point du sol sans pouvoir jamais arriver à mettre l’inscription de l’artiste sur son œuvre : j’ai fini, perfeci monumentum.

Or, comme à cette époque d’installation sur un sol brut, l’homme ne possédait encore, cela va sans dire, l’assistance d’aucun travail antérieur de défrichement ou de construction, ni la collaboration d’aucune force supplémentaire, animale ou mécanique, disciplinée à son commandement, ou sortie, comme Minerve, de son cerveau, il devait évidemment, de toute nécessité, exécuter plus d’œuvres à la fois avec moins de forces à son service, et, rien que pour vivre strictement au minimum de vie, rester courbé sur la terre du lever au coucher du soleil. Point de loisir alors dans la société, pas plus pour toi que pour moi ; car, pas plus l’un que l’autre, nous n’avons trop de la journée, noyée tout entière dans notre sueur, pour apaiser le cri implacable du besoin.

Si cette nécessité de labeur à outrance pour le pionnier de la civilisation avait toujours duré, l’humanité n’aurait jamais eu de loisir, par conséquent, de temps à consacrer à la pensée. Mais, heureusement pour la civilisation, parmi les travaux accomplis à la surface du sol par les premiers colons, il y avait des travaux à demeure, une fois pour toutes, qui retombaient à l’état d’héritage dans la génération suivante, et apportaient, conséquemment, à cette génération une somme de loisir proportionnelle à la somme de temps qu’ils avaient coûté à l’origine. La société eut un moment de répit pour penser.

Comment utiliser cette économie de temps au profit de la pensée ? Fallait-il la reporter indistinctement sur la tête de chacun ? Mais cette répartition en quantité infinitésimale n’aurait rapporté à chacun qu’une minute tout au plus par jour pour la culture de l’intelligence. La Providence cachée de l’histoire résolut autrement le problème ; elle accumula tout le bénéfice du travail accompli sur la tête d’une portion seulement de la société. Elle frappa d’un signe le front de tout homme naissant ; elle dit au premier : laboure ; au second, fabrique ; au troisième, porte l’épée ; au quatrième enfin, nourri, servi et défendu par les trois autres, pense, médite, lève le voile de la nature et invente l’industrie. La caste apparaît donc à l’aube de la civilisation comme la forme obligatoire de toute société naissante, sur le Gange aussi bien que sur le Nil, en Grèce aussi bien qu’en Égypte.

Si le régime de la caste avait duré à perpétuité, une élite seulement de la société aurait vécu de l’intelligence, et le progrès aurait marché d’un pas boiteux ; mais le temps coulait toujours, donnant toujours un coup de pioche ou un coup de truelle de plus au fondement et à l’édifice de la civilisation. La caste pensante, en possession de tout le loisir, pensait toujours et créait toujours en pensant, une science et une industrie. Or, par le simple fait du cumul forcé de travail, de génération en génération, et de la conversion incessante de la pensée humaine en instrument de travail, car toute industrie nouvelle a commencé par être une idée, l’homme voyait croître sans cesse la portion de temps disponible à reporter de l’occupation du corps à l’occupation de la pensée.

Alors l’histoire brisa le cadre étroit de la caste pour appeler une classe plus nombreuse à la communion de l’intelligence. L’esclavage remplaça la caste, et ce fut un progrès. Car la servitude n’est autre chose que le privilège de la caste réduit de moitié.

Il y aurait sans doute une iniquité révoltante, et il faudrait mettre un drapeau noir sur le temple de la civilisation, si l’homme allait indéfiniment trouver l’homme la lance à la main, sur la lisière d’une frontière, et lui dire, du droit du lion en tournée : Es-tu aussi fort, défends-toi ; es-tu plus faible, résigne-toi ; et lui mettait ensuite la chaîne au cou pour l’emmener à l’atelier.

Mais, d’abord, l’homme à l’état de nature, à la pluie, à la neige, à l’aventure, sans pain, sans abri, sans assistance dans sa maladie, est plus esclave en définitive que l’esclave par droit de conquête abrité, du moins, vêtu, nourri, couché sur la paille de l’ergastule. Et, ensuite, le progrès corrigeait, jour par jour, l’injustice de la servitude, à l’aide même de l’utilité sociale, créée par la servitude. Car, pendant qu’une classe purement mécanique tournait la meule du moulin pour moudre la nourriture d’un autre homme plongé dans l’oisiveté de la pensée, cet autre homme méditait et tirait de sa méditation le mécanisme du moulin. Et le vent ou le courant prenait, comme moteur, la place de l’esclave. Ainsi le penseur, racheté du travail manuel par l’esclavage, rachetait à son tour l’esclave par la pensée.

À ce moment-là toutefois, la somme de travail capitalisée sur le sol et la somme de force mécanique empruntée à la nature étaient encore l’une et l’autre trop restreintes pour décharger complétement la classe manœuvre de la nécessité du travail forcé. Le servage releva l’esclavage de faction. Nouveau progrès. Car le serf, un pied dans la servitude, un pied dans la liberté, possède une partie de son œuvre et une partie de sa personne. Il a droit à la propriété moyennant redevance. Cette propriété conditionnelle suffit à son émancipation. Il peut acquérir la richesse pour son propre compte et, avec la richesse, payer sa rançon.

L’heure de la bourgeoisie sonne à ce moment, le servage disparaît. Mais, comme la quantité de richesse produite et de force mécanique appelée au secours de l’humanité ne sauraient encore représenter en masse une quantité de loisir assez grande pour assurer à chacun le développement de l’intelligence, le prolétariat a relayé le servage sur la route de la civilisation. Ce fut un mieux, vous le reconnaissez, nous aurions mauvaise grâce à insister. Le mieux continuera, vous verrez. J’en prends à témoin le grand cri jeté par le dix-neuvième siècle.

Ainsi, progrès de la caste sur la promiscuité dans l’ignorance ; progrès de l’esclavage sur la caste, du servage sur l’esclavage, et du prolétariat sur le servage, voilà le mot écrit derrière nous sur toutes les bornes de l’histoire. Mais à quelle condition l’humanité a-t-elle pu réaliser ces progrès ? À la double condition de trouver sans cesse la somme du travail à faire, réduite par la somme du travail déjà fait dans le passé, et de substituer de plus en plus la machine au bras de l’homme dans la lutte de l’industrie avec la matière.

Or, travail accumulé, instrument de travail, tout cela porte un seul nom, le nom de capital, dans la langue de l’économie. Le capital va donc toujours croissant de minute en minute. Vous ne sauriez contester l’accroissement quant à l’instrument de travail. Car de tous les points de l’horizon la vapeur vous répondrait par l’immense tonnerre de son immense mugissement. Pourquoi le niez-vous quant au travail accumulé ? Niez donc auparavant le nombre de jours écoulés au sablier du Temps depuis l’heure lointaine où Velléda allait cueillir aux flambeaux le gui sacré dans les forêts druidiques de la Bretagne ! car chaque jour, à coup sûr, à dater de cette nuit lointaine engloutie dans le silence, de l’histoire, a déposé sa goutte de sueur humaine sur le territoire, et cette goutte revit dans l’œuvre ou dans le signe de l’œuvre.

Mais que fait au peuple en définitive l’augmentation de l’instrument de travail ou du travail accumulé ? nous a-t-on souvent répondu. Il ne tire de la machine que l’obligation de lutter avec elle chair contre fer, jusqu’à épuisement de fatigue, et il ne participe au capital que pour une part de salaire souvent insuffisante à son existence et à l’existence de sa famille.

L’école de la perfectibilité courberait la tête devant l’objection et fermerait le livre de l’avenir si le prolétariat pouvait, devait être le dernier terme du progrès. Mais, grâce à Dieu, le progrès, après avoir émancipé l’esclave, après avoir émancipé le serf, travaille encore éperdûment à émanciper le prolétaire. Chaque jour il l’amène, chaque jour il l’introduit sourdement, silencieusement homme par homme, comme nous l’avons déjà prouvé, au rendez-vous commun de la bourgeoisie, placé à l’embranchement du capital et du salaire, pour constituer l’égalité dans l’aisance et dans le travail.

Mais pendant cette longue opération de rachat du travailleur par l’épargne, l’esprit vivant du siècle laisse-t-il accomplir la loi de l’histoire dans une froide indifférence ? Il concourt au contraire à cette œuvre de rédemption avec une pieuse tendresse. Le prolétariat est son problème acharné. Il le tourne et le retourne sans cesse dans sa pensée ; et pour contribuer à le résoudre et pour hâter le pas de l’heure, et pour réduire du moins le fardeau du pauvre et en prendre une partie à sa charge, il fonde, il multiplie, coup sur coup, l’école, la crèche, la salle d’asile, la caisse d’épargne, la société de tempérance, l’assurance sur la vie, la cité ouvrière, la colonie agricole, la réserve de secours mutuel, le travail par association, l’assistance à domicile, la table commune, la nourriture à bon marché, etc., etc. Il faudrait bien en conscience avoir abaissé sur son regard le bandeau du scepticisme pour refuser de reconnaître une nouvelle effusion de l’esprit de progrès et une nouvelle promesse de progrès, dans cette tempête de sympathie, qui souffle en ce moment de l’âme humaine sur la société, et qui emporte, tout cœur chaud dans un immense tourbillon de dévouement à la cause du prolétaire, ce frère de seconde venue, encore attardé dans la misère et dans l’ignorance.

Mais, à supposer même que la forme sociale ait progressé, allez-vous répondre, quel argument pouvons-nous tirer de ce progrès, quand nous voyons la forme politique lui donner perpétuellement un démenti ?

« Nous flottons encore, dites-vous, comme l’antiquité, entre cinq ou six formes politiques de gouvernement, qui se combattent et se succèdent avec une égale impuissance de durée et de stabilité. L’acharnement même des peuples européens à chercher des formes meilleures de gouvernement ou de société atteste le travail et l’inquiétude d’esprit qui s’agite dans un perpétuel effort. »

Depuis quand donc le travail et l’inquiétude d’esprit seraient-ils des symptômes d’impuissance ou d’immobilité ? Aimeriez-vous mieux, par hasard, en Europe, le sinistre repos du cimetière ? Hier encore ; les peuples dormaient d’un sommeil de plomb, dans cette mort de l’âme appelée servitude. Est-ce qu’ils méritaient mieux à ce moment-là d’eux-mêmes ou de leurs voisins, sinon de frontières, du moins de principes ? Et ne voyez-vous pas que les agitations, ô agitateur sublime vous-même à un jour donné, sont les preuves du progrès des peuples, puisque ces peuples frémissent à d’autres aspirations. Que sont en effet les révolutions, les tentatives de révolutions, sinon de nouvelles couches d’idées qui font irruption des profondeurs du sol, et viennent chercher leur place au soleil ?

Ce n’est pas la mort qui remue, c’est la vie ; et, au nom de la vie, rendons grâce au mouvement, au lieu d’en faire un argument de décadence. Quand le sol tremble au loin, soyons sûrs que Dieu vient de mettre le pied sur la terre dans l’électricité contagieuse d’une vérité. Vous ne tromperez pas, n’est-ce pas, ô Dieu du progrès, tant d’efforts de tant de héros du cœur ou de la pensée ? Si là-bas, dans le défilé d’une apparence de retraite, Roland sonne du cor à rompre les veines de sa poitrine pour appeler le temps à son secours, vous ne fermerez pas le siècle sans envoyer la civilisation, votre armée invisible, à la délivrance du combattant de l’avenir, tombé un instant dans le piège du passé.

Écoutez plutôt la leçon de la nature. La nature, après tout, est le miroir de l’histoire.

Lorsque après l’époque de la vendange et l’effervescence de la cuve, l’automne vient à pas muets, comme une ronde de nuit, balayer la vie devant elle, et rendre la terre au repos, toute joie du regard semble à jamais disparaître. La brume envahit l’atmosphère, éteint partout la forme et donne à toute chose l’apparence d’un fantôme. Le soleil, destitué d’une partie de ses heures, fait encore çà et là, entre deux nuages, une courte apparition. Son rayon défaillant sur la cime flétrie de la forêt a toute la mélancolie d’un adieu. La nature prend le deuil, la fleur meurt sur sa tige, la feuille tombe et roule sous le pied du passant. Le corbeau vole en bande au-dessus de la colline, au moment du crépuscule, et jette son cri sinistre comme un défi à toute tentative de résurrection. Et le ciel, le soir, au lieu d’allumer l’étoile, cette prophétie d’en haut sur notre tête, fond en brouillard à travers les spectres des arbres, et pleure goutte à goutte, de rameau en rameau, sur la feuille morte à terre, qui rend à chaque larme tombée sur elle une note sourde de tombeau d’une indicible tristesse.

Bientôt l’hiver vient ; la neige tombe et étouffe jusqu’au bruit des pas de l’homme. L’homme passe silencieux, comme une ombre, sur la terre silencieuse ; et tout est dit, et tout semble fini. La rose ne refleurira plus, et la grappe ne prendra plus un reflet de pourpre au soleil. Attendez, cependant. Au milieu de ce mutisme et de cet évanouissement de la nature, la vie couve et fermente encore au creuset de la mystérieuse alchimie. Elle répare ses forces et les prépare en paix pour de nouvelles œuvres et de nouvelles moissons. Puis, au premier rayon de soleil qui glisse sur elle du manteau du printemps, elle fait explosion de toutes parts avec une inépuisable munificence. Les sources rompent leurs digues ; les coups de tonnerre bienfaisants balayent l’atmosphère. Les fleurs ressuscitent, les couleurs jaillissent du sol comme des pierreries retenues dans leur écrin, et l’homme retrouve en un jour toutes les poésies et toutes les voluptés de la création.

XVII

Mais quoi ! parce que l’homme souffre encore, — et qui nie qu’il souffre ? — vous entrez dans une sorte de colère sacrée au seul mot de bonheur. Vous prenez le deuil de l’humanité. Vous faites de la terre un cimetière, et de la vie une mort par anticipation. Vous soulevez d’une main désespérée la pierre du sépulcre ; vous jetez pêle-mêle dans le gouffre tout ce que l’homme peut rêver ici-bas de bon, espérer de bien, et laissant ensuite retomber la pierre avec un lugubre gémissement, vous écrivez sur cette dalle l’épitaphe qu’un moine écrivit un jour sur la porte de Rome : umbra et nihil, spectre et néant. Vous dites :

« Ce mot de progrès dans le bonheur jure avec l’immuable condition de l’homme ici-bas. Tant que l’homme n’aura ni perfectionné ses organes, ni vaincu la souffrance physique et morale, ni prolongé sa vie d’une heure, ni prolongé l’existence de ceux qu’il aime ; tant qu’il sera ce qu’il est, un insecte rampant sur des tombeaux pour chercher le sien, et pour s’y coucher dans les ténèbres, quel est le railleur qui osera lui parler des progrès de son bonheur ? Ce mot n’est qu’une ironie de la langue appliquée à l’homme. Qu’est-ce qu’un bonheur qui se compte par jour et par semaine, et qui s’avance à chaque minute vers sa catastrophe finale, la mort ? Le progrès dans le bonheur pour un pareil être, c’est le progrès quotidien vers le sépulcre. »

Ainsi vous l’affirmez et vous le signez de votre nom, la douleur est la condition immuable de l’homme né du péché d’Adam. Quelque cri qu’il jette du fond de l’abîme, quelque secours qu’il demande à son intelligence, providence désormais impuissante de sa destinée, il prie en vain, il frappe en vain du poing son front à jamais maudit. Une implacable fatalité pèse sur lui comme une montagne, sans qu’il puisse un instant soulever ce poids de misère de l’épaisseur d’un fétu. Supplicié de la création, il vit en réalité sur le chevalet, le corps, et, à défaut du corps, l’esprit brisé par une impérissable torture. L’espérance même n’est qu’une souffrance de plus, la souffrance de l’ironie versée sur la plaie vive pour en irriter la sensation.

Certes j’ai pu à certain moment, et je pourrai encore écarter du débat ce mot bonheur, comme trop variable, trop incertain, pour que, de part et d’autre, on ait le droit d’en prendre témoignage et d’en tirer une conclusion. Qu’est-ce, en effet, que le bonheur, et à quelle mesure commune peut-on le ramener dans la langue de l’humanité ? Fait vague, contradictoire, insaisissable, dépendant du temps, du lieu, du caractère, du préjugé, de l’éducation, de la mode, de la vanité, de l’exemple, il change de nature en changeant d’histoire, et de livrée en changeant de latitude.

Le bonheur pour Trimalcion consiste à regarder, la tête couronnée de lierre, l’amphore de Falerne circuler de main en main autour du triclinium ; le bonheur pour le héros scandinave consiste à sentir pétiller sur sa lèvre l’écume de la cervoise dans le crâne de l’ennemi égorgé à la dernière bataille ; le bonheur pour le conquérant consiste à passer sur ce monde comme un ouragan de feu, en laissant derrière lui une longue traînée de cendre ; le bonheur pour le pénitent indou consiste à crucifier son corps à un tronc de figuier, pour fondre intarissablement son âme dans l’âme de Brahma ; le bonheur pour le Chinois consiste à savourer mystérieusement dans un tuyau de bambou le voluptueux suicide de l’opium ; le bonheur pour le moine italien consiste à couver d’un œil attendri la figure rayonnante de la Madone ; le bonheur pour le savant consiste à suivre d’étoile en étoile, sur l’aile de l’algèbre, un problème encore insoluble d’astronomie ; le bonheur pour le juif consiste à entasser pièce à pièce, privation sur privation, et à peser chaque matin à son trébuchet l’économie féroce de la veille convertie en monnaie. Autant d’hommes, en un mot, autant de bonheurs, ou plutôt de définitions de bonheur ; bonheur du sauvage, bonheur du civilisé, bonheur du philosophe, bonheur du poëte, bonheur du ministre, du banquier, du paysan, du dévot. Si j’étais roi, disait un pâtre, je garderais mon troupeau à cheval. Évidemment ce mot a un sens trop flottant pour expliquer la loi du progrès dans son invariable et inflexible unité.

Eh bien ! non, cependant, l’école de la perfectibilité a trop le sentiment, j’allais dire l’orgueil de la certitude de son principe, pour opposer une fin de non-recevoir à n’importe quelle question. Elle accepte, le front haut, avec une entière confiance, la discussion sur toute espèce de mot et sur toute espèce de formule ; du moment que vous semblez définir à peu près le bonheur et en donner un programme en passant, je prends l’objection au sérieux et je la soumets à l’épreuve de la réalité.

Or, que crie la réalité par la voix de tous les faits à la fois ? Elle crie que l’homme a véritablement perfectionné et perfectionne de jour en jour ses organes : l’organe de la vue d’abord, puisqu’il a créé une science appelée l’optique, qui prouve que non-seulement il a développé la puissance de son regard, mais encore qu’il a la raison de son développement. Je laisse de côté la lentille du télescope et du microscope, prunelle en quelque sorte de seconde création, à l’aide de laquelle il plonge dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit, et je vous demande à vous-même de bonne foi si l’œil du sculpteur, si l’œil du peintre qui saisit dans la nature la plus fugitive inflexion de ligne, la plus légère intonation de couleur, et la reporte géométriquement, exactement à l’argile ou à la toile, possède oui ou non une supériorité de perception sur le regard obtus du sauvage dans l’ordre, du moins, de la beauté ?

L’organe de l’ouïe, ensuite, puisque l’homme a créé, sous l’inspiration du progrès, tout un monde nouveau de sensation appelé la musique, qui suppose une éducation raffinée et une métamorphose progressive de la faculté de l’audition. Car le musicien perçoit non-seulement la succession des sons comme dans la mélodie, mais encore la simultanéité comme dans l’harmonie, de sorte qu’assis au centre de l’orchestre, il embrasse et distingue à la fois dans la même seconde et dans la même sensation toutes les voix de tous les instruments ; si, par hasard, une note fausse vient à glisser quelque part sous l’archet, il peut la signaler ou la corriger à l’instant dans sa pensée. Il y aurait témérité à dire aujourd’hui que l’oreille de Mozart, inondée de la divine volupté d’une symphonie, vibre exactement de la même vibration ni plus ni moins que le tympan du Pelasge, véritable entonnoir à engouffrer le bruit, voilà tout, sans jamais pouvoir mesurer le son et le soumettre à la loi d’harmonie.

L’organe de la main, en troisième lieu, puisque l’homme a créé pour elle tout un champ nouveau d’exercice, appelé l’industrie, qui exige nécessairement à l’application une souplesse et une délicatesse infinie de mouvement, car pour peindre, modeler, ciseler, tisser, broder, manœuvrer l’outil, le ciseau, le compas, le poinçon, le burin, pour pétrir la matière, en un mot, la fondre, la tourner, la mouler, la réduire en forme impalpable, et la fouiller jusqu’à la limite extrême de l’invisible, la main a dû passer auparavant par une longue initiation et acquérir une nouvelle puissance de doigté.

Un peuple emprunte en vain à un autre peuple un procédé d’industrie s’il ne lui emprunte en même temps la tradition de la main, indispensable à la manœuvre de cette industrie. La filature à la mécanique a surtout prospéré sur le sol où la population filait déjà depuis longtemps à la quenouille. Le pacha d’Égypte voulut un jour établir un chantier de construction navale dans le port d’Alexandrie. Il enrôla à son service des ingénieurs et des ouvriers français. Lorsqu’il crut que ces précepteurs étrangers avaient formé assez d’élèves égyptiens, il voulut, par raison d’économie, les renvoyer en Europe. Qu’arriva-t-il ? Que la main de son peuple, livré à lui-même, sécha à l’œuvre et tomba d’impuissance.

Ainsi, sans vouloir poursuivre plus loin l’énumération des progrès du corps humain dans la danse, le geste, la gymnastique, la pantomime, l’homme a donc réellement perfectionné ses organes, et tiré de ces perfectionnements mêmes de nouveaux arts, c’est-à-dire de nouveaux instruments de bonheur. Mais, je vous entends, à quoi sert à l’homme, dites-vous, d’avoir développé ses sens, si sur ces sens plus ou moins développés, il n’a pas su encore éteindre ou amortir une douleur, une seule douleur, ne fût-ce que la piqûre d’une épingle ?

Avez-vous bien réfléchi à cette parole ? Voilà donc aussi la médecine, aussi la chirurgie reléguées au rang des chimères ou des dérisions de l’humanité. Passons alors la charrue sur nos hôpitaux, replions les tentes des ambulances ; jetons à la borne les urnes des pharmacies, brisons les instruments d’anatomie comme d’inutiles inventions de torture, chassons de l’État nos Dupuytren comme des bourreaux par diplôme, puisque la quinine ne guérit plus la fièvre, puisque l’abaissement de la cataracte ne rend plus la vue à l’aveugle, puisque la ligature de l’artère n’arrête plus l’ hémorrhagie, puisque l’inoculation ne prévient plus l’explosion du virus, puisque l’amputation du membre broyé ne sauve plus l’existence du blessé, puisque la lithotricie ne pulvérise plus la pierre dans l’intestin, puisque le jet électrique ne restitue plus le mouvement à la paralysie, puisque la lancette ne détourne plus l’épanchement du sang dans le cerveau, puisque le chloroforme n’endort plus la douleur pendant le supplice de l’opération.

Évidemment ici l’improvisation en courant a emporté votre parole au delà de votre pensée. Dans un temps, chez un peuple où la civilisation a donné un alphabet à l’aveugle, a rendu la parole au muet, et les a remis l’un et l’autre en communication, en sympathie avec l’intelligence et le cœur de l’humanité, nier la victoire du progrès sur la souffrance, sur l’infirmité, c’est nier en réalité l’œuvre du génie, c’est manquer de reconnaissance envers le génie. Connaissez-vous un plus grand délit contre le Dieu de toute inspiration ? Moins que personne, vous pouvez le commettre. J’en prends votre grandeur d’âme à témoin.

Quant à la prolongation de la vie sur cette planète, qu’importe, pourrai-je vous répondre, que l’homme vive plus ou moins longtemps ? Du moment que, pour vous comme pour moi, l’homme est un être immortel appelé à reparaître dans un autre monde et à progresser encore, il importe seulement d’améliorer notre âme dans le passage du berceau au linceul, pour retrouver cette amélioration de l’autre côté du tombeau. La durée de la vie sur cette terre, l’idée d’immortalité une fois admise, est donc une question secondaire, pour ne pas dire indifférente à la doctrine de la perfectibilité.

Eh bien ! cependant ici encore le fait repousse la doctrine de l’immuabilité, nommons-la de son vrai nom, de la fatalité. La statistique a constaté que partout où une commune, Genève, par exemple, a tenu régulièrement le registre de l’état civil, l’homme du dix-neuvième siècle avait gagné sur l’homme du quinzième siècle une prolongation d’existence de quatorze années, et, chose digne de remarque, dans ce recensement de la mort, la longévité est en raison directe de la culture de l’intelligence. C’est le savant, c’est l’écrivain, c’est le médecin, c’est le fonctionnaire de la pensée, en un mot, qui atteint le plus souvent à l’extrême frontière de la vieillesse, comme si la pensée était l’huile de la lampe et l’essence même de l’existence.

Autre fait aussi concluant. La première compagnie d’assurance sur la vie établie en Angleterre, crut devoir prendre à son début la moyenne des deux derniers siècles pour base de calcul. Mais à l’application elle comprit bientôt que la civilisation avait reculé le délai de la mort, d’une génération à l’autre, et elle releva après coup le taux de la prime pour la mettre en équilibre avec cette augmentation de durée. Cette réponse pourrait suffire à la rigueur. Mais le progrès a encore plus d’ambition. Il donne à l’homme quelque chose de plus qu’un sursis d’existence.

Durer n’est pas vivre ; vivre c’est agir ; vivre davantage, c’est donc multiplier davantage son action dans un laps de temps donné. Le temps n’est que le champ d’action de la vie et non la vie elle-même. Il ne suffit pas d’agrandir le champ pour augmenter la vie, il faut encore, il faut surtout multiplier l’action dans la même mesure.

Certes le temps coule pour le rocher aussi bien que pour l’homme pensant. Mais comme les jours tombent morts les uns après les autres sur ce bloc insensible, sans y provoquer aucune modification, tous ces jours accumulés, toujours les mêmes pour le rocher, ne forment réellement par rapport à lui, du premier au dernier siècle, qu’une seule minute.

Le serf russe vivrait cent ans sur sa motte de terre, que si pendant ces cent ans, profondément enseveli dans la léthargie du cœur et de la pensée, il a répété exactement le même thème d’existence, comme la roue du chariot répète la même évolution autour de l’essieu, il aura moins vécu, en fin de compte, que l’homme approvisionné de toute la vitalité de la civilisation, qui en trente ans, quarante ans, plus ou moins, a épuisé toute la série imaginable de sentiments et d’idées. Car la vie, encore un coup, consiste non pas à consommer du temps, et toujours du temps dans l’insensibilité du sommeil, mais bien à condenser en nous, et à rayonner hors de nous, dans l’intervalle de notre passage, la plus nombreuse et la plus rapide succession possible de sensations et d’actes, d’affections et de connaissances. Vivre en tout c’est vivre cent fois, avez-vous dit vous-même dans une heure d’inspiration.

Or, c’est là précisément l’œuvre du progrès ; par l’art, par l’étude, par le commerce, par l’échange incessant de la vie, il rapproche sans cesse de nous et il range sans cesse à notre circonférence le temps et l’espace. Il étend notre âme partout, il la répand partout, en avant et en arrière, dans le passé et dans l’avenir. Contemporain de chaque siècle, l’homme de progrès entre en jouissance de l’éternité dès cette vie, en quelque sorte, à quelque heure que ce soit, et à l’appel de sa volonté, il a une pensée à Athènes, il donne la main à Platon, il monte l’escalier du Capitole, il pose le pied en Amérique, il lève son chapeau à l’aspect de Washington, il bat du même cœur que le martyr mourant pour la liberté, il combat sous le pli du drapeau tricolore avec le héros de l’armée de Sambre-et-Meuse, il palpite de la même espérance que l’Italie à moitié relevée sous sa couronne de myrtes de son lit de servitude. Debout ! dans quelque langue que ce mot retentisse, il dresse la tête et il répond : Me voici.

Que dirai-je enfin ? il fait, il tâche du moins de faire de son esprit le microcosme vivant de toutes les grandes causes, de toutes les belles choses écloses ou à éclore à notre soleil, et chaque jour il monte à l’autel pour communier en pensée et en vérité avec tous les génies qui les ont aimées ou qui les aimeront encore, et partout où il promène son pas sur la terre, il sent qu’il traîne tous les siècles à sa suite comme autant de serviteurs muets, pour lui apporter, au moindre geste, un enthousiasme ou un exemple, une émotion ou une vérité, et concluant ensuite de ce qui a été à ce qui sera et tirant du passé une invincible prophétie, il envoie sa croyance devant lui comme une messagère prendre d’avance possession de l’avenir, et signer le contrat de fraternité de l’homme avec la nature et de l’homme avec l’humanité, dans toute langue et au delà de toute frontière. Si ce n’est pas là prolonger indéfiniment son existence par le prolongement indéfini de sa sympathie, qu’est-ce donc alors, ô Dieu de la pensée, que l’existence de l’homme ? À peine le nombre de bouffées d’air qu’il respire en passant et qu’il restitue à l’atmosphère.

XVIII

Je reprends le chapitre du bonheur, car, plus j’avance dans ce débat, plus je vois que ce mot est à lui seul le mot du problème. Le progrès, en effet, signifie mensonge, ou bien il signifie amélioration de notre destinée ; or l’amélioration de notre destinée implique nécessairement à un degré quelconque l’idée de bonheur. Seulement il faut définir le bonheur, et, pour le définir exactement, commencer par le retirer de la confusion où il a flotté jusqu’à présent au caprice de chacun pour le replacer sur son véritable piédestal.

Certes j’en sais plus d’un parmi les défenseurs du progrès qui pourrait à bon droit, s’il voulait écouter le murmure de sa chance, prendre, lui aussi, une heure de la vie pour la vie entière, et proclamer ce monde un champ de carnage, où une implacable Euménide, semant aux ronces et aux pierres du chemin les lambeaux de notre chair et les gouttes de notre sang, nous traîne par les pieds dans une fosse de voirie.

Celui-là, peu importe son nom, n’est pas né dans les rangs des heureux. Une fée n’est pas venue au chevet de sa mère sourire à sa naissance. Il n’a pas trouvé sur sa nappe le myrte et la palme le jour où il a pris place au banquet de l’homme. Il n’a pas recueilli, dès le premier pas au premier hymne tombé de sa lèvre, le murmure et l’applaudissement de la multitude. Il n’a pas marché dans la vie au milieu des pluies de fleurs et des parfums de la gloire. Il n’a pas moissonné dans l’abondance, ni pressé dans sa coupe d’or la grappe de sa colline, et la jeune fille, en le voyant passer, n’a pas senti remonter à son front le rêve de son cœur, ni la jeune femme serré plus tendrement son enfant sur sa poitrine.

Loin de là. Il vint au monde sous un toit battu du vent de l’adversité, et le premier baiser de sa mère l’a marqué peut-être, pour le reste de sa vie, d’une mystérieuse pâleur. Ah ! il voudrait aujourd’hui pouvoir racheter de ses deniers la maison de son enfance, et en murer les portes et les fenêtres. Pour lui point de sillon dans la plaine, point de ceps sur le coteau. Prolétaire de la pensée, il a fait rudement son chemin. À chaque pas il a heurté un obstacle, et le passant l’a repoussé du coude dans la cohue. Il a vécu au jour le jour, et le soir, penché sur son foyer éteint, il a cherché dans une muette angoisse le secret du lendemain. Il a vu tomber autour de lui plus d’une tête chère dans le guet-apens de la mort, et l’herbe pousse sur une part sacrée de son existence.

Et pourtant, malgré la sévérité, la perfidie même de sa destinée, il n’ira pas couvrir ses cheveux de cendre, ni tourner sa tête aux deux pôles de l’univers pour lancer l’anathème au midi et au septentrion. Il sait que si Dieu envoie la colère de la tempête à la terre, il y envoie aussi le sourire du printemps. Il sait que si l’épine rampe sur la vipère, la rose verse dans la brise le baume de son haleine ; que si l’euphorbe distille le poison, le pampre distille au soleil un éternel philtre de jeunesse, que si le désert trompe la soif du voyageur, la source coule à plein bord de l’autre côté de l’horizon ; que si la nature magnanime, en un mot, a imposé à l’humanité, dès l’origine, la condition austère du travail, elle a répandu partout, pour la récompense du travailleur, une grâce, une joie, une fête, une volupté du cœur ou de la pensée.

Il croirait donc blasphémer le Dieu de toute bonté, si, oubliant le bien pour le mal, il répondait au bienfait par un gémissement. La parole tarirait plutôt sur sa lèvre que de tomber dans une pareille ingratitude. Ah ! bien au contraire, il remercie le Créateur de sa munificence, et il lui dit du fond du cœur, dans l’effusion d’un religieux attendrissement :

Je te bénis de m’avoir appelé devant ta face à contempler la majesté ineffable de ta création, et n’aurais-je vu de cet univers que la nuit étoilée, et soupçonne l’infini caché derrière ce voile de splendeur, que pour cet unique quart d’heure d’existence en toi, je te bénirais encore ; je te bénis d’avoir donné à l’homme le soleil, le rayon, la rosée, la flamme, le fer, le marbre, l’épi, la soie, le chanvre, la figue, l’olive, la manne inépuisable de toute saveur et de toute couleur flottante à la brise à la branche du verger. Je te bénis, enfin, de lui avoir donné de surcroît le cœur et l’intelligence pour sentir et comprendre toute chose, bien plus encore, le cœur et l’intelligence de l’humanité tout entière, incarnés dans l’art et dans la science, et, pour cela, d’avoir marqué mon heure à cette date du dix-neuvième siècle, la plus grande et la plus belle de l’histoire, malgré ses apparences de troubles et de défaillance, et de m’avoir permis ainsi de vivre de sa puissante vie et de vibrer de son profond enthousiasme. J’ai aimé, j’ai été aimé ; j’ai connu le beau, j’ai senti le bien, j’ai porté témoignage de la vérité dans tous les souffles de l’atmosphère ; j’ai mis ma main dans la main des forts ; j’ai pris parti pour les grandes idées, donné ma tête en gage aux nobles œuvres de l’humanité. Le crépuscule maintenant peut venir. Que le moment de descendre l’autre pente de la colline sonne quand il voudra. Gloire à Dieu. J’ai eu ma part, je puis mourir.

Mourir, dites-vous, mais c’est là précisément la condamnation du progrès ; ne voyez-vous pas que la mort, spectre debout devant nous à l’horizon, projette son ombre, comme une menace de deuil, sur toute aspiration ici-bas de félicité ? Pardon, poëte du désespoir, vous oubliez l’immortalité. Qu’importe, vous répondrais-je éternellement, que la mort vienne couper en deux l’hymne du bonheur, si nous devons le reprendre sur une autre scène à la strophe où nous l’avons interrompu ? Seulement entendons-nous, une fois pour toutes, sur ce mot de bonheur.

Qu’est-ce que le bonheur pour l’homme ? L’accomplissement de sa destinée. Et qu’est-ce que l’accomplissement de sa destinée ? L’épanouissement de sa nature. Sa nature, voilà la révélation de Dieu écrite en lui, avec son sang et sa chair, son commandement et son Évangile. Mettons-nous donc à méditer sa nature avec attention, car le jour où nous la posséderons tout entière, nous connaîtrons le secret de la vie et nous pourrons agir en toute sûreté de conscience.

L’homme, corps et âme à la fois, doit vivre d’une double vie, par conséquent, matérielle et spirituelle, en vertu de la divine économie de son organisation. Dieu me préserve de prendre jamais à mon compte cette doctrine manichéenne de l’ascétisme, qui prétend, sur la foi d’un conte religieux, que des deux vies l’une contredit l’autre et l’étouffe sous peine d’être étouffée la première. Je crois que partout où Dieu a mis la main il a mis l’harmonie et non pas la discorde. L’homme constitué par nature à l’état flagrant d’antagonisme ne serait plus le roi, il serait le monstre de la création.

Si donc un moine venait me dire encore avec un frémissement d’horreur l’œil baissé sous son capuchon, que la chair étant la lie du péché originel, et la joie de la sensation une supercherie de Satan, l’homme doit traiter son corps en ennemi, et le dompter par la macération, je tournerai la tête de pitié et je passerai. J’irai visiter par un beau jour d’été le soleil levant sur la colline, et regardant frémir au loin la terre parfumée, couche nuptiale de toute attraction et de toute fécondité, je répondrai : Puisque Dieu a fait cette terre pour rayonner en moi ses ineffables sympathies par ses richesses et par ses moissons, et a mis en moi une fibre électrique pour vibrer au contrecoup de ses effusions et de ses caresses, je le prends au mot, et je jouis de son œuvre à l’heure et dans la mesure où je dois en jouir, sans voir un piège dans le sourire de la création.

Est-ce à dire pour cela que je transporte uniquement, exclusivement le bonheur ou l’idéal suprême de la vie au monde de la matière et de la sensualité ? Faut-il répéter avec le philosophe de l’Ecclésiaste que le pain, le vin, l’or, le baiser de la Sulamite, c’est là le fond de la vie humaine, et que le reste est à peine l’ombre de la fumée ?

Le progrès renvoie le premier cette doctrine de sybaritisme à l’antiquité. Je crois avoir vécu par l’intelligence, jusqu’à ce jour, en bonne compagnie, et j’ai appris de l’élite de l’humanité que la matière, chose finie, chose mobile, tombe trop sous le coup du temps, autre fait de l’ordre fini, de l’ordre passager, pour aller jamais lui demander l’idée de continuité indispensable à l’idée de bonheur. La joie de la matière, c’est la sensation. En vain voudrais-je retenir la sensation sur la corde où elle frémit, elle passe et coule comme l’eau dans la main de l’enfant, elle meurt dans son triomphe et disparaît à l’exemple de l’éclair dans son explosion ; un moment l’apporte, un moment l’emporte, et en fuyant elle ne laisse après elle que vide et silence. L’acte est court, l’entr’acte est long, a-t-on dit, du bonheur ainsi compris. Vainement l’homme de volupté veut multiplier l’acte pour reprendre le bonheur évanoui, à chaque fois qu’il lui échappe, et le prolonger indéfiniment de récidive en récidive ; à force d’interpeller la sensation, il en épuise bientôt la saveur, il arrive bientôt à la satiété et par la satiété à la mélancolie. Dans son impatience de jouir, il a brisé l’instrument même de la jouissance, et triste comme Sardanapale et mort comme lui à l’émotion, il n’a plus qu’à monter d’avance sur son bûcher au milieu des spectres de ses voluptés passées.

C’est qu’en créant l’homme double la Providence a équilibré en lui sa double nature, que le corps a sa part, l’âme sa part, et qu’à l’heure même où l’un usurpe sur l’autre, l’homme rompt l’équilibre et tombe dans la tristesse.

Le corps peut donner le plaisir, mais l’âme seule donne le bonheur, car seule éternelle ici ou réverbération vivante de l’éternité, elle possède seule cette perpétuité, cette plénitude qui constitue véritablement l’essence et mérite le nom de félicité. Chacun de nous, sous peine de mentir à sa destinée, doit donc mettre le but, l’idéal suprême de la vie, du côté de l’âme, dans le développement de l’âme, puisque l’âme, infinie, rayonne l’émotion à l’infini sans défaillance et sans lassitude. Et comment pourrait-il en être autrement ? N’est-ce pas par elle en effet que nous tenons la place d’honneur dans la création et que nous exerçons sur la nature ce droit de commandement appelé le progrès ?

Si donc nous tenons à vivre parmi les heureux, j’aimerais mieux dire les élus de l’humanité, pour éviter toute confusion de pensée, développons notre âme, développons-la intégralement, harmonieusement, en sentiment et en connaissance, développons-la en sentiment par l’art, par la poésie, la peinture, la sculpture, la musique, la sympathie, l’admiration, l’enthousiasme, la pitié, la charité, le dévouement, la vertu, l’héroïsme. Autant de vies nouvelles que nous nous donnons par là, autant d’occasions de bonheur ; et ce bonheur ne fuit pas dans le temps ; le temps ne nous le reprend pas ; à toute heure et en toute circonstance, nous le retrouvons tout entier en nous, et nous le retrouvons d’autant plus intense que nous l’évoquons plus souvent. Développons enfin notre âme par la connaissance, par l’étude, la science, l’histoire, la conversation, la lecture, la méditation, le raisonnement, la philosophie, la discussion, la vérité enfin, assomption suprême et participation suprême de l’âme à la Divinité ; autres vies, autres chances de voluptés sacrées inaltérables, au dehors, au-dessus des caprices, des attentats des hommes ou des événements. Quiconque porte la vérité en lui a mis le pied sur le péristyle de l’éternité. Il repose en Dieu désormais ; tout bien de la terre pâlit à son regard devant ce bien souverain. Tant que ce bien souverain lui reste, il défie la destinée, il possède son âme en paix au sein même de l’indigence. Demandez plutôt à Newton ce que pèse n’importe quelle couronne d’empereur à côté de la découverte de l’attraction. Quand ce cri : J’ai trouvé put sortir enfin de sa poitrine dilatée par l’émotion, il tomba évanoui et foudroyé par l’extase.

Il y a plus. L’étude a quelque chose de sanctifiant qui change la douleur elle-même en vertu, comme la braise de l’encensoir change l’écorce flétrie de l’aloès en parfum. Heureux qui souffre, a dit l’Évangile ; l’homme bon, en effet, devient meilleur dans l’affliction ; l’épreuve le retrempe et l’incline à l’esprit de dévouement. Le livre, d’ailleurs, pour qui sait lire pieusement, est un muet consolateur, un prêtre à notre choix, qui verse sur la plaie de notre âme la sagesse écrite de tous les saints de la pensée, qui ont souffert comme nous et nous ont appris, par leur exemple, à souffrir. Je n’ai jamais eu de tristesse, disait un philosophe du siècle dernier, qu’un quart d’heure de lecture n’ait dissipée. Il disait trop, sans doute. Mais je comprends que Caton, au moment de fuir dans la morale éternelle le spectacle effroyable de César triomphant, voulût lire, la main sur la garde de son épée, la dernière page du Phédon, je comprends encore qu’un autre Romain de ce siècle-ci, adversaire déclaré d’un autre César, ait murmuré en mourant votre propre poésie comme s’il eût voulu qu’une strophe de vous l’emportât sur son aile en flamme au sein de l’immortalité.

Notre âme est donc l’audience souveraine où tout ce qui frappe sur notre vie, tout ce qui l’émeut en bien ou en mal, vient comparaître, subir son jugement. À notre âme, et à notre âme uniquement, appartient de concevoir et de formuler l’idée de bonheur ou l’idée de malheur. Elle proclame donc de sa pleine puissance, et en dernier ressort, tel fait heureux, tel autre malheureux, et le constitue heureux ou malheureux par l’arrêt de sa sentence. Elle fait donc, en réalité, le bonheur ou le malheur à sa volonté, dans sa mesure ; aussi trouvons-nous partout ici ou là dans l’opinion ou la superstition régnante, tantôt une joie, tantôt une douleur de convention.

Plus vous abaissez le niveau de l’âme dans l’ignorance ou la frivolité, plus vous la condamnez au plaisir infime et frivole, comme elle, de la mode et de la richesse, plus vous la mettez, par conséquent, à la merci et dans la dépendance du sort et de l’occasion. Le bonheur de l’or, du luxe, n’est pas en nous, il est hors de nous, et quelque vigilance que nous apportions à la présence du flux et du reflux de la destinée, il fond, il fuit à chaque instant. L’âge vient et de sa froide main glace la faculté de la jouissance. Le vieillard, après avoir vidé le fond de la coupe, tombe dans le dégoût ou dans l’ennui. Il meurt de spleen et souvent par le suicide. La chance, d’ailleurs, peut tourner, la fortune peut quitter le riche à l’improviste. Un vaisseau sombre, une banque croule, c’est le cours ordinaire et le spectacle perpétuel de la société. Cet homme vivait uniquement pour la richesse et dans l’ordre de jouissance tiré de la richesse. Maintenant la richesse l’abandonne, et la vie du même coup semble aussi l’abandonner ; comme il a oublié au milieu de l’abondance de préparer à son âme un refuge dans le monde supérieur de la pensée, il cherche en vain autour de lui une force de réaction contre la douleur. Il succombe à l’épreuve et roule au fond de l’abîme.

Celui-là seul a fait un bail à perpétuité avec la joie du sage, la sérénité d’esprit, qui a porté son âme à une telle hauteur qu’il l’a placée désormais hors d’atteinte de tous les accidents de passage, et de tous les coups de la destinée. Il a bâti sa demeure sur la montagne, il a fait de ses affections et de ses pensées comme autant de berceaux de fleurs, où, sous les rayons d’un inaltérable soleil, il respire éternellement une brise chargée de parfums. Que me préparez-vous et pourquoi me regardez-vous en pointant vos tablettes ? La prison, l’exil, la souffrance, la ruine de ma maison, le sel semé sur mon foyer ? Que peut contre moi votre colère et la colère de la nature ? J’ai le secret d’Épictète, et à la douleur que vous pouvez m’infliger, je réponds comme lui : Tu n’existes pas. Je vous attends. Frappez ; la blessure rejettera le fer d’elle-même. Il fallait bien qu’il y eût dans la ciguë une divine saveur pour que le plus grand homme du monde avec le Christ l’ait bue en souriant et en offrant un coq à Esculape.

Et vous-même, Lamartine, tranquille héros de l’idée, ne puis-je vous donner ici à vous-même en exemple ? La foule, tirée par vous de la terre de servitude, vous a injurié, vous a jeté au visage le fiel et le vinaigre. Vous avez été tout un moment dans l’ordre des faits, vous n’êtes plus rien aujourd’hui que votre nom, le plus beau, à coup sûr, de tous les noms flottants sur les lèvres de notre génération. Et cependant qui oserait dire que vous n’êtes pas aussi grand dans votre chute qu’au pouvoir ? Si la grandeur d’âme n’est pas la félicité souveraine de l’homme ici-bas, où donc alors faut-il la chercher ? Or, à quel signe reconnaître cette grandeur, sinon à l’ingratitude d’une nation ? L’orage, en frappant votre front, y a laissé une telle splendeur, que vous ne voudriez l’échanger, j’en suis certain, pour aucune autre couronne.

Ainsi progrès et bonheur ont au fond la même signification ; l’un et l’autre signifient accomplissement de la destinée, c’est-à-dire accroissement de vie, accroissement de vie matérielle par une plus grande production de bien-être et une plus juste répartition du bien-être produit, de vie spirituelle par une plus vaste dilatation du sentiment, et une plus large expansion de la connaissance. Accroissement de vie, voilà le décalogue de l’humanité ; mais en respectant l’harmonie et la hiérarchie de nature entre nos facultés, et en réservant toujours à l’âme souveraine son droit de préséance.

XIX

Vous faites enfin une dernière conjuration contre le progrès, vade retro, cette vieille hallucination de l’orgueil, comme vous dites, et, pour chasser cette nouvelle folie du cerveau humain, vous invoquez la preuve des peuples évanouis à l’horizon de l’histoire. Vous attachez sans doute une irrésistible vertu à ce dernier argument, car vous le reproduisez plusieurs fois sous différentes formules. En voici une entre autres :

« Où est, demandez-vous, la perfectibilité visible dans les races qui ont pullulé en tribus, en nations, et dominations sur ce globe depuis les temps historiques ? Quelle est donc la race qui n’ait pas suivi le cours régulier de naissance, de croissance, de décadence et de mort, conditions de ces collections d’hommes, comme de l’homme lui-même soumis à ces quatre phénomènes de la vie, naître, croître, vieillir et mourir ? Ce globe n’est partout qu’un ossuaire de civilisations ensevelies. L’histoire, qui est le registre de naissance et de mort de ces civilisations, nous les montre partout naissant, croissant, dépérissant, mourant avec les dieux, les cultes, les lois, les mœurs, les langues, les empires qu’elles ont fondés pour un moment ici ou là dans leur passage sur le globe. Pas une, pas une seule n’a échappé jusqu’ici à cette vicissitude organique de l’humanité. »

Toutes les civilisations sont mortes, dites-vous. Le fait est vrai, j’en conviens. Mais la civilisation elle-même a survécu, et elle a survécu précisément parce qu’elle était la raison commune de toutes les métamorphoses de l’histoire.

L’Inde sans doute a tenu la place d’honneur à l’origine ; de l’Inde la suprématie a passé à l’Égypte, de l’Égypte à la Phénicie, de la Phénicie à la Grèce, de la Grèce à l’Italie, et de l’Italie au reste de l’Europe. Toutefois dans toutes ces migrations du flambeau de la perfectibilité d’une main à l’autre, l’humanité a-t-elle perdu en route le blé, la charrue, la forge, la truelle, la hache, la scie, la navette, la lampe, la vigne, l’amphore, le mouton, le bœuf, l’âne, le cheval, le navire, le char, le moulin, la grue, la vis d’Archimède, la monnaie, l’écriture, la science, l’horloge, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, toute la richesse acquise en un mot, et toute la force motrice du progrès ?

Si chaque civilisation effectivement, en disparaissant de la scène, a emporté avec elle dans son tombeau toutes ses découvertes, comme ce roi d’Orient emporta un jour dans les flammes de son bûcher tous les trésors de son palais, vous avez raison, le progrès devant l’histoire a perdu son procès ; mais loin de là, chaque civilisation, au moment de son abdication, a reversé religieusement son contingent d’idées dans la civilisation suivante, qui a amplifié de son travail le patrimoine reçu, et l’a transmis à son tour, avec l’accroissement nouveau, à une nouvelle héritière, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’enfin, de soleil en soleil, et de l’est à l’ouest, le viatique sacré de l’humanité, toujours grossissant sur son chemin, ait afflué un jour tout entier de l’orient à l’occident de l’Europe, à tel point que la France, aujourd’hui, expression suprême pour sa part de la civilisation, n’a pas une industrie, une science, depuis la pioche jusqu’à l’alphabet, depuis le compas jusqu’au chiffre, qu’elle n’ait reçue en germe ou en totalité par une longue circonvolution, de l’Inde ou de l’Égypte, de la Grèce ou de l’Italie.

Ainsi donc, pour frapper d’anathème la doctrine du progrès, il ne suffit pas de montrer que le progrès a changé de place dans le monde, il faudrait encore montrer qu’il a perdu, à chaque mutation, l’intégrité ou une partie de ses conquêtes. Mais il a sans cesse reculé, au contraire, ses frontières de toute la largeur de ses victoires sur la nature. En voulez-vous la preuve ? Regardez l’état de la civilisation en Europe. Quel est le peuple, en effet, dont le passé a jamais atteint le niveau actuel de la vie humaine en science et en sympathie, en industrie et en richesse ?

Nous pourrions borner là notre réponse. Nous aurions satisfait au devoir de la réfutation. Mais nous portons plus loin la sévérité de notre principe. Nous avons encore à prouver pour l’apaisement de notre conscience que chaque civilisation partielle avait sa raison logique de paraître à son heure et en son lieu, de faire ce qu’elle a fait, là où elle l’a fait et pas ailleurs, et de disparaître ensuite ou de rentrer dans l’ombre pour laisser à d’autres peuples, placés dans d’autres circonstances de géographie, la possibilité de tirer de ces circonstances mêmes de nouveaux développements pour l’humanité.

Une race, quel que soit son génie, a toujours, dans le sol tombé en son lot d’héritage, un collaborateur forcé de destinée. Si l’Angleterre, par exemple, pour prendre une démonstration sous la main, au lieu de siéger sur son profond soubassement de houille, trône du monde industriel par l’invention de la vapeur, avait campé sur le sable du Sahara, elle aurait évidemment traîné, par l’ingratitude de son territoire, malgré toute son activité innée, à l’arrière-garde de l’industrie. Appliquons ce principe à l’histoire de la civilisation, pour écrire en courant le sommaire d’un livre encore à faire : la géographie du progrès.

Voici l’homme au début de sa carrière, dans la vie sociale, face à face avec la nature, sans autre arme que sa bonne volonté et aussi la pointe de l’aiguillon de la nécessité. Il a donc en quelque sorte l’alphabet de l’industrie à inventer ; mais, pour inventer, il a sans doute à penser ; mais, avant de penser, il a d’abord à vivre. Comment vivre et penser ? Comment trouver sur le temps consacré au corps assez de marge pour développer l’intelligence, si la nature ne vient d’elle-même au secours de l’indigence primitive de l’homme en l’enveloppant d’un climat chaud à défaut d’autre manteau, et en lui mettant en quelque sorte la nourriture dans la main au bout de chaque branche de la forêt ?

Eh bien ! étalez la carte du globe, et cherchez du doigt quelle contrée satisfait à cette double condition de chaleur et d’abondance, et vous trouverez l’Inde, naturellement vêtue de son soleil, et tellement approvisionnée de fruits de toute espèce, que la banane du sage, — du sage ? l’expression est significative — suffirait seule à nourrir une population. L’Inde a donc pu penser, grâce aux premières avances de la nature. Humboldt a remarqué que partout où la banane croissait en Amérique, l’intelligence de la race montait dans la même proportion.

Grâce à ce don gratuit du sol et au droit de loisir conféré par la caste, l’Inde a pu penser à un assez grand nombre de têtes pour donner le dernier mot de cette vie contemplative, de cette prodigieuse métaphysique en action, qui a enfanté sous le palmier, dans la nuit brûlante du tropique, le nombre, la grammaire, la poésie, la philosophie.

Mais, pour passer, cependant, à une civilisation supérieure, l’humanité avait besoin de créer auparavant un des éléments indispensables de la constitution de l’humanité. Je veux parler de l’architecture. L’Inde pouvait-elle inventer la truelle et l’équerre ? Non, assurément ; car, pour aller chercher aux entrailles de la terre, en l’absence de moyens mécaniques, ces énormes blocs de pierre si lourds à remuer, si durs à tailler, l’homme doit nécessairement recevoir de la nature l’injonction d’un semblable travail, et de cette même nature en même temps un coup de main au moment de l’exécution. L’Inde n’avait ni cette condition à subir, ni cette assistance à chercher. Une cabane y suffisait à l’homme pour abriter sa famille. Le bois plus ou moins ouvragé, comme en Chine aujourd’hui, faisait tous les frais de son architecture. Car ses pagodes, comme nous l’avons déjà vu, n’étaient que des cavernes creusées à l’infini dans le flanc des montagnes et arrosées d’étangs souterrains pour abreuver les troupeaux sacrés.

Cherchons donc encore sur la carte une race soumise à une condition tellement exceptionnelle de géographie, qu’elle subisse, du fait de cette individualité en quelque sorte de territoire, l’obligation rigoureuse d’étager la pierre sur la pierre pour construire sa demeure. Cette race aura en partage une vallée complétement submergée une partie de l’année, de sorte que, pour dominer l’inondation, elle devra de toute nécessité asseoir chaque cité sur un piédestal de granit. Voilà la consigne de la nature. Maintenant voici l’assistance. Cette vallée étroite, en forme de couloir, fuira indéfiniment, du midi au nord, entre deux chaînes de montagnes de marbre et de porphyre, de calcaire et de granit. Le jour où l’homme saura bâtir, il trouvera partout la pierre à fleur de terre, au lieu de la puiser dans des gouffres de catacombes. De plus, un fleuve navigable circulera sur toute la vallée, comme une sorte de roulier naturel, pour distribuer de droite et de gauche l’assise taillée dans la carrière.

Toutefois, le travail de construction, à cette époque d’enfance de l’art et d’ignorance, aurait prélevé encore une trop lourde somme de temps sur le temps disponible de la société, si, par un miracle encore inexpliqué, le même fleuve tout à l’heure roulier n’avait fait encore l’office de laboureur, n’avait répandu chaque année, à échéance fixe, son limon sur la vallée. L’habitant semait dans la vase, et le blé poussait sans autre préparation. Le régime de la caste faisait ensuite l’appoint du temps nécessaire à la pensée. Voilà l’œuvre de l’Égypte ; elle inventa l’architecture, et avec l’architecture la géométrie.

L’Égypte a donc donné à la civilisation tout ce qu’elle pouvait donner, et donner seule par la disposition particulière de son territoire. Mais si la constitution exceptionnelle de sa géographie l’avait servie à point nommé pour un progrès, la même originalité de sol la desservait en revanche dans la réalisation des autres desiderata de la civilisation.

Ainsi, après l’invention de l’architecture, venait, par ordre d’importance, la découverte de la navigation. L’Égypte pouvait-elle faire cette découverte ? Non, puisqu’elle manquait de bois de construction. Cette gloire devait appartenir à une race campée à l’étroit, entre la mer et la montagne, et, faute d’espace suffisant pour la charrue, contrainte d’aller demander au commerce un supplément de nourriture. Cette race prédestinée devait trouver en outre sur les pentes de la montagne d’immenses forêts d’arbres gigantesques, siècles de végétation accumulés depuis la Genèse, de sorte qu’elle n’avait qu’à étendre la main pour puiser sans cesse des flottes sous ces ombres éternelles de verdure.

Est-ce tout ? Pas encore. L’homme n’amène pas à volonté le commerce sur un point donné, il le prend au passage lorsqu’il sait le trouver. Il fallait donc que la race appelée à naviguer un jour, c’est-à-dire commercer avec le monde connu, occupât une station intermédiaire entre les deux grandes nations du moment, l’Assyrie et l’Égypte, sur le parcours de toutes les caravanes de l’Inde ou en face d’îles et de cyclades, afin qu’à cette première heure d’inexpérience, le marin pût toujours suivre la côte et trouver partout un port de relâche. La Phénicie alla donc, poussée par le vent de la spéculation, essaimer çà et là des comptoirs sur le périple de la Méditerranée. Mais la presqu’île de Tyr, car, à l’origine, toute capitale de la navigation était une presqu’île par raison de sécurité, était évidemment trop étroite pour enfermer entre ses murs tous les secrets de la civilisation. C’était un détail du progrès, ce ne pouvait être le progrès dans sa merveilleuse variété.

L’art avait à dire son mot à son tour. L’humanité, grâce au génie des civilisations antérieures, avait déjà conquis assez d’instruments d’existence pour avoir le droit de consacrer une partie de ses forces aux divines satisfactions de l’esprit. La Grèce parut à l’horizon de l’histoire. Race et terre, tout ici est merveilleusement combiné d’avance pour résumer les progrès accomplis de l’humanité et les porter, par l’art, à leur suprême degré de perfection.

Déployée en éventail sur la Méditerranée, entourée d’îles de tous côtés, comme Amphitrite de ses syrènes ; fermée au nord contre les invasions étrangères par les défilés de la Thessalie, découpée de toutes parts de montagnes, semée de prairies et de forêts, de carrières de marbre et de mines de métaux, la Grèce, géographiquement considérée, portait dans son territoire tous les matériaux de toutes les civilisations, et faisait face en même temps à tous les points déjà civilisés. Elle représentait aussi les divers états de l’homme par les diverses aptitudes de ses populations : pastorale en Arcadie, agricole en Messénie, commerçante à Corinthe ; commerçante, fabricante, artiste et philosophe à la fois à l’ombre de l’Acropole d’Athènes. Mais si admirablement privilégiée que paraisse la Grèce en territoire et en génie, au regard de l’historien, elle ne devait être et n’a été, en définitive, qu’un atelier de perfectionnement. Postée au carrefour du premier monde antique, elle devait recevoir à la hâte les diverses civilisations de l’Afrique ou de l’Asie, leur donner la dernière main, et déléguer le progrès accompli à un autre peuple plus à portée de le répandre sur l’Europe. Elle n’avait pas assez de champ autour d’elle pour déborder sur le monde, et de génie politique pour le soumettre à sa domination.

La Providence du progrès réservait cette œuvre au peuple romain. L’Italie est, géographiquement parlant, une variante de la Grèce, une péninsule comme la Grèce, couverte, par conséquent, sur ses flancs du danger des invasions, mais mieux encadrée qu’elle pour déblayer le sol de l’Europe. Le peuple romain eut au plus haut degré le génie de sa mission : il sut conquérir, organiser, administrer, coloniser, assimiler et percer de routes l’univers. Pervius orbis, ce fut sa devise. Par l’unité de son administration et de sa langue, il prépara l’unité intellectuelle, l’unité morale de l’Europe. Athènes avait donné l’art à l’humanité ; Rome lui donna la législation. Or, précisément à ce moment-là de l’histoire une idée partait du fond de la Judée, terre isolée et fermée comme une cellule jusqu’alors, pour verser au monde mieux que l’art, mieux que la législation : une âme commune et une sympathie commune, au nom du principe de charité et de fraternité. L’empire romain disparut à son tour pour céder la scène à un nouvel acteur sorti de la veille des forêts de la Germanie, et l’Europe centrale, régénérée dans le christianisme, hébreu par sa tradition, grec par sa philosophie, romain par sa discipline, prit à son tour la tête de la colonne.

Je presse le pas parce que j’ai hâte d’arriver. Mais, par cette revue rapide du passé de l’humanité, nous pouvons comprendre et toucher du doigt que chaque peuple initiateur du progrès a eu, en raison même de la nature spéciale de sa constitution climatérique, une œuvre spéciale à exécuter, et que, cette œuvre restreinte une fois accomplie, il devait immobiliser la civilisation à sa propre nature, par conséquent fermer l’ère du progrès ou déposer son rôle d’initiateur, jeter au vent le rameau d’or de la sibylle, et dire : Au tour d’un autre maintenant.

Mais, pour succéder à l’Inde, l’Égypte renonçait-elle aux choses que l’Inde lui avait enseignées ? et pour succéder à l’Égypte, la Phénicie renonçait-elle aux notions que Memphis lui avait apportées ? et pour succéder à la Phénicie, la Grèce renonçait-elle aux découvertes que Tyr lui avait communiquées ? et pour succéder à la Grèce, Rome renonçait-elle aux connaissances qu’Athènes lui avait inspirées ? et pour succéder à la civilisation romaine, la France a-t-elle renoncé aux leçons de cette civilisation ? Non, puisque nous retrouvons aujourd’hui dans le bilan de l’Europe civilisée, œuvre par œuvre, industrie par industrie, l’apport complet de tous les peuples conducteurs à tour de rôle de l’humanité.

La disparition des États formés par les peuples à un jour donné, pour un travail donné, loin d’infirmer la doctrine du progrès, la confirme, au contraire ; car tous ces États, en définitive, n’étaient que les cadres restreints d’une civilisation toujours grandissant, qui devait précisément briser ces cadres au fur et à mesure de son agrandissement. Quoi ! je vous dis que le papillon est un progrès sur la chenille, et quand je vous montre la splendeur de son aile dans un rayon de soleil, vous dites à votre tour, pour nier la gloire de la transformation : Où donc est la chrysalide ? Eh ! mon Dieu, le papillon est précisément un progrès, parce qu’il a laissé derrière lui la chrysalide, haillon déchiré de sa première existence.

Oui, nous avons émigré de la civilisation, mais comme les tribus d’Israël sortirent de l’Égypte, en emportant avec elles les vases égyptiens. Et, en vérité, plus je médite ce mystère d’histoire, plus j’admire d’un cœur religieux l’harmonie préétablie entre l’aménagement de la planète et le mouvement du progrès.

Partie de l’extrême Orient, la civilisation devait marcher à l’Occident pour ramasser l’homme sur son passage. Elle arrive en Syrie ; elle y établit la navigation. Quelle raison, toutefois, a-t-elle de naviguer à l’ouest dans le sens de la barbarie, pour ne trouver à la proue de son navire que des peuples sauvages et des forêts incultes ?

Aucune en apparence. Mais une main prévoyante avait placé l’or en Espagne ; et la Phénicie vogue vers l’Hespéride mystérieuse pour en cueillir le fruit doré, et colonise en passant Carthage et Cadix. Plus tard, la civilisation invente la boussole ; Colomb traverse l’Océan et heurte l’Amérique en croyant aborder l’Asie à revers. Aussitôt l’Hespéride prend son vol à travers l’Atlantique, et l’Europe envahit le nouveau continent de toutes parts, pour ramasser l’or, ce produit immédiat, le seul capable d’indemniser de suite les frais de déplacement, et, en cherchant l’or, elle dépose sur la grève du Nouveau-Monde sa propre civilisation. Restait enfin une dernière part immense de la Mappemonde à coloniser à l’ouest de l’Amérique, et voici que l’Hespéride reparaît tout à coup d’abord sur le San-Francisco, et ensuite en Australie.

Sachons donc comprendre, à la persévérance des signes, la volonté préméditée des pas de l’histoire. Le doigt de quelqu’un est là. Au nombre des bornes déjà dépassées, nous pouvons prophétiser les routes encore à parcourir. Le ciel est lourd, le temps est immobile en ce moment. Ne nous inquiétons pas de cette halte de l’histoire. C’est le quart d’heure de grâce accordé à tout ce qui va mourir. Quelque chose de grand couve au fond des cœurs. Déjà nous sentons passer dans l’air je ne sais quels mystérieux courants de l’esprit. Ouvrons nos fenêtres et aspirons l’air de vie à pleine poitrine.

XX

Nous touchons au terme du débat. Nous avons fait à peu près la revue de toutes les objections pour ou contre la doctrine de la perfectibilité. Une dernière explication, et nous avons fini. Nous pourrons lever la séance.

Vous niez le progrès, mais nous nous hâtons de le déclarer, c’est moins le progrès réduit à lui-même, le progrès isolé et modeste dans son isolement, que le progrès avec épithète et en quelque sorte sous escorte. Le mot a fait assez honnête figure dans le monde pour mériter votre indulgence. Le progrès passe encore, mais le progrès indéfini, mais le progrès continu, voilà le mensonge, voilà le poison. In caudā venenum. Vous disiez dernièrement, car sans cesse vous revenez sur la question :

« Le fouriérisme expirant sous le poids de ses miracles a laissé après lui une autre utopie tout aussi funeste, l’utopie de la perfectibilité continue et indéfinie de l’homme sur la terre, utopie dont le dernier résultat logique, en marchant de conséquence en conséquence, serait celui-ci : ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, mais ce pourrait bien être l’homme qui aurait créé Dieu ; car où s’arrêterait cette ascension indéfinie et continue de l’homme, si ce n’est au delà même de la divinité ? »

Nous avons horreur des querelles de mots renouvelées de la scolastique ; cependant quand vous n’attachez pas aux mêmes termes les mêmes sens que les disciples de la perfectibilité, nous devons bien remonter aux définitions, sous peine de jeter les uns et les autres nos paroles au vent sans jamais pouvoir nous entendre. Or, qu’est-ce que l’indéfini ? À votre avis, c’est quelque chose de plus que l’infini, puisqu’à la longue il arriverait à le dépasser. Vous dites Dieu, et je dis l’infini ; mais Dieu et l’infini, c’est tout un probablement dans votre vocabulaire aussi bien que dans ma pensée. Voyons si la philosophie vous donne raison. L’indéfini est-il vraiment, comme vous le croyez, une espèce d’ange révolté qui escaladera le ciel un jour et dira à Dieu : Ôte-toi de là !

La philosophie a toujours distingué, dans la science de l’être, deux ordres d’idées, l’idée d’infini et l’idée de fini.

L’infini, Leibnitz vous le dira aussi bien qu’Aristote, c’est le tout, l’un, l’immuable, l’éternel, l’incommensurable, l’absolu ; aucune mesure ne peut l’atteindre, aucune frontière ne peut le circonscrire. Le fini, au contraire, c’est le particulier, le contingent, le multiple, le divers, le déterminé, le lieu, l’heure, le nombre, la figure.

L’infini et le fini constituent donc, comme on dit en langage d’école, deux antinomies radicalement opposées l’une à l’autre, et irréductibles l’une dans l’autre. L’infini ne peut pas plus tomber dans le fini, que le fini disparaître dans l’infini.

Si ces deux formes de l’être existaient seules, elles existeraient séparées par une infranchissable distance. Il y aurait Dieu d’un côté, le monde de l’autre, et au milieu l’abîme. Il faut donc pour les relier un terme moyen qui participe à la fois aux deux ordres d’idées. Or, quel est ce terme moyen ? C’est l’indéfini.

L’indéfini, en effet, participe du fini par la limite, et de l’infini par l’évolution, autrement le déplacement continuel de la limite. Est-ce à dire pour cela que l’indéfini en arrivera jamais, de relai en relai, à dévorer l’infini et à passer, comme vous l’affirmez, de l’autre côté de la divinité. Mais quoi ! parce que vous avez d’une part l’éternité, c’est-à-dire l’infini, de l’autre l’heure, c’est-à-dire le fini, et entre ces deux idées, pour les rattacher l’une à l’autre, le temps, c’est-à-dire l’indéfini, vous pourriez croire que le temps, à force d’incliner l’urne et d’épancher l’heure après l’heure, finira par épuiser l’éternité ! Il ne l’épuisera pas plus que l’espace, en superposant un monde à l’autre, ne finira par dépasser l’immensité. Car, au delà de l’espace atteint, il y aura toujours un autre espace en réserve : lequel ? précisément l’infini. L’infini enveloppe toujours le développement de l’univers.

L’indéfini implique donc l’idée de mouvement, non pas de mouvement au hasard, de mouvement pour le mouvement ; de flux et de reflux. Non. Chaque mouvement de l’être opéré dans la création par la loi de la création, a son pôle, son but ; or ce pôle, ce but, c’est Dieu, c’est l’infini. La vie universelle, émanée de Dieu et inspirée de Dieu, tend sans cesse à Dieu en vertu de son inspiration divine, et remonte sans cesse à lui par l’infatigable spirale et l’inépuisable circonvolution du progrès.

Le progrès constitue donc le lien vivant, le médiateur de l’être en particulier avec l’être des êtres, avec Dieu. Qui dit progrès dit mouvement en Dieu, mouvement indéfini par conséquent, puisqu’il a l’infini pour l’attirer toujours et reculer toujours à son approche. La vie universelle gravite donc indéfiniment vers l’infini, et ne pourrait cesser de graviter qu’autant que l’infini cesserait de l’attirer. Ainsi, reprocher au progrès d’être indéfini, c’est lui reprocher d’être ce qu’il est, ce qu’il doit être, un mouvement vers un but toujours en fuite, toujours poursuivi, jamais atteint. Mais ne vous y trompez pas ; quand nous parlons du progrès indéfini de l’homme, nous parlons de son progrès non-seulement sur cette terre, mais encore dans une autre existence, car son immortalité une fois admise, nous ne pouvons lui concevoir d’autre mode d’activité qu’une ascension perpétuelle vers la perfection.

Quant au progrès sur la terre, nous ne saurions logiquement le proclamer indéfini, par la raison que la terre a commencé, et que si elle a commencé, elle doit finir, selon toutes les indications de l’analogie et les prophéties de la probabilité. La scène croule ; il faut bien que la pièce croule avec elle dans le gouffre. Toutes les fois donc que nous reportons nos regards sur la terre, et que nous disons progrès indéfini, nous le disons dans l’acception restreinte d’un progrès dont nous ne pouvons concevoir ni préciser la limite. Mais parce que cette limite, ensevelie dans le mystère de l’inconnu, échappe à notre prévision et à la pointe de notre compas, nous n’avons pas la prétention, par trop illogique en vérité, de prolonger le progrès sur la terre plus longtemps que la terre elle-même. La légende seule a le droit d’imaginer un genre de bataille où l’âme des morts après l’action combat encore en l’air au-dessus des cadavres.

Si nous avons montré que le progrès est indéfini, nous avons prouvé par la même occasion qu’il est continu ; car ces deux idées sont corrélatives, symétriques, liées entre elles par une étroite et intime solidarité. Cependant, comme cette expression de progrès continu jette le trouble dans certains esprits, nous avons besoin de rassurer une fois pour toutes leur inquiétude.

Nous pouvons les uns et les autres, selon nos aspirations ou nos mélancolies, accepter ou repousser le progrès ; mais du moment où nous l’acceptons, nous devons l’accepter comme une loi de l’humanité. C’est parce que la Providence, en nous créant, nous a créés à la fois sociables et perfectibles, que nous vivons en société, et qu’à l’aide de la société, nous marchons à notre perfectionnement. Autrement il y aurait un effet sans cause, ou un effet supérieur à la cause, hypothèse qui, en bonne dialectique, implique contradiction.

Or il est de l’essence d’une loi de nature, préposée à la destinée d’un être, de rester sur cet être à l’état d’immanence et d’inviolabilité ; à ce point de vue, le progrès, envisagé comme loi, comme cause, est à proprement parler continu, car la faculté de la perfectibilité, toujours présente dans l’homme, agit toujours sur l’homme réellement ou virtuellement, à ciel ouvert ou en silence.

Mais, d’une cause toujours agissante, pouvons-nous conclure à un effet toujours visible dans l’humanité ? non ; car cette cause n’agit pas toujours dans les mêmes circonstances et sur les mêmes obstacles. Elle doit nécessairement subir, du fait de ces circonstances et de ces difficultés, des variations et des retards.

Si donc, regardant du matin au soir votre pendule, vous demandez, à chaque tour de l’aiguille sur le cadran, quel nouveau progrès sensible le temps a accompli dans la journée, le plus intrépide croyant à la perfectibilité éprouvera sans doute quelque embarras à vous répondre. Le progrès ne fait pas au temps l’honneur de le prendre pour le régulateur suprême de son travail. Le temps est son élément, sa matière première, et il en use largement à sa façon, en maître et non en esclave. Il n’est pas ouvrier à l’heure, obligé de justifier d’une quantité mathématique de besogne entre un lever et un coucher de soleil. Il réclame pour le déploiement de son œuvre plus d’espace et plus d’indépendance.

Nous autres, existences finies et courtes, nous avons des règles bornées et courtes comme nous, et nous voulons voir les choses aller selon ces règles et ces tendances géométriques de notre esprit. Nous comptons par un, deux, trois, et nous aimons que le progrès, en marchant, batte la même mesure. Mais le progrès a sa géométrie à lui, plus ample et plus souple que la nôtre, plus dramatique surtout et plus incidentée. Il a en dédain la monotonie et la régularité. Comme la vie elle-même, il donne la préférence à l’écart et à l’inattendu. Il va, il vient, il hésite, il oscille, mais il avance toujours. L’astronomie a remarqué que la terre, en tournant autour du soleil, ne trace pas une courbe parfaite, mais une courbe dentelée par une innombrable série de vibrations. Voilà l’image du progrès. Il a, lui aussi, ses perturbations sur la ligne de son orbite.

Il ne fait pas marcher tous ses développements, de front, dans l’ordonnance stratégique des soldats à la parade ; tantôt il pousse un peuple en avant, tantôt il en pousse un autre, tantôt il fait une œuvre, et tantôt il en fait une autre ; il passe de la science à l’art, et de l’art à un autre art ; il prend, quitte, reprend incessamment le fil de son action, mais sans jamais donner la répétition du même drame ni du même épisode.

Si vous voulez juger la civilisation au point de vue étroit d’un moment, d’une période même de l’humanité, la continuité du progrès échappera évidemment au regard de votre intelligence. Mais si, vous plaçant au point de vue large du progrès lui-même, vous embrassez de la pensée la série entière des civilisations, alors vous verrez d’un horizon à l’autre de l’histoire la loi de continuité éclater dans le majestueux déroulement de son unité.

Quand donc nous disons progrès continu, nous ne disons pas progrès continu d’un jour à l’autre, d’un siècle à l’autre, mais d’une civilisation à l’autre, et d’une transfiguration à l’autre de l’humanité. Le progrès compte par civilisations comme nous comptons par années. C’est là le temps à sa dimension. Vouloir le réduire à notre cadran, c’est le rapetisser à notre stature.

Nous affirmons donc le progrès continu, mais seulement de la civilisation chasseresse à la civilisation agricole, de la civilisation agricole à la civilisation politique, de la civilisation politique à la civilisation industrielle, de la civilisation industrielle à la civilisation commerciale, de la civilisation commerciale à la civilisation brahmanique, de la civilisation brahmanique à la civilisation égyptienne, de la civilisation égyptienne à la civilisation hellénique, et de la civilisation païenne à la civilisation chrétienne. Une force continue comme une loi ne saurait avoir un effet discontinu. Son travail peut être latent et en apparence contradictoire ; mais, pour Dieu, qui sait comment la vie couve dans l’ombre et germe dans le sillon, et par quel lien secret elle rattache toujours à une conséquence invisible une conséquence visible, il n’y a dans la marche de l’humanité ni interruption ni intermittence. Voyez la mer à l’heure de la marée : une première vague arrive jusqu’à cette limite, une seconde expire en chemin. Pour l’enfant qui compterait les deux vagues, il semblerait au premier moment que la mer recule. Attendez cependant, et de minute en minute, et de vague en vague, la marée aura bientôt couvert de son immense nappe toute la surface du rivage.

Il y a d’ailleurs la part de la liberté humaine dans le drame de l’histoire. L’homme exerce un droit d’intervention sur sa propre destinée. Et bien que sa destinée marche invinciblement au but fixé par la Providence, il peut cependant, en vertu de son libre arbitre, à un moment donné, et sur un point donné, précipiter ou retarder l’évolution du progrès.

Mais renversons l’hypothèse : supposons avec vous, pour un quart d’heure, qu’après avoir touché la borne du progrès, demain, dans mille ans, n’importe, les peuples vont revenir sur leurs pas, rompre les rangs et reprendre par groupes les chemins des forêts. C’est bien ; Dieu retire sa main de la civilisation, la ronce couvre partout la terre, la barbarie a reconquis son droit d’aînesse. Mais il ne suffit pas aux millénaires de la décadence de prophétiser cette immense dislocation à un jour donné, et cette dispersion aux quatre vents de l’humanité ; ils doivent encore, en bonne logique, nous dire par quel bouleversement de la nature et par quel cataclysme ils conçoivent l’accomplissement de leur prophétie.

Les temps prédits de l’Apocalypse sont venus. Le Seigneur, las de nous, a jeté un dernier regard de pitié sur la terre parée de nos œuvres, couverte de villes, de coupoles, de palais, de villages, de fermes, d’usines, de routes, de ponts, de canaux, de ports, de parcs, de moissons, de rails, de télégraphes, de flottes, de caravanes ; il a murmuré en lui-même : Ces choses m’ennuient, elles semblent défier ma puissance ; et il a dit aux aquilons : Soufflez ; et il a lâché les trombes, et il a ouvert les cataractes du ciel, et des pluies de feu et de bitume ont ruisselé de toutes les profondeurs de l’atmosphère ; et la parure de la terre, cette création de seconde main que l’industrie humaine avait lentement déposée sur le sol siècle par siècle, a disparu en un jour comme Sodome et Gomorrhe. Il ne reste plus de la civilisation qu’une lave fumante, et sur cette lave, çà et là de pâles fantômes, autrefois des hommes, condamnés à errer et à chercher de ruine en ruine la place où était une société. J’imagine que l’homme aura survécu à l’embrasement général ; car s’il y avait péri, la question serait vidée.

L’homme a donc survécu mais le lendemain il retrouve naturellement, au bout de sa main, la science acquise du passé. Il sait, comme la veille, labourer, bâtir, forger, tisser, compter, coudre, dessiner, fondre, raboter, sculpter ; et sur les débris de ses œuvres englouties, dispersées sous les alluvions d’un nouveau déluge, il jettera les fondements de nouvelles cités, de nouvelles nations ; il bâtira de nouvelles fermes, de nouvelles usines ; il creusera de nouveaux ports, aménagera de nouvelles terres, et, avec plus ou moins de temps, ressuscitera toutes les industries évanouies, et rentrera dans toutes les richesses des autres civilisations. La prétendue chute de l’homme n’aura été, en dernière analyse, qu’une réédition sur une grande échelle du tremblement de terre de Lisbonne, un désastre immense sans doute, mais un désastre réparable, et réparé à la longue en y mettant la somme nécessaire de travaux et de générations. Dieu aura donc dépensé en pure perte sa colère et son bitume.

Tant que l’homme pensera et continuera de penser, la foudre et le vent attaqueront en vain ses œuvres et chercheront en vain à les détruire. Ses œuvres sont les produits de son intelligence ; son intelligence les reproduira toujours. Nous admettons à la rigueur, en accordant toutefois quelque complaisance à la fiction, que ses bibliothèques puissent toutes périr d’un bout à l’autre de la terre, par une sorte de complot universel des éléments contre les arts et les sciences ; mais les sciences, mais les inventions ne reposent pas tout entières dans les livres et sur les feuilles de papier. Elles vivent aussi dans l’esprit de l’homme, sous la garde sacrée de la mémoire : pour les détruire, il faut les chasser de ce sanctuaire et bouleverser le sanctuaire lui-même de fond en comble, et dénaturer l’essence même de la pensée. Or connaissez-vous une pluie de soufre assez magique pour opérer ce miracle ?

Pour que le progrès tombe en défaillance et que l’homme rétrograde à la barbarie, il faut préalablement que sa main sèche, que la parole tarisse sur sa lèvre, que sa pensée croule de la science dans l’ignorance. Il reculerait alors, au delà du sauvage, dans l’idiotisme. Le sauvage vit comme l’enfant dans l’ignorance, sans que cette ignorance cependant préjuge aucune impossibilité pour le développement de son intelligence. Mais quand l’homme, dans la plénitude de l’âge, après avoir connu la science, retombe tout à coup à l’état d’enfance, c’est qu’il a passé à l’état d’idiotisme, qu’il a perdu la faculté de penser. Le mal alors est sans remède. Comment d’ailleurs nous figurer la fuite et la disparition subite du cerveau humain, de la géométrie, de la mécanique, de la philosophie, de la chimie, de l’astronomie ? Avez-vous entendu quelquefois, la nuit, les heures battre de l’aile au sommet du clocher, et prendre leur vol dans l’espace en ne laissant après elles, sur l’ombre palpitante, qu’une note insensible qui va sans cesse expirant à l’oreille ? Les idées aussi, comme les heures échappées de la cloche, fuiraient donc de la tête de l’homme après avoir dit leur dernier mot, et disparaîtraient à jamais, emportées dans un souffle de l’atmosphère. Nous aurions la nuit de l’âme, et tout retomberait dans le silence.

Vous nous reprochez souvent de prodiguer les miracles. Permettez-nous à notre tour de vous renvoyer l’accusation, car, à coup sûr, vous avez encore plus besoin que nous de multiplier ces coups d’État de Dieu pour retirer l’homme de la civilisation. Nous, du moins, nous le mettons sous la tutelle de toutes les lois de la nature, de la nature extérieure comme de sa propre nature, tandis que, bon gré malgré, vous subissez l’obligation de les renverser toutes pour le précipiter dans la déchéance. Pereat mundus, voilà votre extrémité. Vivat mundus, dirons-nous au contraire, et vivons avec lui en pleine sécurité ; car la nature aimante ne saurait cacher pour nous une perfidie dans son sourire ; pourquoi croirions-nous au mal pour le mal, et à je ne sais quel avenir à contre-sens ? Le jour de Typhon est passé ; de longtemps encore un génie destructeur ne viendra mettre le pied sur la civilisation, comme un enfant sur la fourmilière.

XXI

Que devons-nous penser, que penseriez-vous le premier, en toute autre circonstance, d’une philosophie de l’humanité qui mettrait le cœur en opposition avec le système et déchaînerait au fond de la conscience la guerre civile des idées ? Nous devrions croire, et vous croiriez, n’est-ce pas, que cette doctrine mérite révision, jusqu’à ce qu’elle ait rétabli la symétrie de nature entre les deux facultés de la vérité, le sentiment et la raison.

Eh bien ! permettez-moi de compter à mon tour sur votre patience à entendre la contradiction. La négation du progrès vous jette par moment dans un véritable dualisme de principes. Lorsque vous excommuniez la croyance capitale du dix-neuvième siècle, vous semblez avoir deux esprits : l’un qui entr’ouvre mystérieusement je ne sais quelle fenêtre dérobée au progrès, et lui dit à voix basse : Entre ; et l’autre qui lui ferme la porte avec un mouvement de colère : Va-t’en ; et pousse bruyamment le verrou.

Aussi toutes les fois que nous opposons à votre doctrine de statu quo de l’humanité sur la même paille de misère, cet irrésistible instinct du mieux qui emporte continuellement l’âme à l’horizon du temps à la recherche d’une société nouvelle, vous comprenez de suite, par la vérité de premier jet de votre sentiment, que ce magnifique tourment de l’avenir a en soi quelque chose de sacré, puisqu’il soulève l’homme de son fumier et l’entraîne à l’action, au sacrifice, au perfectionnement de lui-même et de cet autre lui-même appelé son semblable. Considérez-vous le progrès à ce point de vue d’agent provocateur au dévouement, alors vous amnistiez ce rêve à la poursuite d’une chimère, vous le justifiez par son côté pratique dans la société ; vous le bénissez — comment, vous le bénissez ? — vous l’adorez. Je cite vos propres expressions.

« Mais, dit-on encore, Dieu, qui ne trompe pas, a jeté dans l’homme de levain, cette invincible aspiration, cette espérance sourde et obstinée du perfectionnement indéfini de son espèce ! Tout instinct est une prophétie ; cette prophétie est donc divine ; elle implique donc un devoir pour l’homme ; elle est donc destinée à se réaliser sur cette terre ? Nous ne nions pas, et nous adorons même cet instinct naturel ou surnaturel qui porte l’homme à espérer contre toute espérance un perfectionnement indéfini. Nous croyons que cet instinct a été donné à l’homme pour une double fin : d’abord comme une impulsion divine à travailler, pendant qu’il vit, à son perfectionnement individuel, perfectionnement dont le but sera atteint par lui dans un autre monde. En second lieu, nous croyons que Dieu a donné cet instinct du perfectionnement indéfini à l’homme comme une impulsion au dévouement méritoire que nous devons tous à notre race, à notre famille, à notre pays, à l’humanité. L’égoïste est né pour lui seul, l’homme collectif est né pour ses semblables. Se dévouer au perfectionnement relatif ou absolu, limité ou illimité, fini ou infini, local ou universel, viager ou éternel de ses semblables, c’est donc le devoir, c’est donc la vertu.

» La société humaine ne vit que des sacrifices de ses membres au bien général. Mais qui se sacrifierait si on croyait le sacrifice inutile ? Il fallait donc que l’homme eût cet instinct de l’utilité et de la sainteté de son sacrifice ; seulement, quelques-uns croient se sacrifier à un perfectionnement et à un bonheur indéfinis sur la terre, quelques autres croient se sacrifier à un perfectionnement relatif local et temporaire ici-bas. C’est là le secret de cet instinct qui nous travaille pour l’amélioration de notre espèce, instinct illusoire chez les uns, réel chez les autres, méritoire chez tous. »

Ainsi, lorsque la voix du cœur parle, en vous, d’inspiration, d’abondance, le songe du progrès, même indéfini, même continu, est un fait heureux, un fait méritoire, le Mens divinior et comme le feu sacré du génie de l’humanité. Vous le dites, et votre belle vie, jetée en gage à toutes les grandes causes, le dit encore plus haut ; car elle n’a été, du premier au dernier jour de la liberté, qu’un perpétuel commentaire en action de cette pensée éminemment religieuse, que nous nous devons tous sans exception, faibles ou forts, tous à notre rang et dans notre mesure, tous de notre sang et de notre temps au développement de la commune famille en intelligence et en moralité, en dignité et en démocratie.

Mais à peine avez-vous fait cette concession à votre cœur, à votre vie, à votre gloire, cette part de Dieu en vous plus qu’en personne, que la voix du système prend à son tour la parole pour rudoyer la doctrine du progrès, l’éconduire de votre présence, — fantôme, que me veux-tu ? — et la traiter avec la même irritation nerveuse, la même touche, que Pascal, sans cesse tourné et retourné sur le lit de son doute, au bord de son gouffre, traitait autrefois la raison elle-même, pour en finir avec l’éternelle obsession de la logique et mettre ses contradictions d’accord — comme le duel, en égorgeant l’une des deux parties.

« Un écrivain, dites-vous, me reproche d’avoir désespéré du monde, d’avoir découragé l’esprit humain de sa sainte aspiration au progrès ; d’avoir exhumé, dans une lecture de l’Imitation et ailleurs, ce qu’il appelle les miasmes méphytiques du moyen âge ; d’avoir désossé l’homme de ses forces et de sa virilité, en lui enlevant les mirages, selon nous, très-dangereux, d’un progrès indéfini et continu sur ce petit globe. M. Pelletan, qui parle comme Platon, a le droit de rêver comme lui de beaux rêves. Mais nous, hélas ! il y a longtemps que nous sommes réveillé. Nous croyons plus beau et plus viril de regarder en face le malheur sacré de notre condition humaine, que de le nier ou d’en assoupir en nous le sentiment avec de l’opium. Ce suc des pavots, quelque bien apprêté qu’il soit, n’est bon qu’à donner le délire de la perfectibilité indéfinie et de la félicité sans limite sur une terre qui n’est, qui ne fut et qui ne sera jamais qu’un sépulcre blanchi entre deux mystères. »

Qu’est-ce à dire ? Tout à l’heure le rêve de progrès, même indéfini, même continu, était un instinct de Dieu, l’héroïsme de la pensée, et maintenant ce n’est plus qu’un mirage très-dangereux, quelque chose comme l’opium de l’intelligence ! Un quart d’heure de plus, et voilà l’appétit religieux de dévouement à l’humanité changé en péril pour l’humanité, et l’idéal sacré en poison ! Comment concilier ces deux idées ? Quel parti prendre entre ces deux antithèses ? Le parti, direz-vous, de croire à un certain petit progrès, relatif, modeste, tranquille, prudent, transitoire, progrès aujourd’hui, décadence demain, flux toujours suivi de reflux, paradoxe de mouvement dans l’immobilité, uniquement pour mystifier le spectateur assis sur la grève ou pour occuper son regard, en attendant l’heure d’un autre spectacle, là-haut, sur une autre planète.

« Le progrès indéfini et continu, dites-vous, est une chimère partout démentie par l’histoire et par la nature ; mais le perfectionnement relatif, local, temporaire est attesté comme une vérité. Nous voyons partout, en effet, une race humaine tombée dans l’ignorance et la barbarie, en ressortir pour remonter à la lumière, à la puissance, arriver plus ou moins laborieusement à la perfection relative d’une nationalité, d’une société, d’une religion supérieure, rester à ce point culminant plus ou moins longtemps, avant d’en redescendre, puis reculer par l’infirmité irrémédiable de notre nature, se détériorer, se corrompre, déchoir, mourir, disparaître en ne laissant, comme l’individu le plus perfectionné lui-même, qu’un nom et une pincée de cendres à la place où il a vécu. L’humanité monte et descend sans cesse sur sa route, mais elle ne descend ni ne monte indéfiniment. »

Si j’ai bien compris le sens de cette théorie de progrès à temps, de progrès sous condition de recul, l’homme vivrait, comme le forçat anglais, dans une sorte de tread mill, de pénitencier tournant, pour accomplir comme lui dans le vide un simulacre d’action. Par conséquent, plus de perspective devant nous, plus de pensée à terme indéfini. Resserrons nos âmes, rétrécissons nos pensées, négocions avec la destinée à courte échéance, de peur de banqueroute. Voilà votre conseil. Voyons si ce précepte de sagesse sauve la difficulté de la question.

Mais, d’abord, avez-vous bien pesé toutes les conséquences de votre doctrine ? Vous voyez l’humanité naufragée dans cette vie, et pour lui donner une ombre d’espérance, vous jetez un radeau sous son pied, vous appelez ce radeau progrès relatif ; mais ce débris flottant ne doit conduire l’homme nulle part, et ne doit aboutir qu’à l’engloutir un peu plus loin au fond de l’abîme. Ne voyez-vous pas que cette apparence, tranchons le mot, cette hypocrisie de mieux, atteinte et convaincue de mensonge, à échéance plus ou moins longue, serait une ironie et une cruauté de plus contre notre destinée ? Je meurs sur mon écueil ; encore une vague, et la mer va emporter mon cadavre, et quand j’ai déjà sur le front la tranquillité funèbre de l’agonie, vous promenez sans cesse à l’horizon, devant mon regard, une voile aussitôt évanouie qu’apparue, comme pour m’apporter une possibilité de salut et me tuer une fois de plus dans cette chance d’existence. Mieux vaudrait la suppression de toute espérance qu’une espérance ainsi trompée ; car là où l’illusion cesse la résignation vient prendre sa place dans l’esprit : l’homme relève son manteau sur sa tête, et il attend patiemment le dernier mot de la comédie.

Mais le progrès relatif, c’est-à-dire l’effort trahi dans le résultat, l’ascension à grand’peine pour une chute de plus haut dans le néant, savez-vous ce que c’est, en réalité ? Un supplice tellement épouvantable que les anciens l’ont relégué dans l’enfer et l’ont nommé le rocher de Sisyphe. Et vous croiriez que, sans être condamnés et maintenus de vive force à cette torture par les fourches et par les tridents, nous consentirions encore, nous, hommes de progrès, à porter plus cruellement que les autres hommes, en vertu même de nos meilleurs sentiments, la mystification sanglante de cet enfer à ciel ouvert, et à donner à un Dieu ironique une nouvelle occasion de nous châtier une fois de plus, pour avoir cru à la parole qu’il avait déposée au fond de notre cœur, pour avoir espéré de l’humanité sur la foi de sa révélation, et avoir aspiré, de toute l’énergie de notre dévouement, à la réalisation de cette espérance ? Non, non ; puisque, en créant l’instinct du progrès, la Providence a triché l’humanité, pourquoi jouer plus longtemps une partie de dupes déjà perdue de toute éternité, et mettre sur ce dé pipé une plus grosse somme que les autres joueurs ? Nous sommes des hommes, en dernière analyse, et si nous sommes les bafoués de la création, ne prêtons pas du moins les mains aux quolibets atroces de la destinée à notre égard.

Voyez ensuite dans quel chaos nous tombons avec la doctrine du progrès relatif nécessairement suivi de décadence. Je comprendrais encore votre théorie tant que l’humanité monte, parce qu’alors l’instinct du progrès, ce sentiment surnaturel, comme vous dites, ce tentateur divin au perfectionnement de l’homme, aurait du moins sa raison d’être et son application possible d’un moment ; mais quand l’humanité descend, et c’est la moitié du temps dans votre doctrine, qu’ai-je à faire, désormais, de l’instinct du progrès, de ce prophète du mieux, caché au fond de ma conscience, pour m’encourager à l’amélioration matérielle et morale de la société ? Eh quoi ! vous voudriez que l’homme, en pleine décadence, en pleine certitude de décadence partout visible, partout palpable, poussât l’intrépidité de la fiction jusqu’au point de tendre encore au progrès, et de tirer dans le sens du progrès, en arrière cette fois-ci, quand la société tout entière, précipitée du poids de sa masse, roulerait dans sa déchéance ? Mais aller en sens inverse de la chute, c’est aller en sens inverse de la loi, qui a voulu la chute comme elle avait voulu l’ascension. Rentrons plutôt dans la loi. Tombons, Dieu le veut, et tombons de bonne grâce, en souriant au sort, comme le gladiateur frappé à la poitrine.

Mais la décadence, dites-vous, n’est pas visible. Il le faut bien, cependant, puisque vous l’avez vue dans l’histoire ; et quand même elle resterait cachée à notre regard, du moment qu’elle est infaillible, je lui donne rendez-vous dès aujourd’hui, et je lui fais sa part dans ma vie et dans ma pensée. Si donc le progrès n’est pas la loi de l’humanité, permanente comme toute loi de la création ; si la société n’est pas une destinée écrite là-haut ; si elle n’est dans la main de la Providence qu’un écheveau mêlé par le hasard, ou bien encore au choix, car le chaos de l’image peut seul produire le chaos de l’idée, qu’un océan remué seulement à la surface pour faire parade de son écume, oh ! alors ! veuillez écouter notre réponse et en prendre acte pour l’avenir ! Plus d’illusion, plus de mirage, plus d’opium, vous avez raison, mais pas encore assez, je vous en avertis. Nous voulons désormais avoir plus raison que vous-même, et mettre notre vie en harmonie avec notre croyance.

Ah ! cette société est dévouée au néant, et c’est pour le néant que nous travaillons en travaillant pour elle ! N’importe alors que la catastrophe arrive un peu plus tard ou un peu plus tôt, aujourd’hui ou demain, dans un siècle ou dans dix siècles. Du moment qu’elle est au bout, qu’elle est le terme de tout, elle pèse d’avance sur tout, et elle frappe tout à l’image de son impuissance. Qui me dit d’ailleurs que l’heure fatale n’a pas déjà sonné ? J’entends crier à la décadence autour de moi, et par instant je crois saisir un présage dans l’atmosphère. J’ai vu ce matin à mon réveil un corbeau passer à ma gauche. Or, dans cette incertitude si je monte ou si je descends la colline, je prends le parti de la sagesse : je renonce, dès aujourd’hui, à m’enfoncer plus avant dans ce défilé du progrès relatif, pour aller me briser la face contre un rocher ; je reviens sur moi-même, je rentre dans ma liberté d’action. Après moi le déluge ! La vie est courte, sa part est sévère, et je ne veux pas la diminuer par un stupide sacrifice sur l’autel de la déesse Décadence. Où êtes-vous, passions ennemies qui me méprisez et que je méprise à mon tour ? Apportez-moi ma honte a signer. Je la signe, je l’ai signée, ma main n’a pas tremblé, l’or brille, le vin coule ; je bois à la santé du progrès… ou de la décadence — selon que la pièce lancée en l’air, de la main du Destin, tombera pile ou face. Jouissons, il n’y a plus que cela de vrai au monde, et comme les lots ne sont pas égaux entre les hommes, tant pis, le mot est dit : recommençons le tirage.

Mais la vie future ? … Ah ! oui ; tout à l’heure, j’y croyais profondément à la vie future, mais par une raison, une seule, entendez-vous bien ? La philosophie n’a pu encore en trouver deux depuis que, la tête penchée sur un tombeau, elle médite le problème de la résurrection. Et cette raison ai-je besoin de vous le dire ? c’est que, Dieu ayant écrit en nous l’instinct de l’immortalité, il doit avoir placé en regard la réalité correspondante à ce désir, autrement il aurait fait une balance boiteuse avec un plateau d’un côté et le vide pour faire l’équilibre. Car nous admettons, à priori, que Dieu étant donné comme la suprême perfection et la suprême justice ; il ne peut mettre quelque part une promesse et retirer sa parole, lancer une prémisse et supprimer la conséquence ; en un mot, mentir à sa créature et par contre-coup à sa suprême bonté et à sa suprême perfection. Mais vous renversez d’un mot cette preuve d’immortalité. Voici ce que vous dites :

« Il en est de cet instinct du progrès indéfini de l’humanité sur la terre comme il en est d’un autre instinct que Dieu a donné invinciblement à l’homme : instinct que l’homme sait parfaitement illusoire ici-bas, et qui cependant le pousse invinciblement aussi à tendre toujours vers un but dont il ne se rapproche jamais. Nous voulons parler de l’aspiration au bonheur complet et permanent sur la terre. Quel est l’homme qui ne sait pas le mensonge de cet instinct, et quel est l’homme qui ne s’y laisse pas éternellement tromper ? Mais il était nécessaire dans le plan divin que cet instinct de bonheur parfait mentît à l’homme pour lui faire supporter l’existence et poursuivre pas à pas dans la vie la route de l’éternité. Sans cet instinct, l’homme s’arrêterait au second pas, s’asseoierait le front dans ses mains sur la route, attendant la mort sans mouvement ou la devançant par le suicide. »

Ai-je bien compris l’argument ? Comment ! le Dieu de toute vérité aurait combiné l’humanité de telle façon qu’il aurait eu besoin de faire avec elle de la diplomatie, de la tromper pour son plus grand profit, de la conduire au vrai à l’aide d’un faux en écriture divine appelé instinct, et de choisir précisément le plus noble instinct de l’homme pour le constituer à l’état de faussaire ? Et comme si ce n’était pas assez de contradictions accumulées dans cette hypothèse, voici que Dieu, après avoir fait du mensonge un élément intégrant de la perfection de son œuvre, prend si mal ses précautions pour cacher à l’homme qu’il le trompe, et par conséquent le tromper avec avantage, que son secret devient le secret de la comédie, et qu’il a menti uniquement pour le plaisir de mentir.

Mais si l’instinct de Dieu nous a joués une première fois dans la question du progrès, si, en nous excitant à nous dévouer à l’amélioration de l’espèce, il nous a induits à jeter notre dévouement à fonds perdu et à tirer en quelque sorte sur l’avenir une lettre de change protestée d’avance, qui me dit que ce même instinct de Dieu ne me persiffle pas encore charitablement, par la même raison que tout à l’heure, lorsqu’il ouvre à mon esprit la perspective de l’immortalité ? Quelle preuve puis-je avoir désormais de sa véracité, après l’avoir surpris en flagrant délit de déception ? Pourquoi tiendrait-il plus sa parole là-haut à un individu qu’ici-bas à l’espèce humaine tout entière ? La colombe divine envoyée au-devant de l’avenir a deux ailes pour aller chercher le rameau d’olivier. Si vous en brisez une, ne comptez plus sur le retour du messager.

J’ai suivi pas à pas votre réfutation du progrès. Je n’ai pas tout dit ; mais j’ai assez dit, je pense, pour montrer que ce que vous appelez un rêve mérite cependant encore quelque attention. Je n’en voudrais d’autre preuve que votre réponse. On ne réfute pas un rêve, on sourit et on passe. Un mot encore. C’est le dernier.

Je n’ai pas la prétention de vous ramener à ce que je regarde comme une vérité prouvée. Je sais trop bien, hélas ! par expérience, que la parole ne remonte pas, et je n’aurai retiré, en définitive, de cette discussion, qu’une preuve de plus de votre esprit de tolérance. Vous aurez souffert ma contradiction, voilà tout ; demain vous l’aurez oubliée. Quant à moi, je redescendrai dans mon humble vallée, et frappant la terre du pied, je crierai : E pur si inuove ; car, pendant que nous discutons entre nous si le monde marche, savez-vous ce que répond ce monde ? Il répond par le fait, il continue de marcher. De toutes parts, en Europe, en Amérique, il y a un immense ébranlement, un immense élan en avant ; les idées partent les premières en éclaireurs, les penseurs les suivent le front penché ; les masses viendront à leur tour, elles viennent déjà ; le vent du matin joue dans les banderoles de leurs drapeaux. En avant ! Quand nous aurons emporté l’humanité à un pas de plus sur le chemin de la civilisation, nous pourrons reprendre la discussion du progrès. Mais, en attendant, l’action réclame notre temps. En avant !

En avant ! vous dis-je, mes amis, mes frères d’idées de tous les horizons et de tous les dialectes : Italiens, Hongrois, Allemands, Russes même, il n’y a plus aujourd’hui ni juifs ni gentils. Les signes du temps sont pour nous, des voix passent dans l’air ; à vos tentes, Israël ! les clairons sonnent la marche sur nos têtes en avant !

Si quelques-uns d’entre vous ont murmuré aux faux dieux des mots honteux dans la terre de servitude, essuyez votre bouche et partons en chantant l’hymne de délivrance. Que craignez-vous, et pourquoi resteriez-vous plus longtemps la tête dans la poussière ? Nous sommes la foi, nous sommes la force, nous sommes le nombre, nous sommes l’éternelle recrue ; toute femme qui accouche à l’heure qu’il est, accouche d’un soldat de l’avenir. Jetons-nous donc dans l’avenir à corps perdu : en avant !

Marchons ! les femmes au cœur haut, les fiancées au front pur n’auront de guirlandes et de sourires que pour les forts qui auront noué la ceinture et fait l’œuvre du Dieu vivant. Ne respirez-vous pas déjà les parfums de la Terre-Promise ? Là-bas sont les palmes, là-bas les récompenses et les haltes délicieuses sous les ombres divines, au milieu des joies et des abondances de la démocratie. Encore un pas, encore un effort, et vos yeux auront vu partout en Europe la liberté sacrée, mère de toute vertu ; or, pour précipiter cette heure de bénédiction, debout, mes amis, debout, mes frères d’idées, et en avant !

Honte à qui a peur de l’inspiration, parce que l’inspiration peut être un danger, ne fût-ce que d’ironie ! Quant à celui que le dieu du progrès a touché du doigt, lorsqu’il songe aux grandes choses à faire par notre génération élue entre toutes et trempée entre toutes dans les flammes et dans les larmes, il sent les torrents du Cédron passer à travers sa pensée ; il ne craint pas de prophétiser la rédemption de l’Europe et de lever la main pour donner le premier le signal du départ : en avant !


FIN.

  1. Profession de foi du dix-neuvième siècle, 3e édition, p. 6.
  2. Id., p. 9.