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Le Monde perdu/XVI

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 132-142).


CHAPITRE XVI
« Un cortège ! Un cortège ! »


Je veux exprimer ici notre gratitude à tous nos amis de l’Amazone pour les prévenances et les soins hospitaliers dont ils nous comblèrent durant notre voyage de retour. En particulier, je remercierai le Signor Penblosa et les autres agents du gouvernement brésilien qui, par tout un ensemble de mesures, nous facilitèrent la route, et le Signor Pereira, de Para, à la prévoyance duquel nous devons de reparaître décemment devant le monde civilisé. Il semblera que ce fut mal reconnaître la courtoisie et le dévouement de nos hôtes, mais, les circonstances ne nous laissant pas le choix, nous les prévînmes qu’ils perdraient leur temps et leur argent en essayant de refaire derrière nous notre voyage. Je répète que j’ai changé dans mon récit jusqu’aux noms des lieux. Quelque étude qu’on fasse, je suis sûr que pour qui tenterait de l’approcher, notre terre inconnue resterait à des milliers de milles.

Je considérais comme purement locale l’excitation qui se manifestait partout à notre passage dans le Sud-Amérique, et j’assure nos amis anglais que nous n’avions pas la moindre idée de l’émoi soulevé en Europe, par quelques vagues rumeurs qui avaient couru au sujet de nos aventures. Il fallut les innombrables messages de télégraphie sans fil qui, au moment où l’Ivernia arrivait à cinq cents milles de Southampton, se succédèrent, nous apportant les offres énormes des agences et des journaux en échange de quelques mots sur les résultats positifs de notre voyage, pour nous montrer à quel point était tendue non seulement la curiosité du monde scientifique, mais celle du public en général. Nous décidâmes néanmoins de ne faire aucune communication à la presse qu’après avoir causé avec les membres de l’Institut Zoologique : délégués par lui, tenant de lui un mandat, nous lui devions les premiers renseignements sur nos recherches. À Southampton, assaillis par les journalistes, nous refusâmes toute information, ce qui eut pour effet de concentrer la curiosité publique sur la réunion annoncée pour le soir du 7 novembre. La salle de l’Institut, où notre mission avait pris naissance, parut en cette occasion insuffisante, et, tout compte fait, l’on ne trouva d’assez vaste que Queen’s Hall, dans Regent-Street. On sait aujourd’hui que les promoteurs, après avoir songé à l’Albert Hall, le jugèrent de proportions encore trop restreintes.

La réunion devait avoir lieu le surlendemain de notre arrivée. Nous avions, Dieu merci, pour nous occuper jusque-là, suffisamment d’affaires personnelles. Des miennes, j’aime mieux, pour l’instant, ne rien dire ; peut-être quand les faits seront moins récents me sera-t-il moins pénible d’y songer et d’en parler. J’ai fait connaître, au début de cette histoire, les motifs de ma conduite ; je devrais, sans doute, pour conclure, en faire connaître les résultats. Qui sait pourtant s’il ne viendra pas un jour où je regretterais que ce qui a été n’eût pas été ! Au sortir d’une incroyable aventure, je ne saurais avoir que de la gratitude pour la force qui m’y poussa.

Je touche à l’événement suprême. Tandis que je me demande comment le raconter, mes yeux tombent sur le compte-rendu publié, dans mon journal même, à la date du 8 novembre, par mon camarade et ami Macdona. Pourrais-je faire mieux que de le reproduire ? Je conviens que le journal, en raison de sa participation à l’entreprise, montrait quelque exubérance mais les autres grands quotidiens furent à peine moins sobres de détails. Voici ce qu’écrivait Macdona :

LE NOUVEAU MONDE

GRANDE RÉUNION AU QUEEN’S HALL
SCÈNES TUMULTUEUSES
UN INCIDENT EXTRAORDINAIRE
QU’ÉTAIT-CE ?
MANIFESTATION NOCTURNE

DANS REGENT STREET

« La réunion, si discutée par avance, de l’Institut Zoologique, à l’effet d’entendre le rapport de la Commission d’Enquête envoyée l’an dernier dans le Sud-Amérique pour vérifier les assertions du Professeur Challenger relativement à la continuité de la vie préhistorique sur ce continent s’est tenue hier dans la grande salle de Queen’s Hall, et il convient de dire que, selon toute probabilité, l’histoire de la science en marquera la date d’un caillou blanc, car elle donna lieu à des incidents sensationnels, inoubliables pour tous ceux qui y assistèrent. (Ouf ! confrère Macdona, quel exorde !) On n’y devait admettre en principe que les membres de l’Institut et leurs amis. Mais ce terme d’« amis » est élastique, et, bien avant l’ouverture de la séance, annoncée pour huit heures, on s’écrasait sur tous les points de la vaste salle. Cependant, à huit heures moins un quart, le grand public, redoutant à tort de se voir exclu, força les portes, après une longue mêlée ou furent blessées plusieurs personnes, notamment l’Inspecteur Scoble, de la division H., qui eut la jambe brisée. Après cette invasion que rien ne justifiait, et qui non seulement remplit les couloirs mais ne respecta même pas les places de la presse, on peut évaluer à près de dix mille le nombre des gens qui attendaient les explorateurs. Quand enfin ils apparurent, ils prirent place sur une estrade où se trouvaient déjà les plus illustres savants d’Angleterre, de France et d’Allemagne, à qui s’était joint, pour la Suède, le professeur Sergius, l’illustre zoologiste de l’Université d’Upsal. Les quatre héros de la soirée furent, à leur entrée, l’objet d’une démonstration chaleureuse : toute l’assistance, debout, les acclama plusieurs minutes. Cependant, un observateur avisé aurait pu discerner au milieu des bravos certains signes d’opposition et prévoir une soirée plus animée qu’unanime ; mais nul dans la salle, n’aurait soupçonné le tour que les choses allaient prendre.

« Inutile de décrire au physique les quatre voyageurs : tous les journaux ont ces temps-ci, publié leurs photographies. Les fatigues qu’ils ont dû, paraît-il, endurer, n’ont pas laissé chez eux beaucoup de traces. La barbe du professeur Challenger peut avoir exagéré son hérissement, le visage du professeur Summerlee son ascétisme, celui de lord John Roxton sa maigreur, tous les trois peuvent avoir le teint plus brûlé qu’au moment où ils quittèrent nos rivages, mais tous ils semblent en excellente santé. Quant à notre représentant E. D. Malone, l’athlète et le champion de football rugby universellement connu, il paraît plus entraîné que jamais ; et tandis qu’il promenait son regard sur la foule, un sourire de satisfaction envahissait sa bonne figure bourgeoise. (Vous, Mac, si jamais je vous attrape dans un coin !…)

« Quand, le calme rétabli et l’ovation terminée, les assistants eurent repris leurs sièges, le président, duc de Durham, prononça quelques paroles. Il ne voulait pas faire attendre plus d’une minute à l’assemblée le plaisir que lui promettait cette séance. Il n’avait pas à préjuger ce qu’allait dire, au nom du comité, le professeur Summerlee ; mais déjà la rumeur courante affirmait l’extraordinaire succès de l’expédition. (Applaudissements.) Apparemment, les temps de romanesque n’étaient pas révolus ; il y avait un terrain sur lequel pouvaient se rencontrer les plus extravagantes imaginations du romancier et les découvertes du chercheur en quête de vérité scientifique. L’orateur se réjouissait avec toute l’assistance de voir ces messieurs revenus sains et saufs, ayant accompli leur difficile et dangereuse tâche, car le désastre de l’expédition eût sans contredit infligé une perte irréparable à la cause de la science zoologique. ( Applaudissements, auxquels s’associa ostensiblement le professeur Challenger).

« Le professeur Summerlee se leva, et ce fut le signal d’une autre explosion d’enthousiasme, qui se renouvela plusieurs fois pendant son discours. Ce discours, nous ne le donnons pas in extenso dans nos colonnes, par la raison que, publiant en supplément, sous la signature de notre correspondant spécial, le récit complet des aventures de l’expédition, il nous suffit de l’indiquer dans ses grandes lignes.

« Après avoir rappelé la genèse du voyage et payé au Professeur Challenger un noble tribut d’éloges, accompagné d’excuses pour l’incrédulité qui avait accueilli ses premières assertions, si complètement vérifiées aujourd’hui, il s’étendit sur le voyage même, en s’abstenant avec soin de tout renseignement qui permît de retrouver le plateau. Il retraça en termes généraux le parcours effectué de l’Amazone à la base des falaises ; il captiva son auditoire en lui disant les mécomptes de l’expédition, ses vaines tentatives, et, finalement, le succès couronnant ses efforts tenaces mais coûtant la vie à deux serviteurs dévoués. (Par cette stupéfiante version de la mort de nos métis, Summerlee voulait éviter tout ce qui, dans la circonstance, pouvait devenir matière à discussion.)

« Ensuite, élevant ses auditeurs jusque sur le plateau, les y enfermant par la chute accidentelle du pont dans le gouffre, le professeur décrivait les horreurs et, tout ensemble, les attraits de cette terre. Il laissa de côté les aventures personnelles pour mettre en relief la riche moisson scientifique que représentaient les observations faites sur les bêtes, les oiseaux, les insectes, les plantes. Par exemple, pour les coléoptères et les lépidoptères, il avait été recueilli, des premiers, en quelques semaines, quarante-six échantillons d’espèces nouvelles, et, des secondes, quatre-vingt-quatorze. Que s’il s’agissait des grands animaux, en particulier des grands animaux que l’on supposait depuis longtemps disparus, et qui, naturellement, devaient entre tous intéresser le public, l’orateur était en mesure d’en fournir dès à présent une bonne liste, laquelle, vraisemblablement, s’allongerait beaucoup après de plus amples recherches. Ses compagnons et lui en avaient vu, le plus souvent à distance, une douzaine n’ayant aucun rapport avec ceux que connaît actuellement la science. Ils seraient, en temps utile, dûment examinés et classés. L’orateur cita entre autres un serpent de couleur pourpre, dont la dépouille mesurait vingt pieds de long ; une créature blanchâtre, probablement mammifère, qui produisait une lueur phosphorescente dans l’obscurité ; et aussi une grande phalène noire dont les Indiens considéraient la piqûre comme des plus venimeuses. En dehors même de ces formes de vie entièrement nouvelles, le plateau contenait un très grand nombre de formes préhistoriques connues, dont certaines remontaient aux tous premiers temps jurassiques. Parmi elles, l’orateur mentionna le gigantesque et grotesque stégosaure, que M. Malone avait vu un jour boire dans le lac, et dont l’image figurait déjà dans l’album de l’aventurier américain qui avait découvert ce monde inconnu. Il décrivit encore l’iguanodon et le ptérodactyle, qui avaient causé aux explorateurs deux de leurs premières surprises. Il fit frémir l’assemblée en lui parlant de terribles dinosauriens carnivores qui poursuivirent plusieurs fois les membres de la troupe, et qui étaient les bêtes les plus formidables qu’ils eussent rencontrées. De là, il passa au grand oiseau féroce qu’on nomme phororachus, et au grand élan qui erre encore dans cette haute contrée. Mais quand il aborda les mystères du lac central, la curiosité et l’enthousiasme furent à leur comble. On devait se pincer pour bien s’assurer soi-même que l’on entendait ce professeur, d’esprit positif et sain décrire, froidement, avec mesure, les monstrueux poissons-lézards munis de trois yeux, et les énormes serpents aquatiques qui habitent ce bassin enchanté. Il fournit quelques indications sur la population du plateau, sur ses Indiens, sur son extraordinaire colonie de singes anthropoïdes, qu’on peut considérer comme plus avancés que le pithécanthrope de Java et, partant, comme plus proches que toute forme connue de cet être hypothétique : le missing-link. Il divertit l’auditoire quand il vint à parler de l’ingénieuse mais périlleuse invention du professeur Challenger. Et il termina ce remarquable exposé en rendant compte de la manière dont les explorateurs étaient rentrés dans la civilisation.

« On avait pu croire que la séance finirait là-dessus, après le vote d’une adresse de remerciements et de félicitations présentée par le professeur Sergius, de l’Université d’Upsal ; mais il parut vite que les événements allaient suivre une pente moins lisse. Des signes d’hostilité n’avaient pas laissé de se manifester par intervalles. L’orateur venait à peine de se rasseoir que le Dr Illingworth, d’Edimbourg, se leva au centre de l’assistance et demanda s’il n’était pas d’usage que la discussion des amendements précédât le vote d’une motion.

« Le Président. — Oui, monsieur, quand il doit y avoir des amendements.

« Le Dr Illingworth. — Il doit y en avoir un si Votre Grâce le permet.

« Le Président. — Présentez-le donc tout de suite.

« Le professeur Summerlee, se dressant. — Puis-je expliquer, Votre Grâce, que cet homme est mon ennemi personnel depuis notre polémique, dans le Journal trimestriel de la science, sur la vraie nature du bathybius ?

« Le Président. — Je ne puis entrer dans les questions de personnes. La parole est au Dr Illingworth.

« Mais les déclarations du Dr Illingworth se perdirent, pour une bonne part, au milieu des protestations. On voulut même l’obliger à se rasseoir. Sa taille et sa voix lui permirent de dominer le tumulte. Il avait d’ailleurs, des amis dans la salle. Sitôt qu’il s’était levé, une minorité avait nettement pris parti en sa faveur. La masse du public gardait une neutralité attentive.

« Le Dr Illingworth commença par dire à quel point il appréciait l’œuvre scientifique, réalisée de concert par le professeur Challenger et le professeur Summerlee. Il regrettait qu’on pût voir dans son intervention le fait de préventions personnelles. Il n’obéissait qu’à un souci de vérité. Il observait, en somme, à cette séance, la même attitude que le professeur Summerlee à la séance précédente. À la séance précédente, le professeur Challenger ayant émis certaines assertions, le professeur Summerlee les avaient révoquées en doute : aujourd’hui qu’il les prenait à son compte, il n’entendait pas qu’on les contestât ; était-ce raisonnable ? (« Oui ! » « Non ! » Interruption prolongée. Des bancs de la presse, on entend le professeur Challenger demander au Président l’autorisation de faire passer le Dr Illingworth dans la rue). L’année d’avant, un homme disait certaines choses ; aujourd’hui, quatre hommes en disaient d’autres, plus saisissantes : cela constituait-il une preuve finale, quand il s’agissait de faits incroyables, de faits révolutionnaires ! On n’avait que trop récemment accepté à la légère les récits de voyageurs arrivant de pays inconnus. L’Institut Zoologique de Londres voulait-il se mettre dans ce cas ? L’orateur reconnaissait chez les membres de la mission des hommes de caractère. Mais la nature humaine est très complexe. Un désir de notoriété peut égarer même des professeurs. Comme les papillons, nous cherchons tous à voltiger dans la lumière. Les chasseurs de gros gibiers aiment pouvoir rabattre le caquet de leurs rivaux. Les journalistes ne détestent pas les coups sensationnels, même quand l’imagination doit leur venir en aide. Chaque membre de la commission avait ses motifs propres de grossir les résultats acquis. (« À l’ordre ! À l’ordre ! ») L’orateur ne voulait blesser personne. (« Vous ne faites que cela ! » Interruption.) « Sur quoi, continua-t-il, s’appuient tous ces récits merveilleux ? Sur bien peu de chose. Sur quelques photographies : est-ce là un témoignage à une époque où la manipulation photographique se montre si généreuse ? Par surcroît, on nous conte une histoire de fuite, de descente au moyen de cordes, qui exclut la production de grands spécimens : cela est habile, mais peu convaincant. J’ai cru comprendre que lord John Roxton prétendait avoir un crâne de phororacus : il pourrait se contenter de dire qu’il voudrait l’avoir.

« Lord John Roxton. – Est-ce que cet individu me traite de menteur ! (Tumulte.)

« Le Président. – Silence ! Silence ! Dr Illingworth, veuillez conclure et présenter votre amendement.

« Le Dr Illingworth. – Votre Grâce, j’aurais encore beaucoup à dire ; mais je m’incline. Je propose donc que des remerciements soient adressés au professeur Summerlee pour son intéressante communication, mais que les faits en cause, étant considérés comme « non prouvés », soient soumis à l’examen d’une commission d’enquête plus étendue, et, si possible, plus digne de confiance. »

« Cet amendement détermina dans la salle une confusion indicible. La majeure partie de l’assemblée, indignée d’un tel blâme à l’adresse des voyageurs, demandait que l’amendement fût retiré ou ne fût pas mis aux voix. On entendit le cri de « À la porte ! » D’autre part, les mécontents, qui ne laissaient pas d’être nombreux, criaient : « À l’ordre ! » en appelaient au Président, réclamaient le vote. Une bagarre éclata dans le fond parmi les étudiants en médecine ; seule, la présence modératrice d’un grand nombre de dames empêcha une mêlée générale. Soudain, il y eut un apaisement, puis le silence. Le professeur Challenger était debout. Son attitude, l’air de son visage imposaient l’attention. Il leva la main, et l’assemblée s’immobilisa pour l’entendre.

« — Beaucoup de personnes se souviendront, dit-il, que des scènes pareilles, aussi folles, aussi inconvenantes, marquèrent la dernière réunion où je vous adressai la parole. En cette circonstance, le professeur Summerlee menait l’attaque ; et les regrets qu’il en éprouve à cette heure n’en pourraient entièrement effacer le souvenir. J’ai entendu ce soir des sentiments analogues, plus injurieux encore, s’exprimer par la bouche de la personne qui vient de s’asseoir ; et bien qu’il m’en coûte de m’oublier jusqu’à descendre au niveau mental de ladite personne, je m’y efforce afin de dissiper tous les doutes honnêtes qui pourraient subsister dans les esprits (Rires et interruptions). Je n’ai pas besoin de rappeler que si, en qualité de chef de la commission d’enquête, le professeur Summerlee a pris tantôt la parole, c’est moi qui avais déclanché l’affaire, c’est à moi surtout qu’on en doit les résultats. J’ai heureusement conduit ces trois messieurs à la place indiquée, je leur ai démontré la véracité de mes allégations. Nous espérions ne pas trouver à notre retour quelqu’un d’assez obtus pour discuter nos conclusions conjointes. Averti toutefois par une précédente expérience, j’ai eu soin d’apporter des preuves de nature à convaincre un homme raisonnable. Comme vous l’a expliqué le professeur Summerlee, nos appareils photographiques ont été détériorés et la plupart de nos négatifs détruits par les hommes-singes qui dévastèrent notre camp (Exclamations ironiques. Rires. « À d’autres ! »). Je parle des hommes-singes, et je ne puis m’empêcher de dire que quelques-uns des bruits que j’entends ravivent singulièrement en moi le souvenir de mes rencontres avec cet intéressantes créatures (Rires). Malgré la destruction de tant d’inappréciables clichés, il reste en notre possession un certain nombre de photographies probantes qui montrent les conditions de la vie sur le plateau. Nous accuse-t-on d’avoir fabriqué ces photographies ? (Une voix : « Oui » Longue agitation. Plusieurs interrupteurs sont expulsés de la salle.) Les négatifs ont été soumis à des experts. Mais nous avons d’autres témoignages. Si, dans les conditions où nous avons quitté le plateau, nous ne pouvions emporter un nombreux bagage, du moins nous avons sauvé les collections de papillons et de scarabées du professeur Summerlee, et elles contiennent plusieurs espèces nouvelles. Est-ce ou non une preuve ! (Plusieurs voix : « Non ! ») Qui a dit non ?

« Le Dr Illingworth, se levant. — L’existence de ces collections n’implique pas forcément celle d’un plateau préhistorique (Applaudissements).

« Le Pr Challenger. — Évidemment, monsieur, nous devons, malgré l’obscurité de votre nom, nous incliner devant votre haute compétence. Je passe donc et sur les photographies et sur la collection entomologique, pour en venir aux renseignements très divers, très précis, que nous apportons sur certains points non encore élucidés. Par exemple, en ce qui concerne les mœurs des ptérodactyles (Une voix : « Des blagues ! » Tumulte)… je dis qu’en ce qui concerne les mœurs des ptérodactyles nous sommes en état de faire la lumière complète. J’ai là, dans mon portefeuille, un portrait de la bête pris sur le vif et susceptible de vous convaincre…

« Le Dr Illingworth. — Aucun portrait ne saurait nous convaincre de quoi que ce soit.

« Le Pr Challenger. — Vous demanderiez à voir la bête elle-même ?

« Le Dr Illingworth. — Sans aucun doute.

« Le Pr Challenger. — Vous accepteriez de la voir ?

« Le Dr Illingworth. — Comment donc !…

« Alors se produisit un coup de théâtre, si dramatique qu’il n’a pas son pareil dans l’histoire des réunions scientifiques. Sur un signal du professeur Challenger, notre confrère M. E. D. Malone se leva et descendit vers le fond de l’estrade. Un instant après, il reparaissait en compagnie d’un gigantesque nègre qui l’aidait à porter une grande caisse carrée. Lentement, il vint déposer cette caisse, qui paraissait très lourde, devant la place du professeur. Un vaste silence régna. Le public, tout à ce qui se passait devant lui, se recueillait. Le professeur Challenger fit glisser le couvercle mobile de la caisse ; puis, se penchant, il regarda à l’intérieur ; on l’entendit, parmi les rangs de la presse, qui murmurait d’une voix caressante : « Petit ! petit ! viens ! » Et presque aussitôt, avec un bruit de grattement et de battement, une horrible, une répugnante créature, sortant de la caisse, se percha au-dessus. Même l’accident survenu à ce moment, la chute inopinée du duc de Durham dans l’orchestre, ne détourna pas l’attention pétrifiée de l’assistance. À voir la bête, on eût dit la plus extravagante gargouille conçue par l’imagination déréglée d’un artiste du Moyen-Âge. Elle avait une tête méchante, hideuse, où deux petits yeux rouges luisaient comme des tisons ; son long bec féroce, à demi-ouvert, étalait une double rangée de dents semblables à des rapières ; une sorte de châle gris déteint s’arrondissait sur ses épaules bossues. C’était le diable en personne, tel que nous nous le figurions dans notre enfance.

« Le désordre se met dans la salle. On crie. Deux dames aux premières rangées de sièges s’évanouissent. L’estrade semble vouloir, comme son président, passer dans l’orchestre. Un moment, on a lieu de craindre une panique. Le professeur lève les bras pour tacher de calmer l’émotion ; son mouvement effraye la bête derrière lui ; elle déroule tout d’un coup son châle, dont les pans deviennent deux ailes de cuir qui se mettent à battre. Le professeur veut la retenir par les jambes : trop tard. Elle s’est élancée de son perchoir ; elle vole, décrivant des cercles, dans l’immensité de Queen’s Hall ; ses ailes, longues de dix pieds, ont des claquements secs ; une odeur fétide et pénétrante circule à sa suite. Les cris des galeries, épouvantées par l’approche de ces yeux brillants et de ce bec meurtrier, l’affolent. Elle tourne de plus en plus vite, heurtant les murs, les lustres. « La fenêtre ! Au nom du ciel, fermez la fenêtre ! » vocifère le professeur, qui se démène sur l’estrade et se tord les mains avec angoisse. Trop tard encore ! La bête, en se cognant aux murs comme un monstrueux papillon à un globe de lampe, a rencontré la fenêtre ; elle s’est précipitée au travers : elle a disparu ! Et le professeur Challenger, retombant sur son siège, enfouit son visage dans ses mains, tandis que le public pousse un long, un profond soupir de délivrance !

« Alors… oh ! qui dira ce qui advint alors, quand, la majorité ne se contenant plus, et la minorité, entièrement retournée, se joignant à elle, il se forma une vague d’enthousiasme, qui roula du fond de la salle, grossit en s’approchant, déferla sur l’orchestre, submergea l’estrade, emporta les quatre héros sur sa crête ? (Très bien, ça, Mac !) Si on ne leur avait pas fait pleine justice, on leur faisait sans réserve amende honorable. Tout le monde était debout. Tout le monde allait, criait, gesticulait. On se poussait autour des voyageurs, on les acclamait. « En triomphe ! en triomphe ! » crièrent des centaines de voix. Instantanément, leurs quatre figures s’élevèrent au-dessus des têtes. En vain ils se débattirent : ceux qui les tenaient ne les lâchaient pas. On eût voulu les descendre qu’on y aurait eu grand’peine, tellement la foule les serrait de toutes parts. Les voix crièrent : « Regent Street ! Regent Street ! » Il y eut un grand remous ; puis un courant peu à peu se dessina ; et sur les épaules qui les soutenaient les quatre voyageurs gagnèrent la porte. Au dehors, le coup d’œil était extraordinaire. Cent mille personnes attendaient. Cette multitude allait de Langham Hôtel à Oxford Circus. Un ouragan d’acclamations salua les triomphateurs lorsque, dominant les manifestants, ils apparurent dans la vive clarté des lampadaires électriques. On cria : « Un cortège ! Un cortège ! » Et une phalange compacte, qui bloquait les rues d’un bord à l’autre, s’avança par Regent Street, Pall Mall, Saint-James’s Street et Piccadilly, interrompant la circulation dans tout le centre de Londres : d’où un certain nombre de collisions entre les manifestants d’une part et, d’autre part, la police et des conducteurs de taxi-cabs. Il était minuit passé quand les voyageurs recouvrèrent la liberté devant le logement de lord John Roxton dans l’Albany et que la foule, après avoir entonné en chœur : « Ce sont de fameux gaillards ! » couronna son programme par le God save the King ! Ainsi finit l’un des soirs les plus inouïs que Londres ait vus depuis un temps considérable. »

Parfait, ami Macdona ; voilà un compte-rendu fleuri, mais fidèle. Quant à l’incident qui émut si fort le public, il surprit tout le monde excepté nous, ai-je besoin de le dire ? Qu’on se rappelle ma rencontre avec lord John le jour où, sous la protection de sa crinoline-abri, il cherchait pour Challenger ce qu’il appelait un « poussin du diable ». J’ai, de plus, laissé entendre les ennuis que nous avait causés le bagage du professeur lors de notre évasion du plateau. Enfin, si j’avais conté notre retour, j’aurais eu fort à dire sur la peine que nous dûmes prendre pour entretenir avec de la viande pourrie l’appétit de notre immonde compagnon ; mais j’ai respecté le désir du professeur de réserver pour la dernière minute, sans que rien permît de l’éventer, l’argument sans réplique qui confondrait ses adversaires.

Que devint le ptérodactyle amené à Londres ? Rien de certain à cet égard. Deux femmes racontèrent avec épouvante qu’elles l’avaient vu se percher sur le toit de Queen’s Hall et qu’il y demeura plusieurs heures comme une statue diabolique. Le lendemain, les journaux du soir annoncèrent que le soldat Private Mills, des Coldstream Guards, avait comparu devant un conseil de guerre pour avoir, alors qu’il se trouvait en faction devant Marlborough House, déserté son poste : le conseil n’avait pas admis le système de défense de Private Mills déclarant que, s’il avait jeté son fusil et pris ses jambes à son cou, c’était qu’il avait vu soudain le diable entre lui et la lune ; peut-être, cependant, le fait allégué a-t-il quelque rapport avec celui qui nous occupe. Le seul autre témoignage que je puisse produire, je l’emprunte au journal de bord du steamer Friesland, de la Compagnie Hollando-Américaine : il y est dit qu’un matin (qui se trouve être le lendemain du jour de la séance), à neuf heures, le navire ayant Stand Point à dix milles par tribord, quelque chose qui tenait le milieu entre une chèvre volante et une monstrueuse chauve-souris passa au-dessus de lui, fuyant vers le sud-est à une vitesse prodigieuse. Si l’instinct du retour le dirigeait dans la bonne ligne, il n’y a pas de doute que le dernier ptérodactyle européen ait trouvé sa fin quelque part dans l’étendue déserte de l’Atlantique.

Et Gladys, ma Gladys, la Gladys du lac mystique, qu’il faut à présent que je renomme « central », car jamais elle ne recevra de moi l’immortalité !… N’avais-je pas toujours senti chez elle une certaine dureté de fibre ? Même dans l’instant où j’obéissais avec orgueil à son ordre, n’avais-je senti qu’elle était une pauvre amoureuse celle qui poussait son amoureux à la mort ou aux dangers de mort ? Une sincérité envers moi-même dont j’avais beau me défendre, et qui prévalait sans cesse, ne me montrait-elle pas, derrière la beauté du visage, une âme où je discernais les deux ombres jumelles de l’égoïsme et de l’inconstance ? Aimait-elle l’héroïsme, la grandeur, pour leur noblesse propre ou pour ce qu’elle en recueillerait de gloire sans qu’il lui en coûtât d’effort ni de sacrifice ? Mais peut-être ne m’en avisai-je qu’aujourd’hui par l’effet de cette vaine sagesse que donne l’expérience. J’avais reçu un coup. Je pus croire un instant que je versais dans le pire scepticisme. Depuis, une semaine est déjà passée ; nous avons eu avec lord Roxton une conférence des plus importantes, et… j’estime, ma foi, que les choses auraient pu tourner plus mal.

Je m’explique en peu de mots. Aucune lettre, aucun télégramme ne m’avaient accueilli à Southampton ; et quand j’arrivai, ce soir-là, vers dix heures, devant la petite villa de Streatham, l’inquiétude me donnait la fièvre. Gladys était-elle morte ou vivante ? Que devenaient les songes de mes nuits, ses bras ouverts, son sourire, les mots qu’elle saurait trouver pour l’homme qui avait risqué sa vie sur un caprice d’elle ? Je quittais déjà les hauteurs, je touchais le sol. Pourtant quelques bonnes raisons venues d’elle suffiraient à me renvoyer dans les nuages. Je franchis en courant l’allée du jardin, je soulevai le marteau de la porte, j’entendis à l’intérieur la voix de Gladys, et, passant devant la servante ahurie, je tombai dans le salon. Gladys était là, sur un canapé bas, près du piano, éclairée par la lampe classique. Je franchis en trois pas la distance qui me séparait d’elle, je lui pris les mains.

— Gladys ! m’écriai-je, Gladys !

Elle leva les yeux. Le plus vif étonnement se peignit sur sa figure. Un changement subtil s’était opéré en elle. Je ne lui connaissais pas ce regard levé, fixe, dur, ni cette inflexion des lèvres. Elle retira ses mains.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit-elle.

— Gladys, repris-je, qu’avez-vous ? N’êtes-vous pas toujours ma Gladys, la petite Gladys Hungerton ?

— Non, répondit-elle, je suis Gladys Potts. Laissez-moi vous présenter à mon mari.

Que la vie est absurde ! Je me surpris adressant un salut mécanique et serrant la main à un petit homme roussâtre, noyé dans les profondeurs du fauteuil qu’on me réservait naguère : nous nous balancions et grimacions l’un devant l’autre.

— Père veut bien nous loger ici en attendant que notre maison soit prête.

— Ah ?…

— Vous n’avez donc pas reçu ma lettre à Para ?

— Je n’ai reçu aucune lettre.

— Quel dommage ! Elle vous expliquait tout.

— Mais tout s’explique du reste.

— Je n’ai rien caché à William. Nous n’avons pas entre nous de secret. Mon Dieu, que je regrette ce qui arrive ! Pourquoi aussi m’abandonner, vous en aller au bout du monde ?… Vous n’êtes pas fâché ?

— Non, non, pas du tout. Je vous laisse.

— Vous allez d’abord vous rafraîchir, dit le petit homme.

Il ajouta, d’un ton de confidence :

— C’est toujours la même histoire, n’est-ce pas ! Et ce sera toujours la même, tant que nous n’aurons pas la polygamie… mais à rebours, vous comprenez ?

Il éclata d’un rire idiot. Je gagnai vivement la porte. Et je me disposais à sortir quand, cédant à une impulsion saugrenue, je me retournai soudain et revins vers mon heureux rival, qui regardait nerveusement la sonnette électrique.

— Voulez-vous me permettre une question ? demandai-je.

— Pourvu qu’elle soit raisonnable, dit-il.

— Qu’avez-vous fait dans la vie ? Cherché un trésor caché ? Découvert un pôle ? Monté un bateau pirate ? Volé par-dessus la Manche ? Enfin, comment, par quoi, vous êtes-vous donné le prestige du romanesque ?

Il me considéra et je lus un véritable désespoir sur sa bonne figure insignifiante et chétive.

— Ne croyez-vous pas, murmura-t-il, que voilà une question bien personnelle ?

— Alors, m’écriai-je, répondez simplement à ceci : quelle profession exercez-vous ?

— Je suis second clerc d’avoué chez MM. Johnson et Merivale, 41, Chancery Lane.

— Bonne nuit, dis-je.

Et, bouillonnant de chagrin, de rage, riant avec amertume, je m’évanouis dans les ténèbres, à la façon de tous les héros inconsolables dont on vient de briser le cœur !

Encore un épisode, et j’ai fini. Après dîner, hier soir, chez lord John Roxton, nous fumions et devisions familièrement de nos aventures. J’éprouvais une curieuse impression à retrouver dans un cadre si différent les mêmes visages. Il y avait là Challenger, avec son sourire condescendant, ses paupières basses, ses yeux intolérants, sa barbe agressive, son torse énorme ; gonflant les joues, souflant la fumée, il parlait à Summerlee d’un air de rendre des arrêts. Et Summerlee, sa courte pipe de bruyère entre sa mince moustache et sa barbiche grise, tendait sa figure fatiguée, discutait avec animation, opposait à toutes les sentences de Challenger mille chicanes. Quant à notre hôte, avec ses traits aigus, son visage d’aigle, il continuait de garder au fond de ses yeux, bleus et froids comme un glacier, une lueur de malice.

Ce fut dans son sanctuaire même, sous l’éclat rose des lampes, parmi ses innombrables trophées, que lord Roxton nous fit, un peu plus tard, la communication qu’il avait à nous faire. Il avait pris dans un placard une vieille boîte à cigares et l’avait posée sur la table.

— Il y a, dit-il, une chose dont j’aurais peut-être dû vous parler plus tôt, mais j’ai préféré d’abord me renseigner. Inutile de faire naître prématurément des espérances. Vous rappelez-vous le jour où nous découvrîmes le marais des ptérodactyles ? La configuration et la nature du terrain me frappèrent. Peut-être n’y avez-vous pas pris garde. C’était un ancien cratère plein d’argile bleue.

Les professeurs s’inclinèrent.

— En fait de cratère plein d’argile bleue, je n’en connaissais qu’un autre au monde : la mine de diamant de Beers, Kimberley. Aussi, voyez-vous, je n’avais plus que diamants dans la cervelle. J’inventai un équipement qui me protégeât contre les sales bêtes et je passai une bonne journée à fouiller le sol au couteau. Voici ce que j’en tirai.

Ouvrant la boîte de cigares, il y puisa et mit sur la table vingt ou trente cailloux raboteux dont la grosseur variait de celle d’un haricot à celle d’une noisette.

— Oui, peut-être, j’aurais déjà dû vous dire cela. Mais je sais à quoi l’on s’expose en parlant à l’étourdie. Ces pierres, malgré leur grosseur, n’auraient de prix qu’en raison de leur couleur et de leur pureté, une fois sorties de leur gangue. Je les apportai à Londres ; et le jour même de notre arrivée, j’allai trouver Spink, je lui demandai d’en tailler grossièrement une et de l’évaluer.

Il prit dans sa poche une petite boîte, d’où il fit tomber un diamant qui jetait mille feux, une des pierres les plus belles que j’eusse jamais vues.

— Voilà le résultat ; au dire de Spink, l’ensemble vaut, pour le moins, deux cents mille livres. Naturellement, nous partagerons la somme. Je n’entends pas qu’il en soit autrement. Eh bien ! Challenger, qu’allez-vous faire de vos quarante mille livres ?

— Si vraiment, vous persistez dans vos généreuses intentions, dit le professeur, je fonde un musée particulier, ce dont je rêvais, de longue date.

— Et vous, Summerlee ?

— Je quitte l’enseignement, pour me consacrer à la classification définitive des fossiles de la craie.

— Moi, dit lord John Roxton, j’organise une expédition, je m’en vais revoir un peu le cher plateau. Quant à vous, jeune homme, vous vous mariez, je suppose !

— Pas encore, dis-je, avec un piteux sourire : je crois plutôt que je vous accompagne… si vous voulez de moi.

Lord Roxton ne me répondit pas ; mais une main brunie chercha la mienne par dessus la table.