Le Monument de Henri Regnault

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Revue des Deux Mondes tome 17, 1876
B. Valbert

Le monument de Henri Regnault


LE MONUMENT
DE
HENRI REGNAULT

Le mois d’août est en France plus particulièrement consacré à la jeunesse. C’est le mois où l’Université fête et couronne ses lauréats, où d’heureux vainqueurs, dans les écoles comme dans les lycées, reçoivent avec les palmes qu’ils ont conquises par leur travail de paternels encouragemens, de sages avis, que l’émotion du triomphe ne leur laisse pas toujours le loisir d’écouter. En 1873, lord Derby, chargé de présider à la distribution des prix dans le collège de Liverpool, commençait son discours en disant : « Je félicite ceux d’entre vous qui ont obtenu les honneurs de cette journée. A moins que leur vie ne soit très différente de celle de la plupart des hommes, ils ne goûteront pas souvent dans la carrière qu’ils sont appelés à fournir des joies aussi douces que celle qu’ils savourent aujourd’hui ; ils savent que leur succès a été bien mérité, ils savent aussi que personne ne songe à leur en faire payer la rançon. Les victoires de l’âge adulte, dans quelque sphère de : action que ce soit, sont remportées le plus souvent au prix de grands efforts : on nous les conteste tant qu’elles ont le charme de la nouveauté ; on ne renonce à nous les disputer qu’après qu’elles ont perdu avec leur première fraîcheur le principal attrait qu’elles avaient pour nous. »

À ces réflexions quelque peu mélancoliques, l’illustre homme d’état ajoutait d’utiles avertissemens. Il rappelait aux lauréats que les plus brillans débuts ne répondent pas toujours de l’avenir, que les aptitudes naturelles ne suffisent point, que le monde appartient aux attentifs, aux disciplinés, aux persévérons, à ceux qui joignent à une forte volonté l’esprit de détail et de précision, que les piocheurs, eussent-ils la compréhension difficile, l’étude pesante et tardive, finissent par arriver, et que dans la grande joute de la vie les tortues devancent souvent les lièvres. Il citait l’exemple de deux de ses contemporains, lesquels dans leurs années de collège passaient pour avoir l’esprit noué, et qui depuis s’étaient si bien débrouillés qu’ils étaient parvenus aux premières charges de l’état. Il ajoutait qu’en revanche plus d’un héros d’Oxford et de Cambridge avait mal fini, après avoir bien commencé, « Il en est plusieurs, disait-il, qui aujourd’hui gagnent péniblement et obscurément leur vie, occupés peut-être à quelque ingrate besogne d’industrie littéraire, ou peut-être gardant les moutons en Australie et peinant au service d’un patron qui ne sait ni lire ni écrire. Rappelez-vous que le talent est un couteau bien affilé dont la pointe pénètre aisément, mais que, pour entrer profondément, il faut que le couteau soit tenu par une main vigoureuse, animée d’une énergique résolution. » On peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’aucun de nos lauréats de cette année ne gardera jamais les moutons en Australie ; mais nous voulons espérer qu’ils tiendront les promesses de leurs débuts, qu’ils feront tous un utile emploi de leur couteau, que tous sauront vouloir et persévérer. La France a du blé, elle a de l’or, elle possède tout ce qui soutient la vie et tout ce qui l’embellit ; mais plus que jamais elle a besoin d’hommes. C’est pour elle le véritable objet de première nécessité, et si elle croit à son avenir, c’est qu’elle est persuadée que la jeunesse qui grandit à cette heure dans les écoles lui promet des hommes.

Si la France a le droit d’espérer, son devoir est de se souvenir ; elle se souvient. On l’accuse d’être oublieuse, elle est pourtant plus fidèle qu’aucune autre nation au culte des morts, et surtout elle n’a garde d’oublier ceux qui ont donné leur vie pour elle. Le 12 du mois dernier, le jour même où étaient distribuées les récompenses aux exposans du dernier Salon et aux élèves de l’École des beaux-arts, a été inauguré le monument érigé à la mémoire d’Henri Regnault et d’autres jeunes artistes, ses cadets, peintres, sculpteurs ou architectes, tombés comme lui sur les champs de bataille. Cette cérémonie, souvent annoncée et ajournée, n’a point souffert de ces délais, qu’on ne peut imputer à personne. Ni le temps, ni l’incurable légèreté des pensées humaines ne peuvent rien sur certains souvenirs, ils sont à l’abri de toutes les. atteintes, la destinée s’est chargée elle-même de les buriner dans les âmes. La France lira toujours avec émotion les noms inscrits en lettres d’or sur le monument de la cour du Mûrier, et, comme l’orateur grec, elle dira : « Ces jeunes gens furent tels qu’ils devaient être pour leur pays ; ils ne se croyaient pas en droit de priver l’état de leur courage, et le sacrifice qu’ils ont fait d’eux-mêmes était un tribut qu’ils pensaient lui devoir. Tous lui ont offert en commun leurs personnes, et chacun a mérité en particulier cette louange qui ne vieillit point. » Peu de jours après la bataille de Buzenval, le 28 janvier 1871, M. Guillaume, directeur de l’École des beaux-arts, écrivait à M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique, que la mort d’Henri Regnault, qui avait si profondément ému le public, touchait particulièrement l’école où il avait fait ses premières études. Elle considérait qu’exempté par la loi de tout service de guerre, le jeune lauréat des prix de Rome avait néanmoins voulu combattre pour son pays, et s’honorant de sa fin comme de son talent, elle désirait consacrer à jamais son souvenir, « Sans préjuger en rien la forme du monument, ajoutait M. Guillaume, on peut dire qu’il se composerait d’un buste avec l’ajustement architectonique le plus convenable. Il serait placé dans notre cloître, si propre à recevoir de telles consécrations. Les camarades de Regnault, ses condisciples de Rome, apporteraient le concours de leurs talens. Votre administration pourrait fournir les marbres à employer. Une souscription couvrirait rapidement les frais de la taille des matériaux et de leur mise en place. » Le ministre fit un accueil empressé à cette généreuse pensée ; mais il remarquait dans sa réponse qu’Henri Regnault n’était pas la seule victime que la guerre eût faite dans les rangs de l’école : « Sous son nom, sous son buste, ajoutait-il, inscrivez les noms de ceux de vos élèves qui sont morts comme lui en combattant pour la plus sainte des causes. Un monument comme celui que vous allez élever n’est pas fait pour inspirer uniquement de tristes pensées. Ces jeunes gens sont morts en héros, mais la France avec de tels enfans ne périra pas. Quelque sinistre que soit le moment que nous traversons, j’espère du fond de mon cœur que c’est une nation nouvelle qui sortira de ces désastres. »

Les meilleures pensées essuient souvent dans la pratique des difficultés imprévues. Le monument qu’on se proposait d’élever avait un sens complexe et devait répondre à une double destination. Il s’agissait de glorifier le souvenir d’un artiste dont les éclatans débuts avaient excité les plus vives espérances, « d’un jeune homme de génie, moissonné dans sa fleur et qui avait donné l’exemple du plus pur patriotisme ; » mais à son nom on voulait associer d’autres noms, à sa mémoire d’autres mémoires également sacrées. Au surplus, si la division du travail produit dans l’industrie de merveilleux résultats, elle est souvent une entrave, un empêchement dans l’exécution d’une œuvre d’art. Il n’est pas facile de mettre d’accord deux architectes et deux sculpteurs ; cela demande du temps, beaucoup de patience, beaucoup de bonne volonté. Ni la patience, ni la bonne volonté, n’ont manqué à personne ; on s’est concerté, on s’est entendu, on s’est fait des sacrifices mutuels, chacun a mis du sien dans l’œuvre commune, qui a bien le caractère d’une œuvre collective, sans pécher cependant par un défaut d’unité. L’emplacement qu’elle occupe est du choix le plus heureux. Où trouver dans tout Paris un endroit plus recueilli dans sa retraite et dans son silence que le beau cloître de l’École des beaux-arts ? Une fontaine qui se tait ou ne parle qu’à voix basse, un vert gazon bordé de lierre, un portique où se développe dans sa glorieuse beauté l’admirable cavalcade du Parthénon, quel autre cadre mieux assorti pouvait-on souhaiter au nouveau monument ? Il est digne de ce qui l’entoure, digne des idées qu’il exprime, comme l’a dit avec émotion M. Waddington, digne de ceux qu’il doit honorer : « Élevé par les mains de jeunes artistes qui sont des maîtres, consacré à de jeunes artistes qui resteront pour nous un exemple, tout animé d’un souffle de jeunesse fier et pur, il ajoute une page nouvelle à l’histoire de l’École des beaux-arts, et, par les pensées qu’il fait naître, il inaugure dignement l’œuvre de la génération nouvelle. »

A quelques-uns cependant, il a semblé trop riche, trop éclatant, trop élégant, trop orné ; ils lui ont reproché d’être trop beau, d’avoir un air de fête ; il leur a paru que la polychromie pouvait convenir à la façade d’un opéra, qu’elle s’accordait mal avec la solennisation d’un grand deuil. Ils oublient que MM. Pascal et Coquart n’ont point voulu faire un tombeau, un mausolée, ni un cénotaphe, qu’ils ont entendu ériger un monument honorifique à une jeune gloire couronnée par une belle mort. La construction dont ils ont dressé le plan avec autant d’habileté que de bonheur représente une ædicule, un petit temple, dont l’architrave et le fronton de marbre sont portés par deux colonnes et dans lequel l’image du dieu est remplacée par le buste d’un soldat, à qui une statue de la Jeunesse, debout au pied du socle et le bras levé, présente le rameau divin. Les deux architectes ont pensé que rien ne pouvait être trop beau, que rien n’était trop riche pour célébrer cette grande espérance fauchée dans sa fleur.

Tu Marcollus eris ; manibus data lilia plenis,
Purpureos spargam flores.


Ainsi que le patriarche de Virgile, ils ont répandu à pleines mains les feuillages et les fleurs. Traitant le marbre blanc comme une draperie, ils l’ont semé de lotus d’or, symbole d’immortalité ; ils ont suspendu à l’entablement trois couronnes de chêne, ils ont fait ramper dans la cymaise les pavots du sommeil éternel. Au côté gauche du piédestal, une branche d’olivier, emblème des victoires pacifiques, accompagne une palette, des brosses, un appui-main. Sur le fronton, le mot Patrie resplendit au milieu des rayons d’une aurore, et une flamme surmonte l’antéfixe du couronnement. Deux chouettes, perchées aux deux angles de ce fronton, mêlent seules une note lugubre à cette musique presque triomphale ; elles évoquent l’image de la nuit, elles nous rappellent que nous ne reverrons plus ceux que nous fêtons. Dans cette décoration, rien n’est banal, rien n’a été laissé au hasard ; tous les détails en ont été patiemment cherchés et heureusement trouvés. Elle est riche et pourtant elle est discrète. La variété des ors, la délicatesse des ornemens témoignent d’un goût exquis, et la finesse des profils égale l’harmonie des lignes.

Le buste d’Henri Regnault se détache sur le fond d’or d’une admirable mosaïque où s’épanouissent « les lauriers d’un jardin glorieux. » On peut trouver à redire à la triste couleur de ce buste ; il est d’un bronze un peu noir, il jure avec le reste, il tranche sur les splendeurs qui l’entourent, il fait tache. De loin on dirait une pièce rapportée, quelque vénérable antiquité, vieille injure des ans, placée dans une châsse toute neuve, qui lui reproche son grand âge. Quand on l’examine de près, on reconnaît que M. Degeorge s’est acquitté à son honneur d’une tâche malaisée. Il a du chercher une ressemblance de souvenir, il n’avait pas la nature pour l’aider. Il a donné à son personnage le costume militaire, une expression énergique et fière, une attitude et un visage de combat, et personne ne lui reprochera d’avoir mal compris son sujet.

Avant même qu’il eût échangé ses brosses contre un fusil, sa palette contre une giberne, c’était un soldat que Regnault. Il possédait au suprême degré ce que les phrénologues appellent la combativité ; il avait l’âme militante, il considérait la vie comme une bataille. Il croyait, nous apprend un de ses biographes, qu’à une âme forte il fallait un corps robuste, « comme à un ardent cavalier un bon cheval, » et à Rome comme à Paris, à Paris comme à Tanger, son atelier ressemblait à un gymnase, où des cordes, des échelles, des trapèzes pendaient au plafond, où l’on se heurtait à d’énormes haltères, effrayans pour tout autre que lui[1]. Un Anglais a prétendu que le génie consistait « dans une énorme capacité pour se donner de la peine, in an enormons capacity for taking trouble. » Regnault pratiquait avec amour cet art de se tourmenter, qui fait jaillir l’étincelle du caillou. S’il travaillait à fortifier ses muscles, c’est qu’il voulait s’endurcir et se rendre capable de tout braver, de tout affronter. Il le disait lui-même, le premier de ses plaisirs était de vaincre. « Je voudrais, écrivait-il un jour, créer avant de mourir une œuvre importante et sérieuse, que je rêve en ce moment, et où je lutterais avec toutes les difficultés qui m’excitent. » Il était de ces hommes qui font passer quelque chose avant le bonheur : à toutes les joies de ce monde, il préférait les douleurs de l’effort et de l’éternel désir. Il appartenait à la noble race des audacieux et des violens qui ravissent le royaume des cieux ; si on le leur donnait, peut-être en feraient-ils moins de cas. Il n’était pas né coloriste, il l’est dévenu à la sueur de son front. Soit qu’il interrogeât avec acharnement le soleil du midi et qu’il le sommât, de lui apprendre à faire vibrer la lumière, soit qu’il mit son étude à composer de merveilleuses variations sur une seule couleur dont il épuisait tous les tons, c’était toujours un conquérant occupé d’accroître son empiré. Il avait conquis l’Espagne, conquis le Maroc ; il aspirait à s’emparer des Indes. L’art était pour lui un palais mystérieux, plein de chambres fermées ; son ardente curiosité s’était promis de forcer toutes ces portes. Il aimait à répéter ce mot de Beethoven : « Il faut vivre mille fois sa vie, et c’est ainsi que je veux vivre et au besoin bravement prendre la destinée à la gorge. » Ne semble-t-il pas qu’au soir de Buzenval, entraîné par quelque irrésistible passion, il ait jeté un défi à la mort, comme à une nouveauté dont il voulait avoir le secret ? Et pourtant cet audacieux, ce violent avait du charme, il en avait beaucoup ; sa passion savait sourire. On devinait des douceurs cachées dans ses yeux clairs, souvent froids comme l’acier. Sa correspondance est pleine d’attrait ; sa plume avait de la grâce, et il y avait de la magie dans son talent. Il n’est pas une de ses toiles où l’on ne remarque a des tons d’une extrême fraîcheur, qui viennent tempérer l’éclat trop ardent parfois de la lumière intense. » C’est le charme qui manque au Regnault en bronze de M. Degeorge. Il n’est pas seulement fier, il est provocant, dur et farouche. Rien dans son visage n’annonce la précocité du génie et de la mort. Cet Africain, ce Berbère a quarante ans accomplis. Tout est jeune dans son monument, excepté lui.

Que dirons-nous de la statue de marbre qui lui présente un rameau, de cette Jeunesse dont le succès a été si grand au Salon de l’an dernier, œuvre exquise où la grâce antique se marie à la nouveauté du sentiment ? Ingres se fâcha un jour contre une femme qui s’écriait en regardant sa Source : « O la belle, la charmante Naïade ! — Madame, riposta vivement l’artiste, pardonnez-moi, ce n’est pas une naïade, c’est une source », » La Jeunesse de M. Chapu n’est pas une divinité, ce n’est pas une Hébé, ce n’est pas la déesse Juventas ; c’est une jeune fille, une adolescente, très humaine, une vraie fille de la terre, qui n’a point bu le nectar, qui n’a point mangé l’ambroisie ; elle n’a de divin que l’adorable pureté de l’expression. Elle ne siège point sur un piédestal, elle est de niveau avec le commun des mortels. Se haussant sur la pointe de son pied gauche, elle a posé son genou droit sur un degré ; d’une main elle s’appuie au cippe qui porte l’image de son héros ; de l’autre, allongée et tendue, elle lui offre son hommage. Son attitude, son geste, ses cheveux, les plis de son chaste vêtement, tout dans sa personne respire les douceurs de ce miel que distillaient seules les abeilles de l’Hymette. Elle est la sœur de ces abeilles, elle est aussi de la même famille que les chevaux et les cavaliers de la frise du Parthénon qui galopent autour d’elle. On voudrait évoquer Phidias pour lui montrer cette belle enfant, il l’avouerait pour sa petite-fille.

Ce qu’elle a surtout d’admirable, c’est qu’elle est vraiment jeune. À la grâce, elle joint la candeur, la modestie, l’ingénuité, le parfait naturel. Tout entière à ce qu’elle fait, elle ne soupçonne point qu’on la regarde ni qu’elle soit faite pour être regardée. On la destinait à figurer à titre d’accessoire dans un monument qui n’a point été élevé pour elle, car elle offre des couronnes, elle n’en reçoit point ; mais il se trouve que l’accessoire est devenu le principal, et qu’elle attire et retient tous les regards. Elle ne s’en doute pas, elle ne s’en doutera jamais. Elle se recueille d’ans le sentiment qui la possède, elle ne voit que son héros, celui qu’elle veut honorer ; il y a de la piété dans son admiration et dans son deuil. Sa figure exprime l’émotion, une émotion contenue, qui ne sait pas faire de phrases, qui à peine sait trouver des mots ; mais son geste, son regard valent les plus belles pièces d’éloquence, elle y a mis tout son cœur. Elle n’est pas née d’hier, elle a connu déjà les grandes infortunes. À l’heure où ses oreilles s’ouvraient à tous les bruits de la vie, une tempête grondait au ciel ; elle a senti la terre trembler sous ses pieds ; elle a invoqué des dieux sourds qui ne lui ont point répondu. Pourtant elle a gardé la foi et l’espérance ; elle croit parce qu’elle aime. Elle semble dire avec le sage : — Le moi est un dur maître, et on s’affranchit en apprenant à aimer autre chose que soi. — Nous lisons dans une notice autographiée sur le nouveau monument, que désormais le passant pourra venir dans la cour du Mûrier pour y rêver aux horreurs de la guerre. Il y viendra chercher aussi la plus charmante personnification de la jeunesse. Puisse-t-il apprendre d’elle à rester jeune ou à le redevenir !

Nous ne craignons pas de nous tromper en affirmant qu’il s’élève aujourd’hui en France une jeunesse dont l’élite promet d’être vraiment jeune. Les douloureux événemens dont elle a été témoin l’ont mûrie de bonne heure ; mais elle a vu son pays se relever aussi rapidement qu’il était tombé, et elle nourrit une foi profonde dans son avenir. M. de Marcère prononçait l’autre jour à Domfront un discours dans lequel il marquait en traits fins et précis le caractère des générations nouvelles, qui nous donneront « des hommes à l’esprit libre, étrangers au parti-pris, condition indispensable pour choisir une ligne de conduite et la suivre avec rectitude. » La nouvelle génération est revenue de beaucoup de choses, elle se défie des grandes phrases et des grands mots, des paquets tout faits, des enthousiasmes creux, des vieilles formules, des vieilles passions et des vieilles cocardes. Est-il nécessaire d’être dupe pour être jeune ? La vraie jeunesse a pour signe distinctif la liberté de l’esprit ; elle ouvre son intelligence à toutes les vérités, même à celles qui sont désagréables ou que les poltrons jugent dangereuses, et elle sait fermer son cœur à toutes les injustices, même à celles qui flatteraient son orgueil ou. ses passions. Chose étrange ! le malheur semble avoir rajeuni la France, mais les partis sont restés vieux, et l’étranger s’y trompe ; les drapeaux fripés qu’il voit flotter dans l’air lui font croire, que rien n’est changé. Un journal anglais disait dernièrement que les Français auraient accompli un sérieux progrès dans la vie politique le jour où ils se seraient convaincus que la France était déjà grande avant la révolution, le jour où ils se persuaderaient que Les pratiques séculaires contiennent souvent une profonde sagesse, que la théorie ne doit jamais prévaloir sur l’expérience, et que la recherche exclusive de l’égalité sociale est un des pires fléaux qui puissent s’abattre sur une nation. On peut croire tout cela et croire aussi, avec M. Disraeli, comte de Beaconsfield, que la révolution a créé en France une société nouvelle et que cette société, qui a tant de peine à arriver à la stabilité dans le gouvernement, ne laisse pas d’être une des sociétés les plus solidement constituées qui soient en Europe, parce qu’on y trouve plus de justice qu’ailleurs et que le bonheur y est plus également distribué. Il faut être un simple d’esprit ou un fanatique pour prétendre défaire ce qu’a fait 89 ; mais on n’est point tenu de ne rien regretter de ce qu’il a détruit. Qui est plus vieux aujourd’hui d’un jacobin ou d’un clérical ? Ils ne savent l’un et l’autre qu’adorer ou maudire la révolution.. La jeunesse qui pense les laisse dire, elle est disposée à prendre pour devise le mot de Spinoza : non admirari, non indignari, sed intelligere.

La France nouvelle, aux prises avec les vieux partis, écrivant chacun l’histoire à sa façon, se trouve un peu dans la situation de l’un des personnages de Fielding, du bon vicaire Abraham Adams, lequel, étant entré dans une hôtellerie, y rencontra deux cavaliers, et s’avisa de leur demander quelle espèce d’homme était le propriétaire d’un château magnifique qu’il avait aperçu en chemin. L’un d’eux lui répondit que c’était un abominable tyran, impitoyable pour ses fermiers, prenant son plaisir à chevaucher à travers leurs champs, si dur à ses domestiques que jamais aucun d’eux n’avait pu achever l’année chez lui, si injuste et si partial dans sa charge de juge de paix qu’il condamnait ou absolvait, selon son caprice, sans avoir égard à l’équité. Prenant à son tour la parole, le second cavalier déclara que le châtelain en question était le plus doux des hommes, incapable de faire tort à qui que ce fût et de fouler sous le sabot de son cheval un grain de blé sans rembourser le dégât, avec cela si bon maître que plusieurs de ses domestiques avaient blanchi à son service, juge de paix si juste, si intègre, qu’on accourait de bien loin pour lui faire décider des cas difficiles. Quand les deux cavaliers lurent partis, le bon Adams, inquiet de la différence ides deux portraits qu’on venait de lui faire, demanda à l’hôte un éclaircissement. — Je connais très bien le châtelain dont on vient de vous parler, lui répondit le cabaretier, qui n’était point un sot. Pour ce qui est de chevaucher au travers d’une moisson, cela ne se peut, par la raison qu’il ne monte jamais à cheval, et quant à réparer un dégât qu’il aurait fait, il n’est pas assez libéral pour cela. Je n’ai jamais entendu aucun de ses domestiques ni se plaindre, ni se louer de loi. Je ne vous dirai pas comment il se comporte en qualité de juge de paix, j’ai sujet de croire qu’il ne l’est point. Il a autrefois décidé un cas entre ces deux messieurs qui viennent de sortir, et l’on admet généralement qu’il le décida selon le bon droit. — Les partis extrêmes ressemblent beaucoup à ces deux cavaliers de Fielding, et quand ils parlent du grand arbitra qui jadis jugea leur procès, il faut se garder de les croire sur parole ; mais la jeunesse n’a pas besoin d’être avertie par un aubergiste bien renseigné pour s’apercevoir qu’aucun d’eux ne dit vrai. Elle sait à quoi s’en tenir sur leurs déclamations et leurs hyperboles, elle perce à jour leur fausse prud’homie, elle voit clair dans leurs ambitions qu’ils érigent en principes et dans leurs rancunes dont ils font des dogmes ; elle est lasse de leurs déraisons, dont ils ne se lassent jamais. Elle est sur le point de découvrir que ce qu’il y a encore de plus neuf et de plus original dans le monde, c’est le bon sens, instruit par l’expérience.

Le vrai bon sens est à la fois clairvoyant et généreux. En assistant à l’inauguration du monument de Regnault, nous pensions moins à la Salomé, à l’Exécution sous les rois maures, à l’œuvre inachevée et inoubliable de l’artiste, qu’à certaines lignes écrites par le patriote presque à la veille de sa mort, au milieu des fumées de la guerre et pendant que le canon grondait, Il y exprimait en ces termes ses dernières volontés ou, pour mieux dire, ses dernières résolutions et ses derniers souhaits : « Nous avons perdu beaucoup d’hommes ; il faut les refaire et meilleurs et plus forts. La leçon doit nous servir. Ne nous laissons plus amollir par des plaisirs trop faciles. La vie pour soi seul n’est plus permise. Il était, il y a quelque temps, d’usage de ne plus croire à rien qu’à la jouissance et à toutes les passions mauvaises. L’égoïsme doit fuir et emmener avec lui cette fatale gloriole de mépriser tout ce qui est honnête et bon. Aujourd’hui la république nous commande à tous la vie pore, honorable, sérieuse. Nous devons tous payer à la patrie, et au-dessus de la patrie à l’humanité libre, le tribut de notre âme et de notre corps. Toutes nos forces doivent concourir au bien de la grande famille, en pratiquant nous-mêmes et en développant chez les autres les sentimens d’honneur et l’amour du travail, » Une telle profession de foi, jetée sur le papier dans un tel moment, donne la mesure d’une âme. Nous n’en voudrions effacer qu’un mot, échappé à la rapidité de la plume : il n’est permis à personne de mettre l’humanité au-dessus de sa patrie, ou plutôt cela n’est permis qu’aux philosophes, et, par une faiblesse qui les honore, ils ne font guère usage de leur droit. Toutefois à une exagération généreuse n’en opposons pas une autre qui l’est moins. Dans l’une des solennités scolaires du mois dernier, l’honorable M. Duclerc, vice-président du sénat, a prononcé une allocution qui a été fort remarquée et qui méritait de l’être. Il a exhorté son jeune auditoire à aimer son pays « d’un amour passionné et exclusif. » Il a ajouté qu’il ne fallait point imiter cet ancien qui se croyait né non pour lui, mais pour le monde entier, que sous les noms barbares d’humanitarisme, de cosmopolitisme, cette doctrine funeste avait été le poison de la France, qu’elle avait altéré dans les âmes la religion de la patrie : « Prenez, a-t-il dit, la résolution inébranlable de vous désintéresser dans les affaires du monde de tout ce qui n’est pas l’intérêt de la France, de faire sentir à ceux qui nous ont laissés seuls le vide de la France absente. »

Peut-être ces éloquentes exhortations eussent-elles été mieux à leur place au sénat pendant la discussion du budget des affaires étrangères. Il est absolument interdit à un ministre français d’être un humanitaire, il lui est défendu de faire de la politique de sympathies, de la politique italienne ou polonaise, de la politique serbe ou turque ; il ne doit voir en toute rencontre que le profit, l’intérêt de la France, et un égoïsme presque féroce est le plus sacré de ses devoirs. Seulement ce n’est pas tout que de se vouloir beaucoup de bien à soi-même, il importe de bien entendre son intérêt, et il est d’un égoïsme intelligent de s’occuper beaucoup des autres afin de savoir en quoi ils peuvent nous nuire ou nous servir. Un peuple qui prend plaisir à ignorer ses voisins, tôt ou tard sera leur dupe ; un peuple qui passe sa vie à se contempler lui-même, comme les joghis de l’Inde contemplent leur nombril, est condamné à de fatales mésaventures, car la vanité tue la politique. Un diplomate français disait de M. de Bismarck : « Le grand avantage qu’il a sur nous, c’est qu’il sait son Europe, et que nous ne la savons plus. » Un bon Français, désireux d’être utile à son pays, doit s’occuper de rapprendre son Europe, et pour cela il ne faut pas se désintéresser dans les affaires du monde de tout ce qui n’est pas l’intérêt de la France, car l’indifférence n’est jamais curieuse. L’honorable vice-président du sénat a eu mille fois raison de prêcher le patriotisme à la jeunesse des lycées ; mais nous aurions voulu qu’il lui dît aussi : — Au nom même de l’intérêt français, auquel vous devez tout rapporter, occupez-vous beaucoup de ce qui se passe hors de chez vous. Apprenez de plus en plus l’allemand, l’anglais, l’italien ; quoiqu’il en coûte toujours de sortir de France, voyagez de corps ou d’esprit dans toute l’Europe, et que rien de ce qui intéresse « l’humanité libre » ne vous demeure étranger. Le siècle où nous vivons est le siècle des emprunts mutuels, du commerce des idées, des échanges internationaux. Un peuple qui s’isole et ne reçoit rien des autres n’aura bientôt plus rien à leur donner, et s’il renonçait à siéger dans les conseils de l’Europe, son absence y serait peu remarquée. Soyez de bons et chauds patriotes, mais soyez infiniment curieux : l’homme finit où finit sa curiosité. Nourrissez-vous des nobles traditions du génie français, mais ayez l’esprit aussi universel qu’il vous sera possible ; pour bien choisir, il faut tout connaître, et toute vérité, où qu’elle soit née, mérite d’être naturalisée française. — A vrai dire, en parlant de la sorte, l’orateur eût prêché des convertis. La jeunesse qui pense et qui réfléchit a vu dans les malheurs de son pays une raison de l’aimer davantage ; mais elle ne croit pas que le monde commence au boulevard et finisse à Versailles.

La cour du Mûrier s’est enrichie d’un beau monument, et Henri Regnault a reçu de son pays l’hommage de souvenir et de reconnaissance qui lui était dû ; il faut en remercier tous les artistes dont le désintéressement a assuré le succès de l’entreprise commune. Il faut se féliciter aussi de ce que l’occasion a été offerte à la statuaire française de produire une de ses œuvres les plus accomplies, et il nous parait de bon augure que cette œuvre soit une statue de la Jeunesse. C’est vraiment une statue de circonstance. Les vieux partis auront beau faire, la France rajeunie aspire à quelque chose de nouveau. Quand vous sortirez attristés de quelque fâcheuse séance de la chambre des députés ou du sénat, informez-vous de ce qui se passe dans les écoles, au sommet ou à mi-côte de la montagne Sainte-Geneviève. Faites-vous raconter par ceux qui connaissent les secrets de ces ruches industrieuses et bourdonnantes les projets qu’on y forme, les pensées qu’on y caresse, l’ardeur avec laquelle on y travaille. Ce qu’ils vous diront vous rendra cœur et vous répéterez avec confiance ce refrain d’une chanson populaire de la Grèce : « Triste février, tout pluvieux, tout neigeux que tu sois, triste février, toujours sens-tu le printemps. »


G. VALBERT,


  1. Henri Regnault, sa vie et son œuvre, par M. Henri Cazalis.