Le Moqueur amoureux/29

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 219-225).


XXIX


Quand la baronne entra, son premier mouvement fut de se récrier sur l’altération du visage de sa nièce ; elle la gronda de ne lui avoir point fait dire qu’elle était aussi souffrante, et, sans la consulter, elle ordonna à ses gens d’aller chercher le docteur V… Dans l’état d’abattement où se trouvait Mathilde, il fallait s’avouer malheureuse ou malade, et pour plaire à sa tante elle consentit à recevoir les soins du docteur V…, espérant que tous deux, seulement occupés de l’effet de sa douleur, n’en devineraient pas la cause. Mais madame d’Ostange avait remarqué la pâleur de Mathilde en écoutant ce qu’Isidore avait dit de madame de Cérolle ; et, dans l’inquiétude qu’elle témoignait sur la fièvre qui oppressait Mathilde, elle mêlait tant de malédictions, voilées par des sentences générales, sur les cœurs pervers dont l’unique plaisir était de se jouer de la crédulité des âmes nobles, qu’il était impossible de n’en pas faire la cruelle application.

Le maréchal s’aperçut du supplice que cette conversation faisait endurer à madame de Lisieux, et pour la détourner, sans pourtant cesser de s’occuper de Mathilde, il prétendit que le changement d’air, la distraction d’un voyage, lui feraient plus de bien que tous les secours de la médecine ; et il finit par lui proposer de venir avec lui aux eaux d’Aix en Savoie.

— Les médecins cherchent à me persuader qu’une saison de ces eaux suffira pour calmer mes douleurs et me rendre moins malade, ajouta-t-il : il ne tient qu’à vous que j’en sois certain.

— Ah ! oui, répondit vivement Mathilde, un voyage ! Je crois que je serai mieux loin de Paris.

— Malgré le chagrin que j’aurai de ne pouvoir vous accompagner, je pense qu’en effet le régime, les plaisirs des eaux vous seraient fort salutaires, mon enfant, dit la baronne ; et si le docteur est de cet avis, il faudra profiter des premiers beaux jours pour vous mettre en route. Les voyages ! je ne connais que cela pour guérir l’imagination et le corps ! Et puis vous serez sous la garde de notre bon maréchal, qui ne vous laissera point commettre d’imprudence. Si même vous voulez emmener Thérésia, je vous la confierai avec plaisir. Elle sera si contente de voir des lacs, des montagnes de glaces !

Mathilde serra la main de sa tante en signe de remercîment, et parut se ranimer un peu à l’idée de procurer un vif plaisir à sa chère Thérésia et à son vieil ami.

Le maréchal se mit à détailler toutes les dispositions qu’il fallait faire pour que ce voyage fût aussi commode qu’agréable. Il nota les endroits pittoresques où l’on devait s’arrêter, les villes qu’il faudrait traverser au plus vite pour éviter les grands dîners de la préfecture et les visites de corps. Enfin, après avoir tracé un itinéraire complet, il sortit, en disant qu’il allait solliciter le congé nécessaire pour exécuter ce charmant projet. Maurice le suivit. Peu de moments après, le docteur V… vint confirmer l’ordonnance du maréchal, et la baronne ne pensa plus qu’au prochain départ de Mathilde.

Quelle que soit la sensibilité d’une femme, il est rare qu’elle l’emporte sur sa fierté, et lui ôte le courage de dissimuler ses chagrins d’amour-propre.

On répandit le bruit que la duchesse de Lisieux se mourait de désespoir en l’honneur de M. de Varèze et de madame de Cérolle ; et Mathilde se prêta à toutes les démarches que sa tante exigea d’elle pour démentir ces conjectures. Elle retourna à la cour, se montra aux spectacles ; et les gens qui s’imaginent que les plaisirs du monde triomphent de toutes les peines, la regardaient comme parfaitement consolée. Il est vrai que le mouvement d’une fête, l’air joyeux des gens qu’on y rencontre, provoquent une sorte d’étourdissement qui suspend un moment la souffrance ; mais combien elle redouble au retour de ces réunions bruyantes, lorsqu’on se retrouve seule avec sa pensée ! Que de femmes enviées seraient l’objet d’une juste pitié si on pouvait les suivre jusque dans la solitude, où elles déplorent le malheur qui les réduit à des plaisirs d’amour-propre ! À quoi bon être belle, pour être admirée de la foule indifférente ? Ah ! quand on s’est parée une fois pour quelqu’un, on ne se soucie plus d’être jolie pour personne.

Ce genre de succès devenant chaque jour plus insupportable à Mathilde, elle pensa qu’une plus longue contrainte était inutile, et qu’elle pouvait partir sans que sa tante eût le droit de s’en plaindre.

La réflexion, qui suit pour ainsi dire les crises du cœur, lui avait prouvé qu’elle ne retrouverait quelque repos que loin de ce monde où tout la blessait, et où elle s’était laissé entraîner à un sentiment dont l’amertume empoisonnerait sa vie entière. En vain elle cherchait à se persuader qu’elle pourrait avec le temps répondre à une autre affection : l’image d’Albéric était toujours entre elle et sa raison, et le souvenir de l’amour qu’elle lui avait inspiré un moment l’emportait sur celui de sa perfidie…

Un philosophe a dit que, pour en moins souffrir, il fallait s’établir dans son malheur. Madame de Lisieux suivit ce précepte ; et désespérant de se guérir d’une passion qui résistait à des torts aussi graves, elle cessa de la combattre. Le souvenir continuel des tourments qu’elle lui avait dus parut à Mathilde le meilleur préservatif contre toute la faiblesse de son âme, et elle ne pensa plus qu’à se choisir une retraite agréable où elle pourrait se livrer au regret d’un bonheur que le monde ne devait plus lui offrir.

Ce projet était trop en opposition avec ceux que la baronne formait sur la destinée de sa nièce, pour que Mathilde lui en fit part ; mais elle espérait que, lassée par une persévérance invincible, madame d’Ostange abandonnerait l’idée de vouloir remarier sa nièce, et qu’elle finirait par venir habiter avec elle la maison qu’elle comptait acheter sur les bord du lac de Genève.

Malgré cette horreur du monde et le vif désir de s’en éloigner pour toujours, Mathilde se sentit oppressée par un sentiment douloureux, lorsque sa voiture l’entraîna hors des murs de Paris. L’idée de n’y plus rentrer l’affligeait, et pourtant elle eût été plus malheureuse de l’obligation d’y rester. Qui n’a pas connu ces inconséquences d’un cœur malade, ces regrets de ce que l’on ne veut plus, ces terreurs de ce qu’on désire, et cette cruelle faculté de s’attrister des consolations autant que de la peine.

Le maréchal de Lovano avait proposé au colonel Andermont de l’accompagner, et Mathilde lui avait témoigné combien il lui serait doux de recevoir les soins d’un ami tel que lui, le seul qui connût et plaignît ses chagrins ; mais il s’était excusé près du maréchal en prétextant le devoir impérieux qui l’obligeait à profiter de ce congé pour aller dans une terre que son père habitait en Normandie.

— Est-il bien vrai, dit Mathilde, que vous ne puissiez remettre à un autre temps cette visite à votre père ? Je suis certaine que le maréchal vous accorderait sans peine un mois de plus pour satisfaire à ce devoir.

— Je le crois aussi, répondit-il avec un embarras visible ; mais il vaut mieux que je ne vous suive pas, ajouta Maurice de manière à n’être entendu que de madame de Lisieux.

— Dis-lui donc que c’est très-mal à lui de nous abandonner sans aucun motif raisonnable, reprit Mathilde en s’adressant à Thérésia qui dessinait près d’une fenêtre du salon.

— Vraiment, ce n’est pas moi qui obtiendrai ce que monsieur vous refuse, répondit-elle d’un ton piqué. Il a déjà fait tant de voyages intéressants, que celui-là ne le tente pas beaucoup.

— Ah ! jamais je n’en aurais fait de plus agréable, s’écria Maurice, et le ciel m’est témoin que c’est là le seul inconvénient que j’y trouve, ajouta-t-il en regardant Mathilde ; mais il faut avoir le courage…

— De vous priver de nous, interrompit Thérésia. C’est fort méritoire, et je ne doute pas que le ciel ne vous récompense d’un si beau sacrifice ; mais, en attendant, vous n’aurez pas la bourse que je faisais pour vous : elle sera pour votre maréchal.

— Non ; gardez-la-moi, dit Maurice en souriant au gracieux dépit de Thérésia, j’irai la chercher dès que je serai libre.

— Eh bien, nous verrons alors si vous la méritez, répliqua Thérésia.

Et elle sortit pour aller prendre sa leçon de harpe.