Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore/08

La bibliothèque libre.



Discours de M. Catulle Mendès



Madame,


Il n’est pas de poète à qui ne plaise la gloire. Quoi qu’on ait dit, et, encore que votre âme, quand elle avait une forme parmi les apparences, ait été jalouse de demeurer lointaine et mystérieuse en le crépusculaire exil de ses douleurs, je pense qu’elle ne s’offense pas de nos admirations, et qu’au contraire, invisiblement proche, elle s’en réjouit et remercie ceux qui lui offrent cette fête, en ce beau jour d’enthousiasme et de soleil.

Mais, mesdames et messieurs, si le magnifique tumulte de renommées universelles n’acclamait pas Marceline Desbordes-Valmore, si la foule qui, grâce à vous, sait son nom, l’ignora longtemps, jamais, comme l’a très bien dit Robert de Montesquiou, jamais elle ne fut oubliée des poètes ; elle vivait en leurs cœurs délicatement vénérée et passionnément chérie. Mes maîtres m’enseignèrent son culte ! et, comme il convient à mon âge, je viens joindre aux louanges de l’heure présente, l’hommage du passé.

Voici, Madame, une page de Charles Baudelaire, belle entre toutes celles qui furent écrites pour vous.


Si le cri, si le soupir naturel d’une âme d’élite, si l’ambition désespérée du cœur, si les facultés soudaines, irréfléchies, si tout ce qui est gratuit et vient de Dieu, suffisent à faire le grand poëte, Marceline Valmore est et sera toujours un grand poëte. Il est vrai que si vous prenez le temps de remarquer tout ce qui lui manque de ce qui peut s’acquérir par le travail, sa grandeur se trouvera singulièrement diminuée ; mais au moment même où vous vous sentirez le plus impatienté et désolé par la négligence, par le cahot, par le trouble, que vous prenez, vous, homme réfléchi et toujours responsable, pour un parti pris de paresse, une beauté soudaine, inattendue, non égalable, se dresse, et vous voilà enlevé irrésistiblement au fond du ciel poétique. Jamais aucun poëte ne fut plus naturel ; aucun ne fut jamais moins artificiel. Personne n’a pu imiter ce charme, parce qu’il est tout original et natif.

Si jamais homme désira pour sa femme et sa fille les dons et les honneurs de la Muse, il n’a pu les désirer d’une autre nature que ceux qui furent accordés à Mme Valmore. Parmi le personnel assez nombreux des femmes qui se sont de nos jours jetées dans le travail littéraire, il en est bien peu dont les ouvrages n’aient été, sinon une désolation pour leur famille, pour leur amant même (car les hommes les moins pudiques aiment la pudeur dans l’objet aimé), au moins entachés d’un de ces ridicules masculins qui prennent dans la femme les proportions d’une monstruosité. Nous avons connu la femme-auteur philanthrope, la prêtresse systématique de l’amour, la poëtesse républicaine, la poëtesse de l’avenir, fouriériste ou saint-simonienne ; et nos yeux, amoureux du beau, n’ont jamais pu s’accoutumer à toutes ces laideurs compassées, à toutes ces scélératesses impies (il y a même des poëtesses de l’impiété), à tous ces sacrilèges pastiches de l’esprit mâle.

Mme Desbordes-Valmore fut femme, fut toujours femme et ne fut absolument que femme ; mais elle fut à un degré extraordinaire l’expression poétique de toutes les beautés naturelles de la femme. Qu’elle chante les langueurs du désir dans la jeune fille, la désolation morne d’une Ariane abandonnée ou les chauds enthousiasmes de la charité maternelle, son chant garde toujours l’accent délicieux de la femme ; pas d’emprunt, pas d’ornement factice, rien que l’éternel féminin, comme dit le poëte allemand. C’est donc dans sa sincérité même que Mme Valmore a trouvé sa récompense, c’est-à-dire une gloire que nous croyons aussi solide que celle des artistes parfaits. Cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour le raviver, sur notre plus intime souvenir, amoureux ou filial, cette torche, elle l’a allumée au plus profond de son propre cœur. Victor Hugo a exprimé magnifiquement, comme tout ce qu’il exprime, les beautés et les enchantements de la vie de famille ; mais seulement dans les poésies de l’ardente Marceline vous trouverez cette chaleur de couvée maternelle, dont quelques-uns, parmi les fils de la femme, moins ingrats que les autres, ont gardé le délicieux souvenir. Si je ne craignais pas qu’une comparaison trop animale fut prise pour un manque de respect envers cette adorable femme, je dirais que je trouve en elle la grâce, l’inquiétude, la souplesse et la violence de la femelle, chatte ou lionne, amoureuse de ses petits.

On a dit que Mme Valmore, dont les premières poésies datent déjà de fort loin (1818), avait été de notre temps rapidement oubliée. Oubliée par qui, je vous prie ? Par ceux-là, qui ne sentant rien, ne peuvent se souvenir de rien. Elle a les grandes et vigoureuses qualités qui s’imposent à la mémoire, les trouées profondes faites à l’improviste dans le cœur, les explosions magiques de la passion. Aucun auteur ne cueille plus facilement formule unique du sentiment, le sublime qui s’ignore. Comme les soins les plus simples et les plus faciles sont un obstacle invincible à cette plume fougueuse et inconsciente, en revanche ce qui est pour tout autre l’objet d’une laborieuse recherche vient naturellement s’offrir à elle ; c’est une perpétuelle trouvaille. Elle trace des merveilles avec l’insouciance qui préside aux billets destinés à la boîte aux lettres. Âme charitable et passionnée, comme elle se définit bien, mais toujours involontairement, dans ce vers :

Tant que l’on peut donner, on ne peut pas mourir !

Âme trop sensible, sur qui les aspérités de la vie laissaient une empreinte ineffaçable, à elle surtout, désireuse du Léthé, il était permis de s’écrier :

Mais si de la mémoire on ne doit pas guérir,
À quoi sert, ô mon âme, à quoi sert de mourir ?

Certes, personne n’eût plus qu’elle le droit d’écrire en tête d’un récent volume :

Prisonnière en ce livre une âme est renfermée !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis toujours plu à chercher dans la nature extérieure et visible des exemples et des métaphores qui me servissent à caractériser les jouissances et les impressions d’un ordre spirituel. Je rêve à ce que me faisait éprouver la poésie de Mme Valmore quand je la parcourus avec ces yeux de l’adolescence qui sont, chez les hommes nerveux, à la fois si ardents et si clairvoyants. Cette poésie m’apparaît comme un jardin ; mais ce n’est pas la solennité grandiose de Versailles ; ce n’est pas non plus le pittoresque vaste et théâtral de la savante Italie, qui connaît si bien l’art d’édifier des jardins (ædificat horlos) ; pas même, non, pas même la Vallée des Flûtes ou le Ténare de notre vieux Jean-Paul. C’est un simple jardin anglais, romantique et romanesque. Des massifs de fleurs y représentent les abondantes expressions du sentiment. Des étangs, limpides et immobiles, qui réfléchissent toutes choses s’appuyant à l’envers sur la voûte renversée des cieux, figurent la profonde résignation toute parsemée de souvenirs. Rien ne manque à ce charmant jardin d’un autre âge, ni quelques ruines gothiques se cachant dans un lieu agreste, ni le mausolée inconnu qui, au détour d’une allée, surprend notre âme et lui recommande de penser à l’éternité. Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poëte, après avoir subi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l’avenir ; mais ces ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la température du climat trop chaude pour n’y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil sent monter à ses yeux les pleurs de l’hystérie, hysterical tears. Les fleurs se penchent vaincues, et les oiseaux ne parlent qu’à voix basse. Après un éclair précurseur, un coup de tonnerre a retenti : c’est l’explosion lyrique ; enfin un déluge inévitable de larmes rend à toutes ces choses, prostrées, souffrantes et découragées, la fraîcheur et la solidité d’une nouvelle jeunesse !