Le Moqueur amoureux/9

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 74-82).


IX


L’orgueil, cet ennemi de toute conciliation, ce tyran qui condamne au supplice de paraître haïr le coupable qu’on aime, et punit l’offense quand le cœur a déjà pardonné ; l’orgueil se révolte dans l’âme d’Albéric : et bientôt étouffant tous les sentiments tendres qui le combattaient, il demande vengeance des humiliations qu’il endure.

— C’est assez livrer mon amour au mépris, dit alors M. de Varèze au colonel Andermont : on peut se résigner à l’indifférence par l’espoir de la vaincre un jour, on peut succomber sans honte à la douleur de se voir préférer un autre ; mais souffrir lâchement les dédains, l’ironie la plus méprisante, ce serait les mériter, et l’on ne peut accepter un rôle semblable sans s’avilir. Je ne saurais m’abuser, madame de Lisieux ne m’a montré quelque bienveillance que pour mieux s’assurer mon amour et l’immoler avec plus d’éclat aux yeux de ses admirateurs ; mais je ne leur donnerai pas longtemps le plaisir de s’apitoyer sur la victime. Un cœur indépendant, une gaieté maligne, m’ont attiré un moment l’attention de la duchesse : eh bien, conservons ces faibles avantages, pour être encore digne de son estime.

L’esprit généreux de Maurice tenta vainement de calmer le ressentiment d’Albéric, en cherchant à lui prouver que les dédains affectés de madame de Lisieux étaient plutôt un signe de faiblesse que de mépris.

— Non, reprit M. de Varèze, je suis le jouet de sa pitié chevaleresque ; elle croit de son honneur de venger sur moi l’outrage fait aux ridicules de ses amis, et c’est en punition de quelques méchantes plaisanteries que sa noble bonté médite charitablement le malheur de toute ma vie. Mais elle s’est trop pressée de montrer son triomphe ; si dans l’espoir d’un seul regard, d’un mot affectueux, je me suis traîné chez elle presque mourant, je n’aurai pas moins de courage pour la fuir à jamais.

En finissant ces mots, Albéric, dont la plaie venait de se rouvrir, se trouva mal ; il fallut le transporter dans son appartement : en le voyant revenir en cet état, ses gens le crurent en danger, et répandirent le bruit qu’il était à la mort par suite d’une imprudence.

Cependant le chirurgien, qui avait prédit cet accident sans pouvoir l’empêcher, rassura Maurice sur le danger de son ami, et lui répondit de la complète et prochaine guérison, si le colonel s’engageait à ne pas le quitter avant que sa blessure ne fût fermée.

— Autrement, ajouta-t-il, quelques nouvelles folies le rendront sérieusement malade.

Maurice s’engagea sans hésiter à soigner, à surveiller son ami, tout le temps qu’il serait nécessaire ; il écrivit au maréchal de Lovano pour lui demander la permission de remplir ce devoir, et certain de l’obtenir il s’établit auprès du lit d’Albéric. Le repos, les soins de Maurice, et plus encore sa présence, calmèrent l’agitation qui redoublait la fièvre ; et M. de Varèze s’abandonna à l’espérance de se voir incessamment délivré de ce qu’il appelait la tyrannie de son Pylade. En revenant à lui, la première pensée d’Albéric avait été d’ordonner à ses gens de répondre aux personnes qui feraient demander de ses nouvelles, qu’il se portait fort bien. Maurice comprit facilement que ce mensonge avait pour but d’échapper à la pitié de madame de Lisieux. En effet, ayant entendu dire dès le lendemain de la visite d’Albéric que sa blessure s’était rouverte, elle avait aussitôt envoyé chez lui les plus intelligent de ses domestiques, en lui recommandant de parler, s’il était possible, au valet de chambre de M. de Varèze, pour mieux savoir l’état de son maître. Elle attendait son retour dans une inquiétude impossible à décrire, lorsqu’il vint lui dire que M. le comte de Varèze était parfaitement guéri de sa blessure.

Ne sachant comment accorder cette réponse avec ce que le docteur Dup…, qui soignait Albéric, avait dit le matin même chez la baronne d’Ostange, Mathilde se décida à ne point sortir de la journée, dans l’espérance que le colonel Andermont viendrait le soir, et qu’elle apprendrait de lui la vérité sur l’état de son ami. Mais elle l’attendit vainement ; deux jours se passèrent à chercher les raisons qui pouvaient le retenir, et la véritable se présentait souvent à l’esprit de Mathilde : il est si naturel de supposer ce qu’on redoute ! Mais elle ne pouvait concevoir le motif qui engageait M. de Varèze ou ses amis à lui cacher qu’il s’était trouvé mal après avoir eu l’imprudence de sortir. Elle s’offensa d’un ménagement qui semblait annoncer l’intérêt particulier qu’on lui supposait pour lui ; et tandis qu’Albéric l’accusait d’insensibilité, elle se faisait le reproche d’avoir trop mal dissimulé sa faiblesse. Dans l’incertitude qui la tourmente, elle propose à sa tante d’aller voir le maréchal de Lovano ; elle lui prouve que c’est un véritable devoir que de tenir compagnie à un ami goutteux, et puis il leur saura tant de gré de cette preuve d’amitié ! La baronne approuve ce projet charitable, sans deviner le motif qui l’a fait naître ; mais comment l’arranger avec le concert de madame de Méran ? rien de plus facile. Mathilde prétend que les premiers morceaux d’un concert étant presque toujours sacrifiés au bruit que font les gens qui arrivent, on ne perd rien à ne les pas entendre, et elle décide que la soirée se partagera entre un ami souffrant et une réunion brillante.

Avec quelle joie le maréchal accueillit la baronne et sa nièce ! que de fois il bénit la souffrance qui lui valait une si douce preuve d’amitié ! Mathilde se sentait rougir malgré elle, en recevant les témoignages d’une reconnaissance si peu méritée dans sa conscience. Elle n’aurait jamais eu le courage de parler de Maurice, tant elle avait peur de désabuser le maréchal : la bonté de son cœur lui faisait deviner tout ce qu’il y a de cruel à découvrir que la démarche dont on est sensiblement touché n’est due qu’à l’intérêt qu’un autre inspire.

Heureusement pour elle, madame d’Ostange, qui n’avait aucune raison de partager ses scrupules, dit au maréchal :

— Il fallait bien savoir comment vous vous trouviez, puisque M. Andermont ne vient plus nous donner de vos nouvelles.

— Excusez-le, répondit le maréchal ; je l’ai moi-même à peine aperçu depuis trois jours. Après avoir passé la nuit auprès de son ami, il vient me demander comment je me porte, et il retourne aussitôt chez M. de Varèze.

— M. de Varèze !… répéta Mathilde avec un effroi visible. Serait-il encore souffrant de sa blessure ?…

— Vraiment, il a manqué mourir l’autre soir en revenant de chez vous. Dup… lui avait bien recommandé de ne pas sortir avant que sa plaie ne fût fermée : il n’a tenu aucun compte de l’ordonnance, et on l’a ramené dans un état déplorable. Ce bon colonel, le croyant en danger, ne l’a pas quitté ; mais comme il est bien maintenant, je pense que Maurice reviendra ici demain, et qu’il s’empressera d’aller se justifier en vous apprenant son dévouement pour M. de Varèze.

— Vous m’étonnez, dit la baronne. Inquiètes de l’air souffrant qu’il avait chez ma nièce, nous avons envoyé chez lui, et l’on a fait répondre qu’il n’était point malade. À quoi bon ce mensonge ?

— Peut-être a-t-on cru devoir cacher son état pour n’en pas ébruiter la cause. Mais croyez que ce que je vous dis est positif.

Hélas ! Mathilde n’en doutait pas ; l’abattement qui se peignit sur son visage le disait assez. Sans doute le maréchal le remarquait, lorsqu’il ajouta :

— C’est peut-être aussi pour ménager la sensibilité de nos jolies femmes qu’on a imaginé ce mystère, et je me serais gardé de le dévoiler, s’il restait la moindre inquiétude sur la vie d’une personne si généralement chérie. Cependant j’en demande pardon à toutes nos grandes dames, mais je ne serais pas surpris que le secret eût été accordé à la seule prière du directeur de l’Opéra. On prétend que mademoiselle N…, qui n’a pas moins de droit qu’une autre à se désespérer de la mort de M. de Varèze, aurait indubitablement refusé de danser, si elle l’avait su en danger. Et l’intérêt du ballet nouveau l’a emporté sur celui de la vérité : on ne la sacrifie pas toujours si à propos, convenez-en.

La baronne se chargea de répondre, et soutint à elle seule l’entretien tant que dura la visite. Mathilde, absorbée dans ses réflexions, se contentait de paraître approuver ce que chacun disait, sans pouvoir s’astreindre à l’écouter. Enfin elle quitta le maréchal pour se rendre chez madame de Méran. Le concert était commencé ; craignant de l’interrompre, Mathilde s’assit dans le salon qui précédait celui où l’on chantait. Elle espérait pouvoir y rester toute la soirée, et se soustraire ainsi aux regards curieux. Mais M. de Méran, ayant appris qu’elle était arrivée, s’empressa de venir lui donner la main pour l’aider à franchir la foule d’amateurs qui remplissait la salle, et la conduire à la place qui lui était réservée entre deux vieilles duchesses.

Elle l’aurait bien dispensé de cet honneur qui l’exposait à entendre, en passant, ce que l’on disait d’elle, de sa toilette et de sa pâleur, dont chacun prétendait expliquer la cause. Enfin la musique recommença, sans qu’on s’en aperçut autrement qu’au soin que prenaient les bavards de chuchoter au lieu de parler à voix haute, et qu’à l’analyse profonde que les femmes faisaient de leur parure, tout en applaudissant froidement aux roulades de la cantatrice ; cependant quelques personnes, réellement émues par les accents de la voix de madame M…, par son talent à la fois si gracieux et si dramatique, donnèrent des signes d’un enthousiasme qui devint bientôt général. Mathilde seule resta silencieuse au milieu des cris d’admiration qui se firent entendre à la fin de l’air qui venait de ravir tous les amateurs. Tant d’indifférence de la part d’une personne connue pour être la plus digne d’apprécier un si beau talent, fut remarquée de tout le monde ; on vint lui dire que madame M… s’était surpassée dans l’espoir d’acquérir son suffrage, et qu’elle s’affligeait de ne l’avoir point obtenu ; ce reproche sortit Mathilde de sa rêverie. Elle s’empressa de se justifier en disant qu’elle était souffrante, et en adressant à madame M… les mots les plus obligeants. Mais si tant de soins prouvèrent sa politesse, et cette crainte de désobliger qui donne aux moindres actions une grâce affectueuse, ils ne détruisirent pas les idées qu’avait fait naître sa préoccupation dans l’esprit de madame de Voldec et de plusieurs autres femmes, intéressées à lui découvrir un secret. Celles qui n’avaient jamais vu M. de Varèze s’appliquer à lui plaire s’imaginèrent que le prince Albert de S… était l’objet de sa rêverie ; en effet, ce jeune prince, doué de tous les avantages qu’on prodigue pour l’ordinaire aux héros de romans, était de plus paré d’un regret amoureux qui ajoutait un grand charme à ses qualités naturelles. Le respect qu’inspirent les nobles douleurs empêchait d’abord qu’on essayât de le distraire ; mais bientôt, encouragé par son sourire à la fois triste et gracieux, on se livrait malgré soi au désir de vaincre sa mélancolie. Cette sympathie du malheur, qui réunit si vite, attirait souvent le prince vers Mathilde ; il lui faisait part avec confiance des sentiments que rappelaient en lui un tableau, un air touchant ou quelque scène dramatique ; et sûr d’obtenir d’elle une réponse affectueuse ou spirituelle, il lui adressait souvent la parole. En fallait-il davantage pour établir qu’il lui rendait les soins les plus assidus, et qu’elle les accueillait avec reconnaissance ?

À dater de ce moment, les femmes qui avaient échoué dans l’entreprise de cette illustre consolation ne pardonnèrent point à Mathilde d’oser y prétendre ; elles l’accusèrent de prendre un air triste pour mieux le séduire ; et, traduisant en aveux ses moindres démarches, ses mots les plus insignifiants, elles finirent par légitimer à leurs propres yeux tout ce que leur ressentiment jaloux allait tenter contre elle.