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Le Mort/VII

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Henry Kistemaeckers (p. 57-65).
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VII



Un soir, Balt, rentrant de la ville, rencontra dans la campagne une femme d’un village voisin et ils firent route ensemble. C’était un grand corps maigre et jaune, monté sur de longues jambes, le corsage plat, avec des mouvements brusques, et elle marchait comme un homme, par rudes enjambées.

On l’appelait la grande Tonia. Elle était mariée à un homme plus vieux qu’elle, et elle avait trois enfants, engendrés de côté et d’autre. L’homme était tailleur en vieux.

La grande Tonia avait trente-huit ans environ. Elle était laide, les yeux de travers, mais noirs, hardis, et ses cheveux bruns, mal attachés, retombaient en mèches jusqu’à son nez. Elle aimait la bière, le genièvre, les bâfres ; elle était connue des hommes. Son mari travaillant peu, à cause d’une phthisie qui le rongeait, les enfants manquaient de pain quelquefois. Alors elle les battait, les punissant ainsi d’avoir faim.

— Hé ! Tonia ! si nous buvions un coup, dit Balt, à la porte d’un cabaret.

Elle montra ses grandes dents plates, dans un rire.

— Ça n’est pas de refus.

Et tous deux, debout, se regardant, burent un verre de bière. Ils sortirent, puis, le chemin se resserrant, Balt appuya son coude contre les hanches de la femme.

La nuit était tombée. Un ciel bleu, criblé d’étoiles, mettait sur la campagne son obscurité douce ; et leurs visages plaquaient sur les buissons noirs des taches claires. Ils firent une centaine de pas, entrèrent dans un chemin couvert, et tout à coup Balt attira la femme contre lui violemment.

Elle le repoussa, lui échappa, en riant et jurant. Il courut après elle, les mains tendues, un tremblement dans les membres, et alors il y eut une courte lutte. Elle lui jeta son poing dans les yeux, se radoucit et roula dans le taillis.

Puis ils passèrent devant une maison dont les volets clos laissaient passer un filet de lumière, et elle lui dit :

— L’homme ! C’est bien le moins que vous me payiez une douceur !

— Non, répondit Balt, je n’ai plus soif.

Mais elle le tira par le bras, le poussa vers le seuil, de toutes ses forces, et la porte cédant, il entra, un sourire mauvais sur la bouche. Elle marchait derrière lui, les yeux clairs, en riant et la main posée sur son épaule comme sur une proie.

La chambre était petite, fraîchement blanchie à la chaux, avec des taches grasses de pommade à hauteur d’appui, et aux rideaux étaient accrochés des nœuds roses, touffus comme des choux. Une fille de vingt-six ans causait avec un homme, dans le fond, et une autre, plus jeune, reprisait des bas près de la cheminée. Toutes deux étaient sanglées dans des corsets, et leurs cheveux noirs reluisaient, collés sur les deux côtés du front. L’homme buvait avec la fille une bouteille de vin. C’était un cabaret borgne, dont les tenanciers, de vieilles gens, vivaient honnêtement du produit de leurs filles ajouté au produit de leur champ.

— À boire ! cria la grande Tonia en s’installant à une table et frappant la table du poing.

La plus jeune des filles se leva, passa au comptoir et demanda ce qu’il fallait servir. Alors la femme du tailleur chercha des noms dans sa mémoire, se rappelant les choses qu’elle avait bues, et elle finit par commander de l’anisette. Elle en but cinq verres, se montant la tête, s’animant, très rouge, presque tendre dans ses gestes et ses regards ; puis, se tournant vers la fille qui buvait avec l’homme, dans le fond :

— Moi aussi, j’ai mon homme avec moi, dit-elle.

Balt l’avait reprise contre lui, saisi d’un nouveau désir, et la chair autour de son chancre s’enflammait, presque saignante. Il calculait le prix des verres et vaguement songeait à s’amuser pour son argent. De temps à autre elle l’obligeait à boire à son verre et il y collait sa bouche sèche, en faisant la grimace, bien qu’il trouvât la liqueur à son goût. La lumière d’une lampe au pétrole, posée sur le comptoir, allongeait sur le mur l’ombre de ses oreilles, très larges.

Ils sortirent et sur le chemin elle tourna vers lui sa bouche chaude, ouverte, en montrant ses dents. Puis elle trébucha, l’entraînant après elle, et ils demeurèrent sur place, côte à côte, dans un embrassement. Alors Balt, que l’amour grisait, s’oublia, fit des promesses, et il la reconduisit jusqu’à sa porte, rudoyant son grand corps brun, avec une brutalité de passion.

Cela fit une diversion au mort.

Le paysan endurci rapporta chez lui l’impression de cette chair maniée dans la nuit. Une sorte de lubricité en éveil persista dans sa cervelle, au fond de ses moelles, et lui fit garder la pensée de la femme du tailleur. Il y avait longtemps que la femelle n’avait plus remué les convoitises du mâle en lui, et celle-ci arrivait dans sa vie, sur le tard, au milieu des obsessions funèbres, avec des adresses de femme experte.

Il laissa passer trois jours, se violentant de peur de trop paraître se presser, puis une après-midi, rasé de frais, il partit pour la voir.

Il y avait une demi-heure de marche entre sa maison et la sienne, mais il fit la route en quinze minutes, allongeant son pas sur son désir qui l’avait repris, tenace, exigeant.

Quand il fut en vue des maisons, il ralentit sa marche, gagné par des idées de prudence, et tout à coup il prit sur la droite un chemin qui allongeait la distance.

Il entra chez des connaissances, s’informa du prix des pommes de terre, chercha à gagner du temps, trouvant la nuit plus accommodante. Puis, la nuit venue, il longea les maisons et s’arrêta enfin à la porte du tailleur.

C’était dans une rue inégale, à l’endroit le plus resserré : des deux côtés les maisons s’étendaient, poussant leurs toits en avant, avec des airs rechignés, les unes badigeonnées en bleu tendre, sur lequel tranchaient des volets peints en vert, les autres laissant s’écailler la chaux par éclats sous la moisissure, maussades, les portes mal closes, des suintements de purin filtrant entre les pavés ; et des lampes allongeaient à cette heure leur flamme pointue derrière la vitre des boutiques et des cabarets, plaquant de rouge, par éclaboussures brusques, des têtes à demi mêlées à l’ombre. Dehors, les toits, les cheminées, la rue étaient confondus dans une splendeur sombre de crépuscule, et des tons citron pâle, très doux, lentement s’enveloppaient au ciel, par-dessus le village, d’un bleu profond, qui allait s’élargissant.

Il fit jouer le loquet, dressa sa taille et entra.

— Bonsoir, dit-il.

Et d’un coup d’œil il vit que la Tonia n’y était pas.