Le Moqueur amoureux/38

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 266-276).


XXXVIII


Peu de moments après, l’aubergiste fit demander s’il pourrait avoir l’honneur de parler à ces dames.

— Que nous veut-il ? dit madame de Varignan.

— Mais, répondit la servante, je crois qu’il s’agit des chevaux de ces dames.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Mathilde, il les aura laissé prendre. Comment allons-nous faire ?

— Oh ! non, madame, les chevaux sont là, mais si vous voulez écouter notre maître, il vous expliquera

— Je vais lui parler moi-même, interrompit madame de Varignan.

Et elle suivit la servante dans la salle à côté, où le maître de poste attendait sa réponse.

En voyant entrer madame de Varignan, les deux étrangers se levèrent pour la saluer ; mais ils se retirèrent dans un coin de la salle, par discrétion, pour ne pas entendre ce que lui disait l’aubergiste, dont l’éloquence s’épuisait en belles phrases pour lui persuader de céder ses chevaux aux voyageurs qui venaient d’arriver.

— Vous n’éprouverez aucun retard de cette complaisance, ajouta-t-il, car je viens d’envoyer à la forge, et l’essieu ne sera pas prêt d’une heure ; pendant ce temps nous aurons dix chevaux de retour, et ces dames n’attendront pas une minute.

— Cela est possible, répondit madame de Varignan ; mais comme j’espère que les ouvriers auront fini le raccommodage plus tôt que vous ne le dites, je ne veux pas m’exposer à perdre un seul instant. Vos chevaux seront payés de leur repos comme s’ils étaient employés. Mettez-y le prix que vous voudrez, mais tenez-les toujours là prêts à nous conduire.

Malgré cette réponse positive, le maître de poste insista de nouveau, comme pour prouver son zèle aux étrangers, dont il était l’ambassadeur en cette circonstance. Ceux-ci jetaient de temps à autre un regard du côté de madame de Varignan, pour voir si les prières de l’aubergiste obtenaient quelque succès près d’elle ; mais ils le virent bientôt revenir vers eux d’un air à leur ôter toute espérance.

— Quelle opiniâtreté ! s’écria l’un d’eux, pendant que l’autre donnait les signes de la plus vive impatience. Quoi ! rien ne peut la déterminer à un acte de complaisance qui ne saurait lui nuire, puisqu’elles ne peuvent se mettre en route sans leur voiture. Il y a dans ce procédé quelque chose de révoltant, et je voudrais savoir ce qui rend ces dames si inflexibles. Les connaissez-vous ?

— Pas précisément, répondit l’aubergiste. Je sais qu’elles sont de Genève, toutes deux sœurs d’un riche négociant ; elles ont un bel équipage, et sont pressées d’arriver à Grenoble, car elles paient les postillons en conséquence ; je crois qu’elles vont recueillir une succession, l’une d’elles est en deuil et pleure toujours.

— Si vous leur disiez que je suis porteur de dépêches du gouvernement, et que l’ordre du service vous oblige à me fournir des chevaux avant tous les autres voyageurs ?

— Laisse arranger cette affaire à Comtois, dit l’ami, qui n’avait pas encore pris la parole. Il mènera tout ceci mieux que nous.

— Au fait, répliqua l’aubergiste en ayant l’air de capituler avec sa conscience, si vous avez des ordres… mon devoir est… Je vais consulter là-dessus nos ordonnances, et nous verrons ce que je dois faire.

En disant ces mots, l’aubergiste sortit, et laissa les voyageurs convaincus du gain de leur cause.

C’était bien connaître le génie de Comtois ; il ne s’aperçut pas plus tôt que le maître de poste cherchait une raison pour se laisser forcer la main, qu’il lui dit sous le secret que ses maîtres étaient chargés d’une mission importante, et que s’il retardait leur marche l’administration lui en ferait sans doute de graves reproches. Enfin il fit si bien, que le maître de poste, se voyant destitué s’il résistait plus longtemps, donna l’ordre d’atteler les chevaux à la calèche de ces messieurs. Seulement, comme il se flattait que les voyageuses pourraient ignorer sa fraude, il recommanda aux postillons de ne pas faire de bruit.

Pendant ce temps, madame de Varignan se vantait à Mathilde de sa fermeté à résister aux prières de l’aubergiste, et même aux instances silencieuses des deux voyageurs, dont les regards n’étaient pas moins suppliants. Mais ce triomphe devait être inutile ; les heures s’écoulaient, et l’on n’avertissait point que la voiture fût prête. Mathilde succombait à son impatience ; enfin, soupçonnant quelque chose de la vérité, madame de Varignan fait appeler une servante de l’auberge, et lui demande si les étrangers arrivés après elles sont encore là.

— Ah ! vraiment, il y a plus d’une heure qu’ils sont partis, répond-elle.

— Comment partis ! mais il est donc arrivé des chevaux ?

— Je ne vous le dirai pas, madame ; tout ce que je sais, c’est que c’est moi qui leur ai servi des fruits pendant qu’on attelait, et qu’ils m’avaient chargée d’une commission près de ces dames. Mais on m’avait dit que madame reposait, ajouta-t-elle en montrant madame de Lisieux, et je n’ai pas osé entrer.

— Qu’avaient-ils à nous demander ? reprit madame de Varignan ; il me semble que j’avais parlé à votre maître de manière à ne leur laisser aucun doute sur l’impossibilité de leur céder nos chevaux ; était-ce encore une prière à ce sujet ?

— Non, madame, ils voulaient savoir d’où venait ce gobelet d’or, que ces dames avaient laissé sur la table.

En cet instant, Mathilde se releva brusquement du canapé sur lequel elle était étendue.

— Que dites-vous ? demanda madame de Varignan ; que voulaient-ils ?

— Je dis, madame, qu’en apercevant ce gobelet sur la table, il y en a un qui s’est écrié :

» — Ah ! ah ! Philippe est ici ; c’est un vieux soldat que tu seras charmé de connaître. Ma chère enfant, me dit-il alors, obligez-moi de faire savoir au brave homme à qui ce gobelet appartient qu’il y a ici un de ses amis qui voudrait bien le voir.

» — Un vieux soldat ? ai-je répondu, il en passe souvent par ici ; ce matin encore nous en avions deux qui ressemblaient assez à celui que vous demandez, et je crois bien que le plus jeune appelait l’autre Philippe. Mais les soldats n’ont pas de timballes comme celle-là dans notre pays ; d’ailleurs, on voit bien qu’une chose si belle ne peut appartenir qu’à quelqu’un de riche ; aussi est-elle à cette dame que vous avez vue tout à l’heure, et qui loge dans la chambre à côté. Alors il me dit d’un air étonné :

» — Vous êtes certaine que ce gobelet appartient à cette dame ? Eh bien, demandez-lui comment elle se l’est procuré ; si vous parvenez à le savoir, je vous récompenserai de ce service.

» À cela j’ai répondu que je n’oserais jamais déranger ces dames pour venir leur faire une semblable question.

— Ce sont sans doute des gens qui ont rencontré Philippe dans ses fréquents voyages à l’hospice, dit madame de Varignan en cherchant à calmer l’agitation qui se peignait dans les traits de Mathilde.

— Quelle figure avait celui qui parlait ainsi ? demanda madame de Lisieux d’une voix tremblante.

— Il m’a paru assez grande et il serait un bel homme s’il n’était point si pâle. Mais c’est l’autre qui a bonne mine !…

— Celui qui vous a paru souffrant n’a-t-il pas les yeux bleus ?

— Oui, madame, et les cheveux blonds. Mais c’est l’autre qui a de belles moustaches !… et un air résolu ! Aussi a-t-il fait entendre raison à son ami, car il s’obstinait comme un diable à savoir si vraiment ce gobelet était à ces dames. Ce pauvre Philippe ! répétait-il d’un ton à fendre le cœur, il est peut-être mort ! Car, j’en suis certain, il ne l’a point vendu. Et en disant cela, il avait les larmes aux yeux.

— C’est lui ! s’écria Mathilde éperdue, c’est lui !…

Et s’élançant tout à coup hors de la chambre, elle descend à la hâte l’escalier, traverse la cour, arrive sur la grande route, en répétant comme une insensée :

— C’est lui ! courez après sa voiture… ramenez-le…

Mais en courant ainsi, ses forces l’abandonnent, elle tombe, et des cris se font entendre ; ils arrêtent une calèche prête à passer sur le corps de Mathilde : un homme se précipite en bas de sa voiture. Il prend Mathilde dans ses bras, et la porte vers la maison, d’où plusieurs personnes accouraient pour donner des soins à madame de Lisieux. On l’entoure, madame de Varignan, qui n’a pu la suivre que de loin, la croit grièvement blessée.

— Rassurez-vous, madame, dit un vieux soldat qui contemple Mathilde d’un air attendri, pendant qu’on lui prodigue tous les soins d’une vive inquiétude, et qu’une voix chérie l’appelle des plus doux noms ; j’étais devant les chevaux avant qu’ils aient pu l’atteindre. Cela ne sera rien. La frayeur l’a saisie ; mais la voilà qui revient à elle, ses yeux se raniment, elle pleure, elle sourit…

— Albéric ! s’écrie alors Mathilde.

Et elle retombe dans les bras de celui qui la soutient.

Madame de Varignan redoute pour son amie l’effet d’une trop vive émotionnelle veut qu’on la livre à ses soins, que tous s’éloignent.

— Moi la quitter !… jamais, dit cette voix qui répond au cœur de Mathilde.

Le plus tendre regard répond à ce serment. Car les premiers mots de Mathilde sont pour l’ami qui n’ose l’approcher, et qu’elle entend s’accuser de l’état douloureux où il la revoit.

— Que je lui ai fait du mal, disait-il, en lui envoyant cette malheureuse lettre !

— Ah ! ne vous accusez pas, cher Maurice ; sans vous, je n’aurais pas su qu’il m’aime, dit Mathilde en montrant Albéric.

— Et moi donc ! madame la duchesse, dit Philippe, vous ne m’en voulez pas, je pense, d’avoir raconté tout à l’heure au colonel comme quoi j’avais échangé son gobelet pour cette montre. Par ma foi, quand il a appris notre rencontre au mont Saint-Bernard, et qu’il a vu ce chiffre, j’ai cru qu’il devenait fou.

» — Retournez au galop à l’auberge d’où nous venons, a-t-il crié aux postillons, dix louis si nous y arrivons avant son départ. Toi monte avec nous.

» Et me voila roulant dans cette calèche comme si le diable, m’emportait.

Ces mots expliquaient assez le retour d’Albéric et de Maurice ; et comment, ayant reconnu Philippe sur la route, Albéric avait fait arrêter sa voiture pour lui parler, et bientôt après avait deviné à son récit, que le gobelet de vermeil appartenait à madame de Lisieux. Mais après les premiers moments d’une joie qui la rendait à la vie, Mathilde voulut aussi savoir comment Albéric avait échappé à l’horrible fièvre qui l’avait mis en si grand danger.

— Ah ! j’en serais mort, dit M. de Varèze en montrant Maurice, que son arrivée m’aurait ressuscité. Mais je n’étais qu’à l’agonie lorsqu’il est venu ; j’avais juste assez de force pour entendre ce qu’il me dit de vous : je devais revivre. Pourtant, il faut l’avouer, si je lui dois ce bonheur, il me l’a fait cruellement acheter par la tyrannie de ces soins, et la défense qu’il m’avait imposée de ne point parler de vous, et de ne point vous écrire.

— Vraiment, il était bien en état de supporter la moindre émotion, la moindre fatigue, dit Maurice. Si vous l’aviez vu, la mort sur les traits et la joie dans les yeux, il vous aurait produit l’effet de l’apparition d’un spectre en démence. Il m’a fallu le gronder, l’enchaîner comme un enfant, pour l’empêcher de courir à Lausanne, où le maréchal m’avait écrit que vous deviez être. Et malgré tous mes efforts, dès qu’il a pu se lever, il m’a déclaré qu’il aimait mieux mourir de fatigue que d’impatience, et que si je refusais à l’accompagner il partirait seul.

— N’ai-je pas bien fait ? dit Albéric ; le voyage et l’espoir m’ont rétabli, et je défie en ce moment nulle souffrance de m’atteindre.

— J’avais le pressentiment de cette résurrection, dit madame de Varignan ; mais elle repoussait toute espérance, et je la voyais succomber à la douleur sans pouvoir y apporter la moindre consolation.

— Vraiment ? dit Albéric à Mathilde avec cette joie barbare qu’inspire à l’amour la souffrance qu’il cause.

— Non, je ne me pardonnerai jamais, s’écria Maurice, de vous avoir donné une inquiétude que je pouvais vous éviter ; quand je vois cette pâleur, cette altération…

— Que dis-tu ? interrompit Albéric, elle n’a jamais été plus belle.

— Vous m’aimez donc dit Mathilde en levant sur Albéric des yeux que la joie remplissait de larmes. Ceux qui prétendent que votre cœur est incapable d’un sentiment…

— Ne nous connaissent ni l’un ni l’autre, interrompit Albéric de l’accent le plus pénétrant. Ah ! croyez-moi, je vous aime plus que je ne mérite.

— J’ai besoin de le croire, dit Mathilde, pour oublier tout ce que j’ai souffert.

— C’est votre faute aussi, reprit-il en souriant, pourquoi vous amuser à tourner la tête d’un homme déjà fort peu raisonnable, et qui a autant de défauts que vous avez de qualités : vous devez porter la peine de cette inconséquence.

— C’est juste, répliqua Mathilde ; mais je me flattais de le corriger du seul défaut que je lui connaisse ; je pensais qu’en lui confiant le soin du bonheur de ma vie, j’obtiendrais de lui ce léger sacrifice.

— Vous pouvez y compter, dit Albéric en baisant la main de Mathilde. Je ne me moquerai plus, que de vous, qui avez la bonté de sacrifier votre liberté, un titre brillant, et la réputation d’une raison parfaite, au faible avantage d’être tout simplement adorée par l’homme le plus heureux du monde.

FIN DU MOQUEUR AMOUREUX