Le Mouvement économique/03

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Le mouvement économique
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896


LE
MOUVEMENT ÉCONOMIQUE

L’an dernier, dans la saison d’été, nous avions signalé à cette place quelques symptômes caractéristiques d’un retour prochain d’activité dans le mouvement des transactions internationales, d’un relèvement probable de la courbe, depuis si longtemps fléchissante, de notre prospérité économique. Les prévisions fondées sur ces symptômes se sont assez exactement vérifiées malgré la fréquence des orages politiques dans les derniers mois de l’année. Les courans de l’activité commerciale et industrielle semblent obéir à des forces sur lesquelles resteraient sans action les agitations qui troublent par accident la sérénité de la surface des sociétés. Ils se ralentissent ou s’accélèrent pour des causes plus profondes et lointaines, indépendantes des crises passagères nées des extravagances de la spéculation financière ou des défaillances de la diplomatie.

Durant les mois d’automne et d’hiver, nous avons vu successivement l’Angleterre occuper le monde entier de ses intrigues en Arménie, les représentans des six puissances établir une sorte de siège autour de la Sublime Porte, le président Cleveland faire du misérable conflit anglo-vénézuelien l’occasion d’un manifeste tumultueux. Sur le terrain boursier, le krach des mines d’or du Transvaal a ouvert la saison. Nombre de titres ont baissé en quelques jours de cent pour cent, entraînant dans leur reculade les valeurs ottomanes et causant à l’ensemble du marché un ébranlement dont il s’est d’ailleurs assez promptement remis. Des gens du monde, d’autres des fractions du monde, que le bruit de l’or avait attirés chez les financiers, perdaient des sommes fabuleuses que beaucoup d’ailleurs oubliaient de payer, ce qui fut cause que la moitié des maisons du marché libre de Paris disparurent.

Cette bourrasque passée, la romanesque aventure de Jameson remit le Transvaal à la mode. On ne parla plus, dans les feuilles, que du magnanime président Kruger, des infortunes peu héroïques des uitlanders, de l’arrestation en masse des ingénieurs millionnaires de Johannesburg, de la diplomatie de M. Chamberlain, des aventures de l’homme qui mène la ronde de l’or et des diamans, le maître du pays d’Ophir, M. Cecil Rhodes. Un jour, un télégramme faillit mettre aux prises l’Allemagne et l’Angleterre ; John Bull, si on l’eût un peu pressé, allait déclarer la guerre à l’univers. L’Europe a frémi, durant quelques heures, devant la légende de l’ « escadre volante ». Elle se remettait de son émoi, lorsque les sénateurs américains, prenant les insurgés de Cuba sous leur protection, commencèrent une mauvaise querelle à l’Espagne, cependant que les Italiens se faisaient battre en Afrique par un monarque noir et sauvage, étrangement frotté de civilisation. Dernier spectacle offert par la lanterne magique de la politique internationale, la Grande-Bretagne s’apercevant que ses démêlés avec l’Allemagne et la guerre d’Abyssinie risquaient de remettre sur le tapis la question d’Egypte, décidait de brusquer les choses en annonçant un matin au monde qu’elle allait, après de longues années de patience, venger le désastre de Khartoum et la mort de Gordon, et reconquérir le Soudan.

De tant d’inquiétudes données par cette succession de faits sensationnels à l’humeur pacifique des populations civilisées, le monde commercial et industriel s’est à peine ressenti. Les affaires, qui avaient commencé à redevenir actives, dans les usines et dans les magasins, n’ont plus cessé de l’être. La reprise s’est accentuée régulièrement, portant un renouveau de vie dans toutes les branches de l’industrie. Les prix des marchandises se sont relevés, les recettes des chemins de fer se sont accrues, les publications douanières ont accusé un grossissement continu du volume des échanges internationaux.


I

Ce revirement est le point capital de la situation économique présente. Il marque le tournant vers une orientation nouvelle après une période prolongée, ininterrompue, d’amoindrissement. Quel que soit l’aspect sous lequel on considère le mouvement commercial pendant les quatre années 1891-1894, exportation ou importation, commerce général ou spécial, il apparaît en effet qu’un recul considérable s’est produit dans l’ensemble annuel de nos échanges avec l’étranger. Cela n’est vrai toutefois qu’au point de vue de la valeur. La diminution est beaucoup moindre, si même il y a diminution, dans les totaux représentant les quantités et les poids des marchandises et produits échangés. La diminution portée dans les publications douanières et se rapportant à la valeur doit être assignée pour une grande part, sinon pour la totalité, au phénomène général de la baisse des prix.

L’année 1890 avait marqué le point culminant d’une période de relèvement temporaire des valeurs. La dépréciation s’est produite ensuite, très rapide, entraînant la réduction du chiffre des exportations et des importations[1]. Admettons, ce que nous donnent à peu près les divers modes de calcul, que Lee prix aient baissé en moyenne de 15 pour 100 entre 1891 et 1894. Si on relevait de 15 pour 100 les chiffres du commerce extérieur de 1894, on trouverait un résultat très peu inférieur au total de 1891. Cette remarque oblige à reconnaître que si le régime douanier est, à un degré quelconque, responsable de l’affaiblissement du mouvement commercial, il ne l’est que partiellement. Presque dans le monde entier, en Angleterre, en Allemagne, dans l’extrême Orient comme en France, les années 1890 et 1891 ont marqué un apogée pour l’activité du commerce extérieur, et il y a eu, depuis lors, bien que dans des proportions inégales, réaction sur toute la ligne.

Depuis le milieu de 1895, les relevés mensuels des douanes n’ont cessé d’accuser, au contraire, pour l’exportation de nos objets fabriqués principalement[2], mais aussi pour nos autres envois à l’étranger, un progrès considérable sur 1894. Il y a là une raison de plus d’être circonspect dans l’affirmation d’une relation de causalité entre le régime douanier et les fluctuations d’activité de notre commerce extérieur. La décadence révélée par les chiffres de 1891 à 1894, heureusement enrayée en 1895, avait commencé sous le régime libéral ; elle s’est continuée sous le régime protectionniste, recevant peut-être de l’action de ce dernier quelque accentuation, mais déterminée surtout par l’énergie croissante de la concurrence étrangère. De grands pays, naguère exclusivement agricoles, développent avec une étonnante rapidité des aptitudes industrielles. Des pays nouveaux alimentent l’Europe, à l’heure actuelle, de commandes importantes de machines pour s’outiller eux-mêmes et arriver à se passer du vieux monde. Russie, Chine, Japon auront un jour leurs aciéries, fonderies et hauts fourneaux. On verra, dans le prochain siècle, des industriels français, anglais, allemands, obligés de fonder des usines aux Indes, en Birmanie, au Tonkin, pour lutter contre des confrères à peau jaune. Certains courans de commerce seront supprimés, d’autres s’établiront. Le nouveau tarif douanier a bien certainement commencé par amener un ralentissement dans nos échanges. Il y a eu une période difficile pour nos exportateurs. Mais le relèvement qui s’est produit en 1895 a ranimé les courages. L’industrie française a compris qu’il serait aussi funeste de s’abandonner à un pessimisme débilitant que de s’endormir dans une trompeuse sécurité. La France a été et restera un pays de grande exportation. Tout en s’appuyant sur la base solide du marché intérieur, l’industrie doit redoubler d’efforts pour faire accepter ses produits au dehors. Le commerce a, en outre, dans les productions de l’agriculture, de l’élevage, des pêcheries, des forêts, du sous-sol, une immense variété d’articles d’échange. Il n’en est pas réduit aux fameux bibelots de Paris, comme le voudrait donner à croire certaine légende, aussi mensongère que celle qui veut que tous les Français et Françaises vivant à l’étranger soient exclusivement des coiffeurs, des modistes, des cuisiniers, ou des professeurs courant le cachet : on ajoute aujourd’hui des fonctionnaires, depuis que nous avons reconquis des colonies.


II

De 1890 à 1895 nos relations commerciales ont présenté avec un certain nombre de pays d’Europe et d’Amérique des réductions continues. L’Allemagne par exemple nous a dépossédés du second rang dans la République Argentine, où la valeur de nos envois a baissé, en dix années, de 17 à 10 millions de piastres or. En dehors des causes générales qui expliqueraient ce mouvement de recul, il y a aussi des raisons qui nous sont personnelles, provenant de nos habitudes et de notre caractère, et sur lesquelles ne cessent d’insister les rapports consulaires que public le Moniteur officiel du Commerce : nous produisons des marchandises de qualité supérieure, mais nous voulons vendre trop cher ; et de plus, nous manquons d’initiative pour imposer nos marchandises à l’attention des acheteurs.

Si les produits étrangers sont préférés sur tel ou tel marché extérieur aux produits français, bien que ceux-ci soient plus appréciés, c’est que nos concurrens offrent des prix de vente plus bas. M. Raiberti, dans un rapport sur le budget des affaires étrangères, constate ces efforts de nos concurrens commerciaux pour se plier exactement aux goûts et aux exigences du client ; pour descendre à des prix de vente toujours plus avilis ; pour accorder de plus grandes facilités de crédit, opérer à l’aide d’une représentation commerciale plus nombreuse et plus active. Les rapporteurs de la commission permanente des valeurs de douanes disent également que nous fabriquons trop beau et que nous vendons trop cher.

Il est certain que des remèdes sérieux devraient être appliqués à ces élémens de faiblesse de notre commerce d’exportation. Il règne cependant, sur une de ces causes d’infériorité, un préjugé dont il est équitable de signaler l’inanité. On a pris l’habitude d’attribuer la rapidité avec laquelle nos concurrens gagnaient du terrain sur nous dans les pays étrangers à l’insuffisance technique de notre personnel consulaire, à l’espèce de mépris dans lequel ces agens tiendraient les attributions commerciales de leur emploi : nos négocians, disait-on, n’obtenaient auprès de ces fonctionnaires ni appui, ni renseignemens, et l’on citait, au contraire, avec admiration, les rapports consulaires si nombreux, si documentés, si riches en informations précieuses de toute espèce, publiés chez nos voisins en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, dans la plupart des grands pays étrangers. Ces plaintes, jadis peut-être légitimes, sont devenues une sorte de lieu commun de la littérature courante économique. Il n’est pas rare de les voir surgir encore de temps à autre, comme un cliché bon à reproduire en temps de disette, alors que, depuis plusieurs années déjà, elles ont perdu toute raison d’être. Le plus grand nombre de nos consuls sont en effet aujourd’hui à la hauteur de la tâche qui leur incombe ; ils donnent à leurs attributions commerciales toute l’attention, tout le temps qu’elles peuvent légitimement revendiquer ; et la collection des rapports que ces agens, dispersés dans le monde entier, adressent au gouvernement français sur l’état industriel, commercial et agricole, sur toutes les particularités économiques des lieux où ils résident, peut soutenir la comparaison avec les publications analogues de n’importe quelle nation étrangère.

En théorie, le volume total du commerce international, la somme des échanges entre les divers pays, devrait s’accroître sans cesse, en vertu d’une loi qui repose sur les raisons suivantes : augmentation de la population ; accroissement de la production par le perfectionnement des méthodes dans l’industrie et dans la culture ; extension de la civilisation moderne dans les contrées neuves et dans certains pays de civilisation très ancienne. C’est cependant un fait établi par l’expérience que l’activité moyenne commerciale dans le monde ne présente pas cette régularité de marche ascendante, et procède au contraire par grandes ondulations produisant ces périodes alternées de dépression universelle et d’universelle activité, dont l’irrégularité fait le désespoir des économistes. Il est imprudent d’appliquer à ces grands mouvemens les raisonnemens routiniers. Aucun des remèdes, par exemple, que certains docteurs voulaient employer au traitement de la désorganisation du commerce en 1893 et 1894, les déclarant indispensables et infaillibles, n’a été mis en œuvre. Le commerce n’en a pas moins commencé depuis à s’améliorer de lui-même, manquant ainsi du respect le plus élémentaire à la science économique.

Il faut en outre toujours distinguer soigneusement entre le volume et la valeur du commerce international. Il se peut que le volume reste quelque temps stationnaire, même s’accroisse réellement, tandis que la valeur, par suite de la baisse des prix, tende à diminuer, ce qui a été le cas pendant quatre ou cinq ans. Des deux grandes causes d’abaissement des prix, perfectionnement des méthodes de production et de transport, et surproduction de certains articles, la seconde n’a que des effets temporaires ; elle disparaît par un ralentissement de production, succédant à la surproduction. La première, au contraire, est permanente, ce qui rend difficile qu’après une période prolongée de fléchissement, comme de 1880, ou même seulement de 1890, à 1894, les prix puissent se relever à leur niveau ancien. Pour qu’il en fût ainsi, l’action d’un facteur nouveau serait nécessaire, l’excès de circulation monétaire, métallique ou fiduciaire, la dépréciation de la monnaie par rapport aux marchandises, ce que l’on attend un peu du développement croissant de la production d’or ; et il faudrait que cette dépréciation arrivât à produire, dans le sens du relèvement des prix des marchandises, une force égale à celle que développe, dans celui de l’abaissement, le perfectionnement des méthodes de production et de transport.

Ces considérations générales, appliquées au commerce extérieur de la France depuis 1890, expliquent l’importance de ce fait que, malgré les diminutions considérables dans la valeur des importations et des exportations jusqu’en 1894, le volume de nos échanges n’a pas diminué et s’est même plutôt accru. Elles font en outre ressortir la grande signification de l’accroissement survenu à la fois dans le volume et dans la valeur, en 1895, et qui a persisté dans les premiers mois de 1896.


III

Il reste d’autre part à constater que l’accroissement est encore faible, et que le même procédé d’examen appliqué aux chiffres du commerce extérieur de pays voisins, nos rivaux, fait ressortir un taux notablement plus élevé, parlant plus normal, d’accroissement réel. En 1874, l’Allemagne n’avait encore atteint, pour son étendue, sa richesse, son importance économique, qu’un chiffre modique d’exportations. Il y eut dans les vingt années suivantes une poussée vigoureuse, en sorte que la valeur des exportations de l’empire allemand, dont, il est vrai, la population est supérieure de 25 pour 100 à celle de la France, dépasse maintenant de 15 à 20 pour 100 environ la valeur de nos exportations. Notre pays a donc perdu depuis vingt ans une bonne partie de l’avance industrielle que nous avions alors sur ce voisin.

Le total des importations en Allemagne s’est élevé de 26 600 000 tonnes en 1889 à 32 500 000 en 1895, et le total des exportations de 18 292 000 à 23 830 000. L’augmentation est considérable de part et d’autre. Mais si l’on compare les valeurs à cinq années d’intervalle, on ne trouve plus, à cause de la baisse des prix, qu’une augmentation de 171 millions de marks aux importations et de 238 aux exportations.

De 1894 à 1895 seulement, le volume s’est accru, aux importations, de 564 000 tonnes, et la valeur a diminué de 59 millions. Aux exportations, une augmentation de valeur de 365 millions de marks correspond à une augmentation de volume de 950 000 tonnes[3]. Ces résultats font juger de l’amélioration considérable dont le commerce de l’Allemagne a bénéficié on 1895. Quant au rapprochement des quantités entre 1889 et 1895, il présente le témoignage le plus expressif de l’importance de la baisse des prix : 26 600 000 tonnes importées en 1889 ont valu 4 015 millions de marks, et 32 530 000 importées en 1895 n’ont valu que 4 217 millions. Le prix moyen de la tonne a été de 15 marks 10 en 1889 et de 13 marks en 1895, soit, en six années, une baisse de 13,20 pour 100. De même 18 390 000 tonnes exportées d’Allemagne en 1889 ont valu 3 178 millions de marks et 24 millions de tonnes en 1895 ont valu 3 416 millions, soit 17 marks 40 pour le prix moyen de la tonne exportée en 1889 et 14,25 en 1895, écart qui représente une diminution de 18 pour 100.

Les chiffres dont il a été fait usage pour 1895 dans ces comparaisons auront sans doute à subir d’assez fortes rectifications, les valeurs ayant été établies sur le niveau des prix de 1894, alors que le taux général s’est sensiblement relevé en 1895. Il conviendrait aussi d’éliminer des calculs le commerce des métaux précieux pour ne tenir compte que de celui des marchandises. Ces corrections ne modifieraient guère la signification des chiffres ci-dessus. Telles quelles, les données déjà établies suffisent à indiquer la courbe générale du commerce extérieur de l’Allemagne et à faire ressortir le grand progrès qui s’est accompli dans l’état économique de ce pays durant l’année 1895. Une part dans ce progrès revient sûrement à la modification survenue il y a deux ans dans les relations politiques et commerciales de l’empire allemand avec son puissant voisin, l’Etat russe. En 1893, la guerre douanière avait sinon interrompu tous rapports, du moins notablement réduit le volume des transactions entre les deux pays. La conclusion du traité de commerce germano-russe n’a eu d’effets sensibles que dans les derniers mois de 1894, bien que le traité fût entré en vigueur le 20 mars de cette année. En 1895, au contraire, les Allemands ont pu constater les bienfaits de l’accord, qui se sont traduits surtout par un accroissement remarquable de leurs envois en Russie de fer brut et d’objets et machines en fer et en acier, malgré tout le perfectionnement donné par ce pays à son outillage industriel pendant la guerre douanière[4]. La chambre de commerce de Berlin a voulu faire une enquête sur les effets en Allemagne du traité de commerce germano-russe. Elle a éprouvé les plus grandes difficultés à recueillir des renseignemens exacts, les intéressés insistant sur les déceptions qu’ils ont pu éprouver et passant volontiers sous silence les avantages recueillis. Il est certain toutefois que la Russie est redevenue un débouché considérable pour l’Allemagne, qui vend ses produits à des prix presque toujours inférieurs à ceux que demandent ses concurrens, notamment la France[5].

Le commerce de l’Angleterre s’est amélioré comme celui de la France et de l’Allemagne, en 1895, et sensiblement dans les mêmes proportions, si l’on tient compte au moins des résultats défavorables du premier trimestre de l’année dernière. Dans cette période, en effet, la dépréciation des prix atteignant son maximum, les importations des possessions britanniques dans le Royaume-Uni accusaient un fléchissement de 36 pour 100 et celles de provenance étrangère baissaient de 7,3 pour 100 ; enfin les exportations de nos voisins pour leurs colonies subissaient une diminution de 15 pour 100 ; seuls leurs envois aux pays étrangers avaient augmenté, en valeur, de 5 pour 100. Le volume des transactions n’avait sans doute pas réellement diminué de 1894 à 1895, mais le trait caractéristique de la situation était la réduction très forte (plus de 60 millions de francs) des exportations d’Angleterre dans l’Inde, résultat dû au droit de 5 pour 100 établi à l’entrée des cotonnades en ce pays, dû surtout à la concurrence de l’industrie hindoue. Cette déperdition était compensée par l’accroissement remarquable des ventes de l’Angleterre aux Etats-Unis, l’excédent étant de plus de 80 millions de francs. La réouverture du marché américain aux marchandises européennes à la suite de l’application du tarif Wilson remplaçant le tarif Mac-Kinley de 1890, a été en effet l’un des grands facteurs, comme l’une des plus sérieuses manifestations de la reprise des affaires dans la seconde partie de 1895. L’Angleterre avait éprouvé dès les premiers mois de l’année les bienfaits de cet important changement de politique économique aux Etats-Unis.

Lorsque les prix commencèrent à se relever d’une si longue dépréciation, le volume des transactions s’accroissant d’autre part, on vit les chiffres du commerce extérieur de la Grande-Bretagne présenter pour chacun des mois de juillet à octobre une augmentation moyenne de 10 pour 100 sur l’année précédente, à l’importation comme à l’exportation. Le mouvement se ralentit ensuite, et l’année 1895 s’est terminée pour l’Angleterre avec un accroissement d’exportation de 250 millions de francs, que l’on peut considérer comme modeste à côté de l’augmentation correspondante de 310 millions de francs pour la France et de 395 millions de marks pour l’Allemagne, mais qui apparaîtrait bien plus forte si l’on ne considérait que les résultats des six derniers mois de l’année. Le mouvement s’est d’ailleurs largement accentué dans les cinq premiers mois de 1890, période dans laquelle l’accroissement des importations et exportations réunies dépasse déjà un demi-milliard de francs.

Les résultats du commerce extérieur des autres nations de l’Europe occidentale et centrale ouvriraient sous la variété des aspects accidentels la même orientation générale de mouvement. Quant aux chiffres d’ensemble pour toute l’Europe, ils ont, énoncés en valeur monétaire, atteint leur apogée une première fois entre 1881 et 1884, une seconde en 1890 et 1891. Il y a eu fléchissement depuis 1891 jusqu’en 1894, et une vive reprise s’est produite à partir du milieu de 1895. Si l’on ne consultait que le volume ou les quantités, on trouverait partout, depuis quinze années, un accroissement, plus lent ici ou accéléré là, mais continu.

L’Angleterre, la France et l’Allemagne, qui sont les trois grands pays riches du monde, achètent toujours plus à l’étranger qu’ils ne lui vendent. L’excédent de leurs importations sur leurs envois est considérable. Il atteint 6 milliards de francs en 1895. Si la théorie de la balance commerciale avait, en ce qui les concerne, la moindre signification, ces pays devraient être depuis longtemps ruinés. S’ils n’ont cessé de s’enrichir, c’est que, seuls fournisseurs industriels, au moins jusqu’en ces derniers temps, du reste de l’univers, ils sont par-là même, et pour des sommes énormes, ses créanciers. L’excédent d’importations qu’ils absorbent n’est que la représentation en marchandises — c’est-à-dire en richesses vraies — des intérêts annuels que leur doivent les pays, pauvres d’espèces, auxquels ils ont prêté.


IV

L’agriculture n’a point eu part jusqu’ici au bénéfice de la reprise des affaires. Elle continue à exhaler des plaintes par tous les organes dont elle dispose : sociétés départementales, régionales ou nationales, et groupe agricole au parlement. Le 4 décembre 1895 au sénat, le 28 du même mois à la chambre, au cours du débat sur le budget du ministère de l’agriculture pour 1896, nombre d’orateurs ont dépeint sous les couleurs les plus sombres la situation de l’agriculteur français. L’un d’eux a mis le gouvernement en garde contre le péril que « la grande abandonnée ne devînt la grande désespérée. » Un autre a rappelé qu’en 1894, le prix du blé étant de 20 francs le quintal, le gouvernement avait reconnu que ce prix ne laissait aucune marge de profit au producteur et rendait sa situation intolérable. Que dirait-il aujourd’hui, avec le prix de 19 francs ? Certes, il n’y a pas là seulement de la rhétorique ; et pourtant le cultivateur français se défend mieux contre les duretés du sort que ne le font les fermiers d’Angleterre, d’Allemagne et d’autres pays voisins Un Anglais, qui est venu étudier surplace notre situation agricole pour la comparer avec celle de son pays, écrivait le 21 février dernier que décidément l’agriculteur de France est moins malheureux que son confrère britannique, et que ce résultat, s’il est dû, pour partie et d’abord, à l’efficacité des bienfaits de la protection douanière, l’est plus encore à une série de causes permanentes, telles qu’une organisation déjà remarquable de l’enseignement agricole, des habitudes d’économie sévère des femmes de nos campagnes, la réunion du double caractère de propriétaire et de cultivateur en une même personne dans le plus grand nombre de cas[6], l’attention minutieuse portée sur les profits secondaires, enfin la pratique de plus en plus répandue de la coopération, le fonctionnement très actif des syndicats agricoles dans toutes les régions de la France.

Au point de vue scientifique, les agriculteurs français ont fait de grands progrès depuis quelque temps. L’exemple est donné, sur des points multipliés, par des hommes intelligens qui trouvent le moyen de réaliser des bénéfices considérables, même par la culture en grand des céréales à bas prix. Les bonnes méthodes se propagent, et la moyenne générale du rendement s’élève. C’est par-là que se sauvera notre industrie agricole, et, dans cette industrie, la culture nationale par excellence, la culture du froment[7]. Néanmoins, la masse souffre encore, et ses défenseurs ne se lassent pas de réclamer le secours du gouvernement. Ils demandent encore, après le droit d’entrée de 7 francs, un droit de douane gradué qui, parlant de zéro quand le cours moyen des marchés français serait de 30 francs le quintal, s’élèverait automatiquement, centime par centime, inversement du cours moyen de nos marchés, à mesure que ce cours moyen descendrait au-dessous de M francs (le cours étant actuellement de 10 fr., le droit devrait être de 11 fr.). Ils demandent encore une large diminution des impôts ruraux, le vote du projet de loi du cadenas, la limitation à trois mois de la durée de l’entrepôt pour les blés et farines, l’établissement d’une taxe d’entrepôt de 1 franc par quintal et par mois sur les blés en entrepôt, et une taxe proportionnelle sur les farines ; la suppression des entrepôts fictifs, l’observation rigoureuse de la législation sur les admissions temporaires. Ils désirent aussi que les droits de douane soient majorés de surtaxes différentielles selon l’écart du change entre la France et chacun des pays, exportateurs de blé, chez lesquels circule une monnaie dépréciée.

Les pouvoirs publics ne sont pas restés tout à fait indifférens à ces sommations. Le 15 novembre 1895, le ministre de l’agriculture, conférant avec la commission parlementaire des douanes sur le projet de loi du cadenas et sur les modifications à apporter nu régime des entrepôts et des admissions temporaires, promettait de demander la mise de ces projets à l’ordre du jour de la Chambre dans le plus bref délai. Mais les amis des agriculteurs et le gouvernement se sont heurtés à une très vive résistance du commerce qui supporte impatiemment les entraves de toute sorte dont on a entouré depuis 1891 sa liberté d’expansion. On sait que le « cadenas » a pour but d’empêcher certaines spéculations sur les marchandises à importer au moment où les Chambres viennent à être saisies d’une demande d’augmentation des droits. Bien que le projet eût surtout en vue les spéculations sur les céréales, il n’était pas, en son premier texte, limitatif, et pouvait atteindre tous les genres de marchandises. Le gouvernement, inquiet de l’opposition du monde commercial, abandonna ce projet pour se rallier à une proposition limitative. La faculté de percevoir immédiatement, quoique à titre provisoire, les nouveaux droits éventuellement proposés ne serait accordée à l’administration des douanes qu’autant que ces droits s’appliqueraient aux céréales ou à leurs dérivés, aux vins, aux bestiaux ou aux viandes abattues.

Le ministre du commerce s’est déclaré d’accord sur la nouvelle rédaction avec son collègue de l’agriculture, et le 19 janvier 1896, celui-ci, parlant à Douai devant la Société des agriculteurs du Nord, soutenait, au nom du gouvernement, la loi du cadenas sous sa nouvelle forme. Le monde agricole a salué avec une satisfaction qui se comprend aisément l’arrivée au pouvoir de son défenseur attitré, M. Méline, l’apôtre de la politique de la protection. Un important dégrèvement des charges fiscales qui pèsent sur l’agriculture est, on le sait, un des articles essentiels du projet de réforme des contributions directes, actuellement en discussion à la Chambre.

Que le commerce ne soit pas satisfait de la campagne que mènent les protectionnistes en faveur de l’agriculture, qu’il accable des critiques les plus acerbes le régime économique inauguré en 1892, cela n’a rien que de naturel[8]. Comment méconnaître, toutefois, dans une discussion où l’impartialité semble singulièrement difficile à atteindre, que le reproche fait au protectionnisme d’avoir tué notre commerce d’exportation a perdu, en 1895, une partie de sa justification absolue, en tout cas son opportunité, puisque, l’année dernière, la valeur de nos exportations a augmenté sur l’année précédente de plus de 300 millions ? A cet argument de fait, les libre-échangistes opposent l’assertion, nécessairement hypothétique, qu’avec le régime de la liberté nos ventes à l’étranger auraient pris, après la période de dépression 1892-94, un essor bien plus brillant que celui dont les protectionnistes se montrent si fiers grâce aux chiffres de 1895. Quoi qu’il en soit, la chambre de commerce de Paris a protesté, et avec elle ont protesté les chambres de Lyon et de Marseille, d’autres grandes villes encore, la chambre des courtiers assermentés, puis des associations particulières comme la Société des industriels et commerçans de France. A toutes ces manifestations de résistance, il faut ajouter encore le vote du conseil supérieur du commerce condamnant l’ensemble de mesures successivement adoptées par le conseil supérieur de l’agriculture et par la commission des douanes d’accord avec le cabinet. Le gouvernement se trouve pris entre ces deux grands intérêts nationaux, qui, par leurs organes les plus élevés, lui adressent des objurgations si contradictoires.


V

Une des causes principales des difficultés qui se dressent devant l’agriculteur français est l’élévation des salaires des ouvriers agricoles, due à la rareté de plus en plus grande de la main-d’œuvre, qui est elle-même en grande partie l’effet d’un certain mode de diffusion de l’instruction primaire. Il y a des choses qu’il faut avoir la franchise de dire : l’instruction obligatoire a été un des agens essentiels du phénomène que ne cessent de déplorer les économistes, le dépeuplement des campagnes. Mais, si l’on peut formuler ce grief contre l’école primaire, c’est parce que le programme des connaissances que les instituteurs y doivent inculquer aux enfans confiés à leurs soins dans les campagnes, est farci d’ingrédiens propres à développer les aspirations ambitieuses et les rêves chimériques, beaucoup plus qu’il ne contient de ce qui pourrait maintenir et développer chez ces enfans l’amour de la terre. Il n’y a pas d’agriculture dans les programmes de nos écoles primaires, ou du moins il n’y en a pas eu pendant une trop longue suite d’années, et le peu qu’on y en a mis dans ces derniers temps est insuffisant. Les auteurs des programmes n’avaient en vue que de faire du paysan un citoyen selon la formule républicaine et laïque, un électeur très informé sur les rouages du mécanisme politique, c’est-à-dire soustrait à l’influence du clergé et des anciennes classes dirigeantes. Le résultat a été de transformer, par dizaines de milliers, des hommes que l’ignorance d’autrefois eût maintenus simples d’esprit, résignés à leur sort d’enfans de la glèbe, en d’impatiens solliciteurs d’emplois publics ou privés, bayant après les faveurs administratives, ou en compagnons résolus à troquer le labeur écrasant et misérable de la campagne contre les gains réputés faciles et les plaisirs variés de la ville. Inutile d’insister sur ce qu’il advient de l’élément féminin dans cette transformation des gens de nos campagnes, par l’école primaire.

Le mal que l’école a fait, elle peut le réparer, à la condition qu’elle donne désormais aux connaissances agricoles le pas sur les prescriptions du catéchisme civique. Aux enfans des champs elle doit apprendre, avant tout, la bonne manière d’aimer les champs, qui est de les cultiver avec plus d’art, partant avec plus de fruit ; elle doit leur apprendre à mieux utiliser le travail des bras en le rendant moins pénible, et à goûter les perfectionnemens de méthodes, qui seules pourront maintenir le labeur du sol au rang de la plus noble industrie française. C’est surtout par l’école primaire que la nécessité de ces perfectionnemens pourra s’imposer à l’entendement des gens de la culture. Mais il faut encore ici se garder, tout en reconnaissant l’efficacité d’une diffusion de l’enseignement agricole, de lui attribuer des vertus imaginaires, de tomber à cet égard dans des illusions qui constitueraient un nouveau danger. Il faut des chaires d’agriculture, des fermes-écoles, des stations d’analyse et d’expérience, mais pas trop n’en faut. Les pouvoirs publics en viendraient aisément à croire qu’ils ont témoigné pour l’agriculture une sympathie assez vive par une multiplication bruyante, accompagnée de grands discours sonores, de ces créations faciles et peu coûteuses. Le trésor s’en tirerait aisément avec quelques centaines de mille francs. On avait pris depuis plus de quinze années déjà, bien d’autres engagemens qui n’ont jamais été acquittés. Ne devait-on pas réserver exclusivement à l’agriculture le bénéfice de la première conversion du 5 pour 100 en 4 1/2 ? et cet engagement ne fut-il pas renouvelé lors de la seconde conversion en 3 1/2 pour 100 ? On sait comment a été tenue la parole donnée par les pouvoirs publics en ces deux circonstances, bien que la double opération ait réduit de plus de 100 millions l’intérêt que l’Etat paie à ses créanciers.


VI

La commission royale qui, chez nos voisins d’outre-Manche, poursuit depuis plusieurs années son enquête sur l’état de l’agriculture, a récemment publié non pas son rapport, mais ses rapports, car il y en a un de la majorité des membres de la commission et un de la minorité, sans compter ceux des membres isolés qui n’ont pu s’accorder avec l’un ni avec l’autre des deux groupes. Il s’agit d’ailleurs de rapports provisoires, la majorité alléguant le très long délai qu’aurait exigé la préparation d’un rapport final à cause de la multiplicité des sujets sur lesquels, a porté l’enquête. Ces documens n’ont malheureusement pas contribué à dissiper les obscurités de la controverse sur la détresse de l’agriculture anglaise et sur les remèdes à y apporter. Il est juste cependant de reconnaître que la majorité et la minorité de la commission se sont trouvées d’accord sur deux points : la nécessité d’alléger les charges, taxes et dîmes, qui pèsent sur les populations agricoles ; et l’opportunité d’organiser un système de prêts publics aux cultivateurs.

Il n’était vraiment pas besoin de si longs et de si minutieux travaux pour découvrir que les fermiers anglais, comme tous les fermiers du monde, seraient un peu moins malheureux s’ils payaient moins d’impôts, et qu’ils accueilleraient avec satisfaction toute offre du gouvernement de leur prêter des capitaux pour améliorer leurs terres. Le recours au socialisme d’État, voilà tout ce que cette grande commission d’enquête a découvert de pratique pour le soulagement de l’agriculture ! C’est peu. Les cultivateurs avaient d’instinct trouvé ce remède, et s’ils n’en ont pas obtenu l’application plus tôt, ce n’est pas faute qu’ils aient sollicité les pouvoirs publics de leur tendre une main secourable. Malgré les habitudes de self-government et de self-help de la race anglo-saxonne, ils ont fait entendre, par toutes les voies de l’opinion, qu’ils étaient à bout de ressources et d’efforts et n’attendaient plus le salut que d’une intervention gouvernementale.

Le dernier cabinet libéral était naturellement peu disposé à venir en aide à l’agriculture, mais l’arrivée des tories et des unionistes au pouvoir raviva les espérances des cultivateurs. Le duc de Devonshire fut le premier des membres du nouveau gouvernement qui aborda en public les questions se rattachant à la situation présente et aux perspectives d’avenir de l’industrie agricole britannique. Ses déclarations n’étaient pas de nature à laisser aux fermiers l’illusion qu’ils pussent attendre d’un parlement « sympathique » le secours législatif qui les aiderait à surmonter des difficultés dont leur propre énergie n’a pu venir à bout jusqu’à présent. Une réduction générale des fermages, édictée par une loi du parlement, ne saurait aller sans une réorganisation universelle de toutes les relations économiques. Les charges dont le sol est grevé, si lourdes qu’elles soient, sont, à des degrés divers, en harmonie avec l’état général du pays. Un allégement soudain sur un point, rien n’étant changé ailleurs, risquerait de causer plus d’injustices qu’il ne guérirait de souffrances. C’est une mesure chimérique, impraticable. De même le parlement ne saurait, pour assurer aux cultivateurs une large réduction des frais de transport de leurs produits, contraindre les compagnies de chemins de fer à ne plus exploiter leur propriété à un point de vue commercial.

Le duc de Devonshire tenait ce langage à l’inauguration d’un institut agricole du Midland, entreprise fondée par les efforts combinés des conseils de plusieurs comtés du contre de l’Angleterre et ayant pour objet de donner un enseignement technique sur diverses matières agricoles. L’orateur, faisant l’éloge de cette organisation, déclarait avec vivacité que l’avenir de l’agriculture lui paraissait devoir dépendre surtout de la continuité et du succès des efforts qui pourront être faits pour améliorer ses procédés et substituer l’application des principes rationnels au règne de la routine. L’agriculture, dit-il, est une véritable industrie, et il est remarquable que, pour des raisons diverses, elle n’ait que si faiblement participé en Angleterre aux avantages que tant d’autres formes de l’industrie ont obtenus de l’application des découvertes scientifiques, et aussi des bienfaits de la coopération que l’on voit à l’œuvre avec un si grand éclat sur le continent, notamment en France. Sans doute les cultivateurs anglais n’ont pas encore nettement la conscience des conditions de la lutte pour l’existence où ils sont engagés. Ils ne font point spontanément tout ce qui serait possible pour sortir du lamentable état de dépression où ils ont laissé tomber leur industrie. Le pays ne pourra que suivre avec sympathie les efforts qu’ils feront pour améliorer eux-mêmes leur situation, et ces efforts constitueront un titre plus pressant à l’assistance du parlement que ne le ferait la dépression agricole par elle-même. Ce langage était la condamnation, par un membre du gouvernement, du socialisme d’Etat ; une paraphrase du thème : Aide-toi, le ciel t’aidera ; langage viril, mais où l’agriculture anglaise ne trouvait assurément pas les encouragemens qu’elle avait espérés.

Lord Salisbury ne lui a pas donné beaucoup plus, lorsque des membres de la Chambre des communes, partisans de mesures législatives en faveur de l’agriculture, vinrent lui présenter, avant l’ouverture de la session, un long mémoire sur les moyens de parer à la détresse agricole : pensions de l’Etat pour les vieillards, réduction des taxes foncières, marques d’origine sur les produits étrangers, déclaration de guerre à tous les genres de fraude sur la qualité et l’origine des produits, extension des pouvoirs du Bureau de l’agriculture, etc. Fait à peine croyable, il n’était, dans ce document, fait mention ni du bimétallisme ni de la protection. Le premier ministre couvrit d’eau bénite de cour les délégués de l’agriculture souffrante ; il les assura de la profonde, de l’anxieuse sympathie du gouvernement, parla de la sévérité de l’épreuve que traversait cette grande industrie nationale, insista sur la faiblesse du pouvoir curateur de la législation, et, finalement, promit d’insérer dans les propositions ministérielles de 1896 les mesures qui paraîtraient le plus propres à procurer le soulagement désiré.

Une autre délégation, représentant l’agriculture des comtés orientaux de l’Angleterre, alla porter ses doléances au premier lord de la Trésorerie, M. Arthur Balfour, et au ministre de l’agriculture, M. Walter Long. On sait que M. Balfour est bimétalliste. Il a déclaré une fois de plus, dans le débat qui eut lieu en mars sur une proposition monétaire, ses opinions bien connues à cet égard. S’il dépendait de lui, il tenterait de sauver l’agriculture par la réhabilitation de l’argent. Mais il ne peut imposer ses vues à ses collègues du gouvernement, et il ne peut faire, par ailleurs, que les bimétallistes ne soient encore en minorité en Angleterre. On recourrait donc à d’autres mesures, mais les délégués devaient comprendre qu’il n’était point au pouvoir de l’Etat, en tout cas, de rendre la prospérité à une industrie affectée par un ensemble si complexe de causes économiques. L’un des délégués avait déclaré qu’à moins d’une hausse notable du prix des céréales, l’agriculture était perdue sans retour. L’Etat ne pouvait donner le secours réclamé, et M. Balfour était obligé de reconnaître que le problème était insoluble. Il est à peine besoin de dire quelle impression pénible devait produire une réponse si décourageante. Il serait cependant injuste de déclarer que les pouvoirs publics n’ont rien fait pour les classes agricoles : le parlement a voté un projet de loi relatif à la construction de trains légers dans certains districts ruraux ; et, ce qui est plus sérieux, discute en ce moment un projet de dégrèvement de taxes proposé par le cabinet en acquittement de la promesse qu’avait faite lord Salisbury[9].

Pourrait-on douter de la réalité de la détresse agricole chez nos voisins ? C’est en septembre 1894 que le prix du blé anglais tomba au-dessous d’une livre sterling par quarter (de 290 litres), soit au-dessous de 9 francs l’hectolitre ou de 12 francs le quintal métrique. La position n’est plus tout à fait aussi mauvaise, mais il ne s’en faut guère[10]. Aussi la superficie des terres cultivées en froment a-t-elle, d’une année à l’autre, diminué d’un demi-million d’acres, soit de plus d’un quart de la totalité qui subsistait en 1894[11]. Si la diminution devait continuer de ce pas, avant quelques années la culture du blé ne serait plus chez nos voisins qu’un souvenir historique. Il est vrai que, si les cultivateurs anglais, qui produisent maintenant si peu de blé, produisent aussi un pou moins d’orge que précédemment, ils obtiennent en retour plus d’avoine et plus de foin, étendent leurs pâturages, et se livrent de plus en plus à l’élevage. Il est vrai encore que les peintures navrantes auxquelles se complaît la presse britannique ne s’appliquent heureusement pas à toutes les parties de l’Angleterre, et que l’aspect des campagnes, en plus d’une région, ne révèle point cet étal de décadence et de ruine[12]. Toutefois les lamentations, en général, ne sont que trop légitimes. Le cri universel est que 1895 a été la plus mauvaise année depuis 1879, qu’on n’avait pas vu depuis vingt ans une aussi faible récolte d’orge, que les prix n’ont jamais été aussi ruineux, etc. Les choses paraissent se modifier heureusement cette année. La superficie emblavée, au lieu de diminuer encore, a été notablement accrue.

Un journal anglais exhumait récemment une plaquette de quelques pages, publiée à Londres en 1801, ayant pour auteur un clergyman du sud de l’Angleterre, et portant le titre suivant : « Observations sur le prix énormément élevé des objets d’alimentation ; montrant notamment que l’opulence excessive des cultivateurs tend à bouleverser les gradations nécessaires de la société ; qu’elle est nuisible aux intérêts de la moralité publique ; et que, s’il n’y est point appliqué un remède énergique, elle deviendra un fléau pour le pays. » On voit dans cet opuscule que, par suite du prix extravagant du blé (près de 5 livres sterling le quarter) et des autres articles nécessaires à la vie, il y a une misère extrême dans tous les rangs de la société sauf chez les fermiers et les propriétaires fonciers. L’auteur estime que si le parlement voulait fixer par une loi (déjà l’intervention de l’État ! ) un prix maximum pour le froment, soit 4 livres sterling par quarter, il laisserait encore le fermier s’enrichir, mais faciliterait l’importation et soulagerait une immensité de misères, sans violer à aucun degré le principe d’équité. Pourquoi d’ailleurs s’arrêter après une première atteinte à la liberté individuelle ? Notre clergyman dénonçait la spéculation qui faussait les cours, tout comme aujourd’hui. Il demandait qu’une bonne législation fît disparaître les milliers de parasites dont était dévorée la substance commerciale entre le producteur et le consommateur. Et pourquoi un impôt solide, établi sur les profits du cultivateur, ne lui enlèverait-il pas de la poche, ou n’empêcherait-il point d’y entrer, tout l’argent qu’il tenterait d’extorquer du public au-dessus du prix de 4 livres sterling par quarter ? Quelle ironie anticipée dans cette philippique contre la prospérité insolente de l’agriculture, et comme le prix actuel de 25 shillings fait une humble figure auprès de ces cotes de 100 à 120 shillings d’il y a bientôt un siècle !


VII

Le fléau de l’industrie est le bas prix de vente des produits, qui résulte, non pas seulement de l’habileté professionnelle, du perfectionnement des machines, de l’économie dans les détails de l’exploitation, mais surtout de l’excès de la production, d’où résulte la suppression des bénéfices, qui entraîne à son tour la diminution des salaires et finalement la ruine commune des patrons et des ouvriers. Aussi l’idée de restreindre la production par une réglementation contractuelle fait-elle son chemin dans le monde. Les grandes compagnies productrices du cuivre ont conclu récemment un accord fondé sur le principe d’une limitation, variable chaque année, de la vente du produit. Les compagnies nitratières du Chili ont tenté un arrangement analogue. Les sociétés charbonnières de la Pensylvanie ont maintes fois conclu des conventions du même genre, ainsi que les sociétés métallurgiques d’Autriche et d’Allemagne[13].

Le dévergondage de la production, la concurrence désordonnée, anarchique, comme disent excellemment les adversaires de l’école officielle du laisser-faire et du laisser-passer, conduit au nivellement des prix dans le sens de la baisse continue et indéfinie et provoque dans le monde du travail les crises les plus redoutables.

Quand la limite de réduction des frais généraux est atteinte et que le prix de la marchandise produite continue à baisser parce que la production cesse d’être en rapport avec la consommation, il ne reste à l’industriel qu’à fermer son usine ou à réduire le seul facteur encore compressible de la production, le salaire. Cela fait des ouvriers sans travail, ou des ouvriers travaillant pour un salaire qui ne peut plus nourrir leurs familles. Cela fait aussi des patrons qui ne trouvent plus une juste rémunération du capital exposé et des risques courus.

Or ce manque d’équilibre entre la production et la consommation ne peut pas être considéré comme une de ces manifestations de forces naturelles contre lesquelles aucune résistance n’est possible. Il est œuvre humaine, puisqu’il résulte des progrès de la science, par où sont constamment accrus les moyens de production, et il résulte encore du développement des moyens de communication, par où les marchés du monde sont confondus en un marché unique. Or on peut lutter contre les effets néfastes de toute œuvre humaine ; il y a, dans la fixation de la quantité de production par voie d’accord libre, un remède naturel à la surproduction. Il est vrai que les jalousies entre nations concurrentes, l’égoïsme que développe la rivalité, constituent de formidables obstacles à toute réglementation internationale.

Quant au mal, qui oserait en nier l’existence ? L’industrie cotonnière ne court-elle pas au-devant des plus grands périls ? A la fin de décembre 1894, le monde entier comptait 93 millions de broches pour la filature du coton, et partout, au Japon, dans l’Inde, en Amérique, comme en Europe, on établit de nouveaux métiers. La hâte de produire toujours plus est le grand facteur du malaise où se débattent tant de nos industries, celle des lainages, par exemple, jadis si prospère, et qui périclite par l’avilissement des prix. La filature française a produit en 1894 près de 100 millions de kilogrammes de fils de laine pure ou mélangée, représentant une valeur d’environ 500 millions. Il a fallu livrer le produit au-dessous du prix de revient. Puis l’exportation des tissus diminuant (242 millions au lieu de 279 en 1893 et 328 en 1892), un grand nombre de métiers ont chômé tandis que les cours se déprimaient. M. Picard[14] prédisait le même sort aux cotonniers s’ils continuaient à accroître fiévreusement leur matériel : « Ils vont à un désastre. » La production des filés de coton a été à peu près absorbée en 1894 par le marché intérieur, mais la production a été excessive. 90 000 métiers mécaniques ont fabriqué 105 millions de kilogrammes de toile valant 420 millions. Les prix ont été avilis d’environ 8 pour 100.

La conclusion qui ressort de ces chiffres est que la saturation des marchés extérieurs, les concurrences qui surgissent de tous côtés, refoulent nos produits, déjà en excès, sur le marché intérieur, ce qui conduit à l’avilissement des marchandises et aux chômages. Une brève monographie de la place commerciale et industrielle de Lyon en 1894, tirée des comptes rendus de la Chambre de commerce de cette ville, fixera par un exemple topique la portée de ces observations.

L’année a été satisfaisante pour l’importance des affaires en soies brutes diverses. Il n’en est point de même pour les prix qui ont été les plus bas depuis 1848. Les cocons ont valu en moyenne de 2 fr. 70 à 2 fr. 30 au lieu de 5 fr. 75 et 5 fr. 30 l’année précédente[15]. On a eu ainsi le contraste d’une plus grande activité dans les transactions coïncidant avec une baisse exagérée de prix de la matière première. On expiait une hausse injustifiée qui s’était faite en 1893 et l’on comptait sur une excellente récolte nouvelle, double raison de grande modération dans les prix. Dans les quatre derniers mois de 1894, la consommation des fabriques européennes prit un essor très marqué, les transactions s’animèrent sur les marchés européens, à Milan, à Turin, à Zurich, à Grefeld et à Elberfeld. Les prix demeurèrent pourtant stationnâmes ; ils ne commencèrent à s’améliorer qu’en 1895. Le bon marché persistant avait eu en tout cas un heureux résultat en contribuant à mettre à la mode les étoffes de soie pure et en imprimant à toutes les branches de l’industrie de la soie, filature, moulinage et tissage, une activité qui s’est maintenue durant toute l’année suivante.

La valeur de la production de la région lyonnaise[16] en étoffes et rubans de soie a été en 1894 de 365 millions ; ce chiffre aura été largement dépassé en 1895. Sur la production totale de la France en soieries[17], les exportations se sont élevées à 223 millions, l’Angleterre ayant pris 94 millions, les États-Unis 52 (au lieu de 65 en 1893), l’Allemagne 22. Les achats du marché américain s’étaient, on le voit, fort ralentis à cause de la crise économique et des incertitudes résultant des ajournemens successifs apportés au vote du nouveau tarif. Quant à l’importation de tissus de soie en Angleterre, les relevés du Board of Trade la montrent accrue de plus de 24 millions de francs en 1894. La fabrique lyonnaise n’ayant fourni qu’un million sur cet excédent, on peut mesurer la part prise par les autres fabriques du continent à cet accroissement de la consommation britannique. La Chambre de commerce de Lyon croit pouvoir affirmer que les étoffes suisses, après la fermeture du marché français, avaient trouvé sans peine le chemin de Londres, et il y a là une raison, entre tant d’autres, de nous féliciter du revirement qui s’est opéré dans les dispositions des esprits en France et en Suisse et qui a rétabli les relations commerciales à peu près sur l’ancien pied entre les deux pays.

Les États-Unis ont multiplié depuis la fin de 1894 leurs achats, mais nous ne pouvons guère nous flatter de gagner beaucoup de terrain en Angleterre. Les marchés de Suisse, d’Italie et d’Espagne ne comptent plus guère pour la fabrique lyonnaise ; l’Allemagne, l’Autriche, la Russie tendent de plus en plus à produire ce qu’elles consomment. Il reste aux fabricans de Lyon quelques perspectives de développement en Algérie et en Tunisie, dans l’Afrique du Sud, au Transvaal, et, par-delà l’océan Atlantique, au Brésil, au Chili, dans la République Argentine.

Au moins nos colonies promettent-elles de sérieux débouchés à nos industries ? Si depuis vingt ans nous avons dépensé des sommes énormes pour le développement de notre empire colonial, si des terres et des îles en Afrique, en Asie, dans l’Océanie, formant ensemble de grandes étendues, ont été placées sous notre domination directe ou sous notre protectorat, ce n’est certes pas pour la satisfaction de régner platoniquement sur de nouveaux territoires, ni même d’élever éventuellement d’un degré, sur l’échelle de la civilisation, les populations plus ou moins incultes qui les habitent ; c’est pour une fin plus pratique, pour la recherche de nouveaux débouchés commerciaux, la création de nouveaux marchés. On a voulu avant tout aider au développement économique de la métropole. La politique coloniale, à laquelle tant de sacrifices ont été faits déjà, n’a aucune signification, si elle n’a point celle-là. Une politique coloniale qui ne viserait que la conquête et la gloire mériterait, dans les circonstances historiques où nous sommes placés depuis un quart de siècle, toutes les réprobations de la nation.

L’objet cherché a-t-il été obtenu, au moins pour partie ? Avons-nous trouvé ces débouchés, créé ces marchés nouveaux ? La commission du budget de 1896, ayant résolu de faire une enquête sur la situation économique et commerciale de nos possessions d’outre-mer, a trouvé les résultats suivans[18] :

Le commerce général de toutes les colonies françaises, autres que l’Algérie et la Tunisie, s’est élevé en 1894 à la somme de 476 millions. Sur ce montant, l’étranger a fait avec nos colonies un chiffre d’affaires de 259 millions ; la France n’a fait qu’un commerce de 213 millions, soit 46 millions de moins. Si l’on examine séparément les importations et les exportations, l’on constate que les colonies ont acheté du dehors en 1894 pour 223 millions, dont 123 millions à l’étranger et 100 millions en chiffre rond à la France. Les colonies ont exporté ou vendu, la même année, pour 252 millions, dont 134 à l’étranger et 118 à la France.

Il ressort de ces chiffres que les relations commerciales de nos colonies sont plus actives avec l’étranger qu’avec nous, que c’est surtout l’étranger qui bénéficie des marchés nouveaux que nous avons créés. Il convient d’ajouter que sur les 100 millions représentant le total des importations de la France dans nos colonies, la plus forte part va à nos fonctionnaires et à nos troupes et constitue, dans cette mesure, une dépense payée sur le budget de la métropole. En résumé, si nous mettons à part l’Algérie et la Tunisie, nous vendons pour 100millions de marchandises et nous achetons pour 118 millions de produits à des colonies qui nous coûtent 80 millions d’entretien, alors que l’étranger trouve, sans bourse délier, dans ces mêmes colonies, un débouché de 123 millions.

Cette situation est-elle transitoire ? Une amélioration peut-elle être espérée ? M. Turrel, examinant ce point, a été conduit à des conclusions peu encourageantes : « Si l’on n’y prend garde, le commerce de l’Angleterre et celui de l’Allemagne prendront peu à peu et tout à fait notre place, même sur les marchés de nos colonies, et nos débouchés iront en s’affaiblissant. » Déjà M. Picard, en réponse à la question : Nos colonies seront-elles un jour des débouchés pour nos fabrications ? disait : « Nos ventes à l’Algérie s’élèvent (1894) à 199 millions, mais elle nous vend pour 208 millions de produits agricoles qui l’ont à ceux de la métropole une sérieuse concurrence. »

On a demandé plaisamment en quelles quantités nous pourrions vendre nos soieries, nos rubans, nos dentelles, nos meubles, nos articles de Paris, aux Tonkinois, aux Malgaches, aux nègres du Soudan ou du Gabon, boutade à laquelle on répond volontiers que nous pourrons toujours exporter dans ces latitudes lointaines des soldats et des fonctionnaires. C’est quelque chose, mais ce n’est pas assez, et l’on voudrait voir poindre à l’horizon les temps bénis où les fameux débouchés commerciaux existeront ailleurs que dans les discours ministériels ou dans les clichés de l’enthousiasme colonial de sociétés métropolitaines qui n’en peuvent mais. A la réalisation de cet idéal, malheureusement, s’oppose par-dessus toutes choses l’esprit même du régime auquel sont soumis nos nationaux dans nos colonies, disons franchement l’esprit d’incurable routine, l’incapacité de notre administration coloniale.

Interrogez ceux que tenterait l’ambition d’aller exercer leurs facultés dans quelqu’une de ces terres neuves, soi-disant ouvertes à notre activité colonisatrice par le dévouement de nos soldats ou par l’intrépide endurance de nos explorateurs : demandez-leur quel accueil leur est fait dans les cercles officiels, lorsqu’ils parlent de se rendre à Madagascar, en Sénégambie, au Congo ! Ils vous diront comment leur belle ardeur est tombée devant les circonlocutions des grands experts consultés, devant les réticences, les fins de non-recevoir enveloppées d’explications nébuleuses, devant les mille manières d’exprimer cette éternelle, décourageante, implacable réponse de l’administration, murmurée bas à l’oreille comme une excuse, ou lâchée d’un ton solennel comme une leçon. Il n’y a rien à faire ! Il doit y avoir beaucoup à faire au contraire. Il serait opportun de chercher à diriger sur le Tonkin, sur Madagascar, même sur la côte occidentale d’Afrique, des jeunes gens qu’attire en ce moment même le mirage des richesses du Transvaal. Sur ce point, la chambre de commerce de Lyon a pris une belle et bonne initiative en envoyant à ses frais une mission étudier les ressources commerciales de l’Indo-Chine et des provinces chinoises confinant à nos possessions.


VIII

Il n’est pas un point du monde où ne surgissent devant les efforts de notre industrie et de notre commerce des concurrences nouvelles. Le grand essor industriel du Japon a déjà été ici l’objet d’une attention spéciale. Dans l’Amérique du Nord et du Sud, c’est principalement sur le terrain commercial que nous avons à lutter contre d’ardentes rivalités. Il est possible cependant que, même à cet égard, le danger ne soit pas toujours aussi grand qu’on le suppose. M. Ritt, consul de France à Sain Paulo, au Brésil, estime que la concurrence allemande, qui nous a été si préjudiciable en ce pays comme en tant d’autres, pourrait bien y avoir épuisé tous les succès qu’elle pouvait espérer à notre détriment : « Le commerce allemand, dit-il dans son dernier rapport, est visiblement arrivé à son point culminant dans l’Amérique du Sud et ne saurait plus gagner beaucoup de terrain contre le trafic français. » Ce qui avait jusqu’ici favorisé les progrès des exportateurs allemands, c’est qu’ils « engagent fortement leurs capitaux, et savent tenir grand compte de la nécessité du crédit ; les délais et facilités très larges de paiement qu’ils accordent sont particulièrement appréciés par les Sud-Américains. » Mais, justement, cet élément de succès, dont l’action a été d’abord si rapide et si étendue, n’est point d’une application éternelle, la fabrication allemande, si longs que soient les crédits qu’elle accorde, ne pouvant après tout livrer gratuitement ses produits. Nous ne parlerons pas de causes secondaires auxquelles les Allemands ont pu devoir une supériorité temporaire, telles que la modicité extrême des prix de certains de leurs produits et le recours à des imitations peu scrupuleuses de produits français. Ce ne sont pas là des facteurs sérieux de puissance commerciale.

Si les progrès du commerce allemand sont arrivés à peu près à leur zénith au Brésil comme dans toute l’Amérique du Sud, il n’en est pas de même du commerce nord-américain, dont le développement dans ces régions a été tout à fait remarquable depuis quelques années.

Derrière l’espèce de protectorat politique que les États-Unis cherchent à étendre en ce moment sur tout le continent américain à l’aide de leur doctrine de Monroe dont ils jouent si habilement, ils ont entrepris avec méthode la conquête économique des Amériques centrale et méridionale, gagnant de proche en proche les marchés du Mexique, de Cuba, d’Haïti, des républiques du centre, du Venezuela. Ils ont déjà envahi le Brésil, et bientôt l’industrie européenne reculera devant l’ascendant des produits de l’industrie nord-américaine dans le Chili, le Pérou, la Colombie et la République Argentine.

Les grandes maisons de production ou d’exportation des États de l’est apportent à cette conquête les qualités d’énergie, d’audace, de persévérance que le Yankee applique à toutes ses entreprises. On sait qu’à la suite du congrès panaméricain de 1889, il a été institué à Washington un Bureau des républiques américaines. Instrument politique d’une utilité douteuse et en complète décadence, ce bureau a dégénéré en un organe actif de publicité commerciale, une agence ingénieuse et efficace de propagande par tous les procédés ordinaires de réclame : journaux, affiches, catalogues et prospectus.

Des concurrens de moindre envergure, la Belgique, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, la Suisse, nous supplantent sur certains marchés sud-américains pour l’écoulement de produits dont le commerce français avait jusqu’alors le monopole. L’Espagne envoie surtout dans la République Argentine ses vins, ses liqueurs d’anis, ses produits barcelonais : huile d’olive, fruits et poissons en conserve. Le Portugal donne au Brésil des vins et des huiles d’un prix très bas, au goût acre et épais, qui ne répugnent point aux Brésiliens. L’Italie expédie ses fromages, sa mortadelle, ses pâtes alimentaires, et encore des huiles, très inférieures aux nôtres en qualité, mais d’un prix bien moins élevé, et des vins pour lesquels une population italienne considérable constitue au Brésil une clientèle assurée[19]. Déjà l’Italie fait concurrence en outre à nos cognacs et aux soieries lyonnaises. L’industrie viennoise place au Brésil des articles dits de Paris qu’elle réussit à fabriquer aussi bien et moins cher que les nôtres. La Suisse écoule de l’horlogerie et des soieries, la Belgique, à peu près tout ce que peut donner l’industrie allemande comme l’industrie française, et toujours dans des conditions de prix légèrement plus avantageuses pour le pays de destination.


IX

La Russie se place au premier rang des pays où l’industrie se développe d’une façon menaçante pour les nations plus vieilles du reste de l’Europe. L’essor industriel, par exemple, du sud de l’empire, entre le Dniepr et le Don, est un spectacle extraordinaire, autant que le fut l’épanouissement de la Californie, il y a quarante ans, ou celui du Witwatersrand, au Transvaal, dans les cinq dernières années.

D’immenses troupeaux de moutons erraient, il y a un quart de siècle, dans les steppes de la Nouvelle-Russie, désert immense, à peine interrompu par de misérables villages petits-russiens ou grands-russiens et quelques colonies allemandes assez prospères. Jekaterinoslav sur le Dniepr, Rostov sur le Don, méritaient à peine le nom de villes ; aujourd’hui, ce sont de belles et grandes cités commerciales, d’où rayonnent, dans toutes les directions, des voies ferrées, où circule une vie intense. Toute la campagne entre le Dniepr à l’ouest, Azov et Rostov à l’est, le Donetz au nord, la mer d’Azov au sud, est couverte de hautes cheminées d’usines, de vastes bâtimens d’exploitation, d’ouvertures de puits, de dépôts de charbons, de minerais de fer, de quartz, de fonte, entre lesquels serpentent d’innombrables files de wagons. « Autour de nous, dit une correspondance de Jekaterinoslav au Nouveau Temps, le long de la route et aux stations, on ne parle que grosses entreprises et millions ; on nomme les ingénieurs qui, en quelques heures, ont gagné des centaines de millions de roubles ; on cite les sociétés par actions qui se fondent à Bruxelles, à Paris, à Saint-Pétersbourg ; on s’exclame sur la hausse incroyable de certains titres, sur l’extension de telle ou telle entreprise ; on ne tarit pas sur les millions que les étrangers ont payés à tels ou tels propriétaires de mines… Mais comment toutes ces incalculables richesses tombent-elles entre des mains étrangères ? Industriels étrangers, capitaux étrangers, bourses étrangères se jettent à l’envi dans la mêlée pour tout accaparer. Comment et pourquoi toute cette agitation ne parvient-elle pas à secouer l’apathie des industriels russes ? N’y a-t-il pas dans cette apathie quelque chose de profondément décourageant et humiliant pour notre pays ? Sommes-nous assez moutons de Panurge pour nous laisser tondre ainsi, sans murmurer, par les Belges, les Français, les Allemands et les Anglais ? »

Ces plaintes sont plus humoristiques que sérieuses. Les étrangers, en apportant dans la Nouvelle-Russie, pour en exploiter les richesses naturelles, leurs capitaux, leur expérience des affaires, leur savoir technique, ont transformé et enrichi un pays que toutes les conditions semblaient jusqu’alors vouera une pauvreté économique irrémédiable. Ils ont d’ailleurs fait l’éducation industrielle des Russes eux-mêmes, qui, aujourd’hui, commencent à prendre leur part dans l’exploitation des richesses énormes du bassin du Donetz.

Ce grand essor industriel a profité, plus qu’à tous autres, aux propriétaires fonciers et aux paysans de la région. Le prix des terres a quintuplé en quelques années.

Charbon et minerai de fer, voilà ce que donne simultanément, en des gisemens peu éloignés les uns des autres, ce bassin du Donetz, devenu aujourd’hui l’un des plus puissans entre les centres industriels du monde. Les gisemens houillers avaient été découverts dès le temps de Pierre le Grand, mais l’exploitation en était toujours restée rudimentaire, à cause des qualités médiocres du produit, de la difficulté de la main-d’œuvre, du manque d’eau, de l’absence surtout de moyens de transport. Cette situation s’est transformée lorsque les lignes de chemins de fer ont traversé la région, que la richesse du gisement de minerai de fer à Krivoï-Rog eut été pleinement reconnue, et que l’entreprise du Transsibérien eut assuré un immense débouché à la production éventuelle du Donetz.

Le bassin s’étend sur une longueur de 270 kilomètres, entre le Don, à l’est, et Jekaterinoslav, à l’ouest, et sur une largeur qui varie de 70 kilomètres vers l’est à 110 kilomètres vers l’ouest ; cette superficie, d’environ 25 000 kilomètres carrés (2500 000 hectares), s’étend sur la partie orientale du gouvernement de Jekatérinoslav et sur la portion occidentale du territoire des Cosaques du Don. Le bord septentrional du bassin s’éloigne peu du cours du Donetz, affluent de la rive droite du Don, et sa limite sud court à une soixantaine de kilomètres parallèlement au rivage de la mer d’Azov, jusqu’à la hauteur du port de Marioupol, à l’ouest[20].

Toutes les variétés de charbon s’y rencontrent ; les qualités convenant aux emplois industriels, et notamment aux besoins de la métallurgie, sont surtout dans la partie occidentale ; dans l’est dominent les charbons anthraciteux et l’anthracite. Le nombre des mines en exploitation s’élève à plus de cent soixante. Les plus importantes sont celles de l’ouest qui fournissent à peu près les trois quarts de la production totale du bassin. Des évaluations techniques portent à 4 500 000 tonnes la production houillère du bassin du Donetz en 1895. Les besoins du marché étant calculés sur le pied de 4 200 000[21], n’y a-t-il pas déjà un excès de production ? N’est-il pas à craindre que la consommation ne reste en arrière du rendement et qu’il n’en résulte, avec une baisse de prix, une crise ? Ces appréhensions ne sont pas sans quelque justification apparente à cause de la concurrence que font aux houilles du Donetz le naphte de Bakou et ses résidus. Des lignes de chemins de fer, certaines fabriques de sucre, même des bateaux à vapeur ont adopté ce dernier combustible. Toutefois il paraît difficile que les débouchés manquent sérieusement à la production houillère, dût-elle s’accroître encore avec rapidité, le développement industriel ayant présenté, au moins jusque dans ces derniers temps, une allure aussi accélérée.

Dans toute cette région houillère, surtout à l’ouest, on connaissait depuis longtemps des gisemens de minerai de fer. Ce n’est cependant qu’après la découverte de ceux de Krivoï-Rog qui s’étendent sur les bords du Dniepr inférieur, et aussi après la construction des chemins de fer, que l’on a commencé à considérer comme possible ; l’établissement d’usines métallurgiques en une contrée si lointaine et si pauvrement peuplée. Le gouvernement russe paraissant disposé à favoriser des créations de ce genre par d’importantes commandes de rails, des capitalistes et des directeurs de grandes usines de l’Europe occidentale se décidèrent à risquer l’aventure, à fonder en territoire russe des installations où fussent mis en œuvre les derniers perfectionnemens de l’industrie métallurgique, et dont les produits eussent le bénéfice des droits considérables qui frappent à l’entrée en Russie les métaux et objets divers en métaux. Six ou sept de ces créations, œuvre des dix dernières années, ont porté la vie autour de Jekaterinoslav dans le bassin du Donetz, et commencent à rémunérer brillamment les capitaux étrangers, français et belges surtout, qui leur ont donné naissance[22]. Un rapport du consul de France à Odessa nous apprend qu’en 1894 les usines du sud de la Russie ont travaillé 640 000 tonnes de minerai et expédié 270 000 tonnes d’articles en métal. Quant à la production de la fonte, elle a été de plus de 500 000 tonnes en 1895, et une bonne partie en est transformée sur place en fer et en acier. D’après la même autorité, il y aurait place, à côté des établissemens existant, si puissamment outillés, pour des usines qui, construites à proximité de la mer Noire, auraient pour objet la fabrication du matériel de guerre, blindages, canons, projectiles, pour la construction de navires, de wagons, de locomotives, pour la fabrication d’articles de grande consommation en Russie, comme de caisses à pétrole, de boîtes de conserves, de tôles minces pour la couverture des maisons, de milliers d’outils ou objets de ferronnerie.

Les grands centres houillers et industriels russes, en dehors du Donetz ou région du sud, sont la Pologne, l’Oural et la région moscovite. Pour la production charbonnière, le bassin polonais seul est important après le Donetz. La Russie tout entière, en effet, a produit en 1895 environ 8 000 000 tonnes de charbon. L’Oural et la région de Moscou n’ont contribué à ce total que pour 500 000 tonnes, la Sibérie et le Caucase pour beaucoup moins encore, tandis que la Pologne a donné 2 400 000 tonnes et le bassin du Donetz 4 500 000 (plus du double de la production de 1888).

Pour la production du minerai de fer, il n’existe, à côté du Donetz qui a donné 950 000 tonnes, qu’un seul autre centre important, l’Oural, près d’un million de tonnes. La Pologne n’a donné que 100 000 tonnes.

Il a été produit, en 1895, dans toute la Russie. 1 350 000 tonnes de fonte, dont 490 000 ont été transformées en acier et 450 000 en fer, le reste a été utilisé en nature. L’activité des hauts fourneaux se tourne de plus en plus vers la production de l’acier, entraînement qu’expliquent les commandes de rails pour le Transsibérien et pour d’autres lignes importantes en construction ou en projet, comme la ligne d’Arkangel au nord et les prolongemens du Transcaspien dans l’Asie centrale. La fabrication du fer est plutôt stationnaire. Dans l’Oural et autour de Moscou, la fonte est obtenue au bois ; la Pologne et le sud de la Russie emploient le coke. La quantité de fonte produite au bois l’emporte encore quelque peu sur celle de la fonte au coke, mais la progression de cette dernière est plus rapide, et bientôt la balance penchera en sa faveur. Les quatre groupes de fabrication ont contribué dans la proportion suivante au total de 1 350 000 tonnes de fonte : Oural, 48 0000 ; région du sud 537 000 ; Pologne, 179 000 ; région moscovite, 123 000 ; autres centres de production, 40 000.

Ces chiffres constatent le rôle considérable pris en si peu de temps dans l’ensemble de la production houillère et métallurgique de la Russie par le bassin du Donetz. Si l’on considère que les énormes progrès accomplis dans cette région ont été pour la plus grande partie l’œuvre de capitaux de l’Europe occidentale, on s’explique la fièvre de spéculation qui s’est produite en 1894 sur les actions des sociétés fondées dans le bassin du Donetz, et qui n’a cessé de croître en intensité jusque dans les derniers mois de 1895. Les conditions naturelles du marché ont été faussées, comme elles l’étaient dans le même temps, mais dans de bien autres proportions, sur les valeurs du Transvaal. Certains titres ont obtenu des plus-values fantastiques, dont l’avenir ne pourra sans doute jamais apporter qu’une justification incomplète.

Il importe cependant de ne pas exagérer le péril de cet élément de spéculation. On pourrait citer quelques entreprises dont les promoteurs ont eu surtout en vue un gain rapide à réaliser en Bourse par l’exploitation d’un engouement passager du public. Mais le plus grand nombre des fondations industrielles du Donetz sont solidement assises et paraissent destinées à une longue prospérité. Déjà la fièvre spéculative sur les titres russo-franco-belges est un peu tombée. Si, d’autre part, c’est aux commandes faites par le gouvernement pour la construction de nombreuses voies ferrées qu’est dû ce que l’on a pu observer d’un peu factice ou excessif dans ce progrès industriel, il ne paraît pas que cet appui du gouvernement doive avant longtemps encore faire défaut aux usines du sud de la Russie. D’ailleurs les facilités nouvelles de communication entre toutes les parties de l’empire préparent une extension pour ainsi dire indéfinie des marchés intérieurs, et, à ce titre seul, un large et durable développement semble encore assuré à l’exploitation des richesses de cette merveilleuse région.


AUGUSTE MOIREAU.


  1. La publication des relevés révisés du commerce extérieur de la France en 1894 fait ressortir, d’une façon saisissante, l’influence de la baisse qui se produisit dans les prix pendant le cours de cette année. Les évaluations, portant sur les anciens prix, présentaient 4 119 millions de francs à l’importation et 3 275 à l’exportation. Lorsque la commission permanente des valeurs de douane eut fixé les prix pour 1894, les relevés nouveaux établis d’après cette évaluation firent apparaître, pour les importations, le chiffre de 3 850 millions, et pour les exportations, celui de 3 078 millions, soit une différence en moins dans la valeur, à volume égal, de 269 millions ou 6 et demi pour 100 aux entrées, et de 197 millions ou un peu plus de 6 pour 100 aux sorties.
  2. Augmentation, au 31 décembre 1895, de l’exportation des produits fabriqués, sur l’année précédente, 209 millions, sans compter l’accroissement des colis postaux, qui est de 28 millions. L’ensemble des exportations de toute nature a été en accroissement de 310 millions. Les cinq premiers mois de 1896 donnent une augmentation de 193 millions à l’importation et de 69 millions à l’exportation, dont 36 pour les produits fabriqués et 13 pour les colis postaux.
  3. D’après les chiffres publiés par le Bureau allemand de statistique, fin janvier 1896.
  4. D’autre part, l’Allemagne, en 1895, a importé de Russie 679 000 tonnes de froment contre 21 000 en 1893 ; 844 000 de seigle contre 8 000, et 623 000 d’orge contre 250 000.
  5. Il ne semble pas, en effet, que le commerce ni l’industrie de France aient tiré, il y a trois ans, tout le parti qu’ils auraient pu de la rupture temporaire des relations économiques entre les deux empires. La Russie cependant a eu le désir de donner aux usines françaises, notamment pour les articles de matériel de chemins de fer, d’importantes commandes. Mais la condition que les prix ne fussent pas supérieurs à ceux des fabrications étrangères, n’a pu, le plus souvent, être remplie.
  6. Sur sept millions de Français exerçant la profession d’agriculteurs, plus de la moitié sont possesseurs d’une portion plus ou moins considérable du sol qu’ils cultivent.
  7. La France a récolté, en 1895, 119 millions d’hectolitres de blé (92 millions de quintaux) sur une superficie ensemencée de 6 944 000 hectares. C’est une diminution de 3 millions d’hectolitres et de 129 000 hectares sur 1894, une augmentation de 21 millions d’hectolitres combinée avec une diminution de 42 000 hectares sur 1893, qui avait été une très mauvaise année. Le rendement moyen s’est un peu élevé et atteint 17 hectolitres à l’hectare. L’agriculture pourrait certainement augmenter dès maintenant cette production, grâce aux engrais intensifs dont l’efficacité et les modes d’emploi ne lui sont plus inconnus. Mais elle ne saurait être incitée à le faire aussi longtemps que les bas prix actuels ne lui permettront pas la vente avec bénéfice de cet excédent éventuel de production. — Les évaluations du produit de 1895 en froment pour le monde entier font ressortir une réduction variant de 50 à 100 millions d’hectolitres, sur 1894.
  8. Il est certain que nos grands ports de commerce ont vu le tarif protectionniste agir sévèrement sur les élémens primordiaux de leur prospérité. Le port de Gênes est en progrès, celui de Marseille décline. Prospérité et déclin sont peut-être exagérés dans les publications émanant de la chambre de commerce de Marseille, qui a une propension manifeste à charger le protectionnisme de tous les méfaits du sort à l’égard de notre grand port méditerranéen. Mais il y a des faits indéniables. Le mouvement du port de Gênes a gagné dans les quatre dernières années près d’un million de tonnes ; Marseille, dans le même temps, en a perdu près d’un million. Est-ce à dire que ce qui est entré en moins à Marseille est précisément ce qui est entré en plus à Gênes ? Non, car notre consul général en cette ville croit savoir que l’augmentation dont Gênes a bénéficié est due, pour moitié au moins, à des importations plus considérables de charbons anglais. — L’Italie est fière de son grand port de commerce. Dans sa détresse, le Trésor y trouve le moyen de se montrer prodigue pour aider Gênes à soutenir la concurrence de Marseille. Aussi le mouvement de la navigation du port italien continue-t-il à s’élever, celui de Marseille à enregistrer de nouvelles portes. L’écart, en faveur de Marseille qui était encore de 4 millions de tonnes en 1892, était déjà tombé à deux en 1894, et il a diminué encore en 1893.
  9. Le gouvernement n’a pas cru devoir tenir compte du désir exprimé par la commission royale d’enquête relativement à l’organisation d’un système de prêts publics aux agriculteurs, mais il a proposé au parlement de consacrer à une réduction des taxes locales sur la propriété rurale, jusqu’à concurrence de 975 000 liv. st. dans le second semestre de 1896 et de 1 950 000 liv. st. pendant chacune des quatre années suivantes, une partie de l’énorme excédent budgétaire impérial de 1895. Ce dégrèvement est l’objet d’un bill, présenté par M. Chaplin, président du bureau du gouvernement local, au nom du cabinet unioniste, et qui a été adopté en seconde lecture le 22 mai, après une séance de plus de vingt heures. Ce projet de loi, intitulé Agricultural Land Rating bill, serait mieux dénommé, d’après l’Economist de Londres du 25 avril, qui lui reproche de n’avoir aucune justification et de ne reposer sur aucun principe, un « bill pour subventionner les propriétaires fonciers aux dépens de la majorité des contribuables ».
  10. Le prix s’est relevé au milieu de 1895 à 27 schillings, soit une hausse de 30 pour 100 sur le niveau le plus bas ; il a été ramené depuis à 25 schillings.
  11. Sur 20 millions d’acres de terre labourable, 9 millions environ ont été consacrés aux céréales en 1895, et sur ces 9 millions, 1 456 000 seulement au froment (contre 1 980 000 en 1894). En même temps le rendement par acre a diminué, 26 bushels au lieu de 30 l’année précédente. Le prix du blé était de 45 schillings en 1881, et la superficie cultivée en froment il y a dix années, exactement le double de ce qu’elle est aujourd’hui. L’Angleterre a produit 77 millions de bushels de froment en 1885, et 37 millions seulement en 1895.
  12. État de l’agriculture dans le Cumberland, d’après un rapport de M. Wilson-Fox à la commission royale d’agriculture : la dépression est loin d’être aussi forte dans cette région que dans nombre d’autres districts ; entre 1874 et 1804, la superficie des cultures en blé et en orge a décru de plus des trois quarts ; mais celle de l’avoine a augmenté de 19 pour 100 ; les récoltes vertes de toute nature de 5 pour 100 ; les prairies temporaires de 20 pour 100 ; les pâturages permanens de 10 pour 100 ; la quantité du bétail de plus de 10 pour 100.
  13. Le quasi-monopole de la raffinerie en France, les grands syndicats du pétrole et du sucre aux États-Unis, sont encore de grands exemples de cette tendance.
  14. Rapport de la commission permanente des valeurs de douanes pour 1894.
  15. En Italie, l’écart en baisse a été de près de 50 pour 100 ; 21, 33 contre 41, 17.
  16. 209 usines avec plus de 25 000 métiers mécaniques ou à bras.
  17. 615 millions de francs, dont : tissus, 420 millions : rubans, 65 ; tulles et dentelles, passementerie et bonneterie, 130 millions.
  18. Rapport de M. Turrel sur la situation économique des colonies françaises, déposé le 25 novembre 1895 sur le bureau de la Chambre des députés.
  19. Notre importation de vins au Brésil a été réduite de 10 millions de litres en 1874, à moins de 2 millions en 1894 (rapport consulaire de Rio de Janeiro du 11 novembre 1894), tandis que l’importation de vins du Portugal, de l’Espagne et de l’Italie a doublé durant la même période. L’énormité du droit d’entrée sera un grand obstacle à la reconquête de ce marché : les modifications de tarifs, votées par le Congrès à Rio de Janeiro en décembre 1894, portent à 10 francs par bouteille le droit d’importation sur les vins de Champagne.
  20. Les communications du bassin avec le reste de la Russie sont effectuées par le chemin de fer de Kourk-Kharkov-Azov, par celui de Koslav-Voronège-Rostov, par celui de Nicolaïev et de Sébastopol, enfin par la ligne de Kastov. Ce réseau déjà très complet relie notamment tout le bassin houiller avec les gisemens de minerai de fer de Krivoï-Rog, autour desquels se sont fondés d’importuns établissemens pour la fabrication du fer et de l’acier.
  21. La clientèle comprend : les chemins de fer de la région, les usines métallurgiques, la navigation sur la mer Noire, l’industrie sucrière, les usines à gaz.
  22. Une grande société française avait inauguré, en 1874, l’essor de l’industrie charbonnière du bassin du Donetz. Une autre compagnie française a aussi marqué de ses efforts les débuts de l’industrie métallurgique dans cette région, en ouvrant, en 1881, la première mine sur les concessions de Krivoï-Rog et en contribuant à la formation de la société des Forges de Briansk. Des capitaux français ont été engagés encore dans d’autres établissemens. La Dnéprovienne est une création belge et polonaise.