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Le Mort/XXI

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Henry Kistemaeckers (p. 156-167).
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XXI



Balt et la Tonia s’attardèrent jusqu’à la nuit.

La journée, commencée par un spectacle, s’acheva dans une soûlerie. La Tonia ayant ri avec des passants, il tomba sur elle à coups de poing, narguant l’échafaud, à travers des hoquets d’ivresse.

Mais les lampées avaient amolli la commère ; elle se ramassa en boule, le laissant frapper et lui disant avec tendresse :

— Tape, l’homme, si c’est pour ton plaisir !

Tout en buvant, elle suivait son idée de grasse vie, et, de temps à autre, le stimulait contre son frère, lui reparlait de n’être plus qu’à deux dans la maison, avec un bon magot. Cela traversait alors comme une fête la cervelle obscurcie de Balt, et il faisait le geste d’assommer quelqu’un dans la nuit.

À un tournant de chemin, il trébucha, s’abattit dans une flaque, la face contre terre, et aussitôt se mit à ronfler. Elle voulut l’éveiller, le secoua, le frappa de son talon ; mais il se retourna seulement, bougonnant des mots sans suite. La bière avait frappé comme d’un coup de maillet son corps insuffisamment nourri. Elle, au contraire, plus habituée aux gaîtés de la boisson, demeurait plantée dans le chemin, comme un tronc d’arbre, raide et ferme sur ses jambes.

Elle commença par le tirer de la flaque, le coucha contre un talus, puis, se courbant, un genou en terre, elle le fit basculer sur son épaule et, comme une charge de fagots, le porta par la nuit, ses pieds largement posés à terre.

La maison des Baraque était distante d’un quart d’heure de marche ; elle y arriva enfin, et heurta à la porte. La tête blême de Bast apparut dans le vacillement rouge de la lampe, et soudain ses yeux s’écarquillèrent.

— Mort ? demanda-t-il vivement.

Elle secoua la tête.

— Non.

Il rengaîna la petite comédie de désolation qu’il se préparait à jouer, furieux d’être déçu. C’était bien la peine d’éveiller les gens à cette heure ! Qu’est-ce qu’il avait de commun avec cet ivrogne ? Est-ce qu’il se soûlait, lui ? Etc.

Il ouvrit la porte au large et montra le lit, dans l’ombre. La Tonia se dirigea de ce côté, fléchit l’épaule, brusquement laissa glisser Balt de ses épaules. Le corps, emporté par son poids, s’aplatit sur le grabat, de son long. Puis, ils restèrent en présence, Bast et elle, se regardant, et elle le trouva doux, plus joli que son frère.

Bast, au contraire, la couvait de ses yeux haineux ; et tout à coup il prit un bâton, menaçant de la battre si elle s’entêtait à rester.

Elle lui allongea son poing sous le nez, attira une chaise et s’assit.

— Chassez-moi à présent, dit-elle.

Cette attitude le déconcerta.

— Bah ! fit-il, c’est pour rire.

Il tournait autour d’elle, la regardant de côté, et elle suivait ses mouvements sans montrer de crainte. Puis il s’approcha. Ses mains se tendaient comme pour l’étrangler ; mais une concupiscence l’amollit, et le geste commencé dans la haine s’acheva dans de la douceur. Il chiffonnait son corsage, à présent, s’animant petit à petit au contact de cette chair. Elle le laissait faire, passive, habituée à la main des hommes ; et à la fin, la sensation de l’avoir pour ami lui paraissant étrange, elle eut un rire.

— Ah ! Tonia ! dit-il, si ce n’était pas mon frère !

Elle haussa les épaules. Il s’assit près d’elle alors, baisa sa nuque, et l’idée de la tenter se mêla à ses rages de célibataire. Il parla d’une voix sourde, avec lenteur.

— C’est moi qui tiens l’argent.

Elle élargit les yeux et doucement passa la main sur le cou du paysan.

Il reprit :

— Il y a là, quelque part, de quoi acheter une maison, de la terre, des vaches, un cheval, des porcs.

— L’homme, lui dit-elle, vous avez la peau plus fine que Balt.

Il hésita une seconde, et lui voyant les yeux brillants, il ajouta très bas, comme s’il se parlait à lui-même :

— Mon frère mort, j’aurais cherché une femme et nous aurions vécu dans le plaisir et la joie.

Elle sauta sur ses genoux, d’un mouvement sec de son corps mince et long :

— Mon Bast, embrasse-moi.

Il la serra contre lui, et tremblant de désir, les dents entrechoquées par une fièvre d’amour et de mort, il lui souffla à l’oreille, dans un halètement :

— On pourrait être deux !

Tonia approuvait de la tête, les yeux perdus devant elle, un sourire stupide sur les lèvres ; et de la chambre voisine leur arrivait le rauquement de Balt ronflant comme un bœuf.

Il y eut un silence ; puis la langue de la femme se délia, et elle l’agaçait en même temps de ses gestes délurés.

— Tiens ! l’homme, que je te dise : faut prendre attention à l’autre.

Il vit que ses prévisions étaient fondées et grommela des injures sourdes contre ce frère détesté ; puis, tout à coup, feignant une grande colère :

— Si le plafond pouvait l’écraser, il n’aurait que ce qu’il mérite.

Elle montra ses dents dans un large rire bête :

— Merci ! j’serais sans homme, du coup !

Il ne l’écoutait plus. Il rôdait maintenant à travers la chambre, secoué par une quinte et tournant vers le mur sa face convulsée ; puis, le haut de son corps disparut un instant dans l’ombre projetée par l’angle de la cheminée. Quand il en sortit, il tenait à la main un maillet.

— Et dire qu’il n’y aurait qu’à lui laisser tomber ça sur la tête, rien qu’une fois, une seule petite fois, pour devenir Madame Baraque !

En même temps, il lui coulait le maillet dans les doigts, très doucement, comme à travers une caresse.

Elle le regarda, épouvantée, et machinalement serra le maillet. Il avait un sourire bénin sur la bouche ; et, d’un mouvement de tête imperceptible, sans plus rien dire, lui montrait la chambre où était couché Balt.

Ils gagnèrent le lit sur la pointe des pieds, Bast cachant derrière son dos le maillet qu’il avait repris, et de l’autre main tendant devant lui la lampe.

La Tonia le suivait, les yeux ardents, docile, et leurs deux silhouettes s’allongeaient sur le mur, brisées au plafond, avec des vacillements.

Bast posa la lampe sur un escabeau, s’approcha du chevet, la tête tournée vers la femme qu’il appelait, et un silence énorme régnait dans la chambre, interrompu seulement par le ronflement moins fort du dormeur.

Il leva le maillet, fit mine de le laisser retomber, et il ne cessait pas de l’appeler de la tête, qu’il remuait à petites fois. La Tonia s’avança d’un pas, attirée par cette mimique, et subitement s’arrêta, un cri d’horreur dans la gorge.

Balt venait d’ouvrir les yeux.

Bast fit un mouvement pour reculer ; mais il était pris à bras-le-corps déjà, et les mains de Balt le serraient avec une force d’étau. Alors, il se mit à battre le vide de ses bras, cherchant à se dégager, et il frappait des coups, au hasard. Puis il perdit la tête, tira son couteau, en donna deux coups dans la nuque de Balt.

Ils roulèrent à bas du lit, étroitement accrochés, et tantôt l’un avait le dessus, tantôt l’autre faisait des efforts terribles pour le reprendre.

Bast continuait à frapper de son couteau, ne sachant où, dans de la chair par moments, et d’autres fois dans l’os, dans les habits, avec une sauvagerie fébrile. L’autre se battait avec les mains, faisant peser la lourdeur de son corps sur Bast, plus mince que lui, et mordait, la bouche ouverte, ayant aux dents de la peau arrachée, des lambeaux d’habits, des cheveux.

Des moiteurs rendaient leurs peaux huileuses, sans prise pour les mains par instants, et une viscosité de sang faisait glisser leurs genoux. Les habits s’en allaient par morceaux, découvrant leurs dos, leurs ventres, avec des bouches béantes de plaie ; et tous deux hurlaient quelquefois à l’aide. La Tonia, aplatie contre le mur, dominait ce carnage.

L’escabeau sur lequel était la lampe trébucha en ce moment. Alors la lutte s’acheva dans la nuit.

Elle battait les murs, les lits, les pieds de la table d’un choc continu, avec une effrayante rumeur sourde de râles et de membres broyés, qui par moments traînait, avait l’air de monter de dessous terre.

La Tonia, penchée sur leurs agonies, essayait de conjecturer quel serait le vainqueur, et de temps en temps passait une allumette sur le mur. Vers le matin, l’odeur du sang lui tournant le cœur, elle ouvrit la porte et se mit à marcher droit devant elle. Quand elle revint, elle trouva Nol en train de pousser à coups de balai, du côté de la fosse aux fumiers, deux masses humaines effroyablement défigurées.


Octobre 1878.