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Le Mouvement économique/02

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Le mouvement économique
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 130, 1895


LE
MOUVEMENT ÉCONOMIQUE


I

La plus urgente des questions sociales à résoudre à l’heure actuelle est encore la question agricole. Il ne faut pas que nos populations des campagnes, si patientes, si dures à la souffrance, se découragent et désapprennent l’amour de la terre. La question agricole est donc le problème qui sollicite avec le plus de persistance et d’âpreté l’attention des gouvernemens et des législatures dans tout le monde civilisé. Des deux panacées que les amis de l’agriculture avaient cru découvrir pour les maux dont l’expression est universelle, l’une, la protection, n’a donné que de douteuses satisfactions ; l’autre, le bimétallisme, s’il était applicable, n’en donnerait que de plus illusoires encore. Si cependant l’agitation bimétalliste n’a jamais été aussi vive, ne s’est étendue à autant de pays que pendant les premiers mois de 1895, malgré l’accroissement continu de la production de l’or, cela est dû aux cris de détresse que l’agriculture a poussés dans les deux mondes, à une insurrection générale des intérêts agricoles, en France, en Angleterre, en Allemagne, contre la concurrence des pays neufs, où le travail se paye avec une monnaie dépréciée.

Ces intérêts, férocement protectionnistes par nature, ne voient de salut, dans la crise qu’ils subissent, qu’en le secours de l’État, mis en demeure par eux d’assurer par des lois le retour de la prospérité. C’est aussi l’intervention de l’État, de la législation, qui est l’objectif principal de la campagne que mènent les bimétallistes, et c’est bien cette communauté de dessein qui a déterminé les protectionnistes à confondre leurs bataillons avec ceux des bimétallistes et à lutter sous le même drapeau. L’alliance a été officiellement signée au début de cette année dans une réunion de la Société des agriculteurs de France, et dès lors toutes les forces de la France agricole, toute l’armée des syndicats, des unions régionales, des associations rurales, ont été enrôlées contre la tyrannie de l’étalon d’or. On n’ignore pas que M. Ribot, au nom du gouvernement, a promis l’appui officiel à cette nouvelle croisade.

L’agriculture est également devenue bimétalliste en Allemagne. On sait quel tapage ont fait les agrariens, il y a quelques mois seulement, dans les assemblées législatives de l’empire et de la Prusse. Ces gens-là ne s’attardent pas à disserter sur la possibilité, pour la culture du sol, de se relever de sa détresse par le perfectionnement scientifique des méthodes ou par le développement de l’enseignement rural. Ce qu’ils veulent, c’est un bénéfice industriel garanti par des décrets du gouvernement. Les prix des céréales s’obstinant à baisser, le pouvoir impérial a été sommé de commander la hausse : 1° par la réforme monétaire, 2° par l’attribution à l’État d’un monopole du commerce des blés importés, invention dont la paternité appartient de ce côté-ci des Vosges à M. Jaurès, et de l’autre côté au comte Kanitz, hobereaux et socialistes s’étant rencontrés en ce point, comme il leur arrive, on le sait, sur un assez grand nombre de questions. Le gouvernement impérial s’est efforcé d’amadouer les agrariens sur la réforme monétaire, en consentant à participer à une conférence internationale. Mais lorsque une grande partie du Landtag, entraînée par le porte-paroles des grands propriétaires fonciers, a osé demander que le gouvernement de l’Allemagne eût seul le droit d’importer et de vendre, à des prix artificiellement établis, des céréales étrangères, l’empereur et ses conseillers ont opposé à ces excessives prétentions un non possumus fondé, à la fois, théoriquement sur le respect des lois économiques les plus élémentaires, pratiquement sur l’existence des traités de commerce conclus avec les nations voisines. La motion du comte Kanitz a été solennellement condamnée dans la consultation extraordinaire d’un Conseil d’État exhumé pour la circonstance, et les agrariens, tout en maugréant fort, ont dû se contenter de quelques vagues promesses bimétallistes.

Les hommes qui se sont donné pour mission, en France, de parler au nom des intérêts de la démocratie rurale, ont applaudi à cette levée de boucliers de l’agriculture allemande. L’exemple tes a piqués d’émulation ; ils n’ont pas hésité à réclamer un surcroît de protection douanière, soit le retour au droit gradué[1], soit une élévation de 7 à 10 francs du droit sur les blés, avec la loi du cadenas dans les deux éventualités. Ces trop ardens champions n’en sont encore pas à réclamer pour la France une loi Kanitz. L’un d’eux, cependant, a laissé entendre que, s’il n’avait pas, en vingt circonstances, affirmé publiquement que l’attribution d’un monopole à l’État n’était, à son avis, admissible qu’à titre tout à fait exceptionnel, quand il s’agit, par exemple, d’une consommation inutile à la vie, comme le tabac, ou nuisible, comme l’alcool, il aurait volontiers demandé pour l’agriculture française la protection comme en Prusse. Il n’y a pas à s’indigner de ces exagérations qui traduisent, ici et là, l’intensité des souffrances trop réelles d’une industrie dont la prospérité importe tant à la grandeur de notre pays. Si l’on voit ses représentans verser ainsi dans un empirisme dangereux, la faute en est peut-être à l’impassibilité indifférente des docteurs, les grands consultans de la « science économique », qui dissertent sur le cas en invoquant les auteurs classiques, démontrant qu’il faut rester fidèle à la méthode et avoir le courage de souffrir, même de mourir, pour l’honneur d’observer les principes de la Faculté.

Il faut toujours avoir sous les yeux l’exemple de l’Angleterre, qui a dû renoncer à la culture du blé ou tout au moins la réduire au rôle de culture accessoire, et répéter bien haut que, si un pareil malheur devait frapper la France, le désastre serait irréparable. En Angleterre même, on n’est pas encore résigné à cette décadence de l’agriculture ; on est plutôt tenté d’y voir le prélude d’une crise économique et sociale formidable, où l’antique prospérité industrielle risquera à son lourde sombrer, et c’est la perspective, la frayeur de ces misères d’un avenir prochain, qui transforment tant d’hommes politiques anglais, tant de propriétaires terriens et de manufacturiers de Birmingham et de Manchester, jadis fervens adorateurs de Cobden, pieux monométallistes-or et libre-échangistes, en partisans chaque jour plus nombreux et plus bruyans du bimétallisme et du protectionnisme.


II

Les agriculteurs des deux mondes ont eu un moment d’espoir il y a deux mois : le prix du blé s’élevait, avec celui de plusieurs autres grandes denrées. C’est d’Amérique que venait l’impulsion. En février le quintal de blé valait 10 et 11 francs à Chicago et à New-York. Il s’est élevé très rapidement à 14 fr. 50 et 15 francs. Ces prix ne se sont pas maintenus, le niveau actuel (fin juillet) est 13 fr. 25 et 14 francs. En Angleterre le prix de 20 shillings le quarter (290 litres), prix de ruine, a fait place en quelques semaines à celui de 30 shillings, qui n’a pu être conservé longtemps il est vrai, mais sur lequel il n’y a eu qu’une réaction de 3 ou 4 shillings. La spéculation aux États-Unis avait fait monter les prix des céréales pour relever les cours des actions des chemins de fer qui les transportent, comme elle a fait monter les cours du cuivre et ceux du pétrole, pour relever ceux des actions des entreprises cuprifères ou pétrolières. La hausse a été moins forte en France, où de 17 francs le quintal, le prix le plus avili qui ait été atteint durant la crise pour le froment, l’amélioration n’a pu dépasser 3 francs. Durant deux mois les cours ont oscillé entre 19 fr. 50 et 20 fr. 50. Depuis juin les prix se sont de nouveau avilis à 19 fr. 50. Malgré le fret et le droit protecteur de 7 francs, il n’existe donc en ce moment qu’un écart de 5 à 6 francs entre le prix courant à Paris et la cote de New-York.

Diverses explications ont été données de ces velléités de hausse des prix du froment ; la plus plausible est l’espérance d’une diminution dans la production. En France il y a une légère réduction dans la superficie des emblavures, le même fait est signalé de divers pays. La récolte dans le monde entier ne promet point d’être aussi abondante qu’elle a été dans les deux dernières années. La France, la Russie, l’Autriche-Hongrie, la Roumanie, les États-Unis, ont produit en 1894, ensemble, près de 500 millions d’hectolitres de blé. Une diminution de 10 pour 100, soit de 50 millions d’hectolitres, produirait un effet considérable sur tous les marchés de céréales. Il ne semble pas qu’en France on ait eu propension, au moins jusqu’à ces dernières semaines, qui ont été détestables, à trop se plaindre pour la quantité ni pour la qualité. Chez nos voisins d’outre-Manche, au contraire, les deux derniers mois ont à peu près ruiné les espérances brillantes que les quatre premiers avaient fait concevoir. A côté de districts privilégiés qui ont reçu la quantité de pluie nécessaire, d’autres ont été grillés par une sécheresse comparable à celle de 1893. Les fruits ont été atteints comme les céréales. Pour une grande partie de l’Angleterre, l’année sera une des plus mauvaises que l’on ait jamais vues. Il y a quelques semaines encore, alors que la récolte de loin était déjà si compromise, la situation gardait un trait consolant, la perspective d’une récolte satisfaisante en froment et de prix soutenus ; le rendement sera médiocre, et les prix, on l’a vu, après avoir haussé pour un temps, ont peine à se maintenir.

On a cru longtemps que la prospérité du producteur dépendait de l’excédent de sa production au-delà des plus stricts besoins. Aujourd’hui la plus grande partie des misères économiques peut être attribuée très justement à la surproduction : aussi n’est-il point un article de consommation générale qui ne donne lieu aux plus sérieux efforts en vue d’une limitation, par voie d’entente universelle, de sa production annuelle. Depuis longtemps déjà on a vu les propriétaires des mines de Westphalie, les maîtres de forge de l’Autriche, les compagnies charbonnières de la Pennsylvanie, conclure des accords temporaires pour établir le chiffre maximum où chacun des établissemens contractans pourrait porter son rendement en charbon ou eu fer. De semblables arrangemens se sont produits en Angleterre, en France, aux États-Unis, sur d’autres marchandises. Cette nécessité de limiter sur un point déterminé la capacité de rendement de l’activité industrielle a engendré chez les Yankees le mécanisme si ingénieusement compliqué des trusts, contre lequel la légalité fédérale aussi bien que celle des États est restée impuissante. Le pétrole a tout récemment presque doublé de prix. On disait d’une part que les puits américains étaient épuisés ou le seraient bientôt : mais on a su d’autre part qu’une convention venait d’être conclue entre tous les propriétaires de puits pétrolifères du Caucase pour réglementer la production, et que le fameux trust américain, Standard Oil Company, négociait avec le syndicat russe un arrangement visant le même objet. Le cuivre valait depuis un an 39 livres sterling la tonne, lorsque le seul bruit de négociations engagées entre les compagnies d’Amérique et celles d’Europe pour la fixation d’un maximum de production a suffi pour élever le prix à 44 et 45 livres sterling. L’entente n’a pu aboutir, au moins jusqu’à présent. Si les négociations avaient réussi, quel étrange spectacle que celui de quinze ou vingt puissantes compagnies, exploitant le même article en Espagne, au Chili, au Japon, dans la Vieille-Californie, dans les Montagnes-Rocheuses et sur les rives du lac Supérieur, et s’entendant pour ne pas dépasser, dans leur rendement annuel, un maximum déterminé de production et de vente ! Le prix du coton est tombé si bas, moins de quatre pence (40 centimes) la livre anglaise, il y a deux ou trois mois, que les planteurs américains ne peuvent plus avec cette culture réaliser aucun profit, si même ils ne subissent des pertes, qui menacent de les ruiner en un petit nombre de saisons aussi désastreuses. Le prix s’est légèrement relevé, sur l’annonce que les surfaces cultivées en coton seraient inférieures de 15 à 20 pour 100 en 1895 sur le total de l’année dernière. Les producteurs de coton seront sans doute forcés d’en venir au système du syndicat pour la production réduite. En Europe, on ne voit guère d’autre remède aux pertes qu’a déjà produites la crise sucrière.

L’histoire économique du monde pendant les vingt-cinq dernières années, quelle que soit la denrée dont on s’occupe, redit en effet la même plainte d’une production énorme à des prix qui ne sont plus rémunérateurs. Depuis 1873, le prix du blé américain a été précipité de 143 cents par bushel à 63, l’avoine s’est dépréciée de 56 à 32 cents, l’orge de 82 à 47 ; la valeur des bœufs a fléchi de 35 pour 100, celle des vaches laitières de 40 pour 100. De ce que la terre est sans prix aux États-Unis, et que les déserts y sont maintenant sillonnés de voies ferrées, la compétition pour la fourniture des marchés d’Europe y est devenue gigantesque, et l’agriculture américaine succombe ; écrasée sous le poids de son énorme et trop rapide développement.

Dans ces vastes régions de l’Ouest où la population clairsemée produit infiniment plus qu’elle ne peut consommer, l’avilissement des prix a engendré le fléau de l’hypothèque et assuré une clientèle électorale nombreuse et bruyante aux doctrines économiques fondées sur l’accroissement indéfini du volume de la circulation monétaire par l’extension de l’usage de l’argent, question qui a dominé toute la vie politique aux États-Unis pendant les derniers six mois.

Il est curieux d’observer que la crise agricole serait encore bien autrement grave on Amérique si l’Angleterre, ayant cessé elle-même de produire des céréales en quantité suffisante pour sa consommation, n’offrait un énorme marché à l’excès de production américaine. En 1893 le Royaume-Uni a pris 56 pour 100 de toute l’exportation des États-Unis, achetant à ce pays pour plus de 1 600 millions de francs de denrées alimentaires, de coton et de tabac, et pour plus de 100 millions de francs de bétail vivant.


III

On commence à entrevoir cependant des temps meilleurs pour les producteurs américains comme pour ceux d’Europe. Dans les deux mondes ont apparu les mêmes signes d’un mouvement de hausse des prix et d’une plus grande activité commerciale. Aux États-Unis, la crise, si intense il y a quelques mois, a perdu de son acuité ; l’exode de l’or, symptôme extérieur du malaise économique, a cessé ; les affaires ont repris une animation de bon aloi ; les prix d’un grand nombre de denrées et de fabrications se sont élevés. Le travail dans les usines est plus actif qu’il n’avait été depuis longtemps ; les ouvriers ont déjà réclamé, dans un grand nombre d’industries, une augmentation de salaire que les employeurs se sont hâtés d’accorder[2].

Dans notre Europe occidentale, mêmes indices, dont on voudrait voir bientôt s’accentuer la signification : des plaintes moins vives et moins universelles sur le niveau non rémunérateur des prix ; une meilleure tenue des cours sur le sucre, la laine[3], et d’autres produits naturels ; l’amélioration du commerce extérieur en France, en Angleterre et en Allemagne, dans les derniers mois, en volume et même en valeur.

Ainsi ce relèvement des prix, que de toute part on sollicitait de la législation, et qu’elle paraissait décidément impuissante à réaliser, semble sur le point de s’opérer spontanément. Il est déjà marqué en ce qui concerne les céréales, et c’est là un point important, les crises passées ayant laissé après elles cet enseignement qu’une reprise de prospérité générale, pour être bien établie, saine, durable, doit commencer au bas de l’échelle économique, par l’amélioration des prix de l’agriculture. Les industriels et les commerçans attendront vainement le réveil des demandes, aussi longtemps que le revirement n’aura pas été salué d’abord par les classes qui tirent du sol les céréales et les matières textiles. Il est peut-être encore un peu tôt pour déclarer que l’heure tant désirée de la reprise a enfin sonné. Les signes sont là, cependant, visibles. Lorsque les Anglais veulent se rendre compte de l’état général des affaires, ils consultent volontiers ce baromètre ingénieux de l’Index Number, qui permet de comparer eu bloc les prix d’un grand nombre des denrées dont s’alimentent les marchés internationaux. La série, depuis douze mois, donne la courbe suivante, traduite ; en chiffres qui expriment des ensembles de prix : — en 1891, au 1er avril, 2 021 ; juillet, 1 974 ; octobre, 1 952 ; — en 1895, janvier, 1 923 ; mars, 1 906 ; avril, 1 921 ; mai, 1 925. Les prix sont tombés au plus bas, d’une manière générale, au commencement de mars de cette année. Il s’est produit ensuite un relèvement au niveau constaté pour les derniers jours de 1894. En juin ce niveau a été quelque peu dépassé.

Il faut encore mentionner les États-Unis et leurs achats considérables en Europe, aussi actifs qu’en 1893 avant la crise, et constituant une sorte de réouverture du marché américain aux produits du vieux monde, pour expliquer l’amélioration survenue, durant les six premiers mois de 1895, dans les résultats de notre commerce extérieur, concordant avec un mou veinent analogue en Angleterre et en Allemagne. Nos importations ont diminué, nos exportations ont augmenté. Nous avons acheté au dehors de moindres quantités d’objets d’alimentation et aussi, ce qui est un symptôme peu satisfaisant, de matières premières nécessaires à l’industrie ; mais le trait le plus encourageant est l’accroissement de quatre-vingt-douze millions de francs dans la valeur des objets fabriqués, vendus par notre industrie à l’étranger, surtout à l’Amérique du Nord. On peut pardonner aux protectionnistes de célébrer un peu pompeusement ce commencement d’essor nouveau de notre commerce d’exportation ; ils en avaient attendu vainement l’occasion depuis l’application de leur tarif, et il faut souhaiter, pour notre industrie nationale que menacent tant d’autres dangers, que la suite justifie ces cris encore prématurés de victoire.

Certes, il est heureux que nos exportations deviennent plus actives, et l’amélioration réalisée mérite d’être signalée ; mais il faut, pour l’apprécier à sa juste valeur, considérer tout le terrain perdu depuis quatre années. Que l’on nous pardonne de présenter ici quelques chiffres qui ont leur éloquence. Nous exportions en Angleterre, en 1890, pour 1 026 millions de francs de nos produits et marchandises fabriquées ; le total est tombé à 1 012 en 1891, à 901 en 1893, à 913 en 1894. Nos exportations en Belgique ont fléchi de 537 millions en 1890 à 478 en 1894. La diminution de valeur de nos envois à l’Italie peut se mesurer par ces deux nombres : 150 millions de francs en 1890, et 98 en 1894. Pour l’Espagne la chute a été, de 181 millions en 1891 à 108 en 1894 ; pour la Suisse, de 243 en 1890 à 130 en 1894 ; pour les États-Unis, de 329 millions en 1890 à 240 en 1892 et à 186 en 1894.

Si nous poursuivions ce parallèle entre le mouvement de nos exportations en 1890 et 1891 et celui de 1894, nous découvririons encore d’autres diminutions considérables : 40 millions pour l’Allemagne, 21 millions pour le Portugal, 27 pour l’Uruguay, 120 pour la République Argentine. Sans doute il est aisé d’objecter à ces différences accablantes qu’elles sont dues pour une bonne part à la baisse des prix, et présentent sous une forme très exagérée ce qu’il peut y avoir eu de réduction dans l’activité de notre commerce d’exportation. Il faudrait, ne cessent de répéter les protectionnistes, comparer non les valeurs, dont la mesure s’est modifiée, mais les volumes, qui offrent un mode bien plus sûr et plus équitable de rapprochement, et l’on se convaincrait que nous n’avons pas décru réellement, que nous exportons autant de marchandises à l’étranger qu’il y a cinq ans, et que, s’il est malheureux que nous les vendions moins cher, c’est une infortune que nous partageons avec tous les pays producteurs. La diminution en volume est assurément moindre que celle en valeurs, c’est tout ce que l’on peut concéder sur ce point. Il reste que nous nous heurtons de toute part à une concurrence industrielle redoutable et que nous ne faisons peut-être pas les efforts nécessaires pour porter nos produits partout où ils pourraient trouver accès[4].


IV

M. Picard, dans le dernier rapport de la commission permanente des valeurs de douane dont il est le président, insistait sur l’intensité du mouvement qui pousse tous les pays à développer chez eux non pas seulement une agriculture, mais aussi une industrie indépendante[5]. « Une grande enquête poursuivie sur ce sujet, disait-il, montrerait les progrès dès maintenant réalisés dans cette direction, non pas seulement chez nos voisins les Allemands, les Belges, les Italiens, les Espagnols, mais en Russie, dans l’Inde, au Japon, en Chine même. Les vieilles nations industrielles de l’Europe sont en train de perdre le marché du monde. C’est une évolution gigantesque, dont les résultats actuels ou à long terme excédent de beaucoup l’action d’un tarif protecteur. » Les appréhensions qu’inspire aux négocians et aux industriels, en France et dans les autres pays d’Europe, la rapidité de l’évolution industrielle ainsi dénoncée, ont été encore avivées dans ces derniers mois par les événemens politiques qui viennent de s’accomplir dans l’Extrême-Orient. Faut-il donc redouter sérieusement que l’immense Empire moscovite et cette énorme Asie, avec leurs richesses naturelles et la simplicité des besoins de leurs peuples, n’inondent l’Europe de produits manufacturés, aussitôt qu’ils auront adopté les procédés perfectionnés que les découvertes modernes ont mis à la disposition de l’industrie ? Un examen sommaire des faits nous apprendra que, si cette crainte est prématurée, elle n’est pas tout à fait chimérique.

Parmi les pays de civilisation jeune, le plus vaste et celui qui possède la plus étonnante puissance de développement économique est la Russie. En une vingtaine d’années, les progrès économiques y ont été énormes. Notre Exposition de 1889 les avait déjà fait apprécier ; celle de Chicago en 1893 les a mis en pleine lumière, et le témoignage en reste dans une publication très belle du gouvernement russe sur les diverses branches où s’exerce cette activité industrielle de date si récente. Après l’étude que la Revue consacrait, il y a un mois, à l’organisation financière de cet Empire, nous nous bornerons à quelques indications très sommaires. La principale des industries russes est celle du coton : les fabriques se sont multipliées en telle proportion que la Russie occupe aujourd’hui le premier rang, pour la puissance de production, sur le continent européen. Ces fabriques alimentent les marchés de l’intérieur, et leurs produits vont faire concurrence à ceux de l’Angleterre dans l’Asie centrale, on Perse, même dans l’Extrême-Orient. Les dernières statistiques comptent 107 filatures russes avec 200 000 métiers et 10 millions de broches, fournissant des filés pour 113 millions de roubles par année, et 540 fabriques de tissus.de coton avec un mouvement d’affaires qui excède 140 millions de roubles.

Cette industrie est encore obligée de faire venir du dehors la plus grande partie de sa matière première. Pourtant l’Asie centrale donne dès maintenant 109 millions de kilogrammes de coton, dont 50 environ sont expédiés en Russie ; le reste est employé sur place. Le développement de cette culture dans la région n’est entravé que par le bas prix de vente du produit. Grevé des frais de transport, le colon asiatique ne peut encore lutter à Moscou avec celui des États-Unis, qui vendent à la Russie environ 120 millions de kilogrammes. Le gouvernement russe n’a pas seulement établi un droit d’entrée pour la protection du coton d’Asie, il a pris en outre toute une série d’intelligentes mesures pour une extension rapide de la culture cotonnière, par la multiplication des voies de transport, par l’organisation d’un crédit agricole, par l’amélioration des procédés d’exploitation et l’établissement d’un contrôle rigoureux sur la qualité des produits mis en vente.

Rappelons pour mémoire que la production de la houille, dans les deux grands bassins de la Pologne et du Donetz, atteint aujourd’hui 8 millions de tonnes, ayant à peu près triplé dans l’espace de quinze années, et que l’apparition de cette richesse houillère a provoqué, dans la Russie méridionale, un mouvement industriel où les capitaux étrangers ont pris une part très importante, des capitaux belges notamment. En peu d’années se sont constituées là des entreprises qui paraissent destinées à un brillant avenir et appellent sérieusement l’attention de ceux de nos capitalistes qui estiment que la France a tout intérêt à donner à son alliée les moyens de se fortifier dans toutes les branches de l’activité économique. Les usines nationales donnent aujourd’hui en Russie 71 millions de ponds de fonte[6], 30 millions de fer, 30 millions d’acier. Les chemins de fer tirent désormais de ces usines le matériel de toute nature dont ils ont besoin.

Les progrès industriels ont marché parallèlement avec les développemens de l’agriculture. Quant au commerce extérieur, il est resté à peu près stationnaire dans les dix dernières années, mais un grand changement s’est produit dans la répartition du total entre les importations et les exportations. A un excédent d’importations de 35 millions de roubles en 1881 a succédé un excédent d’exportations de 151 millions en 1893. Naturellement la Russie n’exporte guère encore que des produits de son sol ; mais le fait que pour les fabrications elle a déjà sensiblement moins besoin de l’étranger qu’il y a une quinzaine d’années ne saurait être considéré comme négligeable pour la production de l’Europe occidentale.

C’est aujourd’hui tout le continent européen, Russie, Allemagne et France, qui bat en brèche le monopole traditionnel de la fabrication du Lancashire. Les filateurs et, tisseurs anglais voient surgir dans toutes les parties du globe des métiers à produire ces filés et ces cotonnades dont seuls, il y a moins d’une génération, ils suffisaient à inonder le monde. Les progrès de la fabrication dans l’Amérique du Nord étaient déjà une menace nouvelle assez effrayante : aujourd’hui les Anglais ont affaire à une compétition toute récente, née, par une singulière ironie des choses, sur une terre britannique, la compétition des manufactures de l’Inde. Mais le phénomène n’intéresse pas seulement le Lancashire, il a une signification économique générale et vaut d’être examiné. Il est très exact, en effet, que la grande industrie, celle qui se sert de moteurs mécaniques, a commencé depuis une dizaine d’années à prendre dans l’Inde une place de quelque importance à côté de la petite industrie manuelle et domestique qui avait jusqu’alors suffi à tous les besoins du marché intérieur.

Cette évolution a été marquée surtout dans les industries textiles, et, parmi celles-ci, pour le jute et le coton. En 1893 l’Inde possédait 141 manufactures pour la filature et le tissage du coton, représentant 28 000 métiers et 3 600 000 broches, consommant 1 170 000 balles de coton et employant 120 000 personnes. Ces établissemens appartiennent, pour la plupart, à des compagnies par actions, dont Les titres et l’administration sont entre les mains de capitalistes indigènes. Des princes indépendans, comme les rajahs d’Indore, de Baroda, commanditent des filatures. Ces entreprises sont prospères et donnent des dividendes atteignant en moyenne 10 pour 100. Les principaux débouchés pour leurs produits sont la Chine et le Japon[7], mais en ce dernier pays l’Inde rencontre déjà à son tour la concurrence active, et qui sera victorieuse à bref délai, des filatures locales. Les fabricans de l’Hindoustan vendent surtout leurs cotonnades sur la côte orientale d’Afrique. Avec des filés anglais, plus fins que ceux qu’ils produisent eux-mêmes, et du coton égyptien, ils commencent à aborder le tissage de qualités supérieures[8]. Si les progrès accomplis jusqu’à présent ont ainsi une réelle importance, il convient de ne pas les exagérer, car l’Angleterre possède près de vingt-cinq fois plus de métiers et de quinze fois plus de broches que l’Inde, où, il est vrai, la petite industrie manuelle n’est pas encore sérieusement dépossédée.

Les filatures de jute sont au nombre d’une trentaine, représentant un capital de 30 millions de roupies, occupant 66 000 ouvriers avec 8 700 métiers et 174 000 broches. Le jute étant cultivé spécialement dans le Bengale, les filatures sont presque toutes dans le voisinage de Calcutta et appartiennent en général à des Anglais. Les fils servent à fabriquer surtout les toiles dont sont faits les sacs utilisés dans l’Inde même ou en Australie et aux États-Unis pour l’emballage des grains, de la laine, du coton, du sucre. L’Inde n’a encore que six grandes filatures et deux établissemens de tissage de soie, à côté, il est vrai, d’un nombre considérable de petites filatures indigènes, produisant des tissus de qualité inférieure, d’un usage courant dans la population. Il faudrait citer encore cinq manufactures avec 526 métiers pour la transformation de la lai ne en couvertures et uniformes, 55 minoteries produisant près d’un million de quintaux métriques de farine, à peu près autant d’usines pour le nettoyage et le décorticage du riz dans la basse Birmanie, avec un rondement de 12 millions de quintaux métriques ; industrie locale dont les progrès ont déjà amené la disparition à peu près complète de l’industrie du nettoyage du riz en Angleterre et sur le continent européen. Quant aux huileries, au nombre d’une cinquantaine, leur production annuelle n’a pas l’importance de celle que donnent les seules huileries de Marseille.

Quand nous aurons signalé encore un certain nombre de sucreries, de tanneries, de papeteries, de scieries mécaniques, d’usines pour le décorticage du café ou pour la préparation de l’opium et du thé, de manufactures de cigares, d’indigoteries, nous aurons à peu près épuisé la liste des établissemens représentant la grande industrie et qui sont nés ou se sont développés dans l’Inde au cours des douze ou quinze dernières années. Il serait injuste d’oublier l’exploitation houillère, presque toute concentrée dans le Bengale, où se trouvent 73 concessions sur les 82 qui existent dans l’Hindoustan, produisant déjà plus de deux millions de tonnes d’un charbon en général de qualité inférieure, mais dont se contentent les établissemens industriels et les chemins de fer. Les ports de la côte occidentale, Kurrachee et Bombay, absorbent au contraire chaque année 800 000 tonnes environ de houille britannique importée. L’industrie métallurgique, avec 55 fonderies, dont le plus grand nombre n’ont qu’une médiocre importance, est encore dans l’enfance.

Le manufacturier indien a sur son concurrent anglais des avantages qui ne sauraient être contestés, et, en premier lieu, le bas prix de la main-d’œuvre. Là, toutefois, il faut s’entendre. L’insignifiance du salaire, 13 à 14 roupies par mois à Bombay pour les hommes, 7 à 8 pour les femmes, 6 pour les enfans[9], est compensée par quelques inconvéniens : l’influence du climat, la paresse naturelle qu’il entraîne, une moindre aptitude et une moindre force pour le travail, résultant de la médiocrité de la nourriture, des absences fréquentes et prolongées. Si les ouvriers Hindous sont moins payés que les ouvriers anglais, on est obligé d’employer les premiers en nombre plus considérable que les seconds pour un même travail. M. Brenier, à qui on doit une étude curieuse et très fouillée sur les progrès de la grande industrie dans l’Hindous tan, estime qu’une même filature de 30 000 broches exigerait 750 ouvriers à Bombay et 120 seulement dans le Lancashire. Il n’en reste pas moins que le rapport du salaire au prix de revient est de 25 pour 100 seulement dans l’Inde, tandis qu’en Angleterre il atteint, en moyenne et pour l’ensemble des industries, 32 pour 100.

Le manufacturier indien a encore pour lui le prix de transport des produits anglais qui, si bas qu’il puisse descendre, représente toujours un certain avantage, surtout pour le coton et le jute, dont l’Inde est productrice. Il faut dire que cet avantage est en partie annulé par les frais de transport que doit acquitter à son tour le fabricant indigène pour son outillage et son combustible. Le régime douanier n’a eu qu’une minime influence sur le développement de la grande industrie moderne dans l’Inde. Un traitement de faveur, accordé d’abord aux produits de Manchester, n’a pas empêché l’essor des filatures et tissages à Bombay. A partir de 1882 les rares droits d’entrée qui subsistaient sur les cotonnades furent supprimés ; il ne resta de droits de douane dans la péninsule que sur les armes à feu, les spiritueux, le sucre, le pétrole, quelques autres articles. Lorsque la baisse du change eut introduit le déficit dans les budgets indiens, le gouvernement métropolitain, sans tenir compte des protestations des autorités locales, établit un droit d’entrée uniforme de 5 pour 100 sur toutes les marchandises importées dans l’Inde, les cotonnades de Manchester seules exceptées. Il est aisé de comprendre quelles colères causa cette exception, qui a depuis été supprimée, et combien peu le manufacturier indigène devait être disposé à accepter le principe de ce traitement différentiel en faveur de son concurrent du Lancashire.

La mesure avait d’ailleurs encore un autre objet, qui était de protéger ces industriels indigènes eux-mêmes contre la concurrence des produits sino-japonais, favorisée par la fermeture des hôtels de monnaie dans l’Inde à la frappe de l’argent. En effet, un change s’étant dès lors établi entre le taux officiel de la roupie indienne et la monnaie d’argent chinoise, japonaise et mexicaine, l’Inde se trouva à l’égard de ces pays à étalon d’argent dans la situation d’une nation à circulation monétaire au pair de l’or. Les articles principaux de sa production, filés de coton, opium, riz, etc., furent atteints sur son propre territoire par une baisse proportionnelle à la baisse du tael et du yen, par où les exportations indiennes vers les pays usant de ces monnaies se trouvèrent sérieusement entravées, et les importations de ces mêmes pays, au contraire, facilitées.

D’une manière générale la production annuelle de l’Angleterre en articles de coton a diminué de 102 millions de livres sterling en 1873 à 89 millions en 1893, et les importations anglaises de tissus en pièces et de filés dans l’Hindoustan, ont sensiblement diminué dans les cinq dernières années. Un ancien conseiller à la cour de Pondichéry, M. Barbé, dit, dans une étude sur la progression des industries asiatiques en 1891 : « En d’autres temps, on se fût délecté fort, parmi nous, à cet étrange spectacle de la gigantesque colonie anglaise en train de conquérir les marchés de sa métropole et de porter un coup droit aux travailleurs de Manchester. Aujourd’hui la race blanche tout entière est solidaire contre l’Asie, et je conseille fort à nos rieurs d’attendre quelques années avant de prendre parti. Somme toute, nous faisons en Indo-Chine ce que l’Angleterre a fait dans l’Inde ; seulement l’heure des résultats n’est pas encore arrivée. Quand elle aura sonné à Hanoï et à Canton, comme elle l’a déjà fait à Bombay et à Osaka, ce sera le vrai moment de parler, chez nous, de la question sociale. L’Asie en est seulement à ses premières menaces. »


V

Les progrès ont été plus rapides au Japon que dans l’Inde. On savait déjà que les Japonais devenaient un grand peuple industriel, alors qu’on ne soupçonnait pas qu’ils allaient se révéler comme puissance militaire et maritime de premier ordre. Ils avaient depuis longtemps étonné l’Europe par leur merveilleuse aptitude à comprendre et à s’assimiler toutes les manifestations de l’activité civilisatrice de l’ancien monde. Tous les rapports récens des consuls étrangers au Japon signalent les étapes successives du progrès industriel accompli ou en voie de réalisation. Actuellement plus de cinquante filatures de coton sont établies dans le voisinage d’Osaka et de Kioto, comptant près de 800 000 broches et représentant un capital, entièrement indigène de 20 millions de piastres, produisant en 1894 un demi-million de balles de filés d’une valeur brute de 100 millions de francs. C’est par bonds énormes, disent les documens consulaires, que ce mouvement s’est développé[10]. Il est probable qu’après avoir anéanti le prestige militaire de la Chine, le Japon va travailler à faire la conquête économique de cet immense empire. Il y a là un marché de 400 millions d’êtres humains, qu’il compte bien gagner peu à peu à ses produits. L’île de Nippon, cette Grande-Bretagne du Pacifique, a des côtes admirablement découpées, des ports vastes et sûrs, de nombreux cours d’eau, des routes. Elle possède le charbon, la matière première par excellence. Sa houille fait concurrence sur la place de Singapore à celle de l’Angleterre. Les gîtes actuellement exploités donnent 2 millions de tonnes par an, et en contiennent, d’après des évaluations résultant d’études sérieuses, près d’un milliard. Le soi a d’autres richesses, du cuivre, de l’or, de l’argent, du plomb, de l’étain, des réserves colossales de minerai de fer. L’art métallurgique est pourtant encore rudimentaire en ce pays, l’extraction du minerai n’ayant pas dépassé jusqu’ici 16 000 tonnes pour une année.

Les Japonais se sont pris d’un engouement très vif pour les constructions de chemins de fer. Dans la seule année 1893, le gouvernement a concédé à diverses compagnies une dizaine de lignes, comptant ensemble 1 500 kilomètres. Les rails et les locomotives ont été jusqu’à présent achetés à l’étranger. Pour les wagons, il n’est venu du dehors que les essieux et les roues. On a commencé, en 1894, à construire des locomotives. Dans les arsenaux appartenant à l’État ou à des compagnies particulières, on fabrique des chaudières pouvant développer jusqu’à 1 000 chevaux. Le dock de Nagasaki a construit et lancé l’an dernier un navire à vapeur en fer de 1 750 tonneaux, le plus grand bâtiment de commerce sorti d’un chantier japonais[11]. En 1868, le Japon exportait pour 16 millions de yens et importait pour 11 millions. Le yen, monnaie nationale japonaise, en argent, avait à cette époque, au pair de l’or, une valeur de 5 fr. 17, le métal blanc n’ayant encore subi aucune dépréciation. Aujourd’hui le yen perd près de 50 pour 100 au change, et ne vaut plus en or que 2 fr. 75 à 3 francs dans les transactions avec les pays à étalon d’or[12] ; mais le Japon a exporté en 1894 pour 113 millions de yens et importé pour 117 millions. Tout compte tenu de la dépréciation de la monnaie, qui, pour une même quantité, fait ressortir une valeur plus grande[13], il reste un développement considérable du commerce extérieur. La valeur totale des échanges, qui n’était encore que de 142 millions de yens en 1891, a été de 160 en 1892, de 178 en 1893, de 230 enfin en 1894, soit, à 2 fr. 80 le yen, une valeur de 645 millions de francs contre 146 millions il y a moins de trente ans.

Aux exportations l’accroissement a porté sur la soie brute (39 millions de yens au lieu de 28), sur les pièces de soie (7,2 au lieu de 3,5), sur le charbon (6,5 au lieu de 5). L’élévation du prix de la houille a compensé largement les pertes résultant des entraves opposées aux transports par l’état de guerre. La marine japonaise, les chemins de fer ont fait dans la seconde moitié de 1894 une consommation considérable de combustible. La baisse de l’argent a permis, en outre, malgré la cherté du fret, d’expédier des quantités importantes de houille en Chine même (338 000 tonnes), à Hongkong (400 000 tonnes), aux Philippines (50 000), dans l’Inde anglaise (164 000). Nos charbons du Tonkin pourront difficilement lutter contre la concurrence du charbon japonais.

Les Japonais importent encore, de la Chine principalement, les sucres roux, dont la consommation, chez eux, ne cesse de se développer ; mais ils font déjà des essais sérieux de culture de la canne à sucre dans le Hokkaido et dans les îles Liou-Kiou. Ils achètent aussi leur laine à. l’étranger, l’élevage du mouton n’ayant pu réussir après vingt années de patientes tentatives. C’est ainsi que l’article principal d’importation de la France au Japon est la mousseline de laine, spécialité dont nos fabricans ont vendu aux Japonais, en 1894, pour 3 millions de yens, tandis que nous leur achetons chaque année pour près de 20 millions de yens de soie brute. Encore ces mousselines de laine, dont nous avons en quelque sorte le monopole, sont-elles expédiées pour la plus grande partie en écru. Elles sont teintes par l’industrie indigène, qui dispose d’un outillage encore très grossier, mais n’a que des frais généraux insignifians, avec une main-d’œuvre très bon marché.

Ce peuple, après avoir recueilli si avidement les leçons des Occidentaux, tend à se passer de plus en plus du concours de l’étranger. Le Chinois, vaincu, est obligé, pour payer la rançon de son territoire, d’emprunter à l’Europe, sous le couvert de la garantie de la Russie. Le Japon, vainqueur, a fait face à tous les frais de la guerre avec ses seules ressources nationales, réserve du Trésor et emprunts publics[14], et cependant, à la fin de la campagne, les dépenses s’élevaient à près de 3 millions de francs par jour.

Dans son rapport pour 1893, le vice-consul de France à Kobé, M. de Lucy-Fossarieu, signale les efforts que font les Japonais pour s’affranchir, au Japon même, de l’intermédiaire des importateurs étrangers et pour se créer directement de nouveaux débouchés. Leurs missions commerciales parcourent l’Australie, les Philippines, le Siam, les îles du Pacifique. A Singapore, la baisse de l’argent leur permet de mettre en vente des produits similaires aux produits européens à des prix que ceux-ci ne peuvent supporter, et la presse anglaise locale prévoit une révolution dans le commerce de cette région. L’énumération des articles très variés de cette exportation, qui atteint déjà une valeur de plus de 10 millions de yens, est curieuse : les allumettes japonaises remplacent déjà presque partout, sur les marchés chinois, les allumettes suédoises ou viennoises ; sont aussi très demandés, provenance du Japon, les parapluies en alpaga ou coton, les boutons de métal, « nattes, verreries, tresses de paille, savons, papiers de tenture et autres, fils de cuivre et de laiton, tapis, caleçons, gilets, gants, chaussettes de coton, chapeaux, chaussures, vêtemens européens, cigarettes, lampes, pendules, montres, valises, sacs de voyage, tant d’autres objets qui, à cause de leur peu d’importance, ne figurent pas nominativement sur les tableaux de la douane. » Kobé, d’où écrit M. de Lucy-Fossarieu, à une importance commerciale, comme port d’exportation, qui ne le cède à celle de Yokohama que parce que le commerce des soies est presque entièrement concentré dans la région de ce dernier port. Kobé et la ville voisine, Osaka, sont en même temps le grand contre de l’industrie cotonnière.

On trouve encore un nouveau témoignage des progrès économiques incessans des pays orientaux dans les chiffres du commerce extérieur de la Chine en 1894, portés récemment à la connaissance du public par le rapport annuel de l’administration des douanes chinoises, placée, on le sait, sous la direction d’un état-major de fonctionnaires britanniques. En dépit des circonstances les plus défavorables, longue sécheresse dans les provinces du sud, épidémies à Canton et à Hongkong, quarantaines rigoureuses inondations dans le nord, enfin guerre avec le Japon, le volume et la valeur des transactions de la Chine avec l’étranger présentent, pour 1894, une augmentation très importante. Les importations nettes se sont élevées à 162 millions de taels haïkwan (taels des douanes-maritimes), contre 151 millions en 1893 et 135 millions en 1892, et les exportations à 128 millions contre 117 et 102 dans les deux années précédentes. Les exportations ont été stimulées par la dépréciation du tael, évalué en or[15]. On a aussi remarqué que nombre d’articles chinois (en dehors du thé, de la soie et du coton), qui, auparavant, ne quittaient point le pays, trouvent aujourd’hui un marché au dehors. Il n’y a pas à parler, à propos de la Chine, d’un mouvement industriel proprement dit, mais il n’est pas sans intérêt de signaler, comme point de départ, d’après M. Jamieson, consul anglais à Shanghaï, l’établissement près de cette ville, en 1893, de trois grandes filatures de coton et de quelques autres plus petites dans les environs, avec 150 000 à 200 000 broches ; entreprises purement indigènes, où aucun Européen n’est intéressé. L’ouvrier chinois se contente d’un salaire quotidien de 30 à 50 centimes par jour. Avec une main-d’œuvre aussi peu coûteuse, un déplacement graduel d’Occident en Orient du siège de toutes les grandes industries n’est plus une conception chimérique. Le Japon nous a appris avec quelle facilité les nations orientales peuvent acquérir l’outillage mécanique des peuples européens et l’instruction nécessaire pour le mettre en œuvre.


VI

Ces faits sont aujourd’hui connus dans tout le monde industriel et commercial ; la presse les a signalés à l’attention des indifférens ; ses commentaires ont dénoncé le péril à ceux qui affectaient de ne pouvoir comprendre. Ils éclairent puissamment la crise économique et permettent de ramener à leur valeur proportionnelle les explications exactes, mais trop exclusives, que les économistes de doctrine en veulent donner, la dépréciation de l’argent par exemple ou l’abus du protectionnisme. Ces causes ont eu leur action partielle, mais il en est d’autres plus profondes, comme le disait il y a un mois un membre du gouvernement à la Chambre de commerce de Nantes, et qui sont d’une nature telle, que le commerce et l’industrie devront se soumettre à une véritable révolution dans leur production et dans leur façon d’écouler leurs produits au dehors. M. André Lebon a montré que des places entières, qui étaient des marchés d’exportation pour nos produits, deviennent des marchés de production : « Il y a cette immense République américaine qui se suffit désormais à elle-même et devient un pays exportateur. Il y a là-bas, en Extrême-Orient, un pays déjà avancé en civilisation, le Japon, qui, grâce aux conditions de sa main-d’œuvre, avant dix ans se suffira complètement à lui-même et deviendra exportateur. Il y a partout une modification profonde dans les conditions de la production économique. La situation exceptionnelle dont nous jouissions autrefois n’existe plus. »

Le ministre du commerce a donné à ses auditeurs des conseils judicieux, comme de démocratiser notre industrie, restée la plus aristocratique du monde, ce qui s’entend pour la nature et la qualité des produits ; comme aussi de varier ses modèles, de créer des types plus conformes au goût des cliens étrangers ; d’aller solliciter les acheteurs sur leur propre marché, plutôt que d’attendre d’être sollicité par eux ; enfin de déployer plus d’activité qu’il n’était nécessaire au bon vieux temps : « Si votre initiative ne vient pas seconder la nôtre, a dit M. Lebon en terminant, si vous ne voulez pas renoncer à certaines habitudes et à la tranquillité qu’elles vous assuraient, pour poursuivre la lutte économique sur les marchés étrangers que l’âpreté et la ténacité qu’y apportent nos concurrens tendent à vous fermer, ce n’est pas la peine de faire de grands travaux, de créer des voies, de creuser des ports, de modifier les tarifs, de donner des subventions, de remuer nos consuls : l’industrie ne sortira pas de l’état d’immobilité où elle est aujourd’hui. »

Quoi qu’en dise M. Lebon, la dénonciation des traités de Commerce, en bouleversant les relations avec l’étranger, en stimulant l’activité industrielle de nos concurrens, a eu malheureusement sa grande part dans l’intensité qu’a prise, en ce qui concerne notre industrie, la crise générale. Nos remaniemens de tarifs ont créé une instabilité qui paralysait tout progrès, et nous avons spontanément suscité des concurrences dangereuses chez nos propres voisins, à nos portes, en Espagne, en Italie, en Suisse. Que, d’autre part, la dépréciation de l’argent soit une des causes actives des misères de l’industrie comme des souffrances de l’agriculture, on ne saurait le contester raisonnablement : les monnaies frappées en argent dans les pays orientaux subissant un agio par rapport à l’or, les acheteurs extra-européens n’ont plus une monnaie assez bonne pour payer pour nos produits le prix auquel est forcé de les vendre le fabricant anglais, français ou allemand. Ils se contentent des produits locaux, dont la fabrication se trouve par là favorisée. Si Manchester se montre infidèle à l’étalon d’or et demande qu’une entente des principaux pays du globe restitue à l’argent son ancienne force libératoire, c’est qu’il lui faut défendre sa production contre la concurrence des manufactures établies à Bombay, en Chine et au Japon. Les considérations théoriques de doctrine n’ont rien à voir dans sa détermination.

Mais voici que l’argent lui-même, sans attendre de problématiques interventions gouvernementales, au lieu de continuer à baisser comme il le faisait depuis si longtemps, a commencé de remonter : de 27 pence, le plus bas cours où il fût descendu, il a déjà repris à 30 ou 31, niveau actuel. La spéculation, malheureusement, est sans doute le principal agent de cette reprise. En Amérique et à Londres on a escompté, par des achats de prévision dans les bas cours, non seulement la réunion éventuelle d’une conférence monétaire internationale, mais aussi et surtout les demandes considérables de métal blanc pour l’Extrême-Orient que pourrait susciter la signature de la paix entre le Japon et la Chine.

N’est-il pas dans les possibilités de l’avenir, cependant, que, l’argent se relevant peu à peu de sa longue dépréciation et l’or devenant d’une abondance extrême par suite d’un développement colossal de la production au Transvaal et en Australie, on ne voie un jour se résoudre d’elle-même, sans lois ni conventions, cette question monétaire où se brise, impuissante, la prétendue science des économistes ? On est encore très loin de l’état de choses qui permettrait d’entrevoir la réalisation d’une telle éventualité. Si toutefois les mines d’or de l’Afrique du Sud et de l’Australie, sans parler des filons des Montagnes-Rocheuses, de l’Oural et de la Sibérie occidentale, tiennent les promesses que font actuellement en leur nom ingénieurs et géologues, il sera plus fait par là pour la réhabilitation de l’argent que par les efforts surhumains où se dépensent les bimétallistes des deux mondes.

Ce serait donc au Transvaal que le monde civilisé pourrait devoir l’unique commencement pratique de solution que comporte probablement la question monétaire. La raréfaction de l’or a fait la baisse des prix et la dépréciation de l’argent. Les mines de l’Afrique australe vont ramener, avec l’abondance de l’or, la hausse des prix et le relèvement de l’argent fin.

La production d’or du monde entier était tombée à 30 millions de francs par an en 1830, elle était de 150 millions à la veille de la découverte des placers de la Californie et de l’Australie. Quatre ans plus tard elle atteignait, par un bond gigantesque, le chiffre de 750 millions. Il était évident, par la nature même des gisemens exploités, que ce rendement considérable serait de courte durée ; et en effet la production a diminué continuellement depuis 1853 jusqu’en 1883-1886, période pendant laquelle elle ne dépassait plus 500 millions annuellement.

De 1887 à 1894 un revirement s’est produit, et déjà l’augmentation est énorme. En 1890 la production totale atteignit 615 millions ; elle s’élevait à 805 millions en 1893, et l’on sait à peu près sûrement qu’elle a dépassé 875 millions en 1894, si même elle n’a atteint 900 millions.

L’ingénieur Hamilton Smith, qui a été l’un des principaux metteurs en œuvre des énormes richesses aurifères du sol transvaalien, estime que la production du monde entier dépassera un milliard de francs en 1897. Sur ce total le Transvaal aura fourni 250 millions ; le reste du monde, 750 millions. Cet accroissement sera-t-il de courte durée, comme l’a été la prodigieuse augmentation due à l’exploitation des mines californiennes et australiennes au milieu du siècle ? Il est presque certain, répondent avec M. Hamilton Smith d’autres autorités d’une grande compétence, que la production d’or à raison d’un milliard par an se maintiendra pendant une assez longue série d’années. Quant au Transvaal, sa production maximum annuelle, atteinte peut-être vers 1900, serait d’environ 300 millions de francs.

Les raisons que donnent les experts de cette confiance dans la durée du rendement, au moins en ce qui concerne le Transvaal, sont tirées de l’examen des développemens miniers effectués en ce pays pendant les deux dernières années. Il est acquis que les conditions géologiques dans lesquelles l’or apparaît au Transvaal sont tout à fait différentes de celles qui distinguent la plupart des mines aurifères dans le reste du monde, le caractère essentiel des gisemens transvaaliens étant la continuité régulière des couches du minerai et la stabilité de leur teneur en or.

On n’ignore pas que cette teneur est généralement faible, très inférieure, dans le plus grand nombre des exploitations, à une once d’or par tonne de minerai, et que le traitement ne serait presque en aucun point fructueux, si l’on ne disposait d’une machinerie puissante, portée au dernier degré de perfectionnement, et ayant absorbé d’énormes capitaux. C’est la qualité et l’efficacité exceptionnelles de cet outillage qui permettent de tirer parti au Transvaal d’élémens minéralisés qui, en d’autres pays et dans les conditions habituelles d’exploitation, eussent dû être abandonnés comme stériles.


VII

Quelles modifications l’inondation d’or dont nous menace le Transvaal apportera-t-elle dans la situation économique des États européens ? Les encaisses des grandes banques d’Angleterre, de France et d’Allemagne regorgent déjà de richesses métalliques, représentées, il est vrai, dans la circulation par du papier qui ne fait point double emploi avec ces masses d’or, ce que l’on perd quelquefois de vue lorsque l’on s’étonne de voir 1 700 millions de francs en métal jaune dormir, prétendument improductifs, dans les caves de la Banque de France. Il est évident que la monnaie surabonde déjà sous toutes ses formes, que l’excès en serait bien plus sensible encore si les bimétallistes parvenaient à obtenir la réhabilitation monétaire du métal blanc, et que, dans quelques années, à l’aurore du siècle prochain peut-être, le déluge grandissant de la monnaie aura produit des effets dont on ne peut même avoir raisonnablement l’idée dès aujourd’hui. L’intérêt de l’argent ira toujours en s abaissant : il n’est déjà plus de 3 pour 100 pour les valeurs qui servent de baromètre financier ; il descendra à 2 3/4 et à 2 1/2. Déjà le Crédit foncier a émis des obligations à 2,80 pour 100, et la ville de Paris des obligations à 2 1/2 pour 100. Ce sont des titres à lots ; mais dans un temps donné les grandes compagnies de chemins de fer convertiront leurs obligations actuelles 3 pour 100 en titres ne rapportant plus que 2 1/2 sans lots ou adopteront ce type pour leurs émissions nouvelles, comme va le faire prochainement l’une d’elles, la Compagnie d’Orléans. L’État lui-même émettra de la rente à ce taux, et y ramènera par une grande opération les quinze milliards de sa dette pour lesquels il paie encore 3 pour 100. Ainsi se continuera ce mouvement étrange dont les consolidés anglais indiquent déjà les prochaines étapes par leur cote aristocratique de 107 pour 100 pour un revenu de 2 3/4 pour 100, destiné à tomber automatiquement, dans un petit nombre d’années, à 2 1/2.

Les conséquences sociales du mouvement qui abaissera ainsi le taux de l’intérêt jusqu’à 2 pour 100 un jour, peut-être plus bas encore, sont incalculables. Elles peuvent se résumer cependant en une tendance caractéristique : savoir que, contrairement à ce que l’on a vu se produire en certains pays civilisés et à différentes époques, les riches désormais deviendront de moins en moins riches, et les pauvres de moins en moins pauvres, et que la nécessité du travail sera plus que jamais la loi du monde et la condition initiale de la fortune.

Plus près du temps présent, dans les six mois écoulés de l’année 1895, la perspective des richesses que réserve le Transvaal à ceux qui ont su prévoir, agir et se donner de la peine, a réveillé de sa torpeur, il semble au moins, l’esprit d’entreprise. On ne rêve plus seulement de mines d’or, mais d’une exploitation en règle des mondes nouveaux. Les étonnantes choses accomplies dans l’Afrique méridionale par un homme d’énergie, M. Cecil Rhodes, les exploits, moins éclatans mais tout aussi merveilleux, de plusieurs de nos explorateurs, l’attente enfin des nouveautés que fera surgir le succès de notre expédition de Madagascar, préparent de grands changemens dans nos habitudes économiques, et ouvrent des vues inattendues à notre activité industrielle, actuellement encore si languissante.


VIII

La réalisation de ces rêves est-elle possible avec le maintien rigoureux du tarif douanier dont l’établissement a coïncidé avec le commencement de la période néfaste pour notre commerce extérieur ? Nous sommes à un tournant ; il faut nous résigner à voir notre part un peu plus réduite chaque année sur les grands marchés internationaux, ou bien un effort énergique nous rouvrira sans retard des débouchés qui se fermaient et percera des voies nouvelles, où passeront nos produits. C’est en la considérant sous cet aspect que l’on aperçoit toute la portée de l’approbation donnée par les Chambres presque à l’unanimité, dans les derniers jours de la session, à la convention qui rétablit entre la France et la Suisse les anciennes relations amicales de commerce, si malencontreusement rompues il y a trois ans.

Les résultats de cette rupture ont été maintes fois exposés au public français. Nous les avons présentés l’an dernier, et il y a quelques mois encore, aux lecteurs de la Revue. Nos exportations en Suisse avaient fléchi de plus de 50 millions de francs ; les ventes de la Suisse en France présentaient une diminution beaucoup moins forte. Nous payions les frais de cette lutte de tarifs, dont nos régions de l’Est avaient particulièrement à souffrir. De plus, les sympathies qui avaient existé de tout temps entre les deux nations, s’atténuaient au point de faire place à une indifférence déjà hostile. Nos voisins ne se gênaient guère pour déclarer à qui voulait l’entendre qu’ils étaient résolus à développer leurs industries à outrance pour nous faire pièce, et que, pour les produits qu’ils ne pourraient fabriquer eux-mêmes, ils n’avaient que l’embarras du choix entre les offres de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique et de l’Italie.

Une association s’était cependant formée des deux côtés du Jura pour la recherche des moyens les plus propres à amener une réconciliation commerciale entre nos voisins et nous. Les membres français de cette Union franco-suisse ont peut-être oublié parfois, dans leur ardent désir de réussir, que tous les torts n’étaient pas de notre côté, que la Suisse avait bien eu les siens, et qu’il ne fallait pas rendre seuls les auteurs du tarif de 1891 responsables de la rupture et de ses suites. Mais ces points n’ont plus qu’un intérêt rétrospectif assez secondaire. Le prédécesseur de M. Lebon au ministère du commerce, M. Lourties, avait très sagement défini la façon dont il fallait ouvrir les négociations : « Je suis d’avis de rentrer en conversation avec les Suisses, afin de savoir si réellement ils sont disposés à faire les concessions réciproques nécessaires pour aboutir à une entente… Il ne faut pas nous mettre dans le cas de subir un refus. »

Ce que M. Lourties avait commencé, MM. Lebon et Mano-taux l’ont achevé, bien secondés en cette négociation par M. Barrère, notre ambassadeur à Berne. L’affaire a été menée discrètement, avec une véritable entente des intérêts à ménager des deux parts, et, lorsque subitement on apprit, en juin, que les deux gouvernemens s’étaient mis d’accord, ce que l’on connut d’abord des conditions de l’entente permit de conclure à la certitude du succès auprès de l’opinion et du Parlement.

La convention nouvelle diffère de celle de 1892 en trois points essentiels : le nombre des articles sur lesquels portent les réductions consenties sur le tarif minimum français, l’importance de ces réductions, et leur répercussion vis-à-vis des pays autres que la Suisse. En 1892, soixante-deux articles du tarif minimum français étaient remaniés : la convention n’en touche que trente. Les réductions consenties sont inférieures à celles de 1892. Elles imposent un moindre sacrifice à celles de nos industries qui vont subir une diminution de protection. Nos négociateurs enfin se sont efforcés de ne faire porteries concessions que sur des articles de production suisse (fromages, montres, broderies, etc.), afin d’éviter que, par l’effet de la clause de la nation la plus favorisée, les importations d’autres pays ne fussent indûment admises au bénéfice des mêmes réductions. On ne peut oublier le fameux article 11 du traité de Francfort : les réductions ne portent point sur des articles que l’Allemagne peut produire à un prix aussi bas que la Suisse.

Donc c’est fait ; les deux pays appliqueront désormais aux produits l’un de l’autre leur tarif minimum, moyennant que du côté de la France ce tarif présente des atténuations sur trente articles déterminés. On sait que la convention de 1892 n’avait été rejetée par la Chambre que parce qu’elle consentait sur trop de points, et surtout de points touchant l’agriculture, ce genre d’atténuation. Le gouvernement français ne s’est heureusement pas cantonné cette année plus qu’il y a trois ans sur le terrain de la défense du tarif minimum jusqu’à expérience complète, comme on le lui conseillait volontiers de certains côtés. L’opinion publique n’aurait pas approuvé cette attitude, les protectionnistes sages ont été les premiers à le comprendre. On a vu M. Méline lui-même accepter la mission de rapporteur du projet sur la convention franco-suisse et rédiger un rapport favorable. Il a donné, dans son journal, des raisons assez plausibles de son adhésion : « Les taxes nouvelles qui figurent dans l’accord ne sont pas consolidées : nous conservons le droit de les modifier, de les relever le jour où il serait démontré par l’expérience qu’elles sont insuffisantes… Nous restons maîtres de nos tarifs, et c’est là le point capital, car il est la clef de voûte de notre régime économique tout entier. Le gouvernement français a rigoureusement respecté sur ce point les volontés formelles du Parlement ; il n’a pas opéré d’autorité les réductions qu’il acceptait ; il n’a pris qu’un engagement, celui de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi tendant à certaines diminutions sur notre tarif minimum et de le soutenir ; le Parlement statuera ensuite dans sa liberté et sa souveraineté, et prendra la décision qui lui paraîtra la plus conforme à l’intérêt du pays. »

Le Parlement a statué. Il lui a paru que la décision la plus conforme aux intérêts du pays était une approbation complète de la convention. Quelques libre-échangistes ont célébré ce vote comme le 9 thermidor de la « Terreur » protectionniste. Ces exagérations font sourire. L’Union franco-suisse, qui a été à la peine, a eu le bon goût d’être modérée dans sa joie, de n’avoir pas le triomphe insolent. Quant aux protectionnistes, ils ont pris la chose si habilement qu’ils semblent aujourd’hui avoir eu leur part dans la victoire.

M. Méline a trouvé une nouvelle formule assez heureuse, et qui mérite de faire fortune, si elle représente une pensée politique sérieuse : « La défense du marché intérieur, dit-il, n’est pas inconciliable avec notre expansion au dehors. » A quoi bon rappeler que M. Prudhomme a parlé d’un sabre servant à défendre les institutions et au besoin à les combattre ? Si le protectionnisme parvient à établir qu’il est encore le plus sûr moyen d’ouvrir à nos industries des débouchés extérieurs, faisons-nous tous protectionnistes.

Il y a cependant des intransigeans dans le parti, et qui accusent leur chef de trahison. Ils n’ont pas tout à fait tort, à leur point de vue, de déplorer ce qui vient d’être fait. On avait voulu en 1891 établir la fixité de la tarification. Derrière la barrière inflexible du tarif minimum, nos industries devaient renouveler leur outillage, perfectionner leurs procédés, redevenir prospères. Il y avait chose jurée : quoi qu’il arrivât, il ne fallait plus toucher au tarif.

Et voilà que le constructeur même de l’œuvre aide à pratiquer une brèche dans la muraille de 1891. À qui se fier désormais ? On admirera d’ailleurs la façon dont M. Méline explique son cas, assez embarrassant à vrai dire. Il démontre comment, en abattant une partie du mur, il rend un pieux hommage à l’esprit qui l’avait fait élever, et comment, en démolissant sur un point, il fortifie l’ensemble. M. Ribot a remercié M. Méline du concours qu’il avait, en cette affaire, donné au gouvernement. S’il y avait quelque ironie dans le remercîment, M. Méline a pu y trouver surtout un certificat donné à son patriotisme, et aussi une fiche de consolation, puisque M. Ribot a déclaré, en même temps, que la convention n’était pas une mesure libre-échangiste, qu’on aurait tort d’y voir une rupture avec le système économique adopté par la Chambre précédente. Tout de même la preuve a été faite qu’il peut être politique de toucher à l’arche sainte du tarif minimum, et qu’au besoin les protectionnistes eux-mêmes sont gens à prêter la main à l’accomplissement du sacrilège.


AUGUSTE MOIREAU.


  1. M. de Dampierre, président de la Société des agriculteurs de France, a adressé aux syndicats agricoles une circulaire les invitant à l’aire signer dans leur circonscription une pétition pour l’établissement d’un droit gradué sur les blés étrangers. Il rappelle que la Société, dans sa séance du 15 février dernier, a émis les vœux suivans : « 1° Qu’il soit établi, à l’entrée des blés étrangers, un droit de douane gradué qui, partant de zéro quand le cours moyen des marchés français serait de 30 francs le quintal, s’élèverait automatiquement centime par centime, inversement au cours moyen de nos marchés, à mesure que ce cours moyen descendrait au-dessous de 30 francs ; 2° que le projet de loi du cadenas soit volé et appliqué dans le plus bref délai possible, et notamment avant toute modification au régime douanier actuel. »
    La circulaire se termine ainsi : « La crise aiguë et persistante que subit l’agriculture, et le prix ruineux auquel est tombé le blé, malgré le vote du droit de 7 francs, m’a dispensent d’insister sur l’urgente nécessité des mesures indiquées dans le vœu ci-dessus et dont les cultivateurs ont déjà, de toutes parts, réclamé l’adoption. Il importe de rendre efficace la protection que les pouvoirs publics ont entendu accorder à la première de nos cultures. Sa disparition, ou même sa réduction consommerait, en effet, la ruine de l’agriculture, précipiterait la dépopulation des campagnes, et serait, pour la France entière, un véritable désastre national. »
  2. Les correspondances de ce pays annoncent que les perspectives d’activité ont développé une animation inaccoutumée dans les grandes villes industrielles, Philadelphie, Pittsburg, Cincinnati, Chicago, et dans les centres commerciaux, depuis New-York jusqu’à Kansas City. Les prix du fer et de l’acier ayant légèrement augmenté, cinquante mille ouvriers en Pennsylvanie ont demandé et obtenu des élévations de salaires. Les blés de printemps donnent de belles apparences dans la région de l’Iowa, du Minnesota, du Nebraska, des deux Dakota. La Compagnie de navigation du Pacifique septentrional (Takoma-Yokohama-Hongkong) a dû augmenter le nombre de ses paquebots. On signale la hausse du fret, et celle du prix des sacs à blé sur la côte du Pacifique, etc.
  3. Sur la hausse de la laine, le Statist du 3 courant cite le fait suivant. On sait que le plus grand marché des laines est à Londres où se font, à époque fixe, des ventes aux enchères de ce produit. Si l’on en croit notre confrère, les meilleures sortes de laine sont achetées par l’Angleterre et les États-Unis, le continent européen achète les qualités inférieures. Lorsque les dernières ventes ont eu lieu, il s’est produit d’abord une forte hausse sur les belles qualités, les cours des inférieures étant au contraire sans changement. Le continent, disait-on, s’abstenait, ne croyant pas à la durée de la hausse des prix, et convaincu que les cours reculeraient dès que les Américains auraient été pourvus. Il n’en alla pas ainsi. Les prix ne cessèrent de s’élever pendant la période des ventes ; Français et Allemands durent se décider, dans les derniers dix jours, à acheter, la hausse s’étant produite finalement sur les qualités inférieures, et aussi forte que sur les meilleures. Il est à peine besoin de faire remarquer combien cette situation du marché des laines est un fait économique heureux pour les pays producteurs comme l’Australie, la République Argentine, le. Cap, si éprouvés depuis trois années par l’avilissement des prix.
  4. N’est-il pas attristant de lire, dans tant de rapports de nos consuls, des lignes comme celles-ci : « Aucun navire français n’a pris part au commerce maritime de Galveston en 1894 » (Rapport de M. Glaudat). « Aucun navire français n’a mouillé à Santiago de Cuba en 1894 » (Rapport de M. Chausson). « Aucun navire français n’est entré dans la baie de Manille en 1894 », etc.
  5. Voyez la Revue du 1er février dernier.
  6. 1 pond = 16 kilogrammes.
  7. Les exportations de filés cotons de l’Inde pour la Chine et le Japon se sont élevées, de 8 millions de livres anglaises en 1877 à 189 millions en 1893.
  8. Les importations de machines et matériel de filatures au Bengale, en 1894, accusent, une augmentation de 20 pour 100 sur les chiffres de 1893. Dans une conférence bimétalliste faite le 8 mai à Londres à la London Institution, M. Herbert C. Gibbs a dit que la seule industrie vraiment prospère actuellement en Angleterre est celle qui alimente, en machinerie pour la fabrication des textiles, les nations concurrentes, et il citait le chiffre de 270 millions de francs comme représentant les ventes de matériel de en genre faites par la Grande-Bretagne en l’espace des deux années 1893 et 1894, dont les trois quarts pour l’Europe et les États-Unis, et le reste pour los pays d’Extrême-Orient. Il peut n’être pas tout à fait, indifférent de noter qu’une manufacture de jute et, une usine pour la filature du coton ont été récemment installées sur le territoire français de Chandernagor.
  9. Les salaires sont plus élevés à Bombay que partout ailleurs dans l’Inde.
  10. Un rapport de la Chambre de commerce de Yokohama du 5 mai 1894 nous apprend que l’importation des premières machines à filer le coton date de 1875. A la fin de 1883, on comptait 16 filatures avec 45 000 broches ; en 1888, 24 filatures et 88 000 broches ; en 1892, 39 filatures et 403 000 broches ; en 1893, 46 filatures et 600 000 broches : en 1894 enfin, 50 filatures et 780000 broches. On trouve encore dans ce rapport que, en 1893, tandis que 67 filatures du Lancashire avaient été en perte de 411 000 livres sterling, 21 filatures japonaises donnaient en moyenne 17 pour 100 de dividende. C’est l’Inde anglaise qui fournit principalement le coton brut que le sol japonais ne peut produire. Nos cotons cambodgiens et tonkinois trouveraient au Japon un débouché d’une grande valeur, car les Japonais, avant dix ans, expédieront des filés en Chine et aux Philippines, et ils travaillent dès maintenant à installer l’outillage nécessaire à la fabrication des cotonnades imprimées que leur vend encore l’Angleterre.
  11. Rapport du vice-consul de France à Nagasaki pour 1894.
  12. Exactement ce que vaudrait notre pièce de 5 francs si on voulait l’utiliser pour des paiemens à effectuer à l’extérieur.
  13. Les marchandises, en effet, à l’entrée en douane, sont évaluées en la monnaie du pays. A Yokohama, à Kobé, cette monnaie est le yen, appelé aussi piastre ou dollar. A quantité égale, la valeur des marchandises importées ou exportées s’élève ou diminue selon les fluctuations de cours du change de la monnaie locale.
  14. Les emprunts ont donné 106 millions de yens, des souscriptions volontaires 2 millions et demi. Le total des billets émis par le gouvernement, la Banque du Japon et les banques nationales, s’élevait, en décembre 1894, à 175 millions de yens.
  15. Le tael haïkwan, monnaie nationale, à base d’argent’, vaut nominalement 7 fr. 50, mais sa valeur réelle, par rapport à l’or, varie en proportion de la dépréciation du métal argent. Elle a été en moyenne de 4 fr. 85 en 1893, et de 4 francs en 1894.