Le Monde s’arme (Verhaeren)

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Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 7-13).

LE MONDE S’ARME


Disséminant la guerre
Par régiments entiers à travers monts et terres,
Au long du sombre Oder et de l’Elbe et du Rhin,
Claquent
Partout les plaques
Des ponts d’airain
Au passage volant et trépidant des trains.

Et de même à l’Ouest en une France de vignes
Et de pierres dans le soleil,
Passent par des chemins vermeils,
En fols galops de poussière et d’acier,
Des lignes
Régulières de cavaliers ;

La ville tend son cœur vers ces troupes en marche,
Son cœur fougueux, son cœur profond,
Et les gares, de loin en loin, ouvrant leurs arches,
Engouffrent lentement au creux de leurs wagons
Le remuement tassé de ces cent escadrons.

Et tout à coup se dirigeant vers la Vistule
Du fond des Ourals blancs et des Caucases bleus,
L’innombrable Russie en bataillons houleux
Se précipite et s’accumule ;
L’ordre s’y fait — et les chevaux et les soldats
Frappent si fort le sol des marteaux de leurs pas
Qu’on dirait qu’avec eux marche en avant la terre.

Les mêmes pas autoritaires
Sonnent dans la Hongrie et dans l’Autriche et font
Trembler Vienne et Buda sous leur rythme profond,
Tandis qu’au Nord on les écoute
Ébranler Bruge, Anvers, Liège, Bruxelle et Gan
Et comme emplir de leur tenace battement
L’immensité des routes.


Et la mer obéit au même acharnement
De vitesse et d’essor à travers ses espaces :
Les sous-marins rusés et les croiseurs rapaces
Guettent au pied des caps pour s’élancer vers où ?
Des signaux concordants sont donnés tout à coup.
Les ports sont ameutés de brusques canonnades.
Des obusiers géants quittent les esplanades.
Dans la cale et la soute on travaille partout
Et voici qu’à l’aurore, en ligne de bataille,
Sur les flots montueux que leur étrave entaille,
Passent les cuirassés dardant vers l’horizon
Les obliques et rayonnants buissons
De leurs canons,

Oh ! les retentissants et phosphoreux cratères
Dont les arsenaux d’or illuminent la terre,
De Woolwich à Skoda et d’Essen au Creusot !
L’acier s’y mue en fonte et s’y coule en mitraille ;
Mille obus emboutis s’y rangent en monceaux ;
Déjà se livre au loin la première bataille :

Les eaux d’Heligoland s’emplissent de lueurs ;
Un brusque orgueil monte aux cerveaux, sans que les cœurs
Battent trop fort ou s’exaltent en cris sauvages ;
Autour de Tsing-Tao qui brille sur la mer
L’attaque des vaisseaux rassemble ses éclairs
Et la rage et l’astuce et la terreur voyagent
Ici, là-bas, partout, de sillage en sillage,
Immensément,
De l’un à l’autre bout de l’Océan.

Et par-dessus ces escadres et leurs fumées
Volent de ciel en ciel les paroles armées ;
Chaque onde en est vibrante et, le jour et la nuit,
Passe toute la guerre à travers l’infini ;
L’antenne des hauts mâts recueille et répercute
L’ordre d’où sortira la victoire ou la chute ;
À l’Est, à l’Ouest, au Sud, au Nord,
Autour des appareils mille étincelles d’or
Crépitent — et c’est le feu, le vent, les eaux, la terre,
— Vieux éléments ployés aux ordres du mystère, —

Que l’homme à son tour dompte et qu’il force soudain
À travailler au sort des hommes de demain.

Et tout autour de cette arène déjà rouge,
Avec la crainte en eux que leur destin ne bouge,
Se tiennent inclinés les peuples et les rois
Dont la guerre féroce épargna les royaumes.
Leurs Parlements sont réunis : de grandes voix
Parlent encor sous de grands dômes ;
Pourtant,
Á chaque instant,
L’angoisse emplit les cœurs battants,
Si bien que l’univers entier est haletant
Dans son sang et sa chair, dans ses os et ses moelles,
Du creux des mers jusqu’aux étoiles.