Le Parnasse contemporain/1869/Le Moule brisé
Chaque être est, dans le tout, un exemplaire unique :
Avant, rien de semblable ; après, rien de pareil !
Et chaque fois que Dieu crée & se communique,
C’est un enfantement, ce n’est pas un réveil.
Dans sa mobilité partout la vie abonde,
Sans pouvoir revenir au chemin parcouru ;
On ne remplace pas un ciron dans le monde :
L’être est irréparable, une fois disparu !
Dieu, qui, pour féconder le sein de la nature,
Dans l’infini du temps a l’infini pouvoir,
Ne produit pas deux fois la même créature.
Et ne redonne rien de ce qu’il a fait voir !
Pour se multiplier toujours, rien ne lui coûte,
Excepté de refaire un être que j’aimais.
Dans les âges futurs d’autres naîtront sans doute,
Aussi beaux, aussi bons : mais le même, jamais !
Sans doute, il survivra, cet être que je pleure ;
Je puis le retrouver dans l’obscur avenir ;
L’instinct qui me l’apprend ne saurait être un leurre :
L’âme peut commencer, & ne jamais finir !
Mais dès qu’elle a quitté l’enveloppe charnelle,
Laissant sa vague image aux cœurs irrésolus,
Dieu détruit sans retour la forme originelle,
Comme un moule brisé qui ne servira plus !
Par lui tout continue & rien ne recommence ;
Tout est nouveau, tout change, au ciel comme ici-bas ;
Il sème, & prodiguant la vie & la semence,
Malgré l’éternité, ne se répète pas !