Le Moqueur amoureux/16

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 126-134).


XVI


Les salons éclatants de lumière commencent à se remplir ; madame Ribet, placée près de la principale entrée, salue humblement les personnes qu’on annonce et les conduit près des premiers siéges vacants, sans s’inquiéter du voisinage qu’elle leur destine. M. de Varèze, debout devant la cheminée, fait à ce sujet des remarques dont la malice de madame de Cérolle paraît s’amuser beaucoup ; la marquise d’Erneville est seule sur un canapé, entourée de fauteuils gardés par M. Ribet, avec un zèle parfois désobligeant pour les personnes qui tentent de s’y asseoir ; il n’en permet l’approche qu’à mademoiselle Aspasie, dont la parure éclatante, les manières enfantines, l’air pudique et les jupons trop courts offrent un bizarre assemblage d’audace et de modestie. Tous ses soins sont pour sa future tante ; on dirait qu’en devenant sa belle-fille, car madame d’Erneville représentait alors la mère de Rodolphe, mademoiselle Aspasie a cessé d’appartenir à la famille Ribet. En compensation de cette injure, le bon Rodolphe semble oublier sa naissance en se mêlant sans fierté aux parents de sa fiancée ; madame Ribet les lui présente l’un après l’autre, et décline leurs noms sans parler de leur état, à moins qu’ils ne soient employés dans l’armée : alors ne manquant pas d’appuyer sur tous les grades au-dessus de celui de capitaine, elle s’enorgueillit de montrer à son gendre des parents en état de lui commander.

La partie militaire de la famille avait fort bonne tournure et se mêlait avec avantage, dans cette présentation solennelle, aux élégants dont la cour se pare ; la partie franchement bourgeoise se faisait remarquer par une tenue convenable ; des parures simples, mais cossues ; des manières naturelles, mais calmes ; une gaieté qu’on voyait sans l’entendre ; une cordialité non familière ; enfin par tout ce qu’une bonne éducation ajoute au bien-être d’une fortune honorable. Mais on n’en saurait dire autant de la partie prétentieuse et brillante de cette nombreuse famille ; tous les ridicules passés et présents s’y trouvaient réunis, et l’on pourra s’en faire une idée en écoutant ce qu’en disait M. de Varèze à madame de Cérolle.

— Remarquez cet important personnage, et il lui désignait alors un homme d’une tournure assez commune et auquel on rendait des honneurs particuliers ; vous devinez sans peine à son air d’insouciance, aux politesses dont on l’accable, qu’il est possesseur d’une fortune colossale dont chacun espère tirer quelque profit, soit pour ses affaires ou ses plaisirs ; c’est un de ces mondors républicains, qui ont une cour comme toutes les puissances. Celui-ci a ses flatteurs, ses journalistes, ses chansonniers, ses complaisants et sa police ; tout cela

       Vit aux dépens de celui qui l’écoute.

et tonne contre la vanité des grands, en buvant le vin du parvenu dans des coupes dorées ; comme tous les courtisans, il leur faut souvent dévorer bien des humiliations ; le maître les salue rarement, quelquefois pas du tout, ne leur répond pas davantage. Mais les jours de fêtes, il leur permet de seconder ses gens dans l’arrangement de son palais, de maintenir l’ordre au milieu de la foule qui encombre ses salons, et de veiller à ce qu’il se vole le moins possible de châles, de fourrures ou même de couverts.

» Ce jeune homme qui le suit, et porte la tête haute et les cheveux bouclés, doit bientôt, à ce qu’on dit, épouser la nièce du millionnaire ; c’est un proche parent de la fière Aspasie ; elle l’a présenté hier à madame d’Erneville, qui soit par crainte ou par caprice, a été fort polie envers lui ; mais elle a beau lui faire des airs gracieux, elle est marquise c’est en vain qu’elle espère l’attirer. Voyez comme il passe devant elle sans la saluer !… il appelle cela de l’indépendance.

— Et cet autre qui affecte l’air indolent le sourire dédaigneux, le connaissez-vous ? demanda madame de Cérolle.

— Si je le connais ! certainement, madame : c’est, dit-on, la sotte copie d’un pauvre original.

— En effet, sa contenance est empruntée, on voit que ses ridicules ne lui appartiennent pas. Comment le nomme-t-on ?

— Mon paillasse, dit Albéric en s’inclinant d’un air modeste.

— Quoi ! c’est vous qu’il prétend imiter en prenant cette attitude nonchalante et cet air goguenard ?

— On l’affirme, madame, et vous conviendrez qu’il n’y a pas d’amour-propre à vous l’apprendre.

— S’il est vrai, reprit madame de Cérolle, que vous soyez pour quelque chose dans les grimaces qui gâtent son beau visage, dans ses manières abandonnées et son regard insolent, il est certain qu’il n’y a pas de quoi se vanter.

— Encore si j’avais ma part dans les succès qu’il obtient ici ?

— Comment ! il plaît, arrangé comme cela ?

— À la fureur, vous dis-je, c’est à qui obtiendra une impertinence de sa part ; ces dames en sont folles malgré tout ce qu’elles ont à souffrir de sa grosse ironie. Il critique impitoyablement leur mise, plaisante sur leurs maris, nomme tout haut leurs amants, sans exciter un instant leur colère. Elles sont convenues de rire de tous ses épais bons mots, de ses histoires scandaleuses, lors même qu’elles s’y reconnaissent ; et, quand il a été méchant jusqu’à l’atrocité, et gai jusqu’à l’indécence, elles s’écrient : En vérité c’est tout l’esprit de M. de Varèze !

— Quelle étrange flatterie !

— Mais voici l’adorable baronne du Renel, continua Albéric, et il faut tout l’attrait qui m’enchaîne près de vous, pour m’empêcher de voler sur ses traces.

— Elle est donc bien séduisante, pour vous inspirer de tels transports ? Je lui trouve une assez belle taille, elle est bien mise, mais elle ne me semble ni jeune ni jolie.

— Et qu’importe ? reprit Albéric, on peut se passer de bien d’autres agréments, quand on possède le charme d’une conversation semblable à la sienne.

— Ah ! elle a de l’esprit ?

— Comme personne, vous dis-je, c’est bien moins l’abondance de ses idées que la nouveauté de ses expressions qui rend sa conversation si piquante ; elle ne dit rien comme une autre et si j’étais assez heureux pour l’attirer près de nous, vous verriez s’il entre le moindre aveuglement dans ma passion pour elle.

— Mais, répliqua madame de Cérolle, ce cercle devient si imposant qu’elle n’osera pas le traverser.

— Ah ! vous la connaissez bien, vraiment ! madame du Renel n’a pas cette retenue bourgeoise qui cloue une pauvre femme sur le siége où on l’a placée. Elle a remarqué que les dames du haut parage se levaient à loisir pour parcourir les salons, en interpellant tous les gens qu’elles y connaissent et en leur parlant très-haut de ce qui les concerne, certaines que les plus petits détails qui regardent une femme de la cour sont toujours d’un grand intérêt pour celles de la ville ; et madame du Renel imite cette noble confiance d’une manière toute particulière.

Comme Albéric finissait ces mots, il vit l’élégante baronne s’avancer bravement vers une personne assise à quelque distance de mesdames de Cérolle, en disant :

— « Eh ! bonjour, chère comtesse, comment va la santé et celle des petits mioches ? pourquoi n’avez-vous pas amené la belle Céline ? Ah ! je comprends elle n’aurait pas été ici dans ses atomes. Elle aime mieux lire un volume de Vater Cott ou un chapitre de Virgile que de rester stagnante dans un fauteuil, à regarder les uns, les autres ; et puis les arrias de la toilette ! j’en sais quelque chose moi ; Herbault m’a fait attendre cette toque jusqu’à neuf heures, jugez de mon impatience, en vérité je buvais mon sang.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame de Cérolle, que dit-elle ?

— Ne vous effrayez pas, répondit en riant Albéric, la baronne n’est pas si sanguinaire qu’elle veut bien le dire ; elle aura entendu quelqu’un de ses adorateurs prétendre qu’il se mangeait les sens d’impatience, et c’est ainsi qu’elle met les proverbes les plus communs à la hauteur du langage fleuri. Sa sœur que vous voyez debout derrière elle, désespérant d’atteindre à l’élégance des manières dégagées de la baronne, et pensant d’ailleurs qu’elles seraient moins convenables à une vierge de trente ans, a pris le parti de la langueur et de la sensibilité ; tout l’émeut également ; elle voit dans les actions les plus indifférentes un aveu des plus vifs sentiments, et dans la plus folle gaieté une arrière-pensée du cœur. C’est un charme que de provoquer son attendrissement général ; et Dieu sait les élégies qu’elle va me faire sur le sort qui attend sa cousine ; le mariage lui inspire tant d’effroi… pour les autres !… Ah ! c’est une excellente personne, je vous jure ; chez elle l’envie tourne en pitié.

— Et quel plaisir trouvez-vous à entendre roucouler cette vieille colombe ?

— Un plaisir que l’on ne trouvera jamais près de vous, insensible. Nous déplorons ensemble les dangers attachés à la beauté, à l’esprit, au talent, à l’éclat en tout genre ; je lui dis qu’une femme supérieur est un être qui rompt l’harmonie dans la société ; elle me vante les charmes de l’obscurité, et me dit, en laissant échapper un soupir, qu’on n’aime bien que dans l’ombre. Je lui demande d’un ton doux si elle a connu l’amour ; et comme je lui fais cette question toutes les fois que je la rencontre, elle a sa réponse toute prête, et je vois alors ses petits yeux s’humecter d’une larme qui tombe avec ces mots : « Je n’en ai connu que les peines ! »

— Ce qui est une manière honnête d’en quêter les plaisirs, interrompit madame de Cérolle ; et vous êtes ravi de cet aveu furtif. Je gagerais qu’avec votre patience à subir ses langueurs, elle est parfois tentée de croire que vous l’aimez.

— Parfois ! ah ! vous pouvez dire toujours.

— Eh bien, que ferez-vous de cette certitude ?

— Son bonheur et le mien ; je lui donnerai la douceur de me plaindre, en me réservant le plaisir de la fuir. Ah ! je ne suis point de cette classe de futurs éternels qui vont s’offrir de famille en famille sans jamais épouser, et qui se font mettre à la porte le jour où l’illusion cesse. Je hais ce qui trompe, et la sensible Évélina sait que je suis enchaîné par des serments qui ne me permettent pas de lui consacrer ma vie.

— Regardez, dit madame de Cérolle avec l’accent du dépit, je crois que voici la beauté qui pourrait vous demander compte de ces tendres serments. Ah ! mon Dieu ! comme elle est pâle ! Savez-vous bien que si elle n’y prend garde, elle ne sera plus fraîche dans six mois.

Albéric ne répondit rien ; il venait d’entendre annoncer la duchesse de Lisieux, et jamais Mathilde ne lui avait paru plus belle ; il la contemplait avec une sorte de recueillement religieux. Le contraste de sa mise élégante avec l’abattement de ses traits, de son charmant sourire avec la profonde mélancolie peinte en ses regards, répandait sur toute sa personne un charme inconnu. Elle était parée avec goût, gracieuse comme lorsqu’on veut plaire ; et pour comble d’attraits, on voyait qu’elle avait pleuré.

Mathilde était à peine assise à côté de madame d’Erneville, qu’Albéric avait déjà quitté la place qu’il occupait auprès de madame de Cérolle. Les médisances qui l’avaient amusé jusqu’à ce moment lui auraient paru insupportables en présence de celle qui faisait battre son cœur. Ce n’est pas une des moindres prérogatives de l’amour que de rendre la malice ennuyeuse.