Le Moqueur amoureux/33

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 243-248).


XXXIII


C’était sur la cime d’un mont glacé, entourée d’une nature morte, dans un lieu inhabitable pour ceux que la religion et pour ainsi dire le fanatisme de la charité n’animent pas d’un zèle héroïque ; c’était dans le séjour le plus étranger aux intérêts du monde où vivait Mathilde, qu’elle venait de trouver les secours les plus efficaces contre les atteintes de ce monde méchant.

Dans son désir de s’acquitter d’un si grand bienfait, elle s’engagea à envoyer bientôt à l’hospice un souvenir qui rivaliserait avec le tableau donné par M. de Varèze ; et, ne pouvant l’imiter dans son courageux dévouement, elle voulut au moins lui ressembler dans sa pitié généreuse : elle déposa une bourse pleine d’or entre les mains du religieux, en le priant d’en faire don à la plus pauvre famille de la vallée de Lidde.

Les bénédictions des bons pères, les remercîments des gens de l’hospice, et jusqu’aux caresses des chiens libérateurs, signalèrent le départ de Mathilde et de Thérésia. Le brave soldat, voyant les guides qui les avaient amenées se disposer à les accompagner, se tenait à l’écart, se jugeant inutile ; mais dès que la duchesse l’aperçut, elle alla prendre son bras pour qu’il la soutînt dans le sentier de neige qui conduit au rocher où l’on reprend les mulets. Le vieux militaire, touché de cette preuve de bonté, passa d’un air fier devant tous ceux qui se trouvaient là, en leur disant :

— Soyez tranquilles, il ne lui arrivera aucun accident.

Ces mots flattèrent sensiblement Mathilde, car ils prouvaient la sollicitude qu’elle inspirait. Pendant la route, son guide lui raconta tout ce qu’il savait d’intéressant sur le passage de nos troupes dans ces sentiers presque impraticables, en ayant soin de s’arrêter à chaque endroit où l’on avait fait la moindre halte. Et ce récit, animé par les soupirs ou les réflexions glorieuses du soldat, fit autant d’impression sur l’esprit de Mathilde, qu’en pourrait produire cette belle page de notre histoire écrite par le Tacite de nos jours.

Dans l’absence, un des besoins les plus impérieux de l’amour est d’associer ce qu’on aime à toutes les impressions qu’on reçoit ; on se demande ce qu’il penserait des événements ou des objets qui frappent notre esprit, et l’on ne se pardonne d’en jouir qu’en y mêlant le souvenir de celui qu’on regrette.

En écoutant Philippe, Mathilde s’était tant de fois questionnée sur l’intérêt qu’aurait pris Albéric aux paroles du vieux soldat, qu’elle finit par se persuader qu’il avait dû entendre ces mêmes récits lorsqu’il était venu visiter l’hospice.

En effet, interrogé sur ce point, Philippe répondit qu’il se rappelait fort bien le jeune colonel qui avait aidé les religieux à sauver une femme et son enfant, et qu’ayant eu l’honneur de lui servir de guide et de causer avec lui comme avec madame la duchesse, il en avait reçu un présent qui ne l’avait jamais quitté depuis ce jour.

— Tenez, ajouta Philippe en tirant de sa poche un gobelet de vermeil, vous reconnaîtrez peut-être, madame, les armes qui sont gravées là-dessus.

C’étaient bien celles du comte de Varèze, et Mathilde s’étonna d’un présent de ce genre.

— Voilà comme cela est arrivé, dit Philippe : j’étais à l’hospice en même temps que ce bel officier dont je ne sais pas bien le nom, et je vous avoue qu’en apprenant qu’il y avait là ce que nous autres vieux nous appelons des blancs-becs à moustaches, m’étais tenu à la réserve, parce que j’avais eu plus d’une fois l’occasion de redresser les jugements de ces conscrits de cour sur nos anciens, et je ne me souciais pas de m’exposer de nouveau à brosser des épaulettes qui n’ont pas vu le feu. Cependant j’appris des religieux et de la femme qu’ils venaient de sauver ce qu’avait fait le voyageur ; je me dis : C’est un brave ! au fait, ce n’est pas sa faute s’il est venu au monde vingt ans trop tard ; et je priai le père Anselme de me présenter à lui, car les bénédictions d’un vieux soldat portent toujours bonheur à un colonel. Il faut croire que ma démarche lui fit plaisir, car il m’embrassa comme un frère.

Ce n’est pas tout, il voulut comme vous, madame, savoir à combien de batailles j’avais assisté, et Dieu sait s’il en a entendu de bonnes, car les coups de sabre, les assauts, les fredaines, je lui ai tout conté. Quand nous sommes arrivés à Martigny, il m’a retenu à déjeuner avec lui ; alors ses domestiques, qu’il avait laissés à l’auberge, sortirent de sa voiture un grand nécessaire qui contenait cette tasse et un service comme nos maréchaux en portaient dans nos dernières campagnes. Quand tout cela fut étalé sur la table, on nous servit de bon vin de Champagne, mais dans de si petits verres que le colonel les jeta par la fenêtre, et versa le reste de la bouteille dans mon verre à bière et dans ce gobelet ; puis en trinquant, car nous buvions chaque coup à la gloire de la France, il me dit comme cela :

» — Changeons de verre, mon vieux camarade, cela vous obligera à penser à moi toutes les fois que vous boirez à la gloire de notre pays.

Le ciel sait que je lui tiens parole, et que je mourrais de faim à côté de cette tasse d’or plutôt que de m’en séparer.

— C’est dommage, dit Mathilde en souriant avec une sorte de coquetterie, car j’aurais bien désiré que vous puissiez me la céder.

— Moi, céder un souvenir si précieux ! Ah ! madame sent bien que cela m’est impossible.

— Certainement je n’aurais pas l’idée de vous en priver, si ce souvenir ne devait point passer dans les mains d’une amie de M. de Varèze, et s’il ne devait être encore plus précieux pour elle que pour vous.

— Quoi ! c’est, dites-vous, pour une femme qui l’aime ? demande Philippe en fixant ses regards sur le visage de Mathilde.

— Oui, répondit-elle à voix basse, et le front couvert d’une rougeur subite.

— Ah ! si j’étais sûr de faire de la peine à ce brave jeune homme… en refusant d’obéir à la volonté de sa…

— Je vous promets qu’il sera reconnaissant de ce sacrifice s’il vient à le savoir, interrompit vivement Mathilde, craignant d’entendre le mot que Philippe allait sans doute articuler.

— Vous me l’affirmez ? répliqua-t-il d’un air fin.

Oui, je vous l’affirme, sur ce que j’ai de plus cher au monde.

— Eh bien, s’il doit en être content et vous aussi, dit Philippe en poussant un soupir, interprète de son vif regret, prenez-la, madame, mais dites bien à celui qui me l’a donnée que je ne pouvais m’en dessaisir que pour la personne qui fera son bonheur.

— Ah ! ne craignez point ses reproches, dit Mathilde en détachant la montre qu’elle portait, et si vous le revoyez avant moi, montrez-lui ce chiffre, il suffira pour vous justifier.

Le soldat, ému de reconnaissance, baisa la main qui lui présentait un souvenir non moins cher que celui dont il se privait, car il était la preuve que madame de Lisieux avait compris l’âme du vieux soldat, et qu’en substituant à un noble don un présent du même genre, elle lui avait offert le seul prix qu’il en eût accepté. Combien sa pauvreté fière lui sut gré d’une si généreuse délicatesse !…

Tout cela se passait à quelque distance de Thérésia, qui marchait en avant, accompagnée des deux guides. De retour à Martigny, le soldat continua la route qui devait le ramener dans son village ; et comme il faisait peu de chemin par jour, il arriva chez sa mère presque en même temps que le brevet de la pension que le maréchal de Lovano venait de lui expédier au nom du roi de France.