Le Moqueur amoureux/19

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 147-150).


XIX


La pièce était déjà à moitié jouée lorsque M. C… P… et le maréchal de Lovano arrivèrent ; on les assiégea de questions, et dès ce moment il fut impossible à leurs voisins de rien entendre de la comédie.

— Qu’avez-vous fait à votre chambre aujourd’hui ? demandai-t-on à M. C… P…

— Eh bien, à quand la mascarade ? demandait un autre au maréchal.

— De pompeux discours, et de pauvres lois.

— Les princesses n’ont pas encore fixé le jour, mesdames ; mais l’on disait ce soir, à la partie du roi, que ce serait plutôt le dimanche que le mardi gras.

— Croyez-vous que l’amendement de B… C… passera ?

— Oui, si D… M… ne le soutient pas.

— Et serons-nous en odalisques, ou en Gauloises ?

— Vous verrez que le ministère sera obligé de fléchir. Il a la rage de vouloir tout concilier, et il sera renversé par les deux partis.

— Il est certain que s’il n’a pour lui que les gens raisonnables, il sera bientôt accablé par le nombre.

— Vous ne serez ni en odalisques ni en Gauloises, mesdames, et pour vous déguiser le moins possible, on a décidé de vous habiller en femmes de la cour de Louis XIV. Vous savez si elles étaient belles, spirituelles…

— Et galantes, ajouta une femme qui n’était pas appelée à être témoin de la mascarade.

— On prétend que D… a parlé à ravir ; qu’a-t-il dit ?

— Rien ; au lieu de réfuter la loi, il a contrarié le rapporteur, et laissant bien loin la question, il s’est promené çà et là en semant partout des fleurs de rhétorique.

— Et que faisaient les ministres pendant ce temps-là ?

— Leur correspondance.

— Je crois qu’ils faisaient bien d’écrire à leurs parents, dit un plaisant de la bourse en riant aux éclats.

— Ah ! mon Dieu ! répliqua M. C… P…, vous ne les aurez pas plus tôt perdus que vous les regretterez ! Nous sommes comme cela en France, nous n’avons nul égard à la bonne volonté du bien. C’est la perfection qu’il nous faut, et qu’il nous faut tout de suite ; car nous ne tenons aucun compte des difficultés qu’y apportent les circonstances et la force des choses, et nous préférons le pire au mieux qu’il faut attendre.

— Que disait-on des Russes ce soir, M. le maréchal ?

— Qu’ils seraient avant six mois à Constantinople.

— Ah ! j’en serais désolé, s’écria M. Ribet.

— Et pourquoi ce grand intérêt en faveur des Turcs ? reprit le maréchal.

— Voulez-vous le savoir ? C’est que les Turcs ne sont jamais venus piller mon château, boire mon vin et faire un harem de mon village. Voilà une raison qui vaut toutes celles de la politique, convenez-en. Et vous, mon cher comte, ajouta M. Ribet en prenant le bras de M. de Varèze, pour qui êtes-vous, pour les Russes ou pour les Turcs ?

— Je suis pour le premier qui battra l’autre.

— Vous voilà bien, vous autres militaires, vous ne connaissez que le vainqueur. Mais si l’une des deux puissances devient trop forte ?…

— Nous la combattrons, interrompit Albéric, et cela nous amusera.

— Beau plaisir ! Vous voulez donc la guerre ?

— Toujours. En France, il n’y a que ce moyen-là de vivre en paix.

— Quelle tête insensée ! Et le commerce ?

— Vous êtes déjà trop riche.

— Que ferez-vous de nos ouvriers ?

— Des conscrits.

— Et de nos manufactures ?

— Des casernes.

— Et qui habillera vos troupes ?

— Les vaincus.

— Ah ! nous ne sommes plus dans le temps où les soldats marchaient nu-pieds à la victoire !

— Qu’en savez-vous, mon cher Ribet ? ces soldats-là ont fait des petits, et je vous affirme qu’ils ne manqueront pas d’officiers pour les commander. Il y aura toujours parmi nous des gens heureux de se faire tuer glorieusement, ne fût-ce que dans l’espoir d’un regret, ajouta M. de Varèze en regardant Mathilde.

Ces diverses conversations furent interrompues par des chut ! partant de tous les points de la salle. La pièce était finie, mais un ingénieux vaudeviliste l’avait prolongée de quelques lazzi pour amener des couplets analogues à la circonstance, où la beauté de la fiancée, les vertus de sa famille, la valeur du futur et la noblesse de ses aïeux étaient rimés tant bien que mal, sur l’air : Il faut des époux assortis.

Enfin l’auteur avait si habilement distribué ses éloges, que, bien que personne n’en fût la dupe, tous les amours-propres étaient contents.