Le Mormonisme et sa valeur morale

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LE MORMONISME
ET
SA VALEUR MORALE

LA SOCIÉTÉ ET LA VIE DES MORMONS.[1]

I. Female Life among the Mormons, London, G. Routledge, 1 vol. in-12, 1855. — II. The Prophets or Mormonism unveiled, London, Trübner and C°., 1 vol. in-8o  1855.

I. — que le mormonisme ne peut justifier les opinions anti-religieuses.

Je considère le mormonisme comme un des phénomènes les plus attristans de l’époque où nous vivons. Matériellement il n’est point dangereux, intellectuellement il n’a aucune de ces séductions qui trompent et entraînent les âmes ; mais il fait naître de vilaines et malsaines pensées dans l’esprit de ceux qui réfléchissent sur le passé, et il peut être un argument entre les mains des impies, — j’entends par ce mot tous ceux qui ne croient pas à la présence de l’élément divin dans le monde, et qui pensent que l’histoire de l’humanité a un autre sens et un autre but que le triomphe de l’idéal. Au premier abord en effet, toutes les controverses religieuses du dernier siècle ne semblent-elles pas justifiées par ce fait monstrueux ? En présence de ce spectacle extraordinaire, des doutes naissent sur les choses qu’on était habitué à vénérer, et jettent un nuage sur les créations religieuses et même politiques du passé. Eh quoi ! peut dire un sceptique, voilà un homme notoirement connu pour le dernier des mécréans et des coquins, un homme d’une éducation vicieuse, d’une intelligence médiocre, d’une âme rapace et grossièrement sensuelle, un homme qui se recommande simplement par un appétit solide, un front d’airain, des doigts crochus et agiles, et cet homme réussit, non pas à voler une compagnie d’actionnaires ou à inventer un moyen subtil d’ouvrir les serrures, mais à fonder une religion et à entraîner sur ses pas de grandes multitudes qui révèrent son nom ! Il publie une fausse bible, on l’accepte pour vraie ; il se donne pour le prophète de Dieu, et il le fait croire sans trop de difficulté ; il établit des dogmes qui blessent tous les sentimens de liberté des Américains, et il trouve des Américains pour accepter ses dogmes ; il proclame la déchéance de la femme dans un pays où elle est plus véritablement souveraine que dans aucune contrée de l’Europe, et il se rencontre des femmes pour venir se remettre entre ses mains ! C’est le cas ou jamais de rouvrir son Voltaire et de rire avec lui de la sottise humaine.

Oui, le mormonisme, pour un sceptique non encore revenu des théories du XVIIIe siècle, peut apparaître comme la justification des railleries et des jugemens des encyclopédistes sur les religions. Allons plus loin, supposons que notre sceptique soit non-seulement imbu d’idées du dernier siècle, mais frotté de théories historiques à l’allemande. Il continuera d’argumenter ainsi. Voilà une secte qui est fondée sur les principes les plus faux et les plus immoraux du monde : observez cependant comme elle parcourt le même chemin qu’ont parcouru avant elle toutes les sectes et toutes les religions. Un homme se présente qui se dit envoyé de Dieu, il trouve des compères et des dupes ; mais ces compères et ces dupes éprouvent le besoin de toutes les sociétés, celui de s’étendre et de prospérer : ils se heurtent donc forcément contre les mœurs et les lois du peuple d’où ils sont sortis. Alors commence la persécution. Cette persécution, ils la supportent très courageusement, ils se laissent piller et tuer sans que leur fermeté faiblisse, et ils vont, loin des hommes, fonder un état dans des régions qui jusqu’alors n’avaient été l’asile que des bêtes fauves et des sauvages. Immoraux ou non, ces sectaires manquent-ils de la force d’âme, de la volonté, de l’intrépidité que donnent les grandes convictions ? Que leur faut-il encore pour être des martyrs et des saints ? Avec la persécution commence une nouvelle ère pour eux, l’ère légendaire. Attendez cinquante ans, et lorsque les futurs historiens mormons vous donneront les actes de leurs apôtres, vous verrez comment tel petit fait que vous avez lu dans le journal apporté par le dernier paquebot aura pris de l’importance, vous verrez comment le meurtre de tel misérable mormon par quelque fanatique américain sera devenu merveilleux ; vous verrez comment ce sectaire ergoteur ou défiant qui a été proscrit de la communauté sera devenu un Simon le Magicien révolté contre les ordres de Dieu, comment ces époux chez qui le vieil homme n’était pas éteint, et que le hierarch Brigham Young a dû publiquement réprimander, figureront bien le couple perfide et menteur d’Ananias et de Saphira, rebelles aux ordres de l’esprit ! Des milliers de légendes rempliront l’imagination populaire ; la persécution dans l’Illinois, la fuite aux Montagnes-Rocheuses, l’établissement des saints des derniers jours sur les bords du grand lac Salé, fourniront le texte de récits merveilleux. Et qui sait, lorsque ces premières dupes et ces premiers fourbes seront morts, si cette sotte croyance ne s’épurera pas, si elle ne trouvera pas ses grands docteurs et ses grands métaphysiciens, et si les fidèles de cette église bâtie sur les plus vulgaires appétits ne seront pas capables alors des plus délicates vertus ? Grandes sont les ressources de la nature, qui sait faire sortir un beau jour, par sa bienfaisante alchimie, une rose superbe de chardons et d’orties en putréfaction, et grandes aussi sont les ressources du temps, qui transforme en idéalités brillantes les grossières vulgarités du passé.

Ce raisonnement peut être fait et a été fait, et j’ai même lu des écrits tendant, non à établir cette thèse, — nos modernes sceptiques sont trop prudens pour cela, — mais à l’insinuer. À mesure que le temps marche et que les faits s’accumulent, — faits qui donnent tous un démenti aux théories du dernier siècle, et qui prouvent qu’il y a dans l’homme autre chose qu’un animal sociable, qu’il y a en lui le désir de destinées plus grandes que celles que pourrait lui offrir la constitution politique la mieux combinée, — les partisans du XVIIIe siècle prennent bravement leur parti de ces aberrations humaines. Ils n’ont plus le fanatisme révolutionnaire de leurs pères, et ce n’est pas eux qui demanderaient à étrangler le dernier roi avec les entrailles du dernier prêtre. Ils vivent en très bonne intelligence avec les prêtres et les rois. Ils vivraient sans scrupule avec les mormons eux-mêmes. Puisqu’aussi bien l’homme est incorrigible, semblent-ils penser, le mieux est de s’accoutumer à ses aberrations et de nous arranger pour n’en être point gênés. C’est là qu’en est venu le fanatisme anti-religieux du dernier siècle, ce fanatisme qui ne voulait souffrir dans le monde rien que lui-même, et que le simple déisme effarouchait ! Quantum mutatus ab illo !

Je ne m’imposerai pas la tâche extravagante de justifier les choses du passé : ce terrain est périlleux ; il est cependant deux courtes observations que j’adresserai comme réponse à ceux qui veulent voir dans le mormonisme la preuve matérielle et évidente que toutes les religions ont été comme lui, dans le principe, de pures jongleries, que toutes les sectes ont été fondées comme lui sur un mensonge, et que le premier qui fut dieu fut un heureux imposteur.

La première est celle-ci. Nous sommes tous juges des esprits et des doctrines, et, de même que la bête est douée d’un instinct mystérieux qui lui fait reconnaître les plantes salubres des plantes empoisonnées, l’homme, créature morale, est pourvu d’un instinct spirituel qui lui fait reconnaître les doctrines sensées des doctrines absurdes, et les âmes vraies des âmes menteuses. Nous comprenons tous, pour prendre des exemples, que Descartes est un plus grand homme qu’Helvétius, et que Voltaire possède tout le bon sens dont Naigeon est dépourvu, il en est pour les choses religieuses comme pour les choses philosophiques : il y a un certain rayon qui nous fait discerner le vrai du faux, ce qui est fondé sur la nature de ce qui est fondé sur le mensonge. Il est impossible de s’y tromper, à moins d’être d’aussi mauvaise foi que le prophète des mormons lui-même. Tout homme de bon sens sait faire la différence entre sainte Thérèse et Marie Alacoque, entre Lavater et Cagliostro, entre Saint-Martin et Mesmer. Est-il plus difficile de faire entre les idées la différence que nous faisons entre les âmes, et n’est-il pas juste de dire que la vérité des idées est toujours en rapport direct avec la véracité de l’âme qui les professe ?

Pour juger si le succès du mormonisme justifie la pensée de ceux qui ne veulent voir dans les religions que d’heureuses fourberies, on n’a qu’à comparer cette secte avec d’autres, avec les plus excentriques par exemple, avec celles qui ont le plus dévié de la tradition, telles que le swedenborgisme et le quakerisme. Parmi les personnes qui se montrent si indulgentes pour Joseph Smith, il n’en est aucune, j’imagine, qui voulût soutenir que ce hardi charlatan ait eu la moindre bonne foi ; tout au plus pourrait-on admettre qu’à un certain moment il s’est grisé de ses propres mensonges, que par suite il s’est entêté et raidi contre les obstacles, et qu’il a achevé par le fanatisme ce qu’il avait commencé par l’imposture. Il est certain qu’après avoir examiné avec attention les diverses phases de la vie de Smith, on est obligé d’avouer en toute impartialité qu’au terme de sa carrière, la lutte, l’obstacle, le danger, avaient fini par lui donner une chose qu’il n’avait pas eue d’abord, la passion. Oui, ce hâbleur d’autrefois, ce vulgaire Cagliostro yankee, qui savait se servir de la baguette à découvrir les sources comme l’abbé Paramele et connaissait les cachettes où gisaient les trésors enfouis, avait fini par prendre un caractère à la Mahomet ; mais une des plus grandes bizarreries de la nature humaine, c’est que le fanatisme le plus violent peut très bien s’allier à la plus complète mauvaise foi, de même qu’un certain scepticisme de caractère peut fort bien s’accorder avec une conviction profonde. Jamais Joseph Smith n’a été de bonne foi, pas plus à la fin qu’au commencement de sa carrière, pas plus à l’époque où il fut devenu fanatique qu’à l’époque où il n’était qu’un simple vagabond. Smith a trouvé des défenseurs indulgens en dehors de son église, et cependant il ne s’en trouverait pas un qui voulût se porter garant de sa bonne foi. Quel est au contraire celui de ces mêmes critiques indulgens qui oserait attaquer la sincérité d’Emmanuel Swedenborg ? Il a eu trop de visions, j’en conviens, les anges lui ont parlé trop souvent, et surtout lui ont trop parlé en style biblique, comme s’ils n’avaient pour s’exprimer que les éternelles métaphores avec lesquelles ils se sont jadis fait comprendre aux pasteurs de Judée et aux prophètes. C’est une question à débattre, je l’accorde, que celle de savoir si Swedenborg fut plutôt un illuminé qu’un inspiré, un visionnaire dominé et comme conquis par la double puissance de connaissances scientifiques très étendues et de sentimens religieux très nombreux et très profonds. Oui, Swedenborg, je l’accorde encore, manque d’une certaine naïveté et d’une certaine simplicité de pensée qui est naturelle à tous les inspirés et à tous les prophètes. Il ne voit pas assez une seule chose et il en voit trop, il n’a pas un seul message à annoncer aux hommes, il en a mille, et cette grande variété d’idées nuit à l’ensemble général de son œuvre. On en vient à douter, après l’avoir lu, que cet homme ait jamais eu en réalité une mission à accomplir ; mais ce dont on ne peut douter, c’est sa sincérité. Et quelle grandeur intellectuelle, quelle profondeur métaphysique, quelle connaissance du surnaturel, quelle poésie mystique, quelles nobles passions sont renfermées dans ses formules algébriques, dans ses métaphores bibliques ! Ce n’est plus là un vulgaire fatras de fables sans beauté ni grâce, mal cousues les unes aux autres, et de dogmes hurlant de se trouver ensemble. Quant au quakerisme, pas plus que le swedenborgisme, il n’est fait pour justifier Joseph Smith et sa secte. Tant de bonne foi, tant de charité réellement chrétienne n’ont rien à démêler avec la duplicité bien connue et l’humeur querelleuse et intolérante (les Anglais disent mieux, pugnacious) des mormons. La bonne foi de George Fox ne peut être mise en doute, et il y a dans l’histoire peu de spectacles plus touchans que celui de ce pauvre homme venant déclarer à ses frères que l’homme ne doit pas mentir, qu’une conscience vraie est le temple de l’esprit saint, qu’il ne faut point dire raca à son semblable et qu’au lieu de s’entr’égorger comme des bêtes fauves, les chrétiens feraient beaucoup mieux de s’entr’aider, et d’appeler par la prière la bénédiction de Dieu plutôt que de solliciter la connaissance des stratagèmes du diable pour se nuire dans ce monde d’abord, et se damner dans l’autre ensuite.

Il y a encore une autre raison qui donne tort aux logiciens malencontreux qui voudraient se prévaloir de l’existence du mormonisme pour écraser toutes les sectes et même toutes les religions sous l’accusation de mensonge et d’hypocrisie. Toute secte possède au moins une idée originale qui la sépare des autres, et en vertu de laquelle elle existe. Cette idée originale est non-seulement sa raison d’être, mais son excuse, sa justification, la preuve de sa sincérité. L’existence d’une secte ne signifie généralement autre chose que ceci : c’est qu’il s’est rencontré un homme doué d’un grand enthousiasme moral dont une certaine idée s’est emparée plus puissamment qu’elle ne l’avait encore fait. Cette idée a agi sur son esprit avec une violence qui n’a pas permis à cet homme de se taire plus longtemps ; elle a pris dans son intelligence une extension excessive, peut-être exagérée, mais en tout cas prépondérante, et elle est devenue pour lui le centre du monde moral. La manifestation claire, lumineuse, violente de cette idée, que les autres hommes n’aperçoivent qu’obscurément et comme cachée sous les ombres de leurs passions, de leurs intérêts, ou d’autres idées qu’ils ont appris à honorer davantage, constitue ce que le sectaire appelle sa mission, le message divin qu’il est tenu de révéler au monde. Maintenant peu importe ce que cette idée traîne après elle, les corollaires ridicules que la logique peut en tirer, les couleurs fausses et passagères dont elle s’affuble, le jargon bizarre et prétentieux dans lequel elle s’exprime, les cérémonies inutiles et les symboles toujours imparfaits par lesquels elle essaie de se rendre matériellement visible et tangible : tout cela est périssable, et le temps en fait justice ; mais celui qui étudie l’histoire de telle ou telle secte reconnaît tout de suite sous cet attirail compliqué, sous cet amas confus de pratiques, de cérémonies, de prières et même de dogmes, l’idée qui fait l’âme de cette secte, idée qui est toujours grande, forte et simple. Ainsi donc, au fond de la religion la plus complexe, il y a toujours une idée principale, prépondérante, unique, d’où toutes les autres idées particulières découlent. Les fidèles peuvent s’y tromper quelquefois grossièrement eux-mêmes, prendre l’accessoire pour le principal, et s’attacher à un détail au détriment de l’ensemble : celui qui a l’habitude des choses morales ne s’y trompe pas. Or le prophète des mormons, homme habile, mais métaphysicien peu solide, ne semble pas s’être douté de cette vérité, qu’une religion doit contenir une idée principale d’où toutes les autres découlent. Il a cru qu’il suffisait, pour former une religion, d’unir ensemble tant bien que mal des dogmes et des pratiques déjà connus. En vérité, la conception de Smith n’a pas plus de valeur que n’en ont les combinaisons de la loterie. Placez toutes les idées religieuses et philosophiques dans une urne ; laissez au sort le soin de prononcer et de former un assemblage quelconque que vous décorerez du nom de système ; puis voyez quelles idées sont sorties, lisez les bulletins : anthropomorphisme, baptême par immersion, négation du péché originel, dogme de la rédemption, établissement de la dîme, polygamie, imposition des mains, etc. Tel est le procédé de Joseph Smith pour créer une religion ; il l’a fabriquée comme Bridoie jugeait les procès, par le sort des dés. Quelle est l’idée morale principale du mormonisme, l’idée mère de toutes les autres ? Je déclare qu’avec la meilleure foi du monde, je n’ai pas pu la découvrir. Celle-ci a-t-elle plus d’importance que celle-là, ou réciproquement ? Très subtil sera celui qui pourra résoudre cette question. En réalité, il n’y en a aucune qui soit plus importante qu’une autre ; mais il en fallait un certain nombre pour former une religion, et Smith, qui connaissait au moins cette nécessité arithmétique, s’y est conformé : il a pris de toutes mains, — aux baptistes leur pratique du baptême, aux irvingiens leur croyance à la prophétie et à l’imposition des mains, aux sectes innombrables de l’Amérique leur croyance au millenium, aux méthodistes mêmes leur croyance à l’efficacité des pratiques religieuses, à la Bible l’organisation théocratique, au Koran la polygamie, enfin à certaines idées grossières qui courent l’Amérique, et qui ont toujours trouvé une certaine faveur parmi les populations ignorantes des races germaniques, la forme anthropomorphique sous laquelle les mormons conçoivent Dieu.

Ainsi rien d’intellectuel dans le sens strict du mot ne se rencontre dans la secte des mormons. Il s’en faut bien cependant que cette secte soit sans valeur. L’originalité qui lui manque métaphysiquement, elle la possède politiquement. Puisqu’ils n’ont rien énoncé de nouveau en religion, quelle est donc la base sur laquelle les mormons se sont constitués comme secte ? car enfin il doit en exister une, quelque grossière et vulgaire qu’elle soit. Cette base existe en effet : c’est d’une part l’idée singulière d’une révélation faite spécialement pour l’Amérique, d’autre part l’exclusion des gentils. C’est cette espèce de mahométisme chrétien qui constitue l’originalité et la force de la secte dont nous nous occupons. Nous aurons occasion d’y revenir en parlant des persécutions que les mormons ont eu à souffrir de la part des Américains, et qui se rattachent étroitement au caractère de cette secte, que les rudes Yankees ont deviné d’instinct.

II. — CARACTÈRE DE SMITH, CE QU’IL REPRÉSENTE, POURQUOI
IL A RÉUSSI. — SES DISCIPLES.

Un fait infiniment curieux et original, c’est que la secte a hérité directement du caractère même de son fondateur. Tel prophète, tels disciples. Ce fait n’aurait rien d’extraordinaire, si Smith eût été un Moïse ou un Mahomet, c’est-à-dire un de ces hommes qui sont comme le résumé de toute une race, dont l’âme vaste et profonde exprime d’une manière claire, grande et éternelle les pensées que leurs compatriotes n’avaient jamais senties que confusément, et devient le moule idéal où s’arrête et se précise cette lave morale des passions, des instincts et des sentimens de tout un peuple, qui auparavant flottait indécise et au hasard. Que de tels hommes impriment à leur nation un caractère ineffaçable, rien n’est plus facile à comprendre, car ils sont le résumé le plus éclatant de leur nation, qui se reconnaît en eux et qui instinctivement fait effort pour ressembler à cette image parfaite d’elle-même. Ce ne sont donc pas seulement les vérités morales enseignées par de tels hommes que les peuples retiennent, c’est l’accent avec lequel ils les prononcent et le geste dont ils les accompagnent. En un mot, ils retiennent tout de leur prophète, l’âme et le caractère, les pensées et le corps que revêtaient ces pensées. Ici toutefois, dans le cas particulier à Smith, le fait présente quelque chose de réellement inexplicable ! Smith n’avait aucune vérité à exprimer, il n’avait aucun caractère moral digne d’attention. Sa personne n’avait rien de saisissant, les mensonges qu’il débitait, il les débitait mal, sans éloquence véritable, sans images, sans aucun génie. Il n’avait aucune de ces qualités qui parlent à l’imagination des masses. Eh bien ! miracle très digne d’attention, cet homme d’une telle pauvreté morale qu’il n’avait pour ainsi dire rien à donner à ses coreligionnaires, cet homme qui n’avait à son service qu’un front d’airain et une volonté très forte, c’est-à-dire les qualités et les défauts les plus individuels et les moins sympathiques, cet homme a imprimé à sa secte son cachet ! Joseph Smith vit tout entier dans son peuple : les qualités qu’il avait, ce peuple les a ; les défauts qu’il possédait, il les possède. Smith n’avait rien d’intellectuel, sa secte n’a rien d’intellectuel non plus, et ne s’élève pas, sous le rapport du talent, au-dessus de la moyenne la plus médiocre. Smith avait cette espèce de dévouement égoïste que donne la pratique de l’association, les mormons l’ont au plus haut degré. Smith avait une force de volonté réellement très remarquable, ce n’est point la volonté qui fait défaut à ses disciples. Smith mentait avec la fermeté d’un homme qui a compris qu’un des moyens de convaincre était d’avoir le dernier mot dans toute discussion, et de ne jamais reculer, même devant l’absurde : rien n’égale le sang-froid, l’aplomb inébranlable avec lequel ses successeurs débitent les balivernes inventées par leur maître. Smith, très patient enfin, avait des éclats de colère très redoutables, il était doué d’une humeur absolument intraitable : cette particularité se rencontre dans sa secte au plus haut degré. Le mormon est un être indomptable, et les éclats de colère qu’on prête à Brigham Young dans ses derniers démêlés avec le gouvernement fédéral sont réellement dignes de Smith lui-même.

Smith n’était donc pas un homme ordinaire. Là-dessus les avis sont partagés. Les uns représentent le prophète comme un personnage absolument stupide ; les autres le regardent comme un faux prophète, mais comme un homme qui avait en lui une étincelle de génie. Je crois que tout esprit éclairé, après avoir considéré avec attention la suite des actions de Smith, avouera qu’il n’était pas effectivement dépourvu de talent ; seulement ce talent était d’un ordre inférieur, et ne pouvait trouver à s’exercer que sur des personnes d’un ordre également inférieur. L’auteur du livre récemment publié, les Prophètes ou le Mormonisme dévoilé, parle de Smith avec horreur, mais avec respect. Il le venge des accusations de stupidité qui ont été portées contre lui, et les preuves assez curieuses qu’il donne à l’appui de son assertion valent la peine d’être citées. « L’idiot vit où a vécu son père, mange ce qu’on lui donne, meurt et est oublié, tandis que cet homme, qu’on a accusé faussement d’ignorance et d’imbécillité, n’a jamais résidé à la même place deux mois de suite ; il est allé où personne n’aurait voulu aller, et, méprisant les vieux sentiers que d’innombrables millions d’hommes avaient parcourus sans murmurer, en a ouvert un nouveau où il a conduit à sa suite des milliers de créatures vivantes ; il est mort et ne sera jamais oublié, car le livre de l’histoire contient une page signée de son nom, et l’écusson de l’Amérique porte la marque de ses forfaits. » Voilà un plaidoyer tout à fait à l’américaine. Ainsi l’homme de génie est celui qui n’aime pas la vie sédentaire, et l’idiot, celui qui n’abandonne pas le foyer paternel. L’homme de génie est celui qui invente du nouveau, fût-il absurde et mensonger, et l’idiot, celui qui reste attaché à la tradition. Un tel plaidoyer ne pouvait sortir que d’une plume yankee. Il doit y avoir d’autres raisons à donner en faveur de Smith.

Ainsi que nous l’avons dit, il ne manquait pas d’un certain talent grossier, propre à éblouir les ignorans. Ses ennemis reconnaissent eux-mêmes qu’il était doué de certaines facultés de séduction, qu’il exerçait impitoyablement (c’est le mot) sur tous les esprits faibles qu’il rencontrait sur sa route. Boiteux d’intelligence, bossus de jugement, perclus de sens moral, étaient facilement ses dupes, et il leur faisait rendre avec habileté tout ce qu’ils pouvaient donner. Rien n’est curieux comme l’empire qu’il a exercé sur certaines de ses dupes. Un de ses premiers disciples fut un vieil avare nommé Martin Harris ; on ne lui avait jamais connu d’autre passion que l’avarice, et elle était d’autant plus forte chez lui qu’elle y était à l’état d’instinct, sans être contrebalancée par aucune faculté intellectuelle. Lui demander de sacrifier son avarice était aussi difficile que de demander à la bête fauve de lâcher sa proie. Smith accomplit ce miracle. Un exemple plus remarquable de cette sorte de fascination fut la conversion qu’il opéra sur Sidney Rigdon. Sidney Rigdon, homme d’un caractère faible et turbulent, était le compère de Smith, et quelque borné que fût son jugement, il ne manquait cependant pas d’instruction. Si quelqu’un a été le complice de Smith, c’est bien lui ; c’est lui qui avait indiqué à Smith le manuscrit de Spaulding, qui devint le Livre de Mormon. Il avait assisté pour ainsi dire jour par jour à l’édification de cette énorme imposture, il devait connaître en conséquence toutes les ressources de mensonge que contenait l’esprit de Smith ; eh bien ! le complice fut la dupe du charlatan. Sidney Rigdon paraît avoir été aussi convaincu que les autres disciples de la visite de l’ange à Smith. La femme de Smith, Emma Hale, qui avait résisté aux prédications de son mari, et qui passait pour une personne de bon sens, finit par être persuadée de la mission du prophète. Dans toutes les occasions où il s’est rencontré en face de masses ignorantes et fanatiques, et où il a pu exercer ses pouvoirs de persuasion avant les violences et les engagemens à main armée, Smith a fait battre ses adversaires en retraite. Ce qui prouve bien qu’il n’était pas un idiot, comme le prétendent ses ennemis trop passionnés, c’est qu’il savait parler le langage qui convenait au public auquel il avait affaire, et qu’il s’entendait à le varier selon l’occasion. Dans les momens de danger, il savait donner juste la note du moment aussi bien que le plus habile orateur. Je ne sais en vérité si le fameux mot de Mirabeau à M. de Dreux-Brézé, mot qui peut-être sauva l’assemblée constituante, vint plus juste à son moment qu’une certaine apostrophe de Smith à la multitude déchaînée autour de lui. C’était au commencement de sa prédication ; les visites de l’ange à Smith avaient fait du bruit, et ses voisins, qu’il catéchisait, l’entouraient en l’accablant d’injures. « Toi, vagabond, tu as reçu les visites d’un ange ! lui disaient-ils. Nous te connaissons, faussaire ; parle un peu de la bible d’or, voleur ! Un charmant interprète en vérité que Dieu a choisi en toi ! » La réponse qu’on prête à Smith fut hardie, éloquente et décisive. « Eh ! qui vous a faits juges, faibles mortels, des actions de votre Créateur ? Le grand Dieu voit le cœur de tous les hommes, et s’il a voulu choisir un pécheur pour annoncer sa parole, vous éleverez-vous contre lui ? Si Dieu a oublié les péchés et purifié l’âme du pécheur de telle sorte qu’il l’a jugé digne de converser avec lui, convient-il à des créatures humaines de se détourner avec mépris de celui que le Créateur a sanctifié ? »

Tel était donc Smith : ce n’était ni un esprit distingué ni un homme moral ; mais c’était l’homme fait pour commander à tous ceux qui ne sont ni intelligens, ni moraux, et qui ne sont pas capables de le devenir jamais. Il est peu intéressant, mais il tient sa place dans l’histoire naturelle de l’homme, et il mérite à ce titre d’être étudié. Ce n’était pas un sot, et pourtant ce n’était pas ce qu’on peut appeler un homme intelligent ; c’était un charlatan et un imposteur, et ce n’était cependant pas un scélérat. Qu’était-il donc ? Eh ! mon Dieu, c’était tout simplement un infirme doué par occasion de certaines qualités qui le rendaient propre à commander à ses frères en infirmité. C’était le borgne roi du pays des aveugles, le boiteux roi du pays des culs-de-jatte ; pour nous résumer d’un seul mot, Smith a été au XIXe siècle le représentant des parias de la nature. La nature a en effet, comme la société, ses parias et ses déshérités, qui naissent moralement perclus, idiots, serviles, pauvres créatures pour lesquelles l’alma mater semble n’avoir rien voulu faire, qu’elle a conçues dans une heure de dégoût et mises au monde avec haine et honte d’elle-même. Leur sort est irrémédiable. Ces êtres sont nés réellement parias, et aucune force humaine ne peut les arracher à leur condition. Le genre humain se retire d’eux instinctivement ; les méchans leurs disent raca sur tous les tons, depuis celui de l’ironie polie jusqu’à celui de la grossière insolence ; les doux s’en éloignent par pitié, par ennui et par répulsion naturelle. Il ne reste à ces malheureux, qui la plupart du temps n’ont aucun sentiment vrai des choses, que le sentiment de leur abaissement, qui est d’autant plus vif que c’est le seul qui vibre en eux. Délaissés, abandonnés, condamnés sans qu’ils soient coupables et par l’unique effet d’une fantaisie cruelle de la nature, ils nourrissent contre leurs semblables une haine pleine d’amertume et trop facile à expliquer. Néanmoins ces malheureux ne restent pas toujours sans vengeurs. De temps à autre il se rencontre un homme aussi infirme qu’eux, mais qui se trouve doué par hasard de certaines facultés de ruse, d’opiniâtreté, de turbulence, qui le rendent capable d’action, et cet homme devient alors un chien enragé qui a le pouvoir de communiquer son venin à ses confrères en infirmité. Quelquefois aussi c’est un franc mitou éclopé, capable d’être roi de Thune ou empereur de Galilée, qui enrégimente ses bandes d’idiots en belles compagnies de malingreux et de sabouleux. Dans l’un et l’autre cas, c’est un homme fort redoutable, car dans le premier cet homme s’appelle M. le docteur Jean-Paul Marat de Neufchâtel, et dans le second le citoyen Joseph Smith de Windsor, état de Vermont.

Nous venons d’indiquer la vraie nature de Smith et les vrais sentimens qui l’ont fait agir ; tel est le levier qui a fait sa force, l’aimant qui a réuni un peuple autour de lui. Quoi que Smith ait pu penser dans la suite de sa vie, cet instinct de vengeance l’a animé au commencement, il a été le principe d’où ont découlé ses actions et ses mensonges. — Oui, moi Smith le déshérité, Smith le vagabond, Smith sans un dollar, Smith sur lequel crachent en passant tous les heureux de ce monde, je serai quelque chose, et je vous ferai tous trembler, fiers bourgeois, riches marchands, puissans planteurs, éloquens ministres de l’Évangile, fermiers heureux et propriétaires, rusés politiques, gras membres du congrès, et je prendrai le plus que je pourrai de tout ce qui vous appartient. Oui, j’enlèverai sans scrupule, lorsque je le pourrai, vos femmes, vos filles, votre argent, et, lorsque cela sera nécessaire, votre vie. — Animé de ces passions, il a parlé, et tous ceux qui lui ressemblaient par nature se sont réunis autour de lui. Tous les pauvres diables des États-Unis l’ont accepté pour prophète, et il est remarquable que tous les pauvres diables de l’émigration en ont fait et en font autant. L’originalité de cette secte, c’est qu’elle est essentiellement la secte des malheureux. Bien plus que les doctrines socialistes, doctrines alambiquées, fruit d’une analyse pervertie ou excessive, mais philosophique en définitive, le mormonisme est la doctrine de ce qu’on peut appeler les parias de la nature. La secte a ce caractère, et, quels que soient les changemens qui surviennent, elle le gardera.

Ce roi des parias avait donc devant lui une masse. Pour la soulever, il lui fallait un levier. Il ne pouvait en trouver un convenable à ses desseins dans une société régulièrement organisée. Il essaya d’en inventer un, et comme son intelligence n’était pas à la hauteur de son ambition, et que son imagination était moins puissante que son ressentiment, il accoucha de ce monstre de confusion qui s’appelle le mormonisme. De ce défaut inné d’intelligence résulte la vulgarité qui domine dans la personne et dans la vie de Joseph Smith. Les existences agitées ont généralement quelque chose de dramatique, et qui parle à l’imagination ; jamais existence cependant ne fut plus agitée et en même temps plus vulgaire que celle de Smith. Il n’y a aucune poésie dans les actions de ce malheureux. Il commence, comme Cagliostro, par des escroqueries merveilleuses, et continue comme lui par la fabrication d’une espèce de religion où le surnaturel est employé à couvrir les intérêts les plus grossiers et les convoitises les plus immondes. Cependant les mensonges du célèbre charlatan du dernier siècle avaient quelque chose d’italien et par conséquent d’imaginatif ; ses hâbleries volaient à travers l’Europe comme les oiseaux au langage séducteur des contes d’Orient. Les mensonges de Smith au contraire ont quelque chose de lourd, d’informe ; ils ne volent pas, ils se traînent comme de gros oiseaux rustiques dans la basse-cour d’une ferme. D’ordinaire les prophètes vivent pauvres, et meurent sans avoir participé en rien aux bonnes choses de ce monde. Smith est, je crois, le premier qui ait fait banqueroute. Les persécutions qu’il a endurées ont, chose caractéristique, cette même apparence vulgaire : les combats de ses disciples avec les Américains ne sont pas plus poétiques que les batailles des rustres dans un champ de foire.

Il est vrai de dire, pour être juste, que ce n’est pas entièrement la faute de Smith si sa vie a cet air de vulgarité ; l’esprit du peuple au milieu duquel il vivait y contribue pour sa part. Le génie positif et gouailleur des Yankees n’était point propre à prêter à ses persécutions beaucoup de poésie. Les mormons n’avaient pas affaire en eux à des Juifs ardens et sérieux, se préparant à l’extermination par l’invocation du Dieu des batailles, ni à des chevaliers bardés de fer, conduits par des moines pittoresquement encapuchonnés et le crucifix à la main. Ils ne rencontraient devant eux ni un mystérieux saint-office ayant à sa disposition les lugubres fantasmagories des prisons, des tribunaux secrets et des auto-da-fés, ni des soldats espagnols massacrant leurs ennemis sous l’étendard de la Vierge, en égrenant dévotement leur chapelet, ni même ces anciens puritains, fondateurs des colonies américaines, qui firent jadis, avec une conviction si austère, brûler tant de sorcières, fouetter tant de quakers et marquer au front tant de femmes adultères. Les Yankees n’étaient point des persécuteurs aussi poétiques, et ils étaient incapables de prêter au martyrologe mormon aucun élément de légende. Lorsque la persécution devenait sérieuse, elle ne dépassait pas le degré d’émotion qui accompagne une émeute mesquine dans nos rues ou une grande bataille rangée entre deux partisans mexicains, chefs de deux puissantes armées de trois à quatre cents hommes ; mais avant d’en venir à cette extrémité, la persécution passait par diverses phases d’espièglerie, toutes prêtant plus au rire qu’aux sentimens solennels de la pitié et de l’admiration. Les mormons baptisaient par immersion dans les ruisseaux des localités où ils se trouvaient : les Yankees jugeaient bon d’accompagner la cérémonie de danses grotesques et de sérénades exécutées sur des chaudrons et des poëles à frire. Pour éviter le retour de pareils scandales, les saints prenaient la résolution de ne baptiser que la nuit ; les Yankees transportaient à l’endroit où s’accomplissait le baptême toutes sortes de charognes et d’ordures, si bien que, lorsque les confians mormons arrivaient pour conférer le sacrement qui enlève toutes les souillures, ils pénétraient jusqu’aux genoux dans une boue liquide que la plume sans scrupules d’un Voltaire oserait seule nommer. Une autre fois, ils voyaient des lumières innombrables s’allumer autour d’eux et des yeux enflammés les regarder sous le feuillage : c’étaient des gamins qui avaient illuminé des gourdes. Les plaisanteries étaient souvent plus sérieuses. Ainsi il n’était pas rare qu’un mormon fût engoudronné, emplumé, et monté sur un âne la tête tournée du côté de la queue. Si l’on était en hiver, on creusait un trou dans la glace, et on faisait prendre un bain russe à l’apôtre, ou bien on le roulait dans la neige jusqu’à ce qu’il présentât une image assez complète du globe terrestre. Les frères étaient-ils rassemblés en prières, on voyait tomber par la fenêtre un ballon enflammé qui éclatait au milieu de l’appartement avec une détonation terrible, et accouchait en crevant d’une multitude de fusées et de pétards qui s’en allaient sifflant dans toutes les directions. Ces vexations étaient continuelles. S’il est vrai que parfois les mormons aient volé les poules et les moutons de leurs voisins, ces derniers le leur rendaient bien. Dans tout cela, il n’y a, comme on le voit, rien de bien poétique, et il a fallu la tragédie de Nauvoo pour donner à la secte une espèce de consécration et d’auréole de martyre.

Nous croyons avoir expliqué avec impartialité les qualités et les défauts de Smith ; nous voudrions rendre encore plus sensibles au lecteur nos observations, et nous trouvons justement dans les livres publiés sur le mormonisme plusieurs épisodes qui servent à illustrer d’une manière assez frappante le caractère de Smith. Parlons d’abord du charlatan. Smith avait le don des miracles, et il est le seul de sa secte qui l’ait eu. Il ne l’a pas transmis à ses successeurs, sans doute afin qu’on sût que de même qu’il n’y a qu’un Dieu, il n’y a eu et il n’y aura sur la terre qu’un Joseph Smith. Nous empruntons le récit d’un miracle de Smith au curieux livre intitulé la Vie des Femmes chez les Mormons, publié récemment par une dame de Boston, femme non spirituelle, paraît-il, d’un ministre (elder) mormon. La scène, à quelques incidens près, ressemble à une séance de magnétisme ; toutefois elle a cet intérêt qui s’attache à toutes les scènes où le surnaturel vrai ou supposé est en jeu. Smith va ressusciter une jeune fille morte.


« Smith commença à parler, et alors le plus complet silence s’établit. Son discours roula sur la nature des miracles et la promesse faite par le Christ à ses disciples que des pouvoirs miraculeux leur seraient continués jusqu’à la fin du monde. J’observai qu’il citait beaucoup plus souvent les Écritures hébraïques que le Livre de Mormon, et j’en fis la remarque à mistress Bradish.

« — Il n’y a rien d’extraordinaire, me répondit-elle, puisque la plupart des choses qui se trouvent dans l’une des deux bibles se trouvent également dans l’autre. Elles concordent parfaitement, grâce à nos interprétations. »

« Le sermon fut très court, afin qu’on eût plus de temps à donner aux miracles. Lorsqu’il fut fini, la lumière fut retirée du pupitre et placée en face. Smith s’agenouilla ; les fidèles suivirent son exemple, et tous restèrent quelque temps silencieusement en prières. Enfin il se leva, mais les autres continuèrent à rester agenouillés. Après un silence de quelques instans, il prononça ces mots solennels : « Voilà la parole que je vous donne, a dit le Seigneur ; vous serez délivrés de la mort, qui est le pouvoir du diable, du chagrin et des larmes. C’est pourquoi en vertu du pouvoir de l’esprit, je vous commande d’apporter votre mort. »

« Le profond silence qui suivit ses paroles parlait singulièrement à l’imagination. La porte s’ouvrit lentement, et deux hommes entrèrent portant un cadavre : c’était le corps d’une jeune et belle femme enveloppée des blancs habits de la mort. Oh ! quel aspect effrayant et quel air de fantôme elle avait dans ce crépuscule lumineux dû à la demi-clarté qui régnait dans l’appartement ! Les membres étaient raides et froids, les yeux et la bouche à demi ouverts ; l’attitude générale était celle de la mort. Les porteurs la déposèrent sur le pupitre. Smith se tourna vers eux en leur lançant un regard que je ne pus pénétrer. Ward se tenait à côté de lui, et je m’aperçus qu’il jetait souvent les yeux de mon côté.

« — À qui appartient cette enfant ? dit Smith.

« — À moi, dit solennellement un des deux hommes.

« — Est-elle morte subitement ?

« — Oui.

« — Quand ?

« — Cette après-midi.

« — As-tu la foi ?

« — J’ai la foi, dit l’homme avec force. Soutiens-moi contre les défaillances.

« — Cette enfant avait-elle la foi ?

« — Elle l’avait.

« — C’est bien. Ton enfant te sera rendue.

« On entendit alors un faible cri, et une femme qui, ainsi que je pus m’en convaincre dans la suite, était bien réellement la mère de la morte, s’avança et se précipita aux pieds de Smith.

« — Ressuscite mon enfant, cria-t-elle passionnément ; elle était trop jeune, trop bonne, trop belle pour mourir. Ressuscite mon enfant, et je t’adorerai jusqu’à la fin de mes jours.

« — Femme, je l’ai dit, répliqua-t-il. Ensuite, se tournant vers la compagnie, il dit : Que quelques-unes des sœurs surveillent cette femme. Elle ne doit pas se mêler à ce qui va se passer.

« Mistress Bradish s’avança, et, relevant la femme, l’emmena, et la fit asseoir.

« — Que les croyans se lèvent, dit Smith, et entonnent le chant de l’Alleluia !

« Un moment après, le chant commença, bas d’abord, mais s’élevant par degrés à mesure que l’enthousiasme montait et que le fanatisme de l’assemblée s’exaltait.

Lorsque Nephi sortit de la Palestine,
Et que Téhi vint du pays des païens,
Le grand et puissant Océan recula devant eux ;
Les montagnes s’enfuirent au loin,
Les collines s’enfoncèrent dans les lacs,
Et les fleuves furent desséchés.
Alors la vie fut arrachée à la mort,
Et les âmes rappelées du tombeau
Par la toute-puissance de la foi.
Par la teAlléluia !
Et il en sera encore ainsi,
Par la teAlléluia !
À ce moment même nos yeux contemplent ce miracle,
Par la teAlléluia !
Le pâle et froid cadavre se réveille,
Par la teAlléluia !
La force revient à ses membres,
Par la teAlléluia !
Nous la reverrons encore telle que nous l’avons vue,
Par la teAlléluia !
Dans l’orgueil et la beauté de la vie,
Par la teAlléluia !
Le funèbre linceul ne recouvrira plus son sein,
Par la teAlléluia !
Il opère, il opère, le pouvoir du Tout-Puissant,
Par la teAlléluia !
Il a entendu la voix de son serviteur et de son apôtre,
Par la teAlléluia !
Il a arrêté à sa prière le pouvoir de la mort,
Par la teAlléluia !
Comme il l’arrêta jadis à la prière de Moïse et d’Élisée,
Par la teAlléluia !
Comme il l’arrêta à la prière du Christ et de Saul de Tarse,
Par la teAlléluia !

« Cependant cette scène était trop puissamment intéressante et trop absorbante pour permettre aux chanteurs de continuer longtemps. Les voix s’arrêtèrent l’une après l’autre, et un silence complet enveloppa de nouveau l’assemblée entière. Smith pendant ce temps-là se tenait aux côtés de la morte. Il pressa et frappa la tête, souffla dans la bouche, frotta les membres refroidis, en disant d’un son de voix profond et sourd : « Revis, jeune femme. Que la vue revienne à tes yeux maintenant obscurcis, et la force à tes membres maintenant épuisés ! Que la vie, la vigueur et le mouvement reviennent dans ce corps éteint ! »

« Alors il y eut chez la morte un petit mouvement des muscles, les yeux s’ouvrirent et se fermèrent, les bras s’étendirent et revinrent d’eux-mêmes sur la poitrine, et enfin le corps se leva. L’effet de cette scène sur l’assemblée fut électrique. La mère fut prise de violentes convulsions. Plusieurs femmes criaient, d’autres sanglotaient. Mistress Bradish tremblait violemment, et que dirai-je de moi-même ? J’étais là, immobile, abasourdie, hébétée ; toutes mes facultés de raisonner se trouvaient absentes et me laissaient en proie à ma stupeur. Une voix chuchota à mon oreille : — Crois-tu maintenant ?

« Je me retournai ; c’était M. Ward. — Je suis étonnée, sinon convaincue, répondis-je.

« — Vous avez vu les morts rappelés à la vie. Regardez, elle parle et marche.

« Je regardai : c’était en effet la vérité. Elle était descendue de la table, et, revêtue de son linceul, faisait le tour de la chambre appuyée sur le bras de Smith. Oh ! comment exprimer ce que je sentis lorsqu’elle s’approcha de moi, cette terreur et ce respect qui s’attachaient à la présence d’une personne qui avait goûté le mystère de la mort et avait été arrachée aux mains du roi des terreurs, qui par expérience avait connu le terrible combat avec le dernier et puissant ennemi ? Cependant il n’y avait plus en elle trace de la mort. Ses joues regorgeaient de vie et de santé, ses yeux étincelaient d’animation, et ses formes parfaites et voluptueuses contrastaient étrangement avec ses vêtemens funèbres. Elle sortit en compagnie d’une des sœurs pour changer de vêtemens, tandis que Smith reprenait sa première place au bout de l’appartement. »


Cette scène prouve que Smith connaissait au moins l’art de parler à l’imagination des ignorans. Il ne négligeait aucun des moyens qui peuvent faire illusion sur les sens ; l’érection du temple bizarre et gigantesque de Nauvoo en est la preuve. Lorsque, sur la fin de sa vie, il eut fondé sa milice guerrière bibliquement nommée la compagnie des frères de Gédéon, il aimait à passer des revues, à montrer des cavalcades à son peuple, et il avait soin qu’elles fussent les plus brillantes possible. Rien n’y manquait, ni étendards, ni musique, et le prophète se donnait lui-même en spectacle, entouré de son état-major et escorté de ses sultanes favorites. Smith connaissait le peuple auquel il avait affaire, peuple qui, malgré sa liberté politique, son éducation pratique, sa religion rationnelle, sa presse sans contrôle et son immense publicité, est un des peuples les plus enclins à la superstition, les plus friands de merveilleux et les plus accessibles à toutes les nouveautés.

Nous avons plusieurs fois déjà indiqué ce fait curieux et significatif, qui démontre si bien que toutes les facultés de l’homme ne sont pas de la terre, qu’il en est une qui veut trouver à tout prix sa satisfaction, et qui la chercherait comme un Juif d’autrefois dans les cultes de Baal et de Moloch, si on lui retirait la vue de l’arche sainte et le temple séjour du vrai Dieu. De tels faits monstrueux sont les grimaces et les contorsions de l’esprit religieux dévoyé et égaré ; mais quelque tristes et repoussans qu’ils soient, ils méritent la plus grande considération. Les Américains sont le peuple le plus utilitaire du monde : comment se fait-il donc que de pareilles choses y aient lieu et y réussissent ? Modes, folies passagères ! dira-t-on. Non, et c’est précisément le contraire qui arrive, ces folies ne sont point une mode, elles semblent être inhérentes à l’esprit de la nation, et en tout cas elles y sont permanentes. Ces folies ne sont point une épidémie qui tue des milliers de victimes et passe pour ne plus revenir ; non, elles se succèdent avec une régularité, une continuité remarquable, qui rappellent la marche des faits naturels, la course des saisons. Ce n’était qu’hier encore qu’un journal de New-York résumait dans une page lugubre les attentats, les malheurs, auxquels cet esprit de superstition avait donné naissance dans ces derniers mois, et racontait l’affreuse histoire de ce misérable vieillard égorgé pour hâter l’approche du millenium. Les crimes auxquels les tables tournantes ont donné naissance en Amérique sont innombrables : un voyageur anglais en a donné une liste de dix pages qui fait frissonner ; nous nous sommes tirés de cette folie à meilleur marché, il faut l’avouer. Ce n’est véritablement qu’en Amérique que Smith pouvait parvenir à former un peuple, il ne pouvait réussir que là ; partout ailleurs il eût échoué au bout d’un mois.

Du reste, pour être juste envers l’Amérique, nous devons reconnaître que toutes les nations de race germanique partagent avec elle cette tendance à la superstition et au merveilleux. Il n’est point rare de rencontrer un Anglais ou un Allemand sectateur des tables tournantes ou du magnétisme, et chez plus d’une dame anglaise ou allemande l’éducation la plus distinguée se concilie souvent avec une foi aveugle aux fantômes et aux spectres. Aussi les disciples que les mormons ont recueillis dans l’émigration sont-ils en très grande partie de race teutonique, paysans allemands ou norvégiens, pauvres ouvriers de Manchester ou de Sheffield. Qui dira pourquoi la race la plus pratique qui existe et la plus hardiment rationaliste, celle qui croit le plus aux faits, et qui n’est jamais satisfaite tant qu’elle n’a pas enlevé aux idées leur enveloppe symbolique, pour les contempler dans leur nudité, — qui dira pourquoi cette race est en même temps la plus accessible aux superstitions les plus grossières, tandis que les Celtes, qui n’entendent rien à la vie pratique et qui n’ont jamais su déshabiller une idée, sont exempts de ce vice, qui semblerait devoir être le leur, et n’ont au contraire que des superstitions gracieuses et inoffensives ? En faut-il conclure que les peuples n’ont jamais qu’une moitié de cerveau en bonne santé et que l’autre est infailliblement malade ? Non, dans la manie superstitieuse que nous indiquons, il n’y a pas contradiction avec l’esprit pratique et rationaliste. Une logique occulte met d’accord ces deux faits. Les superstitions qui plaisent aux Anglo-Saxons et aux Germains sont de l’essence même du rationalisme : ce sont celles qui témoignent de la puissance de l’homme, du pouvoir de sa volonté sur les forces naturelles, et aussi celles qui témoignent de la présence de l’esprit de vie dans les objets de la nature. Jadis ils croyaient aux sorciers et vendaient volontiers leur âme au diable, parce que les sorciers exerçaient un pouvoir plus grand que celui des autres hommes, et parce que le diable donnait ce pouvoir. Aujourd’hui ils croient aux magnétiseurs et au magnétisme, parce que magnétisme et magnétiseurs représentent sous une nouvelle forme ce que représentaient les sorciers et le diable : la force de la volonté. C’est par la même raison qu’ils ont cru aux tables tournantes. Quoi d’étonnant s’ils croient ardemment en des docteurs en théologie qui prétendent posséder l’ancien pouvoir d’évoquer l’Esprit saint, de guérir les maladies ou de conférer la sainteté par l’imposition des mains, croyances qui rentrent dans l’ordre d’idées que nous venons d’exposer comme propre aux races germaniques ? Rien n’est donc contradictoire qu’en apparence dans le génie des peuples, et entre ces grossières superstitions et la moderne philosophie allemande il y a une ressemblance frappante pour qui sait bien voir. Le monde lettré de l’Europe commence beaucoup à s’occuper de la philosophie d’un Allemand, M. Arthur Schöppenhauer, dont le système repose sur la force de la volonté, considérée non plus comme principe d’action mettant en mouvement les choses créées, mais comme principe de création même. Dans ses superstitions comme dans ses nobles croyances, la race germanique reste bien toujours la même : la race de l’individualité, de la liberté, la race féodale, protestante et républicaine par excellence. Nous signalons cette tendance à tous les esprits curieux, et nous croyons qu’elle a été pour beaucoup dans le succès de Joseph Smith et dans celui qu’obtiennent chaque jour ses disciples sur l’émigration scandinave, allemande et anglaise.

Cette parenthèse nécessaire fermée, achevons d’esquisser la figure de Joseph Smith. Son grand vice était la sensualité et l’amour des femmes. Toute sa personne physique indiquait assez que c’était là son vice dominant, et qu’il possédait les ressources qui pouvaient le satisfaire. Il n’était certes point beau, et il était pesant et massif de corps ; mais le menton obstiné, le nez entreprenant, l’œil audacieux, le front bas et sans honte, exprimaient nettement la facilité des désirs et la force de résolution qui sait les mener à bonne fin. Il semble avoir connu le point faible des femmes et l’avoir habilement exploité, je veux dire la crédulité. Il savait que la passion commence souvent par l’étonnement, et sa qualité de prophète le servait à merveille. L’auteur du livre que nous avons déjà cité nous raconte l’histoire véritablement navrante d’une femme qu’il avait enlevée, et qui résista aux larmes de son mari et au souvenir de ses enfans pour suivre dans ses pérégrinations le misérable aventurier. Cette pauvre femme devait avoir l’esprit un peu faible, mais Smith n’en avait par cette raison que plus d’empire sur elle, et cet empire était grand, si on accepte pour absolument vraie la scène qu’on va lire, et qui est écrite, comme tout le livre d’ailleurs, avec un accent si naturel que le doute nous semble impossible.


« M. Clarke entra. Il était extrêmement pâle et avait un visage triste et inconsolable : on aurait dit même que ses yeux gardaient des traces de larmes récentes. Il s’avança vers sa femme, qui détourna la tête.

« — Regardez-moi, Laura, dit-il. En quoi vous ai-je offensée ?

« — Vous êtes le serpent qui voulez me détourner de mon devoir, répliqua-t-elle.

« — Dites plutôt qui veut vous ramener à votre devoir. Vous avez une famille, c’est votre devoir d’en avoir soin.

« — Cela n’est pas.

« — Femme, vous êtes folle ! N’est-ce pas le devoir d’une mère d’avoir soin de ses enfans ?

« — Cela dépend des circonstances.

« — À quelle doctrine de démon avez-vous donc prêté l’oreille ? — Puis, changeant de ton et prenant celui de l’amitié et de la tendresse, il dit en lui tendant la main : — Oh ! venez, Laura, venez, allons-nous-en ensemble à la maison. Le pauvre petit Willie pleure tout le long du jour en appelant sa maman ; Caddy et Sarah étaient presque fous de joie lorsque je leur ai dit que je savais où vous étiez et que j’allais vous ramener. Oh ! Laura ! Laura ! je ne puis m’en retourner sans vous, je n’ose pas, j’ai peur d’être témoin du chagrin et du désappointement de ces pauvres enfans ; en vérité je ne le puis. — Et cet homme, vaincu par ses émotions, tomba à genoux. Mistress Bradish regardait d’un air solennel et grave ; mistress Clarke se couvrit le visage et trembla ; pour moi, je sanglotais tout haut. — Vous viendrez, n’est-ce pas ? dit-il enfin en se levant et en s’avançant vers elle.

« — Ne me pressez pas davantage, car je ne puis aller avec vous.

« — Est-ce là votre dernier mot ? dit-il quelque peu rudement.

« — Oui.

« — Ainsi vous n’avez aucun égard pour moi, aucune pitié pour vos enfans, aucun respect pour les liens solennels du mariage ! Pour un vagabond sans cœur qui vaut moins que les chiens errans dans les rues, vous abandonnez votre famille, votre foyer, vos amis ! Ne vous ai-je pas toujours bien traitée ? Ne vous ai-je pas fourni tout ce que vous pouviez désirer lorsque vous étiez en bonne santé ? Ne vous ai-je pas soignée lorsque vous étiez malade ? Ne vous ai-je pas gardée et défendue comme la prunelle de mes yeux ?

« — Vous l’avez fait, vous l’avez fait, dit-elle presque en sanglotant ; mais pourquoi me torturez-vous maintenant ?

« — C’est votre conscience qui vous torture, dit-il solennellement. Fasse le ciel que ce ne soit pas l’avant-goût de la flamme qui ne s’éteint pas et du ver qui ne meurt jamais, et remarquez mes paroles…

« — Ne me maudissez pas, ne me maudissez pas ! dit-elle en l’implorant avec larmes ; vous ne devez pas me maudire !

« — Je vous maudis, moi ? Non, c’est vous qui vous êtes maudite vous-même. Ainsi que vous m’avez oublié, vous serez oubliée ; ainsi que vous avez abandonné vos enfans, vous serez abandonnée ; ainsi que vous vous êtes détournée de vos amis, on se détournera de vous. Et maintenant, faible créature pécheresse et conduite à l’abîme, demeurez avec votre vagabond jusqu’à ce qu’il haïsse votre présence et que vous lui soyez un objet de dégoût ; demeurez avec lui jusqu’à ce qu’il vous mette à la porte, dans la nuit, par la pluie et le vent, pour serrer dans ses bras une femme plus belle et plus jeune que vous. Et que cette parole résonne à vos oreilles comme le glas de mort de votre âme, qu’on vous rendra ce que vous avez fait, et que la loi du talion vous sera appliquée ! — Puis, se retournant, il sortit de l’appartement.

« Un long cri d’agonie sortit de la poitrine de mistress Clarke, et elle tomba sans connaissance sur le plancher. Nous allâmes en toute hâte à son secours.

« — Pauvre enfant ! dit mistress Bradish, elle a eu durement à lutter avec son vrai devoir ; mais la vérité a triomphé. »


Le dernier trait que nous ayons à noter dans le caractère de Smith, c’est une certaine irascibilité, et il est important, car il prouve que le prophète s’était pris à moitié au sérieux. Les purs charlatans ne s’emportent point contre les obstacles, ils tournent la difficulté ou sautent par-dessus. Il est à remarquer que cette irascibilité n’était pas naturelle à Smith, on n’en trouve point trace dans les premières années de son apostolat, et elle s’était révélée par degrés, à mesure que le succès de ses fourberies avait grandi. Le succès sembla lui avoir monté à la tête, comme l’ivresse, et lui avoir ouvert des horizons nouveaux. Ses dernières années se ressentent de cette disposition d’âme, et ce fanatisme, acquis par le triomphe, communiqua à sa personne quelque chose d’un peu moins grossier. C’est cette irascibilité qui devait le perdre, et qui le perdit en effet. On connaît les dernières actions de sa vie : il frappe à droite, à gauche, avec une vigueur de Mahomet et de Calvin, et, — ce qu’il y a de curieux et de vraiment inexplicable, lorsqu’on songe à la personne de ce malheureux jongleur, — avec une intelligence tout à fait remarquable des coups qu’il doit frapper pour assurer définitivement le triomphe de sa cause. Il écrase le schisme. Ses premiers disciples étaient de pauvres diables crédules et turbulens, il fallait les écarter pour les remplacer par une nouvelle génération de saints, et élever les saint Paul qui devaient ceindre l’épée, les Josué qui devaient continuer l’œuvre de cet étrange Moïse ; il le fit. Il fallait, sous peine d’être chassé d’état en état et de ne commander qu’à une bande de bohémiens partout repoussés, avoir en main les moyens d’imposer le respect ; il créa une milice sous le nom de légion des frères de Gédéon. Seulement il mit trop de précipitation dans toutes ses réformes, et il se mit trop en vue lui-même. L’orgueil lui fit oublier la prudence. Sa personne, sa doctrine et son peuple étaient exécrés des Américains, il le savait, et cet homme, qui était si difficilement toléré, eut l’imprudence de se poser hardiment comme un défi jeté à l’Amérique. Au lieu d’accomplir ses réformes à petit bruit, il les accomplit bruyamment. Il se présenta hardiment à la présidence de la république, et sa circulaire est un chef-d’œuvre de folie et de maladresse. Il y insultait à l’Amérique, la déclarait déchue et gangrénée, et annonçait que Dieu enverrait un ange avec un glaive enflammé pour la régénérer. Smith devait être cet ange. Les Américains rirent et s’indignèrent. Enfin, dans l’affaire Higbee, Foster et Law, il eut le grand tort de se faire juge dans sa propre cause ; il frappa trop fort, et on sait ce qui en advint. Bref, il se posait de plus en plus comme une menace, et il transformait peu à peu sa colonie en un camp retranché, lorsqu’arriva le coup qui le renversa.

Il est aisé d’apprécier la moralité de Joseph Smith ; ce qui est plus difficile, c’est de découvrir au juste l’article du code pénal qui aurait pu lui être appliqué. Les Américains le chargent de tous les crimes et l’accusent de tous les vices. Comme il faut faire la part de l’esprit de parti, nous nous contenterons de dire qu’il n’avait pas précisément l’innocence d’une vierge : nous en savons assez sur son compte pour être édifiés sur sa moralité. Qu’il fût de mœurs dissolues, cela est certain ; qu’il fût un menteur émérite, l’histoire de la bible d’or et des pierres urim et thumim le prouve suffisamment. Il fut banqueroutier, mais les états d’Amérique lui en avaient donné l’exemple. Fut-il faux monnayeur ? Cela est plus douteux. Ce qu’il y a de bien établi seulement, c’est que jamais la fausse monnaie, — qui a rendu le Missouri si célèbre, que les Yankees ont créé ce mot ironique pour exprimer les non-valeurs : Missouri currency, — n’a été plus abondante dans cet état que pendant le séjour des mormons. L’auteur du Mormonisme dévoilé l’accuse formellement d’avoir voulu enlever à main armée la femme du docteur Foster. La dame de Boston l’accuse non moins formellement d’infanticide, et laisse assez entendre qu’elle le soupçonne de meurtre sur la personne de mormons et de mormones récalcitrans.

La même obscurité règne sur ses disciples et ses successeurs. Nous pouvons diviser ceux-ci en deux bandes, d’abord les disciples immédiats, Sidney Rigdon, Harris, Cowdery, dont les plus grands vices, à tout prendre, nous paraissent avoir été l’imbécillité et la crédulité ; quant aux disciples qui ont grossi successivement l’église des saints du dernier jour, nous sommes beaucoup plus embarrassé pour porter un jugement sur leur compte, et leur vice dominant nous paraît tout autre que l’imbécillité. Quelques-uns sont des hommes intelligens, et qui certainement, s’ils pèchent, ne pèchent point par ignorance ; il en est jusqu’à trois que l’on pourrait nommer : MM. Brigham Young, Orson Pratt et John Taylor. Les deux derniers, qui sont les théologiens et les propagandistes les plus distingués de l’église, sont, Orson Pratt surtout, des hommes d’un esprit sophistique et retors. Brigham Young, le pape de l’état de Déseret, nous semble doué de facultés intellectuelles extrêmement précieuses chez un chef de parti ; nous n’oserions parler aussi bien de sa moralité. Fin, rusé, discret, prudent, politique, la manière dont il a conduit les affaires de son peuple d’Israël fait honneur à son jugement. On peut dire qu’il a sauvé le mormonisme d’une ruine complète. Après la mort du prophète, les passions populaires étaient singulièrement excitées, tant du côté des mormons que du côté des habitans de l’Illinois ; ces derniers ne demandaient qu’à frapper, et les mormons ne demandaient qu’à venger leur prophète. Une imprudence pouvait mettre aux prises les deux partis, et c’en était fait alors pour jamais de l’œuvre de Smith. Brigham fit prendre patience aux mormons, les calma, et se laissa bravement attaquer par les Américains, qui eurent ainsi tout l’odieux de la violence et de la persécution. Lorsque la place ne fut plus tenable, il prit hardiment la résolution de sortir des territoires habités de l’Union, et c’est la preuve d’intelligence la plus remarquable qu’il ait donnée. Il comprit que de pareilles scènes se renouvelleraient dans n’importe quel état où les mormons iraient s’établir, qu’il fallait échapper aux lois de l’Union sans être cependant en dehors d’elle, en un mot qu’il fallait s’établir aux portes de la république, mais non dans son sein, de manière à ne lui laisser aucun prétexte à la persécution, et d’être pour elle, dans un temps donné, un embarras (c’est déjà fait), et plus tard une menace (cela viendra peut-être). Il résista à toutes les propositions qui furent faites dans un autre sens. Après la mort du prophète, Sidney Rigdon prétendit qu’une révélation ordonnait au peuple de Dieu d’aller s’établir en Pensylvanie. Young fit condamner Rigdon. Lorsque l’exode dut commencer, un certain White voulut désigner le Texas comme nouvelle patrie ; Brigham Young écarta ce rival et le laissa partir avec quelques partisans. Depuis l’établissement sur les bords du lac Salé, Young a fait peu parler de lui, si ce n’est l’an dernier à propos de ses démêlés avec le gouvernement fédéral, où, poussé à bout dans sa retraite, il a refusé de reconnaître l’autorité des magistrats de l’Union et a excommunié le président.

Jusqu’à présent, Brigham Young a réussi à peu près à échapper à la juridiction fédérale, à gouverner son peuple selon des lois théocratiques, et à vivre dans son harem avec sécurité et impunité. De loin en loin, les journaux américains nous apportent des lettres pastorales de cet étrange pontife, assez peu compromettantes et plus innocentes que le dogme de la polygamie, dans lesquelles il est annoncé aux frères en Jésus-Christ et en Joseph Smith que le bétail mormon prospère, que les petits pois sont en bon état, et que les pêchers récemment plantés n’ont pas réussi. Cependant, si l’intelligence de cet homme n’est rien moins que méprisable, il n’en est pas de même de ses autres facultés. Nous ne voulons pas croire tout ce que les Américains impriment de lui ; mais, n’y en eût-il qu’une partie de vrai, cela serait déjà suffisant. — Il avait, disent ses ennemis, l’habitude de mentir dès l’enfance, et ce talent, avant d’être pape mormon, il l’avait déployé sous l’habit de prédicateur méthodiste. Personne ne jouait mieux le fanatique dans un camp meeting, personne ne chantait mieux à plein gosier les cantiques méthodistes, personne n’entrait mieux en convulsions et n’exhortait ses frères avec plus d’onction. Sa vie civile valait sa vie religieuse. Boutiquier, personne ne savait mieux fausser les balances, les poids, les mesures, et falsifier les marchandises. Colporteur ambulant, il était de la force de M. Barnum pour monter des loteries dont les lots gagnans se composaient de vieilles faïences ébréchées et de vieux pots d’étain mis au rebut. Au milieu de tout cela, il trouvait le temps d’enlever des jeunes filles à leurs mères, ou pour mieux dire de tromper à la fois les unes et les autres par des mariages supposés, et de laisser sur le pavé, quinze jours après, ses victimes enceintes de ses œuvres. L’auteur de la Vie des femmes chez les mormons l’accuse à peu près d’inceste. Nous n’admettons rien de toutes ces accusations ; nous les répétons impartialement. Nous ne voulons pas y croire, et nous nous bornons à dire qu’il est toujours fâcheux que de pareilles histoires puissent être imputées à quelqu’un, ou que le caractère de ce quelqu’un puisse prêter à de pareilles calomnies parmi ses concitoyens.

Les autres disciples de Smith sont plus obscurs, mais tout aussi chargés d’accusations par les Américains. L’un d’eux était, car il est mort, M. Lyman, ce même M. Lyman que les Mémoires de Barnum ont rendu célèbre. Avant d’exercer le ministère religieux, de prophétiser et de lever la dîme, le digne apôtre a montré la fameuse sirène aux badauds américains et aidé le roi du humbug à soutenir le mensonge de la nourrice de Washington. M. Parley Pratt est encore un assez remarquable personnage ; on lui attribue l’aimable petite plaisanterie que voici. Envoyé en mission au Chili, il se trouva manquer d’argent, et ne sachant comment s’en procurer, il lui vint à l’esprit de vendre une de ses femmes à un chef indien moyennant dix chevaux. Le marché fut conclu, et Parley Pratt annonça à sa femme spirituelle qu’il continuait à la chérir spirituellement, mais qu’il se voyait dans la dure nécessité de la livrer corporellement à un sauvage. La pauvre femme se mit à pleurer à chaudes larmes, et fut si vivement affectée (on le serait à moins en effet), que lorsqu’elle fut présentée au chef indien, elle n’avait plus aucune trace de beauté. Les joues étaient pâles et fiévreuses, les yeux rougis, le visage complétement bouleversé par la douleur. Le chef indien la refusa en disant qu’il ne faisait point de pareils marchés, et qu’il avait entendu acheter une femme en bon état. — Le plus chargé de tous ces pontifes, patriarches et apôtres est le docteur Williams Richards. Nous ne répéterons pas l’horrible histoire dont l’accuse l’auteur du Mormonisme dévoilé, histoire pleine de faux sermens, de basses passions, de mensonge et de sang. Ce sont de ces crimes dont on ne peut parler que lorsqu’on en a été le témoin, et dont on ne doit pas se faire l’écho, l’homme auquel ils sont imputés fût-il le plus misérable des coquins de ce monde. Nous remarquerons seulement que ses compatriotes s’accordent assez généralement à lui appliquer l’épithète puritaine de pécheur, sinner, — un vieux pécheur à tête grisonnante, a hoary headed old sinner, dit l’auteur de très agréables articles sur la vie des mormons récemment publiés dans le Putnam’s Monthly, de New-York, et à qui nous devons quelques-unes de ces anecdotes. Quoi qu’il en soit de l’histoire de Maud et de Rose Hatfield, le docteur Williams Richards continue, paraît-il, à remplir de son mieux (il doit approcher de la soixantaine) les devoirs du sacrement de la polygamie. Une des beautés de son harem se nomme Suzanne Lippincott, c’est une des sultanes d’Utah les plus remplies de l’esprit prophétique. L’écrivain du Putnam’s Monthly, que nous croyons aussi être une dame, entendit la sultane prophétiser dans une langue inconnue, sans doute l’égyptien réformé, langue assez pauvre, s’il faut en juger par le spécimen qu’il nous donne. Nous ne voulons pas en priver le lecteur, le voici : Eli, ele, ela, elo. — Comi, coma, como. — Reli, rele, rela, relo. — Sela, sele, selo, selum. Il paraît que cette langue prophétique est à peu près toujours semblable, et son mécanisme de la même simplicité, car, dans la même séance, un certain docteur Sprague, s’étant senti en train de prophétiser et d’imposer les mains à une malade, s’écria de son ton le plus inspiré : Vavi, vava, vavum. — Sere, seri, sera, serum. Une mormone, qui était chargée ce soir-là de l’office d’interprète, expliqua à l’assemblée le sens de ces vociférations. Cela signifiait que le ministre de Dieu appelait sur la malade toutes les bénédictions du ciel, que tous ses vœux seraient exaucés, et que sa postérité serait plus nombreuse que celle d’Abraham. Qui eût jamais dit que la cérémonie du Bourgeois gentilhomme serait un jour dépassée, et le turc de Covielle remplacé par une langue encore plus concise ?

Tel est le personnel des mormons. Les moins incriminés de ces fonctionnaires de l’église sont MM. Kimball, qui, quoique scellé à bien des femmes dans sa vie, a cependant toujours eu les plus grands égards pour son épouse légitime, et M. Orson Hyde, qui s’est contenté, comme les gentils, d’une simple femme. Détournons-nous un instant de ce torrent d’obscénités.


III. — POINTS ORIGINAUX DU MORMONISME. — LA PERSÉCUTION DIRIGÉE CONTRE LES MORMONS ÉTAIT-ELLE LÉGITIME ?

Beaucoup de bonnes âmes libérales ont crié en Europe contre la persécution que les mormons ont eu à subir. Cette persécution était-elle légitime ? C’est une question très importante, et dans laquelle les principes de tolérance moderne et les axiomes politiques de la constitution américaine ont été mis en avant. Pour nous, nous croyons que les Américains étaient dans leur droit ; ils ont agi instinctivement dans toute cette affaire, et leur instinct ne les a pas trompés. On ne dira point qu’ils ont agi par esprit d’intolérance religieuse, car alors pourquoi les scènes qui se sont passées ne se passent-elles pas tous les jours aux États-Unis ? Pourquoi les baptistes ne massacrent-ils pas les méthodistes, et les unitaires les épiscopaux ? On me citera, il est vrai, quelques violences des protestans contre les catholiques ; mais ces violences s’expliquent par les restes de passions puritaines qui animent encore les Américains, passions qui ne peuvent pas s’adresser à une secte nouvelle. On ne dira pas non plus qu’ils ont agi par intérêt : les violences du nord contre le sud, des partisans de l’esclavage contre les abolitionistes s’expliquent sans peine ; de grands intérêts sont en jeu, et les uns et les autres, combattant pro aris et focis, mettent naturellement dans leurs luttes tout l’acharnement qu’on met à défendre sa femme, ses enfans et ses propriétés. Aucun grand intérêt de ce genre ne se trouvait impliqué dans l’affaire du mormonisme. Les Américains ont donc agi par haine instinctive ; ils ont senti qu’ils avaient affaire à des ennemis. Cet instinct était-il légitime ? Oui.

Toute l’originalité de la doctrine mormonique consiste en quatre points qui sont gros de bouleversemens et de révolutions, savoir : 1o l’idée d’une révélation spéciale faite à l’Amérique ; 2o l’exclusion des gentils ; 3o la constitution de la société sur un modèle théocratique ; 4o la polygamie. Ces quatre points ne sont pas du domaine de la religion pure, ils n’affectent pas seulement les consciences religieuses, ils sont politiques et constituent par leur enchaînement tout un système social. S’ils n’étaient que des rêveries religieuses plus ou moins malsaines, peu importerait que quelques milliers d’âmes saugrenues, infirmes ou idiotes se nourrissent de cet aliment spirituel falsifié ; mais ces rêveries sont en même temps des moyens d’action politique et mettent des armes redoutables aux mains des crédules et des ambitieux. Ce n’est évidemment pas pour leurs dogmes que les mormons ont été persécutés : ces dogmes se rencontrent dans presque toutes les églises chrétiennes, et les Américains sont habitués à les entendre prêcher. Que l’on soit ou non baptisé par immersion, cela importe peu à la sécurité publique ; que l’on croie au millenium ou non, cela ne trouble pas les citoyens dans l’exercice de leurs devoirs et de leurs affaires ; que l’on impose ou non les mains aux fidèles, le gouvernement fédéral ne court aucun risque. Tous les jours on prophétise en Amérique comme on prophétisait à Nauvoo, les passans curieux s’arrêtent un instant, écoutent et continuent leur chemin. Les camp meetings méthodistes peuvent être des spectacles scandaleux, mais ils n’ont de danger que pour les têtes trop faibles qui doivent un jour ou l’autre aller peupler les maisons de fous. Tous les jours on annonce aux États-Unis que la fin du monde va arriver, et que les fidèles doivent se tenir prêts à monter au ciel en robe blanche : personne ne s’émeut de la prédiction, si ce n’est les tailleurs et les couturières, qui ont à travailler davantage pour fournir à leurs cliens les vêtemens respectables dans lesquels ils doivent se présenter devant Dieu. Les mormons sont les seuls sectaires qui aient joui du privilége de la persécution. En quoi les prêtres de Melchisédech et les prêtres d’Aaron blessaient-ils donc les Américains plus que les ministres des autres sectes protestantes ?

Au premier abord cependant, il semble que le mormonisme eût dû flatter l’orgueil des Américains. L’idée d’une révélation spécialement faite pour l’Amérique n’est point neuve, il est vrai, mais jamais elle n’avait été énoncée avec autant d’audace. À la fin du dernier siècle, une certaine Anne Lee quitta l’Angleterre sur un ordre d’en haut pour venir habiter l’Amérique, où elle devait établir le règne de Dieu et inaugurer sous la forme du Christ-Femme l’ère du millenium. La quakeresse Jemimah Wilkinson se donna aussi pour une incarnation nouvelle du Christ. Joseph Smith fut moins hardi, mais plus adroit que la quakeresse et la sainte de la secte des shakers. Il se contenta du rôle modeste de prophète, et se servit habilement des vagues instincts d’orgueil et de fanatisme semi-national, semi-religieux, qui agitaient et agitent encore l’Amérique. Cette idée d’une révélation américaine existait à l’état d’embryon et de germe, lorsque Smith s’en est emparé ; il ne l’a point créée, il n’a fait que la développer. On sait en effet l’origine du Livre de Mormon ; rien n’indique mieux comment Smith put trouver des dupes et des complices. Un M. Spaulding, après avoir rêvassé quelque temps sur les antiquités indiennes découvertes dans l’état de l’Ohio, accouche d’un roman indigeste, écrit en mauvais style biblique, sur l’origine des tribus américaines. Une copie de ce manuscrit tombe entre les mains de Sidney Rigdon, qui en donne communication à Joseph Smith. En même temps se répand la nouvelle qu’une bible ou un livre imprimé sur feuillets d’or a été trouvé au Canada, qu’un autre a été trouvé dans un des vieux monumens funèbres récemment découverts. Joseph Smith combine assez habilement toutes ces rumeurs, toutes ces fables, et forme du tout sa révélation mormonienne. Il n’a pas fait autre chose, comme on le voit, que donner un corps à certaines vanités nationales, et condenser en dogmes certains désirs obscurs et certains pressentimens qui travaillent toutes les têtes de ses compatriotes. Cette idée de la révélation américaine devait donc trouver des dupes et des croyans, elle en trouva ; mais encore une fois comment, étant aussi populaire et chatouillant aussi agréablement les fibres secrètes de l’orgueil national, cette secte trouva-t-elle des persécuteurs ?

Si Smith s’était borné à traduire le fameux Livre de Mormon à l’aide de sa lorgnette magique, composée des deux pierres urim et thumim, son mensonge, tout flatteur qu’il eût été pour l’Amérique, n’aurait pas tardé à être percé à jour ; il en eût été fait mention toute une semaine dans les journaux, et il serait oublié depuis longtemps. Smith le sentit ; le talent politique dont il a donné tant de preuves lui démontra la nécessité de fournir des armes à ses mensonges, s’il voulait qu’ils lui fussent profitables. En outre, la logique, qui ne peut pas ne pas dérouler tout son enchaînement de principes et de conséquences, même chez un charlatan, même chez un ignorant, le conduisait à cette conclusion forcée : que, puisqu’il avait annoncé une révélation nouvelle, il fallait en démontrer la nécessité. Si Dieu en effet a jugé utile de parler aux hommes encore une fois, il faut que les hommes aient oublié les vérités qu’il leur a enseignées par trois fois, par le moyen des patriarches, de Moïse et du Christ. Smith ne recula point, et déclara hardiment que les mensonges et les fourberies des hommes avaient tellement corrompu la vérité révélée, que c’est à peine s’il en restait trace, que le monde chrétien était un monde d’idolâtres et de païens, et que c’était pour faire cesser cet état de choses que Dieu l’avait choisi comme son interprète. Tous ceux qui ne croient pas en Joseph Smith sont donc des gentils et des païens aveugles ; l’église des mormons se sépare de toutes les autres. Là est la véritable originalité du mormonisme, la raison de sa force politique et la source des persécutions qu’il a endurées. Smith prêcha l’exclusion des gentils, et refusa le titre de croyant à quiconque ne pensait pas comme lui. De là à regarder les infidèles comme des ennemis, il n’y a qu’un pas, et l’on peut croire que ce pas fut souvent franchi. Je n’hésite pas un instant à regarder comme vrais beaucoup des crimes, délits, violences que l’on attribue aux mormons contre leurs concitoyens, car cela est dans la logique de leur situation. Ils devaient naturellement voir dans les Américains des Égyptiens, sur lesquels on pouvait renouveler impunément et avec l’assentiment de Dieu les procédés des Hébreux sur le peuple de Pharaon. Les Américains le comprirent : il ne s’agissait pas là vraiment de baptême ni d’imposition des mains, il s’agissait de savoir si les mormons étaient, oui ou non, de simples citoyens disposés à se laisser gouverner par les lois générales de l’Union, ou bien si leur religion en faisait des êtres à part, une caste ennemie, une armée de conquérans. Du moment que leurs voisins n’étaient que des idolâtres, qui donc pouvait empêcher les mormons de les convertir par la violence une fois qu’ils seraient les plus forts ? Au fond, Smith prêchait une manière de mahométisme, et l’organisation de sa secte était merveilleusement appropriée à seconder ce fanatisme de propagande guerrière et d’exclusion judaïque. Les mormons, en refusant de reconnaître les autres chrétiens pour leurs frères, se séparaient de la communauté chrétienne, et se plaçaient en dehors de la société établie ; ils se privaient eux-mêmes du bénéfice des lois. De quoi pouvaient-ils se plaindre, et qu’ont à réclamer en leur faveur les amis de la tolérance ? Je voudrais bien savoir si ces libéraux si compatissans laisseraient s’établir à côté d’eux une colonie de socialistes ayant un gouvernement à eux, une armée à eux, ne reconnaissant pas pour leurs concitoyens les habitans du pays qu’ils occupent, refusant de reconnaître les lois de ce pays, et en réclamant en même temps la protection. Il est probable que ces libéraux leur enverraient des coups de fusil. Les Américains ont agi de même à l’égard des mormons, et j’avoue ne pas voir dans leur conduite le moindre fait d’intolérance.

Grâce aux doctrines de Smith, les mormons formaient donc un peuple distinct dans la grande fédération. Il y a mieux : ils formaient un gouvernement distinct et parfaitement opposé à celui de la république. Il n’y a pas un seul principe de la constitution qui ne fût violé et contredit par leurs doctrines et leur organisation politique. La constitution reconnaît la tolérance religieuse et les droits de la conscience individuelle ; les mormons rejettent ce principe par leur division du monde chrétien en saints et en gentils. La constitution reconnaît la séparation des deux pouvoirs, ou, pour parler plus exactement, la séparation des choses religieuses et des choses temporelles ; la société des mormons repose sur la réunion des deux pouvoirs, sur la théocratie. On me dira, il est vrai, que toutes les opinions sont libres en Amérique : sans doute, cependant il y a des limites naturelles à cette liberté. Le premier venu peut, s’il lui plaît, déclarer que la monarchie est le meilleur des gouvernemens, le prêcher et l’écrire ; néanmoins, si ce partisan de la monarchie parvient à réunir autour de lui quarante ou cinquante mille hommes armés de bons fusils et soumis à une discipline sévère et forte, la république le regardera-t-elle faire sans souffler mot, et attendra-t-elle qu’on la prenne à la gorge pour se défendre ? À cela les mormons, leurs défenseurs et leurs critiques indulgens répondent par ce grand principe particulier à la fédération, que chaque état a le droit de se gouverner lui-même comme il l’entend. Oui, assurément, mais à la condition que ce gouvernement ne sera pas en hostilité avec tous les autres. Il me semble que le raisonnement des free soilers relativement à l’esclavage peut s’appliquer avec bien plus de force et de vérité encore aux mormons. « Qu’on cesse de nous répéter, disent les free soilers toutes les fois qu’il s’agit d’admettre un nouvel état dans la fédération, que la constitution a reconnu l’esclavage. La constitution a été formée il y a soixante ans : elle n’a pu prévoir par conséquent les événemens dont nous sommes témoins. La constitution a été faite pour le Massachusetts et la Virginie, pour le New-Hampshire et le Maryland ; elle n’a pas été faite pour le Texas et la Californie, le Nouveau-Mexique et l’Orégon. Elle n’a point prévu que de tels territoires feraient jamais partie de la république, elle n’a pas voulu par conséquent faire des lois pour eux. Elle a reconnu l’esclavage, cela est vrai ; mais l’a-t-elle reconnu comme un principe politique ? En a-t-elle recommandé l’extension et l’application ? Non, elle l’a reconnu comme un fait, comme une institution existante, une institution regrettable, qui pouvait être modifiée et enfin abolie avec les progrès du temps. C’est une étrange interprétation de la constitution que de venir dire qu’elle a entendu permettre l’extension de l’esclavage, tout simplement parce qu’elle n’en a pas prononcé l’abolition. Constitutionnellement, l’esclavage n’a donc le droit d’exister que dans les états qui en étaient infestés lorsque la constitution fut promulguée. Or, comme elle ne fait que le tolérer et qu’elle le repousse en principe, ce n’est plus la lettre de la constitution, c’est son esprit qu’il faut consulter, et cet esprit interdit de droit l’esclavage dans tous les nouveaux états ou territoires. » La même série de raisonnemens peut s’appliquer aux mormons. Si la constitution a reconnu à chacun des états réunis en fédération le droit de se gouverner lui-même, elle n’a pas sans doute entendu accorder à ces états le droit de se choisir une forme de gouvernement hostile à l’existence même de la fédération. La constitution a été faite pour régler l’état social existant en 1789, elle a été faite pour des colonies ayant toutes à peu près les mêmes institutions et les mêmes traditions : elle leur a donc accordé le droit de se gouverner d’une manière indépendante ; mais elle eût certainement été différente, s’il eût existé une grande variété de formes politiques dans les divers états. La constitution n’a pas prévu le mormonisme, la théocratie et la polygamie : il est donc inutile de l’invoquer en faveur de toutes ces nouveautés. La règle de conduite à tenir à cet égard doit être cherchée ailleurs que dans la constitution.


IV. — LA POLYGAMIE.

Il n’est point douteux que les mormons ne fussent devenus très belliqueux, si les Américains n’avaient pris les devans. L’esprit de la secte appelait la propagande à main armée, et la condition des sectaires les poussait à ces moyens d’agrandissement qu’employèrent les compagnons de Romulus. Cette secte a quelque chose de plus odieux et de plus repoussant que la plus odieuse des sectes. Elle n’a absolument rien de chrétien : on dirait un bâtard du mosaïsme et du mahométisme dû à la repoussante collaboration d’un fripier juif, d’un musulman radoteur et d’un vieil apôtre saint-simonien qui n’a pas trouvé de chemin de fer à exploiter. Les Américains ne se piquent pas encore d’une grande délicatesse de manières ; mais quelles que soient les confusions morales des dernières années et leur trop grande indulgence pour le humhug et le mensonge qui réussit, ils peuvent se vanter encore d’une grande sévérité de mœurs, et certainement une des choses qui les a le plus repoussés dans le mormonisme, c’est la polygamie. Quel que fût son amour des femmes, Smith avait d’elles, il faut le croire, une assez triste opinion, car il tranche tout net la fameuse question tant agitée de l’inégalité des sexes en plaçant la femme au niveau d’un animal domestique. Il ne demande pas si elles ont une âme, il est convaincu qu’elles n’en ont que si on leur en prête une, et il commence par les retrancher du royaume des cieux pour finir par les réduire à l’état d’esclaves dans la société. Les femmes ne peuvent se sauver que par le moyen de l’homme et n’ont par elles-mêmes aucun moyen de salut. Cela n’est point rassurant pour celles qui meurent filles ou ne trouvent pas à se marier ; les voilà condamnées à l’anéantissement éternel ! Le grand cœur de Smith, compatissant à cette immense infortune, inventa, pour la soulager, le sacrement du mariage spirituel, spiritual wifery. Si les femmes ne peuvent être sauvées que par le moyen des hommes, les hommes doivent en conséquence en sauver le plus possible. Les mormons travaillent de leur mieux à cette œuvre pieuse en se scellant successivement et passagèrement à une infinité de femmes. Outre sa femme légitime, que l’on sauve complètement, on peut travailler, selon les forces de sa charité, à un cinquième ou à un quart du salut de plusieurs femmes spirituelles, et laisser ensuite à ses coreligionnaires le soin de compléter le rachat des pauvres âmes. Jamais on n’a rien inventé d’aussi impudent et d’aussi impudique.

Cette doctrine, qui serait extraordinaire partout, l’est surtout en Amérique, où les femmes ont conservé tout leur ancien empire, et sont entourées de plus de respect que la chevalerie n’en eut jamais pour elles. Le loisir est la condition d’une Américaine ; l’homme ne souffre point qu’elle se livre à aucun travail fatigant ; on ne la voit point, comme en Europe, travailler aux champs, bêcher la terre, accomplir les fonctions les moins délicates. Je me rappelle avoir lu, il y a quelques années, dans un journal américain, qu’une femme française, qui travaillait avec son mari à récolter et à laver l’or dans les vallées du Sacramento, avait excité l’admiration, mais aussi l’étonnement des Américains. Telle est la condition des Américaines pauvres ; riches, ce n’est point une métaphore de dire qu’elles sont élevées dans du coton, et qu’elles posent à peine le pied sur le sol nu. Les femmes sont les enfans gâtés de cette rude société. Comment, chez une population où les femmes sont des reines, les doctrines de Smith, qui les réduisent à l’état de parias, ont-elles pu trouver des complices parmi elles ? C’est un fait mystérieux, qui prouve une fois de plus combien la crédulité est grande chez les femmes et avec quelle facilité la corruption entame cette nature morale féminine, si fine, si souple, que moulent à leur gré les impressions passagères des sens et de l’imagination, et qui, composée de plus d’instinct que de réflexion, reste sans défense à la fois contre les entraînemens intimes et les séductions du dehors. C’est bien au sexe féminin que peut s’appliquer la parole de saint Paul : un peu de levain aigrit toute la pâte.

Le rusé Smith connaissait la nature impressionnable des femmes, et, selon l’habitude du charlatan, qui juge l’intelligence de sa dupe d’après le plus ou moins de facilité qu’il a eu à la duper, il avait déduit leur infériorité de leur crédulité. Son intelligence n’étant pas suffisamment éclairée pour lui montrer la raison d’être et la beauté du caractère féminin, il eut sur les femmes les idées d’un rustre grossier. Il vit surtout en elles des instrumens de plaisir et le moyen de la reproduction. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu dans le monde de système plus dégradant pour la femme que le fameux mariage spirituel, qui n’est que la théorie retournée de la femme libre et le droit de l’attraction passionnelle conféré à un seul sexe, le sexe masculin. Nos docteurs autorisaient une certaine polyandrie, et la liberté des deux sexes était au moins réciproque ; les despotiques mormons ne permettent que la polygamie. On ne peut pas descendre plus bas. La polygamie musulmane, avec son cortége de coutumes jalouses et discrètes, ses harems fermés, ses femmes voilées, est au moins une institution grave, décente, outre qu’elle est très explicable chez des Orientaux, et pour l’honneur de la loi musulmane, nous devons dire qu’aucune comparaison ne peut être établie entre elle et la loi des mormons.

Les mormons ont longtemps caché leurs goûts polygamiques, et ce n’est que peu à peu qu’ils se sont dévoilés. À Nauvoo, on les en accusait, et ils se disaient calomniés ; à Utah, ils ont jeté le masque. Il est assez probable qu’à l’origine Joseph Smith et ses confrères ont caché ce dogme à ceux des nouveaux convertis qui étaient mariés, et que ce n’est que peu à peu, et par la pratique, que cette institution s’est établie. C’est ce qui semble ressortir du livre intitulé la Vie des Femmes chez les mormons. L’auteur raconte plusieurs scènes qui se rapportent aux commencemens de la secte, à l’époque où les mormons erraient de l’Ohio au Missouri et du Missouri à l’Illinois, et qui toutes semblent prouver que beaucoup de colons mariés ignoraient absolument cette condition de la société mormonique. Il est évident que la doctrine polygamique a été inaugurée dans le mystère, et qu’elle ne s’est produite au grand jour que lorsqu’il y a eu un nombre de personnes compromises assez considérable pour la soutenir et l’approuver. Cette coutume dut naturellement rencontrer d’abord de vives oppositions, et quoique l’habitude soit bien puissante sur le cœur de l’homme, il est probable qu’elle en rencontrera encore longtemps. On se fait difficilement à une institution qui blesse toute la série des sentimens humains, depuis les affections les plus profondes du cœur jusqu’aux vanités les plus chatouilleuses de l’amour-propre. Quelle que fût la crédulité des premiers mormons, il y avait parmi eux des femmes qui aimaient leurs maris et ne se souciaient point de voir une nouvelle épouse venir partager leur place au foyer, il y avait des maris qui aimaient leurs femmes et ne se souciaient point de troubler leur bonheur pour faire gagner le ciel à d’autres qu’elles. Il y eut donc des querelles, des dissentimens violens, et ce fut enfin l’accusation d’un mari outragé, ou feignant de l’être, qui décida du sort de la colonie de Nauvoo. L’auteur de la Vie des Femmes chez les Mormons fait très bien comprendre comment cette institution a pu s’établir définitivement et sans trop de difficulté une fois que les mormons ont été installés dans la vallée du grand lac Salé. L’exemple et le voisinage de la société civilisée n’existaient plus ; il fallait bon gré mal gré rompre avec ses vieilles habitudes. Les personnes injuriées étaient privées du bénéfice des lois, le recours aux tribunaux était impossible, la fuite impossible aussi. Les secrets de cette société naissante mouraient dans son sein et ne dépassaient pas ses montagnes : on ne sut quelque chose de la vérité que lorsque le capitaine Gunnison eut publié son voyage dans le territoire d’Utah. Cette société, qui avait commencé dans l’été de 1847, était déjà, trois ans plus tard, parfaitement établie et consolidée, et la nécessité, la solitude et le désert, complices innocens d’une des plus coupables doctrines qui aient vu le jour, avaient favorisé la croissance d’une institution qui n’aurait jamais supporté le voisinage immédiat de la société civilisée.

La première génération résista assez vivement à cette coutume, qui blessait tous les sentimens de son éducation ; mais la seconde l’a acceptée définitivement comme un mal sans remède, et la troisième la regardera comme une chose naturelle. La dépravation marche vite, et l’âme humaine, quand elle ne se surveille pas, se console assez gaiement des vertus qu’elle n’a plus. Un voyageur qui a récemment visité Utah raconte qu’il a entendu une jeune femme parler sans honte des voluptés polygamiques — peu de temps après qu’il l’avait entendue gémir sur sa condition. Cette jeune femme, qui se nommait Harriet Cook, était scellée à Brigham Young, et en avait un enfant qu’elle ne pouvait souffrir. Elle avait cette résignation effrontée des personnes qui ont pris leur parti d’une condition honteuse et attristante. « Je lui demandai pourquoi elle n’allait pas en Californie ; elle me répondit tristement : — Ici, je suis aussi considérée que Mary Anne (la première femme en titre de Brigham Young) et que les autres ; partout ailleurs je serais considérée comme une malheureuse. Mon frère me conseille de partir, mais cela est inutile. » Ainsi la résignation a déjà remplacé chez beaucoup cet instinct de fierté qui est propre à la femme, et qui, il y a quelques années, dans les commencemens de la société d’Utah, avait décidé plusieurs dames mormones à braver tous les périls plutôt que de supporter de telles hontes, et à chercher un refuge parmi les Indiens. Quelles que soient même les répugnances que la présente génération féminine peut éprouver, ces sentimens scrupuleux, nous l’avons dit, auront disparu peut-être chez la prochaine génération. C’est ce qu’une robuste amazone mormone, vieille amie de Smith, confidente de Brigham Young et lumière de l’église, mistress Bradish, explique très bien à mistress Ward, la dame récalcitrante qui n’a pu s’habituer aux douceurs de la société mormonique. Il s’agissait des querelles des femmes de Brigham Young entre elles. La plus âgée se figurait que son âge lui donnait droit au respect ; la plus jeune attribuait le même mérite à sa beauté, et la plus riche à sa fortune. C’étaient des criailleries et des disputes sans fin ; toutes voulaient commander, et aucune ne voulait obéir. Mistress Ward trouvait naturel que la polygamie engendrât de telles misères. « Votre lenteur d’intelligence est remarquable, mistress Ward, lui répondit mistress Bradish. Ce n’est pas la polygamie qui rend ces femmes malheureuses, ce sont les vues fausses et dangereuses dans lesquelles elles ont été élevées. Les filles de ces mêmes femmes si rebelles au système y seront habituées dès l’enfance, et ne s’aviseront pas d’y rien voir de mal. La polygamie n’offensera point leur sentiment du droit, ni ne leur semblera humiliante et dégradante. Aucune ne reculera devant l’idée d’être la troisième femme d’un homme dont les deux premières femmes sont vivantes, pas plus qu’elle ne s’effraie aujourd’hui d’épouser en troisièmes noces un homme dont les deux premières femmes sont mortes. C’est la coutume et l’opinion publique qui règlent toutes ces choses. Sous l’empire grec, on regardait comme immoral de se marier plus d’une fois. Dans des temps plus récens, un homme a pu épouser une vingtième femme, pourvu que la dix-neuvième fût morte, ce qui, dans mon opinion, n’est pas plus moral que d’épouser la vingtième, la dix-neuvième vivant encore. » Ce dernier sentiment nous rappelle l’argumentation par laquelle il est arrivé un jour à Brigham Young de justifier la polygamie. « S’il est légitime (disait ce moral interprète de l’Écriture avec une subtilité qu’auraient enviée les sophistes grecs, inventeurs des argumens du chauve et du tas de blé), s’il est légitime d’avoir une femme, il est légitime d’en avoir deux ou même davantage ; car les actions morales mauvaises en elles-mêmes, telles que le vol, le meurtre et autres crimes semblables, ne sont pas permises une seule fois. Par conséquent, puisque les actions bonnes en elles-mêmes peuvent être répétées indéfiniment, l’action de prendre une femme peut être répétée également plusieurs fois. » Cette argumentation est un assez remarquable échantillon de la manière de raisonner des mormons. Ils ont généralement cette même bonne foi et cette simplicité, cette candeur d’esprit qui brillent dans le sophisme de Brigham Young.

Là où la polygamie existe, il doit nécessairement exister aussi un code sévère de punitions pour la femme rebelle aux ordres de son maître. Ce code existe-t-il à Utah ? Il est difficile qu’il n’y ait pas certains pouvoirs absolus attribués au mari ; le seul renseignement que nous ayons à cet égard nous est fourni par l’épouse fugitive de l’elder mormon. S’il faut l’en croire, ce code existe et est appliqué secrètement dans l’intérieur des ménages mormoniques. D’après cette législation secrète, toute femme qui révèle les détails du ménage de manière à compromettre l’honneur du mari ou de quelqu’une de ses femmes, ou à jeter du discrédit sur l’institution de la polygamie, est passible d’un emprisonnement d’un mois. Les querelles entre les épouses légitimes ou spirituelles sont défendues : celle qui engage la dispute est passible d’une correction qui varie entre trois et vingt-cinq coups de fouet, administrés par le mari ou par un délégué. Toute femme qui en injurie ou en frappe une autre est punie d’une correction de douze coups de fouet, administrés par la partie injuriée. Toute femme qui bat l’enfant d’une autre femme s’expose à recevoir une correction administrée par la mère de l’enfant, etc. Ce code nous plaît assez en ce qu’il contient un agréable mélange de despotisme et de self government. Les femmes sont esclaves, il est vrai, mais le droit de se rendre justice entre elles leur est conféré. Si ce code n’existe pas absolument tel que nous venons de le rapporter, le bon sens indique assez qu’il doit y en avoir un fondé sur des principes à peu près semblables. Une pareille institution ne peut fonctionner régulièrement sans des moyens coercitifs.

Nous nous arrêterons sur ce dernier fait : bien des choses resteraient à dire ; mais, en insistant sur les plus tristes aspects de la secte des mormons, nous craindrions d’obéir à des préventions intellectuelles, et d’être injuste envers une secte qui nous inspire d’insurmontables répugnances. La plus grande obscurité règne sur les mœurs véritables des mormons. Nous n’entendons pas incriminer ici les mœurs du peuple d’Utah, qui a donné des marques évidentes de ces vertus qui n’excluent pas la servitude intellectuelle il est vrai, mais qui excluent une moralité trop relâchée, — la patience, la persévérance, l’amour du travail, l’activité, le courage. Quand on a toutes ces qualités, on peut croire en Joseph Smith et au Livre de Mormon, mais il est impossible d’avoir des mœurs bien relâchées et de pratiquer sur une grande échelle la doctrine de la femme spirituelle. Quant à la vie et aux actions de la partie éclairée de cette société, des dignitaires de l’église, elles sont très controversées et imparfaitement connues. Les mormons ne parlent point, ils n’écrivent que des sermons ou des journaux de propagande, ils ne sont représentés hors d’Utah que par leurs agens d’émigration et leurs missionnaires ; ils dédaignent de se défendre. Les Américains, de leur côté, les attaquent avec une violence inouie et les chargent de tous les crimes, de sorte que le lecteur européen, qui n’entend en définitive qu’une seule partie, a besoin de toute sa sagacité pour ne pas se laisser trop lourdement tromper. La plupart des récits que l’on fait sur les affaires d’Utah sont trop romanesques et trop crus à la fois pour être exactement vrais. Ce que nous pouvons dire en toute assurance, c’est que les mormons ne sont point des saints, et que jusqu’à présent, s’ils ont accompli des miracles, c’est en leur qualité d’Américains et non en leur qualité de mormons. Ils ont bâti la ville du grand lac Salé et défriché le territoire d’Utah en quelques années, cela est vrai ; mais ce miracle n’est pas plus extraordinaire que celui de Milwaukie, qui, en dix ans, s’est élevée de mille à vingt mille habitans, et de Chicago, la reine des prairies, dont la croissance a été à peu près semblable. Ce miracle se reproduit sur tous les points de l’Amérique et tous les jours de l’année ; il n’est point dû à la bible de Mormon ; il a précédé Joseph Smith, il s’accomplit sans ses disciples, il s’accomplira encore lorsqu’il ne sera plus question d’eux.

Les mormons, en effet, sont destinés à passer, la religion de Joseph Smith est condamnée à s’éteindre. Il est impossible qu’un phénomène aussi scandaleux vive et prospère. La persécution leur a prêté un moment une certaine force de fanatisme et d’union, et le désert leur a prêté ensuite la force que donne l’isolement. Tant qu’ils resteront dans leurs montagnes, tant que l’Union n’aura point de contact avec eux, l’absence de tout élément étranger, la distance établie entre le monde païen et leur cité sainte, gardée et préservée par un cortége de fatigues et de dangers, maintiendront les lois sous lesquelles la colonie est née et a grandi ; mais lorsque l’Union se sera rapprochée d’eux et qu’ils se seront rapprochés de l’Union, une double alternative se présentera : ou bien ils feront passer leur qualité d’Américains avant leur qualité de saints, et alors, au bout d’un certain temps, la secte politique disparaîtra et les mormons consentiront à vivre dans la grande république aux conditions des autres états, ou bien ils préféreront leur qualité de saints à celle d’Américains, et alors recommenceront infailliblement les scènes de Kirkland, du Missouri et de Nauvoo. Quoiqu’il ne soit pas temps encore de prononcer sur cette secte et qu’on ne puisse augurer de l’avenir qui lui est réservé, quoique l’histoire nous présente en outre l’exemple de grandes injustices qui ont réussi et de mensonges que la postérité a amnistiés, cependant il est impossible d’attribuer une longue vitalité à une imposture du genre de celle de Joseph Smith, et ce qui le prouve, c’est qu’à part le bon état de la colonie, la secte demeure en plein statu quo ; elle vit, mais elle ne grandit pas. Malgré les agences d’émigration établies dans tous les états de l’Europe, la population n’augmente pas. Les mormons se vantaient d’être environ vingt-cinq mille en 1850, trois ans après leur établissement dans l’état de Déseret ; ils sont encore aujourd’hui vingt-cinq mille, près de dix ans après leur installation. Ce fait pourra surprendre certaines personnes ; c’est le seul de toute cette triste histoire qui ne nous surprenne pas, car il n’est point possible que Dieu permette à un mensonge d’obtenir plus qu’un demi-succès.


Émile Montégut.
  1. Nos lecteurs connaissent l’origine et l’histoire de la secte des mormons ; M. Alfred Maury l’a racontée ici avec détails et de manière à dispenser d’y revenir. (Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1853.) Nous avons voulu, dans les pages qui suivent, essayer de saisir le véritable esprit de cette secte ; notre jugement pourra paraître sévère, nous croyons qu’il n’est qu’équitable.