Le Moulin du Frau/03

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Bibliothèque-Charpentier (p. 96-131).



III


Ici commence pour moi une vie nouvelle, toute simple, tout unie, réglée par le soleil, les saisons, les époques des travaux de la campagne, le cours naturel des choses, c’est-à-dire une bonne vie paysanne, la meilleure, à mon avis, et la plus saine de toutes pour le corps et l’esprit.

Je ne trouvai pas de grands changements dans le pays ; la Révolution n’avait fait que le toucher un peu, sans le bouleverser. Le maire était changé ; à la place de M. Lacaud, gros bourgeois orgueilleux, qui restait l’hiver à Périgueux, on avait nommé Migot, son adjoint, sur les conseils de mon oncle qui voulait le gagner à la République, en quoi il avait du tout réussi, car Migot, qui, auparavant, ne voyait et ne parlait que d’après M. Lacaud, un philippiste enragé qui ne jaugeait les hommes que sur leur avoir, était devenu un bon républicain : il n’avait fallu pour ça qu’une écharpe à franges d’or. Les hommes sont ainsi, beaucoup du moins, le meilleur gouvernement est celui où ils sont quelque chose. Mon oncle était conseiller, tout bonnement ; il aurait pu être adjoint et même maire, mais il disait qu’il fallait laisser les places à ceux qui en avaient besoin pour s’attacher à la République. Avec ça, Migot, content d’être maire, ne faisait rien que d’après ses conseils.

La garde nationale avait été aussi mise sur pied dans la commune, et comme de juste, les gens, bêtes ainsi que toujours, avaient nommé M. de Puygolfier pour la commander. De cette affaire, il en avait vendu un taillis pour se faire habiller et équiper. Mais si le capitaine était tout flambant neuf, les gardes nationaux ne brillaient pas par la tenue. Deux ou trois sergents ou caporaux s’étaient fait faire des blouses d’uniforme à Excideuil ; mais les autres venaient comme ils étaient : en sans-culotte, en blouse ; les uns avec des souliers, les autres avec des sabots. Et quels fusils ! À cette époque, la loi sur la chasse n’avait pas encore fait disparaître toutes les vieilles patraques qu’il y avait dans les campagnes, et les gardes nationaux venaient faire l’exercice avec. C’étaient des fusils à pierre bien entendu, et à un coup le plus souvent, dont les crosses quelquefois cassées, étaient racommodées avec des bandes de fer posées par le maréchal, et dont le canon était maintenu par un fil de fer, lorsque la grenadière était perdue. Les bretelles étaient faites presque toutes avec des lisières de drap ; ceux qui en avaient de cuir étaient comme des aristocrates, et les autres les enviaient.

On avait planté aussi un arbre de la Liberté, avec la garde nationale sous les armes et en présence de quasi toute la commune. M. Silain était là, à la tête de ses hommes, car dans le commencement, il ne disait trop rien, au contraire ; il approuvait beaucoup ceux qui avaient chassé l’usurpateur, comme il disait, et il ajoutait que la République valait bien mieux que Philippe : plus tard, il les mit dans le même sac.

L’arbre fut donné par mon oncle, et transporté de notre pré jusqu’au bourg par une vingtaine de jeunes gens qui marchaient au pas, en chantant la Marseillaise. On le planta en grande cérémonie sur la petite place en face de l’église, et lorsque la terre fut bien tassée autour et que laissé à lui-même il commença à se balancer doucement au vent, il fut salué par la décharge de tous les fusils des gardes nationaux qui partaient les uns après les autres : ça fit une belle pétarade à ce qu’il parait. Après ça, le curé Pinot en surplis, suivi de Jeandillou, son marguillier, qui portait un seau à l’eau bénite, fit un discours où il dit que l’Église pouvait avoir des préférences en fait de gouvernement, mais qu’elle n’en repoussait aucun, et vivrait en paix avec la République, pourvu que celle-ci respectât ses privilèges, révoquât quelques mesures prises par le gouvernement de Juillet, et remît les choses comme avant. Oh ! il ne demandait pas qu’on en revint au temps de l’ancien régime, il savait bien que les ordres ne pouvaient être rétablis, mais en fait, le clergé devait être le premier dans l’État, comme sous la Restauration, et il fallait que la République fît de bonnes lois pour faire respecter la religion.

Ceux qui comprenaient, étaient goguenards, mais il n’y en avait guère, car dans notre contrée arriérée, beaucoup n’entendaient pas le français et le curé prêchait ordinairement en patois, à cause de ça.

Son discours fini, le curé Pinot prit le goupillon et fit le tour de l’arbre en marmottant des oremus, et en l’aspergeant d’eau bénite avec un petit coup sec, comme qui dit : Si tu pouvais en crever ! Cela fait, il se retira toujours suivi de Jeandillou.

Pendant ce temps les gardes nationaux avaient rechargé leurs fusils, et cette fois bien guidés par leur capitaine, ils firent une seconde salve avec un peu plus d’ensemble. Après ça, on alla vider quelques pintes à l’auberge.

Mon oncle me racontait ces affaires-là, le soir, pour me distraire un brin, car j’étais bien triste comme on peut penser. J’allai me coucher de bonne heure et je me mis à penser à ma pauvre mère ; puis accablé par la fatigue et la peine, je m’endormis comme une souche.

Le lendemain je descendis au moulin, et je me mis à demander choses et autres à Gustou, sur la conduite des meules et les affaires du métier. Ho ! dit mon oncle en survenant, tu ne veux pas faire sans doute le meunier, avec ton habillement de monsieur ? Demain nous irons à Excideuil chercher de l’étoffe pour t’habiller. Toi, aujourd’hui, va-t-en chez Lajarthe ; il ne doit pas y être, mais quelqu’un des voisins te dira où il travaille par là, et tu iras lui demander quand est-ce qu’il pourra venir pour te faire tes habillements.

Je pris un bâton et je traversai la rivière en passant sur les gros quartiers posés exprès le long du gué, puis prenant par de petits chemins et des sentiers, je montai jusqu’au village où demeurait Lajarthe. Il n’y était pas en effet, et personne ne put me dire où je le trouverais. Au reste, il n’y avait pas grand monde là, que quelques vieux ; tout le monde était dans les terres. Une bonne femme me dit pourtant que le matin il avait dû passer au bourg chez Maréchou l’aubergiste. J’y allai, et Maréchou me dit que Lajarthe travaillait dans une maison à Lavergne, du côté de Clermont-d’Excideuil. Chez qui, il n’en savait rien. Mais le village n’est pas bien grand et quand j’y fus, j’eus bientôt trouvé mon homme. La femme me fit tourner vers le feu, et quand Lajarthe eut dit que j’étais le neveu de Nogaret le meunier, elle déclara qu’elle m’avait vu au moulin lorsque j’étais petit, mais qu’elle ne m’aurait pas reconnu, et elle répéta ça, comme si c’eût été quelque chose d’extraordinaire. Après ça, elle me convia à boire un coup, et mit le chanteau sur la table avec une touaille et alla tirer à boire. Les hommes de la maison n’étant pas là, je trinquai avec Lajarthe, qui me dit que ça tombait bien, qu’il en avait encore pour le lendemain, céans, mais qu’il viendrait au Frau, le surlendemain, sans faute.

Il vint, en effet, le surlendemain au matin. Il fallut commencer par boire le vin blanc ; après ça Lajarthe regarda le drap que nous avions porté d’Excideuil, il le fit claquer dans ses doigts, demanda le prix, et quand mon oncle eut dit qu’il l’avait payé sept francs quinze sous l’aune, il déclara que Dameron ne nous avait pas trompés. Ensuite il me prit mesure. Oh ! c’était bientôt fait ; il ne le faisait même que pour contenter les pratiques qui auraient eu peur, sans ça, qu’on leur gâtât leur drap. Je crois bien qu’il ne se servait guère de ces mesures, qu’il logeait dans sa tête ; mais il avait le coup d’œil et ne se trompait pas. On racontait comme exemple de son habileté, qu’un jour ayant une culotte à faire pour un homme d’Autrevialle et l’ayant trouvé tout en haut d’un noyer qu’il récurait, comme l’homme voulait descendre pour se faire prendre la mesure, Lajarthe lui avait crié : Ça n’est pas besoin ; tiens-toi droit ! c’est bien, je vois ton affaire ! et qu’il s’en était retourné ainsi. Et l’homme assurait que jamais de sa vie il n’avait eu une culotte où il fût plus à son aise.

Il était bien curieux ce Lajarthe. C’était un petit homme sec et brun, avec des petits yeux noirs qui brillaient comme des chandelles. Le moyen que ses parents avaient employé pour les lui éclaircir avait réussi, car ils lui avaient fait percer, à ce qu’il disait, les oreilles à cette fin, en sorte que Lajarthe portait des pendants d’oreille comme des anneaux de mariage. À ce moyen, lui avait ajouté le tabac, et lorsqu’il travaillait, il tirait souvent sa tabatière à queue de rat, étendait la main, le pouce bien détaché, et dans le petit creux qui se formait, il faisait couler doucement une forte prise qu’il reniflait en deux coups, un dans chaque nasière, sans en perdre un brin.

Il était plein de malice et d’esprit, et il ne faisait pas bon passer par sa langue ; mais il n’attrapait que ceux qui le méritaient. Ce qu’il pensait, il le disait, et il en pensait long. Bon homme au fond et facile avec les pauvres gens, il n’aimait pas les riches, ni les nobles, ni les curés, et il était dur pour leur égoïsme et leurs vexations. Il savait toutes les vieilles histoires du pays, pour les avoir ouïes des anciens, et il les racontait avec une bonne humeur endiablée. Quand on venait à parler de quelque riche bourgeois de nos cantons celui-ci ou celui-là, il savait l’histoire de leur fortune. Et il racontait comment le père avait gagné quelques écus en faisant le peyrolier, et en courant les campagnes pour acheter la vieille ferraille ; comment le fils avait fait profiter ces écus en achetant des coupes de bois pour les forges aux gens gênés, en prêtant à usure, et en faisant exproprier les pauvres diables qui tombaient sous sa coupe.

C’est comme ça, par exemple, que le défunt M. Chabannet avait eu pour un morceau de pain de bonnes propriétés, et même la papeterie du Coudreau, dans le haut de la rivière. Et aujourd’hui son petit-fils faisait le gros monsieur, voulait être député, et il avait tout un attirail de maison, et ne fréquentait que les nobles, qui riaient joliment d’ailleurs du sot orgueil de celui dont le grand-père avait étamé leurs casseroles.

Et cet autre, dont l’aïeul avait porté le bonnet rouge, et était un des plus chauds Jacobins de la Société populaire d’Excideuil ; pourquoi était-il royaliste à cette heure ? pourquoi suivait-il le parti des nobles, lui dont cet aïeul faisait les motions les plus féroces, et parlait couramment de l’accolade fraternelle de la hache révolutionnaire ?

Et pourquoi aussi était-il si grand ami des curés ; pourquoi portait-il le dais aux processions, lui dont le même aïeul avait fait mettre en réclusion, avec raison d’ailleurs, les curés des environs qui prêchaient contre la République ?

Comment ! il avait encore dans son héritage des biens nationaux, ou des écus en provenant, et voici qu’il reniait son grand-père et la Révolution ! Quel malheur !

C’est en dévoilant impitoyablement les origines des bourgeois vaniteux, c’est avec des brocards cruels contre les mauvais riches, qu’il consolait les pauvres gens de leur misère. Et lorsqu’on lui parlait des nobles d’avant la Révolution, il disait que la plupart d’entre eux avaient des origines semblables, seulement que c’était plus vieux et qu’on ne s’en souvenait plus. Et là-dessus il citait ce riche maître de forges de Jumilhac, fait baron par Henri IV, à qui il avait prêté de l’argent et des canons. Oh ! il y en avait de plus anciens sans doute, qui descendaient de ces brigands féodaux qui pillaient et tuaient les pauvres paysans, comme Archambaud, mais il n’y avait pas là de quoi être fier. Quand je pense, disait-il, que ce bandit a fait enfumer et étouffer dans un cluzeau, près de Périgueux, une trentaine de paysans qui s’y étaient cachés pour lui échapper, je me demande comment il s’est sauvé un seul noble à la Révolution !

— En finale, ajoutait-il, c’est tout la même chose. Les nouveaux riches sont plus ridicules, les anciens étaient plus méchants ; mais les uns et les autres ont fait et font encore au peuple toutes les misères qu’ils peuvent. Le pouvoir et les moyens ont changé, mais l’intention y est toujours. On ne peut plus tuer un paysan, mais on le fait crever de misère, ça revient au même, sans compter que c’est plus long.

— Pourtant, lui disait-on quelquefois, il y a des riches et des nobles, qui sont de braves gens, pas fiers et charitables. Chez nous, répondait-il, il y en a quelques-uns de bons, pas beaucoup, mais il y en a. Et d’une manière c’est tant pis, parce qu’ils font supporter tous les autres qui ne valent rien.

D’ailleurs, ce n’est pas de la charité qu’il nous faut, c’est de la justice !

Il nous disait encore, le petit pique-prune, comme on appelle les tailleurs par chez nous, que la terre devait appartenir à ceux qui la travaillaient, et les outils aux ouvriers.

— Il ne doit plus y avoir de maîtres pour les travailleurs de terre, ni de patrons pour les ouvriers.

— Alors, disait Gustou étonné, il n’y aurait plus de métayers ?

— Non certes. Tiens, vois les Geoffre, qui sont métayers de Puygolfier de père en fils dès longtemps avant la Révolution. Crois-tu que ce n’est pas eux qui ont fait la métairie ce qu’elle est ? Sans leur travail, que serait-elle ? Rien. Que donnerait-elle ? Rien. Depuis quatre-vingt-dix ans qu’ils sont là, est-ce qu’ils n’ont pas plus de droits sur cette terre que depuis près d’un siècle ils tournent, retournent et bonifient, sur laquelle trois ou quatre générations ont sué et peiné, que les messieurs de Puygolfier ? Tu me diras peut-être : comment feront les gens qui ont beaucoup de terres ? Et je te répondrai à ça, qu’une famille ne doit pas avoir plus de terre qu’elle n’en peut travailler.

Non, il ne doit plus y avoir de métayers, ni de domestiques si ce n’est comme apprentissage. Une fille irait servante pour apprendre la tenue d’un ménage ; puis après, ayant épargné ses gages, elle se marierait. De même pour un domestique. Ainsi toi, Gustou, une fois que tu as bien connu ton métier de meunier, tu aurais dû t’établir si les affaires marchaient comme il faut.

— J’aurais pu le faire, répliqua Gustou ; il y a pas loin d’ici, dit-il en regardant mon oncle, quelqu’un qui m’aurait aidé, je le sais ; mais moi j’aime mieux rester ici, où je suis comme chez moi, sans en avoir les tracas.

Tout le monde se mit à rire, et Lajarthe reprit :

— Tout ça, c’est très bien, tu te plais ici, restes-y, la liberté avant tout ; mais ça n’empêche pas que ce que je dis soit vrai.

C’est des idées comme ça, qui faisaient que le curé Pinot appelait Lajarthe : révolutionnaire, communiste ; car on parlait beaucoup de communistes alors. Mais lui s’en moquait, et disait qu’il n’était pas communiste, ne voulant pas renoncer à sa liberté, à seule fin de travailler pour les fainéants ; qu’il ne demandait que deux choses : chacun pour soi et chez soi, et de bonnes lois pour tous. Ce pauvre Pinot n’entend rien à ces affaires, faisait-il. Il devrait savoir que Jésus-Christ, les apôtres et les disciples, étaient communistes, comme le disait l’ancien curé Meyrignac, qui avait posé la soutane à la Révolution. Lui-même l’a lu dans son livre d’évangiles, mais il ne comprend pas seulement ce qu’il lit ; pourvu qu’il ait sa pipe et sa nièce, il trouve que tout est bien.

Et on riait.

Lorsque tous mes habillements de meunier furent finis, je m’habillai avec, le matin, et la Mondine serra mes effets de la ville dans la grande lingère ; ils doivent y être encore, pour moi, je ne les ai jamais revus. Dans l’après-midi, mon oncle allait partir avec la mule pour rendre de la farine à Puygolfier. Donne-moi le fouet, lui dis-je ; je vais y aller ; et me voilà parti. J’avais ressenti, je ne sais quelle sotte honte à l’idée de me montrer ainsi vêtu devant la demoiselle Ponsie, mais je fis comme j’ai accoutumé de faire depuis, de marcher droit à ces fumées vaniteuses, ce qui est le vrai moyen de les dissiper.

Arrivé dans la cour, j’attachai la mule à un anneau et je portai le sac à la cuisine. En entendant ouvrir la porte, la demoiselle vint, et ne fit aucune attention à mon habillement. Avec son grand bon sens, elle trouvait tout ordinaire que puisque je me faisais meunier j’en eusse le costume. Mais qu’elle était changée, la pauvre ! Je n’y avais pas pris garde à l’enterrement de ma mère, mais ce jour-là, je m’en aperçus bien. Ses yeux si beaux étaient mâchés par dessous, son front avait déjà quelques fines rides, elle avait maigri, et surtout, il y avait sur toute sa figure une tristesse qui me faisait mal à voir. Elle avait la trentaine passée, la pauvre demoiselle, et elle voyait bien qu’elle ne se marierait jamais, elle si aimante et si bonne pour les petits enfants. M. Silain continuait toujours son train de vie ; voyageant d’un côté et d’autre, mangeant son bien morceau à morceau, de façon que la pauvre, elle voyait venir la misère pour ses vieux jours.

Elle fut bonne pour moi, comme d’habitude, et me parla de ma mère, et m’en dit tout le bien possible. Puis elle fit cette réflexion, que pour ma mère qui avait un fils qui l’aimait bien, ce n’était pas le cas, mais que souvent ceux qui s’en allaient étaient bien heureux. Je redescendis au Frau tout ennuyé de l’avoir vue comme ça.

Le jeudi suivant, je trouvai, comme il avait été convenu avec ma tante, mon cousin Ricou à Excideuil. Nous étions du même âge ou guère s’en faut, et pendant le temps que j’étais resté chez lui, nous étions grands amis. C’était un fort gaillard maintenant, toujours content, toujours chantant et aimant à s’amuser. Dans la journée il me fit passer au moins dix fois dans une petite rue assez déplaisante, sans que je me doutasse pourquoi. Nous nous attardâmes un peu à l’auberge, et en mangeant un morceau, il m’apprit que dans cette petite rue demeurait une fille qu’il avait vue à la vôte de Tourtoirac, et qu’il avait fait danser, et que cette jeune fille était sa bonne amie. Mais les parents d’elle, qui avaient quelque chose, ne voulaient pas le mariage ; ils le trouvaient trop jeune, et avec çà, pas de position car il était garçon maréchal. Malgré tout, il avait la promesse de la fille, et il espérait bien qu’elle tiendrait bon jusqu’à ce qu’il eût trouvé à s’établir. Et afin d’y arriver, il tracassait son père de lui avancer quelques sacs d’écus pour lever boutique. Mais mon oncle qui avait besoin de son argent pour son commerce de veaux, n’entendait pas à ça, joint qu’il le trouvait, comme les parents de la fille, un peu trop jeune pour s’établir.

Après qu’il m’eût tout conté, il me demanda si j’avais aussi une bonne amie. Je lui répondis que non, ce à quoi il répliqua que cependant à Périgueux ça ne devait pas être difficile de s’en faire une, et il s’étonnait que je n’en eusse point.

À l’entendre, c’était chose ordinaire, nécessaire et même indispensable à un jeune homme que d’avoir une bonne amie.

Il était nuit lorsqu’il eut fini de me parler de ça et il fallait partir. Pour couper au plus court, nous allâmes monter à Saint-Raphaël, pour de là aller passer l’Haut-Vézère au Temple-de-l’Eau. Il était dix heures, lorsque nous passâmes le long du cimetière de Saint-Agnan ; un quart d’heure après nous étions à Hautefort.

Ma tante était couchée, mais elle nous cria que la soupière était dans les cendres chaudes. Nous n’avions pas faim, mais après avoir marché, un bon chabrol ne fait pas de mal ; quand ce fut fait, nous allâmes nous coucher.

Je me levai de bonne heure le lendemain, car il me tardait de revoir mes anciens camarades de classe et mes compagnons ; aussi après avoir embrassé ma tante je sortis. En allant comme ça de maison en maison, je vis quelques connaissances ; des femmes surtout, car beaucoup d’hommes étaient par les terres. Toutes s’exclamaient sur ma taille, trouvant que j’avais beaucoup grandi, comme si c’eût été quelque chose d’extraordinaire. J’appris que plusieurs de ceux de mon âge étaient partis pour leur sort ; j’en trouvai quatre ou cinq qui avaient tiré un bon numéro ou qui avaient été exemptés, et nous parlâmes du temps où nous allions par les soirs de neige, chercher les oiseaux à l’allumade, dans les Bois-Lauriers ou courir le guilloniaou, comme nous disions, qui est plutôt : Lou gui-l’an-niaou, c’est-à-dire : le gui l’an neuf, un antique souvenir de nos ancêtres les Gaulois. C’était la nuit de Noël, que, malgré le froid et la neige, nous allions par les champs, les villages et les maisons écartées, avec des brandons allumés et des torches de résine, en chantant de vieux Noëls du pays périgordin.

Le bourg n’avait pas changé. Les maisons étaient toujours groupées en désordre au pied des hautes murailles de l’esplanade du château du côté du midi, et se chauffaient au soleil toute l’après-dînée. La place en pente raide, toute pierreuse et bordée de maisons avançant, reculant, sans souci de l’alignement, était toujours le lieu des ébats des poules, des oies, des canards, et parlant par respect, des cochons. L’hôtellerie du Lion-d’Or, bien renommée dès ce temps et encore, balançait toujours au vent son enseigne de tôle peinte, et tout joignant, la vieille halle, surmontée de la chambre d’audience, était toujours là, avec ses anciennes mesures de pierre, et son pavé gras où le boucher tuait une velle, de temps en temps.

C’est sur cette place, que le mercredi des Cendres, on montait un tribunal pour juger Carnaval. On l’apportait là, le pauvre diable, avec un vieux gipou, sorte d’habit-veste à pans courts, et un chapeau tout bosselé, et on le plantait devant les juges masqués. Puis le procureur l’accusait de toutes sortes de crimes, disant que les gens se grisaient, ou avaient des indigestions par sa faute, et qu’il était cause que des filles neuf mois après, échappaient une maille.

Après ça, l’avocat de Carnaval parlait pour lui, exposant qu’il réjouissait tout le monde, qu’il faisait manger de la viande à ceux qui n’en voyaient pas de toute l’année, et aussi qu’il rassemblait la famille, et la maintenait en paix et bonne amitié par le moyen des trinquements.

Mais toujours, Carnaval était condamné, le pauvre, et on le montait à la cime de la place pour le fusiller, et au moment où on lui tirait dessus, celui qui le tenait le laissait tomber, et puis on le brûlait.

En m’en allant de l’autre côté, vers l’hospice, je passai devant l’arceau du maréchal, où il ferrait à couvert par le mauvais temps. C’est là, que nous nous battions entre enfants, non toujours pour une raison quelconque, mais pour la gloire, comme le défunt empereur.

On se mettait une paille sur l’épaule, et on la présentait à un autre :

— Ôte la paille !

— Tiens ! la voilà !

Pan ! pan ! et nous nous bourrions de coups de poings : les nez saignaient et nous finissions par nous prendre au corps et par rouler dans la poussière noire et le frasi.

C’est sur ces chemins du bourg et sur la place qu’on faisait de belles processions. Une année surtout, où il y avait un drole de cinq ou six ans, un petit saint Jean, nu comme lui quasi, moins une courte peau de mouton attachée sur ses épaules, qui ne lui cachait pas ses pauvres petites cuisses. Il menait un agneau apprivoisé avec du sel, et la jeune bête venait sentir la main du petit, croyant y en trouver encore. Il y avait aussi d’autres droles habillés de longs frocs bruns, avec un grand collet plein de coquillages, et portant de grands bâtons où étaient attachées des gourdes à mettre le vin ; et d’autres encore qui encensaient, et des filles tout en blanc qui jetaient des feuilles de roses. Et puis ces longues files de gens nu-tête sous le soleil, et les chanteuses, et les sœurs, et le curé sous le dais porté par des conseillers de la commune avec de grands bords-de-cou bien empesés ; tout ce monde passait sur des jonchées de buis et de fenouil qui embaumaient, tandis que les cloches carillonnaient. Et lorsqu’on donnait la bénédiction au reposoir de la place, tout le monde était à genoux le front courbé, moins les drôles qui encensaient le bon Dieu et ceux qui faisaient voler les fleurs en l’air, cependant que des remparts du château, le canon pétait à tout casser.

Tout au bout du bourg, vers le soleil levant, l’hospice était là, avec sa façade creusée en quart de cercle ; et sur la place devant où j’avais fait si souvent au vieux jeu de la Truie, des oisons paissaient l’herbe courte, ou se reposaient sur le ventre, allongeant de temps en temps le cou en piaulant vite et doucement, comme s’ils se fussent raconté quelque chose.

C’est sur cette place qu’on faisait de beaux feux de Saint-Jean, que le curé venait allumer en cérémonie. Les fagots étaient garnis de feuillage et de fleurs, avec un bouquet tout en haut que l’on s’efforçait d’attraper. Ceux qui n’avaient pas réussi, emportaient un tison pour garder leur maison du tonnerre, et personne ne s’en allait sans avoir sauté par-dessus le brasier pour se préserver des clous.

C’est aussi sur cette place qu’on bénissait les bestiaux, le jour de la Saint-Roch. Tous les paysans de ce côté de la paroisse qui regarde vers le Limousin, y menaient leurs bêtes ; ceux du côté du Causse allaient à Saint-Agnan. Que de belles paires de bœufs on voyait là. Rien qu’avec ceux des métairies du château, il y avait pour faire une petite foire, et les gens de la Nouaillette, de la Braguse, du Fornial, de la Charlie, n’en manquaient pas non plus, sans parler de ceux du bourg où il y en avait beaucoup.

Et puis, ce qui était beau à voir, c’était, rangés derrière les bœufs, ces grands chevaux anglais, avec leurs couvertures et des capuces qui leur venaient sur la tête avec des trous à l’endroit des yeux, de crainte des mouches, ce qui ne les empêchait pas de se tracasser et de gratter la terre. Jusqu’aux quites chiens on amenait là, pour les faire bénir ; beaux chiens de chasse blancs et rouges, et grands chiens levriers gris de fer, avec des colliers d’argent.

À côté de ces bêtes bien nourries et bien habillées, on voyait de pauvres diables de paysans, avec des vestes déchirées, et des culottes effilochées, les pieds nus dans leurs sabots, se tenant devant la petite paire de veaux maigres comme eux, qu’ils tenaient à cheptel.

Ça faisait quelque chose, tout de même, de voir tous ces beaux chevaux, bien en point et luisants, et ces chiens bien soignés, à côté de ces pauvres gens qui, en ce temps-là, mangeaient de méchantes miques et du mauvais pain noir, chaumeni, où il y avait moitié de pommes de terre râpées, et qui tant seulement n’avaient pas vaillant le prix des colliers d’argent des chiens.

Mais l’habitude faisait que guère personne ne s’avisait de penser à ça, et de se demander comment il se pouvait qu’il y eût encore des hommes plus malheureux que des bêtes.

Les messieurs à qui étaient les chevaux et les chiens étaient d’ailleurs bien bons, bien charitables, et secourables aux malheureux comme il n’y en a guère ; mais avec ça, ils ne pouvaient faire que la charité, et la charité ne remet pas les choses en leur place.

Je revins par le côté du nord, passant sous les allées de noyers pleines d’orties et de choux-d’âne, où on faisait aux quilles le dimanche, et remontant par le foirail des porcs, je redescendis sur la place, pour aller voir le régent. Devant la maison, je revis avec plaisir le vieux ormeau près de trois fois centenaire planté du temps de Sully. J’ai ouï-dire à des gens qui en savaient plus que moi, que ce ministre avait ordonné qu’on en plantât un dans toutes les paroisses, au devant de l’église, ou sur une place, pour servir de point de réunion aux gens de l’endroit.

C’est sur cet arbre, que les meneurs d’ours faisaient grimper leurs bêtes, à la grande joie des enfants ; et, la nuit, les poules des maisons de la place juchaient sur ses hautes branches.

Il était toujours là avec son tronc noueux, plein de verrues, et ses grands mars, gros comme des arbres ordinaires. Les orages lui avaient bien cassé quelques branches, mais il était encore solide et vigoureux. Le pauvre arbre ne faisait de mal à personne, au contraire, il rendait des services, et ornait un peu la place ; et puis il était si vieux qu’on aurait dû le respecter ; mais quelques années après on l’a jeté à terre.

J’entrai chez M. Lamothe ; il était à faire sa classe à ce que me dit sa sœur, Mlle  Clélie. Ce nom m’avait toujours frappé ; il me semblait que c’était un nom de roman du temps jadis, apporté dans le pays par quelque grande dame, et qui s’y était perpétué. Il avait l’air vieux, démodé, comme ces anciennes tapisseries de verdure toutes fanées, dont on voyait des morceaux à Puygolfier. La personne qui le portait était bien faite pour lui ; habillée à l’antique mode d’avant la Révolution avec un fichu croisé sur sa poitrine, s’attachant par derrière, et une coiffe à barbes elle était déjà vieillotte et le paraissait encore davantage. Elle ne s’était pas mariée, non plus que son frère, et ils vivaient là tous deux, petitement, avec tout plein de souvenirs et de coutumes du passé.

Après avoir fait mes politesses à la sœur, je traversai la cuisine pavée de cailloutis. Au fond, un corridor aboutissait à une petite cour où s’amusaient les enfants pendant les récréations. À gauche, c’était le cellier, à droite, la classe : j’entrai. M. Lamothe était là, se balançant sur sa chaise adossée au mur, et il fit une exclamation en me voyant : Sapredienne ! Dans la classe, c’était comme de mon temps ; on n’était pas aussi bien installé qu’aujourd’hui. Trois grandes tables ordinaires, comme des tables de cuisine, avec des marelles tracées au couteau par les enfants, des bancs de chaque côté, une chaise pour le régent, les bissacs où les enfants portaient leur déjeuner, pendus aux murs mal crépis et pleins de petits trous où on prenait du sable pour sécher l’écriture ; et voilà, c’était tout : de cartes, de tableaux, point.

L’hiver, chacun apportait une bûche, ou un petit fagot, et on faisait du feu dans la grande cheminée qui fumait quand soufflait le vent de travers.

— Allez vous amuser un moment, dit M. Lamothe. Et une vingtaine d’enfants se jetèrent dehors avec bruit.

Il n’était point trop changé, M. Lamothe ; il avait bien quelques fils blancs dans ses grands cheveux coupés également sur le cou, et qu’il rejetait souvent en arrière avec ses cinq doigts étendus à mode de peigne. Sa figure longue avait bien quelques rides de plus, mais c’était toujours le même grand front comme un chanfrein de cheval. On dit que ces têtes-là sont les meilleures, mais je n’en sais rien. Avec ça il était vêtu toujours d’une veste à larges boutons, et son pantalon avait toujours dans le bas des traces de terre rouge.

C’est que le matin, il allait faire un petit tour à la chasse avant sa classe, et que le soir, il y retournait encore si le temps allait bien. Ça retardait quelquefois l’heure de l’entrée en classe, et ça avançait aussi de temps en temps l’heure de la sortie, mais les enfants ne s’en étaient jamais plaints.

Et encore, il arrivait des fois que, tandis qu’il était là, le dossier de sa chaise appuyé au mur, écoutant réciter les leçons en faisant tourner entre ses doigts son canif, d’un petit coup sec, sa chienne Diane, jolie bête à front bombé de la race Dupuy, venait s’asseoir en face de lui et le regardait en balayant le pavé de sa queue ; alors il se trouvait qu’il avait quelque chose à faire à sa terre : des pommes de terre à semer, des haricots à ramasser, des gerbes à lier, un bouvier à aider, et il nous donnait congé.

La chasse était sa passion du jour. Le soir il en avait une autre, qui était le boston, espèce de poule qu’on appelle ainsi dans l’endroit. Tous les soirs il allait faire sa partie au Lion d’Or, et nous connaissions bien le lendemain s’il avait gagné ou perdu. Lorsqu’il avait gagné, en écoutant lire ou réciter, il avait la main dans la poche de sa culotte et comptait son gain tout le temps, et on entendait les sous tomber lentement dans le fond de sa poche : un, deux, trois, quatre… et il recommençait comme ça des heures, sans nous rien dire. Mais quand il avait perdu, par exemple, il n’était pas commode, il nous corrigeait ferme pour la moindre chose : son fort était de tirer les oreilles et les cheveux ; il tapait aussi des coups de règle sur les doigts.

M. Lamothe me parla de chez nous, et me demanda des renseignements sur la manière dont on étudiait à Périgueux. Les plumes de fer lui paraissaient une mauvaise invention ; aussi il continuait à tailler la moitié de la journée les plumes d’oie que les enfants arrachaient à l’aile de leurs bêtes et passaient sous les cendres chaudes pour les dégraisser.

Oui, et les encriers étaient toujours de petits pots de terre dans lesquels on mettait une mèche de coton qui buvait l’encre, et que l’on mouillait avec du vinaigre lorsque ça commençait à sécher.

C’était étonnant vraiment. Il faisait toujours faire la lecture dans le Télémaque. Ce livre m’avait beaucoup intrigué quand j’étais tout petit ; je me demandais ce que pouvaient être cette terrible passion qui rendait Calypso si malheureuse, et ces feux qui faisaient brûler le fils d’Ulysse pour la jeune Eucharis. Depuis, je me suis pensé qu’on aurait peut-être trouvé mauvais la peinture de ces amours qui éveillaient l’imagination des enfants, si le livre eût été fait par un écrivain ordinaire ; mais le nom d’un archevêque, de Fénelon, faisait qu’on trouvait ce livre très bien et tout à fait convenable pour apprendre à lire aux enfants.

Je quittai ce bon M. Lamothe, après avoir causé un moment, et procuré une demi-heure de liberté à ses élèves.

En sortant de là, je m’arrêtai devant un Auvergnat installé à l’ombre de l’ormeau, et qui étamait les casseroles du Lion d’Or. J’ai toujours aimé à voir faire ce travail : étant petit j’y aurais passé des journées.

Cet homme ne parlait pas le fouchtra comme ses pays. Je le lui dis et il se mit à rire :

— C’est que, voyez-vous, j’ai étudié pour être curé, mais au dernier moment, l’idée me vint de me marier avec une cousine.

— Et vous vous êtes fait rétameur ?

— Hé oui, il faut bien prendre un métier, et vous savez, chez nous, il n’y a pas bien à choisir pour les cadets ; nous étamons les âmes ou les casseroles, nous ramonons les cheminées ou les consciences : Ha ! ha ! ha !

Et il s’esclaffait de sa plaisanterie, le brave homme, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.

— Moi, tous les ans, continua-t-il, je descends dans le plat pays étamer et faire des cuillers d’étain.

Après cela, le rétameur me demanda de quel côté j’étais. Lui ayant répondu que je demeurais par là-bas, entre Coulaures et Thiviers, il s’écria : — Tiens ! comme ça se trouve : J’ai un pays par là, le curé Pinot.

— C’est notre curé, lui dis-je.

— Ha foutre ! et comment qu’il se porte ce brave Pinot ?

— Oh ! il est solide comme un pont. Il aime un peu plus à aller dans les bonnes maisons que chez les pauvres, parce qu’on y est mieux, et il parle un peu trop de politique ; mais autrement, ce n’est pas un méchant homme.

— Et on ne caquette point sur son compte ? autrefois c’était un luron.

— Non, il vit tranquillement avec sa nièce, et on ne parle pas mal de lui.

— Sa nièce : mais il n’en a pas ! c’est-à-dire il en a, mais elles sont au pays, mariées toutes deux : c’est une nièce pour rire, bien sûr ! je les connais les Pinot de longtemps, vous pensez, nous sommes leurs plus proches voisins.

— Ma foi, dis-je, ça se peut bien, ce que vous me dites, mais là-bas, tout le monde croit que c’est sa nièce.

— Ha ! ha ! ha ! le bougre ! et le rétameur se faisait une pinte de bon sang à cette idée. Vous lui direz que vous avez vu son camarade Ragot, ça lui fera plaisir.

Mon cousin vint me chercher pour manger la soupe, et je quittai le joyeux Auvergnat, un peu étonné de ce qu’il m’avait dit, touchant notre curé.

Tout en me lavant les mains à l’évier je voyais par la fenêtre, le mur du jardin où pendant plus d’un an, j’allais me coucher au soleil quand les frissons des fièvres me prenaient. C’était une chose bien commune autrefois que ces fièvres, et on rencontrait par nos pays, force gens minés par cette maladie. Aujourd’hui, elles sont assez rares, bonne preuve que les gens sont mieux logés, mieux habillés et mieux nourris : la mère des fièvres dans nos pays qui ne sont pas malsains, c’est la misère.

Nous n’étions que quatre à table, ma tante, mon cousin, ma petite cousine Félicie, qui avait sept ans, et moi. Mon oncle et mon cousin l’aîné étaient en voyage dans le Limousin, et ils ne revinrent que deux jours avant la foire. Ils ne se tenaient guère à la maison, étant toujours en route pour leur commerce ; allant aux foires de Limoges, de Pompadour, de Saint-Yrieix, de Juillac, de Ségur, acheter des veaux qu’ils venaient revendre dans les foires de Thenon, d’Excideuil, d’Hautefort, de Badefols, de Terrasson ; et des fois à la Sainte-Catherne, à Montignac.

La foire ne fut pas des meilleures, j’en ai vu de plus belles, mais tout de même il y avait du bétail. Les bœufs de harnais et les veaux de corde ne manquaient pas. Dans le foirail tout se touchait, on aurait jeté une pièce de cent sous des terrasses du château, qu’elle ne serait pas tombée par terre. Dans l’allée des chevaux, il n’y avait, comme de coutume, que quelques rosses et de mauvaises bourriques. Sur la place des cochons, au-dessous du pont et des murailles du château, il y avait assez de nourrains qui se vendaient passablement ; et à l’arrivée du bourg du côté de Saint-Agnan, près de la Grange-Neuve, il y avait des troupeaux de dindons avec des fils de laine bleus, ou blancs, ou rouges, à leur cou, pour les reconnaître chacun les siens, vu qu’il n’y a rien qui ressemble tant à un dindon qu’un autre dindon.

La place du bourg était pleine de marchands de chapeaux, d’indiennes, de couteaux, de fil, de boutons, de ferblanterie, de taillanderie et autres affaires comme ça. Les pétarous du bas Limousin, avaient apporté dans leurs bastes, des melons, des prunes, et autres fruits. On en voyait d’autres qui étaient venus chercher du vin, et qui le soir, s’en retournaient avec leurs mulets chargés de bottes de peaux de chèvres dans lesquelles était le vin. Tous les marchands et colporteurs apportaient de même leurs marchandises sur des mulets ou des bêtes de somme, car les chemins n’étaient déjà pas trop faciles pour les charrettes à bœufs. Mais outre ces marchands, il y avait aussi de ces individus qui courent les foires : vendeurs de chansons, diseurs de bonne aventure et autres gens de cette sorte. L’un, avec un petit bonhomme dans une carafe, qui montait dans le haut écrire le sort de ceux qui donnaient deux sous pour ça, était entouré de toute une jeunesse qui ouvrait de grands yeux et pensait bien qu’il y eût quelque sorcellerie là-dedans, car on n’était pas bien avancé à l’époque, dans le pays. Un marchand de chansons, monté sur une chaise, braillait tant qu’il pouvait, aidé d’une femme à voix criarde et aigre, qui distribuait les chansons, à raison de deux liards le cahier. Et celui qui vendait des images de couleur : le Juif-errant, Mon oie fait tout, Crédit est mort, les mauvais payeurs l’ont tué, et autres histoires de ce genre, en débitait des quantités, surtout des images du Juif-errant avec la complainte :

Est-il rien sur cette terre,
Qui soit plus surprenant,
Que la grande misère
Du pauvre Juif-errant ?

Mais c’était un charlatan qui attirait le plus de monde autour de sa voiture, dont les roues étaient pleines jusqu’au bouton, d’une boue rouge, qui marquait bien qu’il ne faisait pas bon venir là avec les chemins qu’il y avait.

Ce charlatan, en tenue d’artilleur, arrachait les dents avec son instrument, avec un couteau, avec un clou, avec son sabre, et le mâtin était habile. C’était d’abord fait. Il vendait aussi de la poudre pour les vers et c’était là qu’il faisait ses affaires. Il commençait par raconter l’histoire d’un jeune drole de six ou sept ans, qui était malade, les parents ne savaient pourquoi. On leur avait bien dit qu’il fallait lui donner pour les vers, mais eux n’en avaient rien fait. Cependant, voilà que ce petit a une attaque de vers et meurt dans des convulsions épouvantables, que le charlatan racontait à faire tribouler les gens. Mais ce n’était rien ; voici que tout d’un coup, il prenait dans le coffre de sa voiture le squelette de cet enfant et le montrait de tous les côtés à la foule. Oh ! alors, en voyant ça et entendant le cliquettement des os, les pauvres bonnes femmes de mères qui étaient là, en avaient des tressaillements dans les entrailles, et prenaient pour cinq sous un paquet de la poudre qui tuait ces vers maudits. Et les hommes, quoique plus durs, en achetaient aussi.

À trois heures, la foire commença à se défaire, les gens s’en allaient par petites troupes. Les marchands se mirent à plier leurs marchandises pour partir. Quelques-uns couchaient à leur auberge, et repartaient le matin.

Le lendemain à midi, le bourg était retombé dans sa tranquillité habituelle ; on n’aurait jamais cru qu’il y avait eu foire la veille, si on n’avait vu les enfants et les vieilles femmes ramasser la bouse dans le foirail des bœufs. Sauf les foires, le bourg était comme engourdi dans les vieilles coutumes d’autrefois. Il n’était sur aucune route, les chemins étaient mauvais, et il fallait expressément se détourner de son trajet pour y monter. Les étrangers y apportaient une fois par mois, comme un écho de ce qui se passait ailleurs, et des choses nouvelles ; mais tout ce qui n’était pas connu, expérimenté, devenu commun, était regardé avec défiance, dans cet endroit où régnait la sainte routine. Pourtant, depuis la République, on y avait formé un club qui se tenait au-dessus de la halle, dans la chambre d’audience ; et quelques-uns qui étaient sortis de leur village, essayaient d’y introduire les idées nouvelles et d’y faire connaître le progrès, mais sans beaucoup de réussite, à preuve que le club finit par tourner à la farce.

Deux souvenirs avaient survécu dans la mémoire des gens : celui des Anglais qui avaient assiégé deux fois l’ancien château, et celui du représentant Lakanal, qui, en 1793, avait fait réparer le grand chemin venant de Limoges, qui passait au-dessous de La Peyre et allait tomber au Cimetière-des-pauvres, pour se diriger sur Cahors. Ce n’était pas tant la réparation elle-même qui avait frappé les esprits, que les moyens employés. Sauf les femmes, les petits enfants et les vieillards, tous avaient dû travailler à cette réparation, paysans, messieurs, riches, pauvres. On se rendait sur les chantiers, avec enthousiasme, tambour et drapeau en tête, pour ne revenir que quand battait la retraite ; on avait vu même des dames pleines d’un zèle patriotique, apporter au chantier civique des pierres dans leurs paniers.

Je restai chez ma tante encore deux ou trois jours après la foire, et puis je m’en retournai au Frau.

Mon oncle et Gustou m’eurent bientôt appris le métier, qui n’est pas bien difficile. Ils me montrèrent à conduire une paire de meules, à connaître quand la farine venait bien, et quand il fallait donner de l’eau, ou baisser les pelles. Je sus bientôt picher une meule, et connaître la pierre à œil de perdrix, qui fait les meules bonnes pour le seigle, et la pierre à fusil qui vaut mieux pour le froment. Je fus vite au courant de tout, et de la manière de faire le travail, et du nom des pratiques.

Dans le commencement, quoique je fusse plus grand et plus fort que Gustou, il chargeait plus facilement que moi un sac de blé. Mais lorsqu’il m’eut montré le petit coup d’épaule et le tour de reins j’enlevais un sac comme rien.

Ils me montrèrent aussi les mesures qu’on prenait pour la mouture, et là-dessus il me faut dire que nous ne prenions que juste ce qui était dû. Je suis sûr que l’on ne me croira pas ; les meuniers ont mauvaise réputation, comme les tisserands et les tailleurs. Il y a même un dicton patois là-dessus, que voici en français : Sept tisserands, sept meuniers et sept tailleurs, font vingt et un voleurs. Mais il n’était pas vrai pour nous pas plus que pour bien d’autres. Gustou, qui était dans les anciennes coutumes, l’aurait fait peut-être, s’il avait été le maître, mais mon oncle ne le voulait pas.

Comme nous avions du bien à notre main, en plus de ce que travaillait le bordier, je me mis aussi à tous ces travaux de la terre que je trouvai bien un peu durs dans le commencement, pour ne les avoir accoutumés, mais ce fut l’affaire de quelque temps. Où je mis le plus longtemps, c’est pour apprendre à labourer, parce que outre la conduite de la charrue, il faut savoir parler aux bœufs, et s’en faire écouter.

Quelquefois, tenant le manche de mon araire, et piquant mes bœufs traçant le sillon, je pensais à ce changement total qui s’était fait dans ma vie. Je me rappelais ces journées passées dans le bureau empuanti de la Préfecture, assis sur une chaise à gratter du papier. C’était long ces journées, et j’en avais les fourmis dans les jambes, sans compter qu’il fallait être aux ordres de trois ou quatre chefs, recevoir des reproches, point mérités quelquefois, n’être pas libre si on voulait flâner deux heures, et pour mieux dire, sentir toujours sur son cou le collier de misère.

Au lieu de ça, j’étais au Frau, chez moi, avec mon oncle qui ne m’aurait jamais rien dit, quand même j’aurais manqué, me levant, me couchant, allant au travail quand je voulais, et ne voyant autour de moi que des figures joventes. Et puis le grand air, le beau soleil, le travail sain qui fatigue le corps et fait bien dormir ; le plaisir qu’on a de voir pousser et mûrir ce qu’on a semé, de voir profiter des bêtes bien soignées ; quelle différence avec le travail de bureau auquel on ne s’intéresse pas, qui vous tient toujours assis, vous casse la tête, et vous fait rêvasser la nuit.

Le métier de meunier, et la vie que je menais, me plaisaient donc, et il n’y a pas chose pareille pour faire un homme content. Après avoir bien travaillé la semaine, le dimanche j’étais de loisir et je m’amusais. Souventes fois, prenant notre chienne Finette, je partais à la pointe du jour pour aller chercher un lièvre. Des coups mon oncle venait avec moi, mais pas toujours. Bien entendu nous ne prenions pas de port-d’arme, car d’aller porter vingt-cinq francs au collecteur d’Excideuil pour l’avoir, ça nous surmontait. D’ailleurs nous ne craignions pas guère les gendarmes, ils étaient loin, et pour venir nous chercher dans un pays plein de termes, de combes et de bois que nous connaissions comme notre poche, ça leur était défendu. Il fait bon le matin monter sur nos coteaux pierreux où on trouve la lavande sauvage et l’immortelle qui fleurent fort ; ou traverser les bruyères roses entremêlées de balais à fleurs jaunes et de hautes fougères. Les ajoncs ne manquent pas non plus par là, et il y en a dans des fonds qui ont huit ou dix pieds de haut, bien fourrés, sous lesquels les loups font leur liteau. Il ne fait pas bon les traverser, mais comme ils ont toujours des fleurs et sont toujours verts, ils ne sont pas déplaisants à voir comme ça en fourré, ou semés au milieu d’une lande, ou accrochés le long des termes et sur le coulant des ravins, au milieu des roches. Quel plaisir de s’en aller dans nos grands bois châtaigniers où on trouve de ces vieux arbres creux où logent les fouines, et de sentir l’odeur du thym, de la marjolaine et des feuilles mortes. Pour moi, il n’y avait rien de plus plaisant que d’être au milieu de notre pays un peu sauvage, le fusil sur l’épaule, et de me sentir libre avec des jambes solides. Il n’y avait si pauvre friche où pointait une petite palène fine, tondue par la dent des brebis, qui ne me parût plus belle que la place du Bassin à Périgueux avec ses allées d’arbres bien taillés, tout autour.

J’aimais aussi les vôtes dans les communes ou autrement dit les ballades, ou encore les frairies, et des fois, j’y allais chez des connaissances ou des parents. Il faut dire qu’en ce temps-là, les vôtes étaient plus suivies et bien plaisantes au prix d’aujourd’hui. Ça se comprend ; les gens, anciennement, gardaient leurs affaires et faisaient leur plus grande dépense pour la frairie de leur endroit. On s’invitait comme ça les uns les autres, et on faisait durer la fête deux ou trois jours. Il n’y avait point de routes hormis les grandes alors, et guère de chemins que ceux creusés par les charrettes ; aussi on allait de pied, ou à cheval. On voyait les dames campagnardes s’en aller sur leur bourrique, et s’il y avait des enfants on les montait en croupe, ou s’ils étaient trop petits, on les mettait sur du foin dans des paniers de bât, de chaque côté d’une de ces bonnes petites bêtes grises qui ont une croix sur les épaules, pour avoir porté le bon Dieu à Jérusalem, à ce qu’on dit. Dans les maisons on faisait sans fla-fla, à l’ancienne mode, la cuisine et tout. Après dîner on dansait dans une chambre ; celui qui avait la plus grande la prêtait ; ou dans une grange, ou sous quelque gros arbre de la place, quand le temps allait bien. Et, on ne buvait pas de la saloperie de bière comme maintenant, mais du vin blanc, ou de la piquette, ou de l’eau sucrée ; et les dames de bonne bourgeoisie, n’avaient pas honte de manger une rave cuite, au sucre, et de boire de l’eau avec du vinaigre aux framboises. Le lendemain on allait se promener par là dans les bois, et les amoureux y trouvaient leur compte ; et puis on faisait des crêpes qu’on mangeait avec du miel, et c’était à qui les tournerait le mieux et en mangerait le plus. Le soir après souper, on était fatigué, et alors on jouait à la poule, ou on chantait nos vieilles chansons, ou on racontait des histoires, ou on disait des contes, et c’était à qui dirait le meilleur. C’est dans ces fêtes champêtres que la jeunesse faisait connaissance, et que s’arrangeaient les mariages.

Aujourd’hui tout ça se perd : les vôtes dans les endroits, ce n’est plus guère rien, et on ne s’invite plus comme du temps jadis entre parents ou amis. On voit que ce n’est plus pour chacun, la grande fête où on mettait les petits plats dans les grands. Il y a tant maintenant de chemins, de routes, de chemins de fer, de voitures, et de ces autres machines qui vont le long des routes comme les chemins de fer ; et tant de fêtes, de concours, d’expositions et de courses, que les gens de la campagne s’en vont porter leur argent à la ville, et y dépensent quatre fois plus qu’ils ne faisaient autrefois chez eux. Et encore souventes fois dans les villes, ils s’ennuient parce qu’ils connaissent qu’on se moque d’eux, et qu’ils ne comprennent pas grand’chose à ce qu’ils voient.

On dit : les routes, les chemins, c’est une bonne chose. Sans doute, c’est commode de pouvoir rentrer sa besogne plus facilement, et de porter sur une charrette, un tiers de plus qu’on n’aurait fait autrefois dans nos mauvais chemins ; joint à ça qu’on ne risque pas tant de faire attraper du mal à ses bêtes, et qu’on ne se fait pas tant de mauvais sang.

Mais d’un autre côté, toutes ces routes, tous ces chemins font qu’on sort plus souvent de chez soi, pour aller dans les villes où on laisse son argent, tandis qu’autrefois l’endroit en profitait. Avec toutes ces facilités de voyager, on s’est habitué à aller se divertir dans les villes, ce qui coûte cher, et on méprise les divertissements de chez soi, qui ne coûtent quasiment rien, et sont plus sains de toutes les manières. C’est à cause de cette facilité, que petit à petit, les gens trompés par les semblants, se sont dégoûtés de la campagne, et qu’on en voit tant vendre leur morceau de bien, et s’en aller dans les villes, croyant y trouver une place, ou un travail moins dur, ou mieux payé. En quoi les pauvres gens sont bien malavisés car le travail des villes est plus exigeant, plus attachant, et plus mauvais pour la santé, sans parler de la liberté : misère pour misère, mieux vaut celle des campagnes.

Tout ça, c’est pour dire qu’il n’y a pas de bonne chose qui n’ait ses défauts. Ainsi quand je parle des anciennes frairies, ce n’est pas que je veuille dire qu’elles étaient exemptes de toute chose blâmable. Il y a une chose, par exemple, que je n’ai jamais pu voir de sens rassis, c’est assommer un coq à coup de pierres.

On attachait le pauvre animal par une patte à un petit piquet planté en terre, et de vingt-cinq pas, pour deux liards, on lui tirait : tant de pierres. Celui qui le tuait l’emportait. Mais les coqs ont la vie dure et avant d’être morts ils souffraient bien. Une pierre leur cassait une patte, une autre leur démontait une aile, et lorsque quelque gros caillou leur arrivait en plein corps, les voilà sur le flanc dans la poussière, comme morts. Mais l’individu qui faisait tirer avait intérêt à ce qu’ils ne le fussent pas, il en aurait fallu un autre. Alors il faisait boire du vin au pauvre coq pour le ressusciter, et quand il pouvait se tenir encore on recommençait à lui tirer des pierres. Si le vin n’était pas assez fort pour le remettre sus, on lui donnait de l’eau-de-vie.

Ces amusements de sauvages ne sont plus de mode, et tant mieux ; moi qui aime assez les vieux usages, les anciennes coutumes, je n’ai jamais pu souffrir ça.

Mais quand, au lieu de tirer des pierres sur un coq, les gens se les jetaient à la tête, c’était bien pis. Il y avait comme ça, autrefois, des communes qui étaient ennemies entre elles, de manière que quand les garçons de ces communes se rencontraient dans une vôte, ou au tirage au sort, ils se battaient comme si c’eût été d’un côté des Français, et de l’autre des Allemands ou bien des Anglais, et non pas tous des enfants du Périgord. D’où venait cette haine entre voisins ? Aucun de ceux qui se battaient, ni personne ne l’aurait su dire. Peut-être que dans l’ancien temps il y avait eu quelque bataille entre deux jeunes gens de différentes paroisses et que les autres garçons s’en étaient pris chacun pour le leur. Ceux qui avaient été brossés avaient voulu avoir leur revanche, et de partie en revanche, cette bestiale haine s’était entretenue et envenimée entre voisins du même pays.

Pour en revenir, j’étais donc content de mon sort de meunier, mais bientôt, je le fus encore davantage.

Un jour étant sur le chemin qui passe au pied de Puygolfier, je trouvai Nancy qui portait le mérenda, autrement dit la collation, à ses gens qui travaillaient à la terre de la Guilhaumie. Je n’avais fait que l’apercevoir lors de l’enterrement de ma mère, et je ne lui avais point parlé, ni même fait attention. Comme elle avait changé ! Quelle belle fille elle était devenue, et grande ! Ce n’est pas ses hardes qui la faisaient valoir ; elle n’avait sur le corps qu’un cotillon de droguet et un grand mouchoir à carreaux par-dessus sa chemise ; mais elle n’avait pas besoin de beaux habillements. Sa poitrine ferme soulevait la grosse toile et tremblait à chaque coup de talon sur la terre ; ses hanches s’arrondissaient bellement sous le droguet, et elle avait la démarche mesurée des femmes bien faites. Elle portait un panier sur la tête, et le tenait d’une main, en sorte que sa chemise découvrait jusqu’au coude, son bras fort un peu hâlé.

Je l’avais toujours tutoyée jusqu’alors, comme on fait aux petites droles, mais ma foi quand je vis cette belle fille, je n’osai plus. Nous parlâmes un peu, et elle continua son chemin, s’excusant sur ce que son père et sa mère devaient l’attendre.

Depuis ce jour, je commençai à penser à elle, et plus j’y pensais, plus je trouvais que dans tout le pays, il n’y avait point de fille qui pût lui être comparée, je ne dis pas seulement de celles de la campagne, mais même à Excideuil, où on voyait pourtant de belles filles. C’était surtout son regard clair et tranquille, et son sourire bon qui me plaisaient tant. On voyait rien qu’à ça, que c’était une fille point coquette ni mauvaise, mais une honnête créature à qui on pouvait se fier.

Dans ce moment, des parents que nous avions devers Brantôme, nous invitèrent à la noce de leur aîné. Mon oncle n’y pouvant aller, m’y envoya. Nous étions parents de vrai, mais éloignés, ne sachant à quel degré, et seulement que nous étions tous des Nogaret, venant du même auteur, qui avait été meunier du moulin des moines de Brantôme. Ces Nogaret qui mariaient leur fils étaient meuniers aussi, et leur moulin était sur la Drone en remontant, au-dessus des Roches. Ce fut une crâne noce, ma foi. Le garçon prenait une fille qui avait du bien, et rien ne fut épargné. Les choses se firent à l’ancienne mode ; on fit bombance toute la journée, et les vieux principalement, chantèrent d’anciennes chansons assez gaillardes, sans parler des propos de circonstance, et des histoires salées dont on régala les mariés.

Mais la fille était une bonne grosse drole bien délurée, qui se moquait pas mal de ce qu’on disait ; elle ne faisait attention qu’à ce que son mari lui contait à l’oreille en la tenant par la taille. Tandis qu’on était là, à table, elle fit un petit cri tout d’un coup ; c’était le contre-novi qui lui détachait sa jarretière, un joli ruban rouge qui fut coupé à morceaux et distribué aux garçons de la noce qui le mirent à leur boutonnière.

Le soir on dansa, et les épousés ouvrirent le bal. Puis après, quand la mariée eut dansé avec tous les jeunes gens, tandis que le chabretaïre avait mis les danseurs bien en train, les novis disparurent.

Sur les une heure du matin, on parla de leur porter le tourin ou soupe à l’oignon, mais il fallait les trouver. Après quelques recherches, comme il n’y avait dans les environs que deux ou trois maisons, on les dénicha chez des voisins, où on les avait retirés. Le tourin prêt, toute la jeunesse partit, la chabrette en tête. L’un portait la soupière, l’autre des assiettes, un troisième portait un pichet plein d’eau, le quatrième une de ces anciennes cuvettes ovales à pieds. Un autre venait ensuite avec une serviette sur le bras, et d’autres portaient une bouteille de vin, un verre, deux cuillers, et enfin il y en avait qui ne portaient rien, comme dans la chanson de Marlborough.

Les mariés ne songèrent pas à résister, ils savaient que ça serait inutile, on aurait plutôt enfoncé la porte. Aussi elle était tout bonnement fermée au loquet, et la noce entoura le lit, avec des rires et des chants joyeux. La mariée, en commençant, se cachait bien un peu sous les draps, mais ma foi, elle en prit son parti, et s’assit bravement sur le lit, un peu rouge tout de même. On leur donna à laver tous deux en cérémonie, et quand ils se furent essuyé les mains on leur servit à chacun une bonne assiettée de tourin, noir de poivre. Pendant qu’ils mangeaient, les plaisanteries marchaient et elles étaient aussi poivrées que le tourin. Quand ils eurent fini, on présenta au marié un verre plein : il en but la moitié et donna l’autre à sa femme. Après qu’elle eut bu, on remplit le verre de nouveau, et on le présenta à la mariée, qui en but la moitié et passa le reste à son mari. Quand ce fut fait, le contre-novi, un beau coq de village, chanta une antique chanson patoise de circonstance, qu’on avait dû chanter à la noce de l’ancien Nogaret, le meunier des moines.

Tout le monde reprenait le refrain en chœur, et chacun s’accompagnait en choquant les assiettes, la bouteille et le verre avec les cuillers ou un couteau ; ceux qui ne tenaient rien tapaient dans leurs mains.

La chanson finie, par une signifiance cachée des mystères de la noce, le contre-novi cassa le verre où les mariés avaient bu, en le choquant contre la bouteille. Au nombre de morceaux, on leur prédit qu’ils auraient neuf enfants, ce qui les fit éclater de rire, et tout le monde se retira en les engageant à travailler à justifier la prédiction.

Le lendemain fut un lendemain de noce, c’est-à-dire la continuation des ripailles. Mais le troisième jour, mon cousin me mena à Brantôme où c’était la fête.

Ce jour-là, tous les meuniers du pays faisaient à celui qui ferait le mieux claquer le fouet. Il en venait de Champagnac, de Quinsac et des moulins en amont, et aussi de ceux qui étaient sur la Côle jusqu’à Saint-Jean. Du côté d’aval, il en montait de vers Valeuil, Bourdeilles, du moulin de Renamont, au-dessus de Lisle, de celui de Roufellier qui est au-dessous, et même de celui de Bonas, près de Saint-Apre.

Tous ces meuniers habillés de blanc, avec leurs fouets à pompons autour du cou, se réunissaient à cette grande croze, d’où on a tiré tant de pierres de taille, qui se trouve presque au-dessous du clocher bâti sur le roc. Ce jour-là, ils étaient bien une trentaine, et chacun à son rang manœuvrait son fouet à tour de bras. Il y a dans cette grotte un écho qui répétait à n’en plus finir les pètements du fouet. On ne le dirait pas, mais pourtant, il y en avait qui étaient tellement habiles que leurs pétarades ressemblaient quasiment à une musique. Moi je ne suis pas connaisseur en cette partie-là, c’est vrai, mais des fois j’ai entendu des musiciens, avec un tas de pistons et de machines en cuivre et la grosse caisse et tout, qui faisaient un bruit assommant, et je me disais alors que j’aimais mieux la musique des fouets à Brantôme.

Ceux qui jugeaient les concurrents, c’était trois des plus vieux meuniers, de ceux qui ne pouvaient plus tenir le fouet, et celui qui était le plus fort à leur avis, on le nommait pour l’année le Maître du fouet. Ce jour-là ce fut le meunier des Roches qui gagna.

Les joutes de fouet se sont perdues et ça se comprend. Les meuniers d’aujourd’hui ne font plus porter les sacs à dos de mulet ; il y a des routes et des chemins partout ; ils se servent de charrettes et ont des fouets de charretiers. Or, ce n’est pas avec ces méchants engins qu’on fait de belle musique ; il faut pour ça les anciens fouets à manche court, à lanières de cuir tressées avec de gros nœuds : fouets de meuniers et fouets de postillons.

Le lendemain de la fête, après déjeuner, je repartis pour le Frau. Le cousin et la cousine me firent un bout de conduite sur le chemin de Lachapelle-Faucher.

— Ah ça ! me dit le cousin, je pense que tu ne tarderas pas à nous rendre la pareille ?

— Ça se pourrait bien, fis-je en riant et sans réflexion.

— Vous aurez raison, voyez-vous, me dit la cousine franchement ; il n’y a rien qui vaille d’être marié avec quelqu’un qu’on aime bien.

Je l’embrassai là-dessus, je secouai la main au cousin, et je les quittai, prenant mon chemin par Saint-Pierre-de-Côle et Vaunac.

Quelque temps après, mon oncle, revenant d’Excideuil, me dit avoir rencontré le notaire de Coulaures, qui lui avait appris que M. Silain cherchait à vendre quelques terres, pour payer un homme auquel il devait mille écus, plus trois ans d’intérêts, et d’autres dettes. Il proposait de nous vendre le pré qu’on appelait le Pré-Vieux, et toutes les terres dites : Terres-de-Lebret, la Chausselie et les Granières. Ça nous allait bien ; le pré était sous nos fenêtres, pour ainsi parler, et les terres jouxtaient notre petit bien de la Borderie où étaient les Jardon. Mon oncle avait répondu que pour lui, il n’avait pas d’argent à placer mais qu’il m’en parlerait. Il m’expliqua alors, que, sans compter l’agrément de cette affaire qui nous mettait tout à fait chez nous, nous aurions avec ce pré assez de foin et de regain pour tenir toute l’année une forte paire de bœufs à la Borderie, au lieu d’y avoir de jeunes veaux pour le temps des labours seulement ; que les terres, avec celles que nous avions déjà, feraient une bonne métairie de ce petit borderage. La maison était assez grande, il fallait seulement bâtir une grange. Pour faire cette affaire, il n’y avait, une fois d’accord sur le prix, qu’à céder les créances venant de ma mère que j’avais sur des pratiques du notaire. Je ne demandais pas mieux, mais avant tout il fut convenu que nous en parlerions à la demoiselle et que nous ne ferions rien qu’à sa volonté, ne voulant pour rien au monde la contrarier.

Un jour donc que M. Silain avait traversé le moulin, allant à la chasse devers Corgnac, nous montâmes à Puygolfier. Hélas ! la pauvre créature, qu’elle dépérissait ! ça me tournait l’estomac. Elle nous dit qu’il fallait bien vendre, puisque celui à qui devait son père parlait de le faire exproprier. Tout compte fait, il y avait quatre mille huit cents francs de dettes à payer ; et comme M. Silain voulait des terres et du pré sept mille cinq cents francs, il se trouvait qu’il aurait touché deux mille sept cents francs qui auraient été mangés bien vite ; elle avait peur de ça, la pauvre, on le voyait bien. Mon oncle lui dit alors qu’il y avait moyen d’arranger autrement les affaires : que nous verserions comptant ce qu’il fallait pour rembourser le préteur, et que pour le reste, nous payerions cinquante pistoles par chacun an, et en deux pactes, à la Noël et à la Saint-Jean. Par ce moyen tout ne s’envolerait pas à la fois. La demoiselle nous remercia bien de cet arrangement, mais elle craignait que son père ne voulût pas y consentir.

Là-dessus, mon oncle entra en pourparlers avec le notaire, et alla sur les terres pour bien se rendre compte de l’étendue, car pour la qualité nous la connaissions assez. Après avoir bien calculé, il dit au notaire que ça ne valait pas plus de sept mille francs, et que nous donnerions ce prix, aux conditions dont j’ai parlé déjà. M. Silain se débattit bien tant qu’il put ; il aurait voulu toucher plus d’argent, et il aurait fait une diminution pour être payé comptant du tout ; mais je refusai de faire l’affaire à d’autres conditions, et comme le créancier criait, et qu’il n’y avait pas d’autres voisins à qui ces terres pussent aller, il fut obligé de mettre les pouces. Par ce moyen, on espérait que la demoiselle Ponsie avait devant elle trois ou quatre ans de tranquillité ; mais avec M. Silain, on n’était jamais sûr de rien en fait de ces choses-là.