Le Mort vivant/Chapitre 15

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Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 306-318).


XV

LE RETOUR DU GRAND VANCE


Je n’essaierai pas de décrire l’état d’esprit où se trouvait Maurice en sortant de la Gare de Waterloo. Le jeune marchand de cuirs était, par nature, modeste ; jamais il ne s’était fait une idée exagérée de sa valeur intellectuelle ; il se rendait pleinement compte de son incapacité à écrire un livre, à jouer du violon, à divertir une société de choix par des tours de passe-passe, en un mot, à exécuter aucun de ces actes remarquables que l’on a coutume de considérer comme le privilège du génie. Il savait, il admettait, que son rôle en ce monde, fût tout prosaïque : mais il croyait, — ou du moins il avait cru jusqu’à ces derniers jours, — que ses aptitudes étaient à la hauteur des exigences de sa vie. Or, voici que, décidément, il avait à s’avouer vaincu ! La vie avait décidément le dessus ! Aussi, lorsqu’il quitta la Gare de Waterloo, le pauvre garçon ne voyait-il devant lui qu’un unique objet : rentrer chez lui ! De même que le chien malade se terre sur le sofa, Maurice n’aspirait plus qu’à refermer sur lui la porte de la maison de John Street ; la solitude et le calme, ah ! de toute son âme il y aspirait.

Les ombres du soir commençaient à tomber quand il arriva enfin en vue de ce lieu de refuge. Et la première chose qui s’offrit à ses yeux, en approchant, fut la longue figure d’un homme debout sur le perron de sa maison, et occupé tantôt à tirer le cordon de la sonnette, tantôt à lancer dans la porte de vigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son vêtement déchiré et tout couvert de boue, avait l’air d’un hideux chiffonnier. Mais Maurice le reconnut aussitôt : c’était son frère Jean.

Le premier mouvement du frère aîné fut, naturellement, pour se retourner et prendre la fuite. Mais le désespoir l’avait anéanti au point de le rendre indifférent désormais aux pires catastrophes. « Bah ! se dit-il, qu’importe ! » Et, tirant de sa poche son trousseau de clefs, il gravit silencieusement les marches du perron.

Jean se retourna. Son visage de fantôme portait un extraordinaire mélange de fatigue, de honte, et de fureur. Et, lorsqu’il reconnut le chef de sa famille, une lueur, sinistre, s’alluma dans ses yeux.

— Ouvre cette porte ! dit-il, en s’écartant.

— C’est ce que je fais ! répondit Maurice, pendant que, intérieurement, il se disait : « Tout est fini ! Il respire le meurtre ! »

Les deux frères se trouvaient à présent dans le vestibule de la maison, dont la porte venait de se refermer derrière eux. Tout à coup, Jean saisit Maurice par les épaules et le secoua comme un chien terrier secoue un rat.

— Sale bête ! cria-t-il, je serais en droit de te casser la gueule !

Et il se remit à le secouer, et avec tant de force que les dents de Maurice claquèrent, et que sa tête se cogna au mur.

— Pas de violence, Jeannot ! dit enfin Maurice. Cela ne saurait faire de bien ni à moi ni à toi.

— Ferme ta boîte ! répondit Jean. C’est à ton tour d’écouter !

Puis il pénétra dans la salle à manger, s’affaissa dans un fauteuil, et, ôtant un de ses souliers sans semelle, prit avec ses deux mains son pied, comme pour le réchauffer.

— Je suis boiteux pour la vie ! dit-il. Qu’est-ce qu’il y a pour dîner ?

— Rien, Jeannot ! dit Maurice.

— Rien ? Qu’entends-tu par là ? demanda le Grand Vance. N’essaie pas de me monter le coup, hein !

— Je veux dire qu’il n’y a rien ! répondit simplement son frère. Je n’ai rien à manger, ni rien pour acheter de quoi manger ! Moi-même, aujourd’hui, je n’ai pu prendre qu’un sandwich et une tasse de thé.

— Rien qu’une sandwich ? ricana Vance. Et je suppose que tu as le cynisme de t’en plaindre, encore ? Mais, tu sais, mon petit, fais attention à toi ! J’ai supporté maintenant tout ce que je pouvais supporter. C’est fini ! Et je vais te dire ce qui en est ! Eh bien ! j’ai l’intention de dîner, et tout de suite, et de bien dîner ! Prends ta collection de bagues à cachets, et va la vendre !

— Impossible aujourd’hui ! répondit Maurice. C’est dimanche !

— Je te dis que je veux avoir à dîner, entends-tu ? hurla le frère cadet.

— Mais pourtant, Jeannot, si ce n’est pas possible ! plaida l’aîné.

— Satané idiot ! cria Vance. Ne sommes-nous pas les maîtres de la maison ? Ne nous connaît-on pas, à l’hôtel où le cousin Parker nous invitait à dîner quand il venait à Londres ? Allons, détale au galop ! Et si tu n’es pas rentré dans une demi-heure, et si tu ne m’apportes pas un dîner de premier choix, je démolis tous les meubles, et puis je vais droit à la police et je raconte toute l’histoire ! Comprends-tu ce que je te dis, Maurice Finsbury ? Parce que, si tu le comprends, tu ferais mieux de filer !

L’idée souriait même au malheureux Maurice qui tremblait de faim. Aussi se hâta-t-il d’aller commander le dîner et de revenir chez lui, où il trouva Jean toujours occupé à bercer son pied comme un poupon malade.

— Et qu’est-ce que tu veux boire, Jeannot ? demanda Maurice, de sa voix la plus caressante.

— Du champagne, parbleu ! de ce vieux champagne dont Michel me parle toujours quand je le rencontre ! Allons, vite à la cave, et prends garde à ne pas trop secouer la bouteille ! Mais d’abord, écoute un peu ! Tu vas me préparer du feu, et m’allumer le gaz, et me fermer les volets ! Voici la nuit venue et j’ai froid ! Et puis tu mettras la nappe et le couvert ! Et puis… dis donc ! va donc me chercher des vêtements de rechange !

La salle à manger avait pris une apparence relativement habituelle lorsqu’arriva le dîner. Et ce dîner lui-même fut excellent : une forte soupe, des filets de sole, deux côtelettes de mouton avec une sauce aux tomates, un rôti de bœuf garni de pommes de terre, un pudding, un morceau de chester ; en un mot, un repas foncièrement anglais, mais, comme l’avait souhaité le Grand Vance, « de premier choix ».

— Ah ! que Dieu soit loué ! s’écria le jeune voyageur en s’installant à table. (Et sa joie devait être, en vérité, bien vive, pour le ramener ainsi par surprise à la pieuse cérémonie du benedicite, dont il avait depuis longtemps perdu l’habitude !) Mais non ! poursuivit-il, je vais aller manger dans ce fauteuil là-bas, près du feu : car voilà deux jours que je gèle, et j’ai besoin de me réchauffer à fond ! Je vais aller me mettre là-bas, et toi, Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la table et moi, et me servir !

— Mais, Jeannot, c’est que j’ai faim, moi aussi ! dit Maurice.

— Tu pourras manger ce que je laisserai ! répliqua le Grand Vance. Ha ! mon petit, ceci n’est que le début de notre règlement de comptes ! Tu as perdu la belle : tu vas avoir à casquer ! Gardez-vous de réveiller le lion britannique !

Il y avait quelque chose de si indescriptiblement menaçant dans les yeux et dans la voix du Grand Vance, pendant qu’il proférait ces locutions proverbiales, que l’âme de Maurice en fut épouvantée.

— Allons ! reprit l’orateur, donne-moi un verre de champagne, avant mon filet de sole ! Et moi qui me figurais que je n’aimais pas ça, le filet de sole !… Dis donc — ajouta-t-il avec une nouvelle explosion de rage — sais-tu comment je suis venu jusqu’ici ?

— Non, Jeannot, comment le saurais-je ? répondit l’obséquieux Maurice.

— Eh bien ! je suis venu sur mes pattes ! cria Jean. Oui, mon ami, j’ai fait sur mes dix doigts tout le chemin, depuis Browndean, et j’ai mendié tout le long de la route ! Je voudrais un peu te voir mendier, Maurice Finsbury ! Ce n’est pas aussi facile que tu pourrais le supposer ! Je me suis fait passer pour un pêcheur de Blyth, victime d’un naufrage. Je ne sais pas où cela se trouve, Blyth ; et toi, le sais-tu ? Mais j’ai pensé que cela avait un air naturel, à le dire ainsi sur la grand-route. J’ai demandé l’aumône à une vilaine petite bête de gamin qui revenait de l’école, et il m’a donné deux sous, et il m’a dit de lui enrouler une ficelle autour de sa toupie. Et je l’ai fait, et fort bien fait, mais il a déclaré que ce n’était pas ça ! Et il a couru derrière moi en me réclamant ses deux sous ! Après cela, j’ai demandé l’aumône à un officier de marine. Celui-là ne m’a pas confié sa toupie, il m’a simplement donné une petite brochure sur l’alcoolisme, et, là-dessus, il m’a tourné le dos ! C’est tout ce que j’ai eu de lui. J’ai demandé l’aumône à une vieille dame qui vendait du pain d’épices ; elle m’a donné un gâteau d’un sou. Mais le plus beau a été un monsieur qui, comme je me plaignais de manquer de pain, m’a répondu qu’il y avait, pour tout Anglais, un excellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c’était de casser un carreau à la première maison venue, de façon à se faire mettre en prison… Et maintenant, apporte le rôti !

— Mais… mais, hasarda Maurice, pourquoi n’es-tu pas resté à Browndean ?

— À Browndean ? s’écria Jean. Et de quoi y aurais-je vécu ? Du Lisez-moi ! et d’un dégoûtant canard de l’Armée du Salut ? Non, non, il fallait à tout prix que je filasse de Browndean ! J’avais pris pension, à crédit, dans une auberge, où je m’étais fais passer pour le Grand Vance, de l’Alhambra. Tu aurais fait la même chose, à ma place ! Mais voilà qu’on s’est mis à parler des music-halls, et de tout l’argent que j’y avais gagné avec mes chansons ! Et puis, voilà qu’un client de l’auberge m’a demandé de chanter Autour de tes formes splendides. Et puis, quand je me suis décidé à le chanter, voilà que tout le monde a été d’accord pour affirmer que je n’étais pas le Grand Vance ! J’ai eu beau leur tenir tête, ils se sont entêtés à ne pas me croire ! C’est comme ça que se sont achevées mes relations avec l’auberge du pays ! poursuivit tristement le jeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier…

— Notre propriétaire ? demanda Maurice.

— Lui-même ! dit Jean. Il s’est amené ce matin, le nez en l’air, et le voilà qui veut savoir où a passé le baril à eau, et ce que sont devenues les couvertures du lit ! Je lui ai dit d’aller au diable. Que pouvais-je lui dire d’autre ? Mais alors le voilà qui me dit que nous avons mis en gage des objets qui n’étaient pas à nous, et qu’il allait nous faire notre affaire ! Ma foi, je m’en suis payé une bien bonne ! Je me suis rappelé qu’il était sourd comme un pot, et je me suis mis à lui débiter un tas d’injures, mais très poliment, et si bas qu’il n’était pas fichu d’entendre un seul mot. « Je ne vous entends pas ! qu’il me dit. — Hé ! je le sais bien, que tu ne m’entends pas, et heureusement pour toi, vieille bête, vieux porc, vieux cornard ! que je lui réponds avec mon plus gracieux sourire. — Je suis un peu dur d’oreilles ! qu’il me beugle. — Je n’en mènerais pas large, si tu ne l’étais pas, idiot, excrément ! que je murmure, comme si je lui fournissais des explications. — Mon ami, qu’il me dit enfin, je suis sourd, c’est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourra vous entendre ! » Et, là-dessus, il s’en va, tout furieux. Il s’en va d’un côté ; moi, je file de l’autre. Je lui ai laissé, pour se dédommager, la lampe à esprit de vin, le Lisez-Moi ! le journal de l’Armée du Salut, et cet autre périodique que tu m’as envoyé ! Et, à ce propos, il faut que tu aies été ivre-mort pour m’envoyer une affaire comme celle-là ! On n’y parlait que de poésie, du globe céleste ! Et des tartines, dix colonnes à la fois ! Dis donc, c’est le moniteur des asiles d’aliénés que tu m’as envoyé là ! L’Attanium, je me rappelle le titre ! Dieu puissant, quel canard !

— Tu veux dire : l’Athenœum rectifia Maurice.

— Hé ! peu m’importe comment tu l’appelles ! dit Jean. Mais je te trouve vraiment épatant, de m’avoir envoyé ça ! Ça ne fait rien, mon vieux, je commence à me remettre ! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore un verre de champagne ! Ah ! Michel a bien raison de vanter ce champagne ! Au fait, tu peux te servir ! Il reste un peu de poisson, une côtelette tout entière, et ce morceau de fromage. Oui, Michel, voilà un homme qui me plaît ! Il est bien capable de lire ton Athenœum, lui aussi : mais au moins, il sait ne pas en avoir l’air ! Au moins il est gai, bon enfant, il n’a pas cette mine d’enterrement qui m’a toujours dégoûté chez toi ! Mais, dis donc, je ne te pose même pas la question, parce que j’ai deviné tout de suite ce qui en était. Ta combinaison ? Ratée à fond, hein ?

— Par la faute de Michel ! dit Maurice en se rembrunissant.

— Michel ? Qu’a-t-il à voir là-dedans ?

— C’est lui qui a perdu le corps, voilà ce qu’il a eu à y voir ! répondit Maurice. Il a perdu le corps du vieux Joseph, et impossible maintenant de déclarer le décès !

— Comment ? demanda Jean. Mais je croyais que tu ne voulais pas déclarer le décès ?

— Oh ! nous n’en sommes plus là ! dit son frère. Il ne s’agit plus de sauver la tontine, mais de sauver la maison de cuirs ! Il s’agit de sauver les vêtements que nous avons sur le dos, Jeannot !

— Ralentis un peu la musique ! dit Jean, et étale ton histoire depuis le commencement !

Et Maurice fit comme l’ordonnait son frère.

— Eh bien ! qu’est-ce que je t’avais dit ? — s’écria le Grand Vance, quand il eut entendu le triste récit.

— Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose ! Moi, en tout cas, je n’entends pas être dépouillé de la part qui me revient !

— Ah ! par exemple, j’aimerais bien à connaître ce que tu comptes faire ! dit Maurice.

— Je vais vous le dire, monsieur ! répliqua Jean, du ton le plus décidé. Je vais, tout simplement, remettre mon affaire aux mains du premier avoué de Londres, et, après cela, que tu boives un bouillon ou non, je m’en ficherai comme des choses de la lune !

— Mais pourtant, Jean, nous sommes à bord du même bateau ! murmura Maurice.

— À bord du même bateau ? Ah bien ! je te parie que non ! Est-ce que j’ai commis un faux en écritures, moi ? Est-ce que j’ai cherché à dissimuler la mort de l’oncle Joseph, moi ? Est-ce que j’ai fait insérer des annonces, — des annonces absolument stupides et grotesques, d’ailleurs, — dans tous les journaux, moi ? Est-ce que j’ai détruit des statues qui ne m’appartenaient pas, moi ? En vérité, j’aime votre aplomb, Maurice Finsbury ! Non, non, non ! Trop longtemps, je t’ai confié la direction de mes affaires ; maintenant je vais les confier à Michel. Michel, au reste, est un garçon qui m’a toujours plu. Et j’ai hâte de voir enfin un peu clair dans ma situation !

En cet instant, les deux frères furent interrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avait timidement entr’ouvert la porte, reçut, des mains d’un commissionnaire, une lettre dont l’adresse était de la main de Michel. La lettre était rédigée comme suit :


Avis. — MAURICE FINSBURY, pour le cas où le présent avis lui tomberait sous les yeux, est informé qu’il apprendra quelque chose d’avantageux pour lui, demain matin lundi, à dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane. — MICHEL FINSBURY.


Docilement, Maurice, dès qu’il eut parcouru cette lettre, la transmit à son frère.

— Ah ! voilà une façon qui me plaît pour écrire un billet ! s’écria Jean. Personne autre que Michel n’aurait jamais pu écrire ça !

Et Maurice, dans sa dépression, n’osa pas même protester de ses droits d’auteur.