Le Mouvement économique/04

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Le Mouvement économique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 154-186).
LE
MOUVEMENT ÉCONOMIQUE

Il serait difficile de fermer les yeux à l’importance grandissante que prennent les questions économiques dans la vie intérieure des nations civilisées et dans leurs relations entre elles et avec ce qui reste du monde barbare. Le progrès incessant des sciences, la multiplicité des découvertes, l’extension indéfinie de leurs applications à la culture du sol, à l’industrie, aux communications maritimes et terrestres, aux modes de règlement des comptes internationaux, toutes ces nouveautés de la seconde moitié du XIXe siècle ont accru dans une inconcevable proportion la complexité des rapports entre les citoyens d’une même nation, puis entre tous les peuples. Les événemens qui affectent le bien-être d’une région se répercutent aujourd’hui avec une intensité jadis inconnue sur les intérêts d’autres pays, quelle que soit la distance matérielle ou morale qui les sépare.

L’économie politique, qui se flattait naguère encore d’être une science, est ébranlée par les formidables démentis que les faits ne se lassent pas de donner à ses antiques enseignemens. Elle se défend avec une énergie superbe, opposant ses lois et ses principes au torrent des phénomènes qui menace de balayer les théories d’école, et la fortune lui apporte encore de temps à autre une belle revanche, lorsque quelque grande révolution économique vient démontrer qu’après tout, elle avait mieux su prévoir que les politiciens ou les hommes d’affaires l’enchaînement des causes et des conséquences. Mais son caractère se modifie, ses anciens cadres se disloquent, les profanes envahissent en foule son domaine ; on la voit peu à peu se transformer en un immense répertoire de statistiques, où ses adeptes exercent leur sagacité sans épuiser une matière dont la masse, grossie indéfiniment, commence à défier la capacité du cerveau le plus encyclopédique.

Thorold Rogers, professeur d’économie politique à l’Université d’Oxford, infatigable remueur d’objections contre les doctrines en vogue ou devenues classiques, ennemi des économistes du type Ricardo et Malthus ? auxquels il opposait l’économiste moderne, un obstiné travailleur en statistiques compliquées, comme M. Giffen, s’est efforcé de substituer à la science spéculative, dite économie politique, un certain art patient et érudit d’interpréter les faits dans l’histoire au point de vue économique, c’est-à-dire dans leur rapport avec les conditions de la vie matérielle des hommes et des nations.

Cette vue de Rogers est d’autant plus applicable aux faits présens qui constituent l’histoire en formation, que la politique pure a commencé de céder le pas, à peu près dans le monde entier, à l’économie politique. Non pas que les grandes questions morales, les problèmes élevés, ne gardent leur ancienne primauté. En Europe, la lutte de la libre pensée contre les religions, l’éclosion des aspirations et des sectes subversives de l’état social, l’opposition entre la triple alliance et l’entente franco-russe restent le substratum de la vie et de la pensée politiques. Mais à la surface combien d’autres sujets, d’ordre exclusivement économique, provoquent et absorbent l’attention des gouvernemens et des gouvernés !

L’Allemagne a débuté dans sa carrière impériale par une révolution monétaire, la démonétisation de l’argent. Elle a réformé son système de banques, réalisé l’utopie de l’exploitation des chemins de fer par l’Etat. Elle a versé dans le protectionnisme à outrance, pour revenir depuis deux années à la politique des traités de commerce. Elle se débat depuis quinze ans contre le déficit et a dû créer une dette impériale ; elle travaille à bouleverser tout son système d’impôts.

L’Autriche-Hongrie a réussi au contraire dans cette période à sortir du gâchis financier où elle était restée si longtemps embourbée. Du déficit elle a émergé à l’équilibre, puis à l’excédent, et elle s’est engagée dans cette grande aventure, la réforme de la valuta. Absorbée par ses accumulations de métal jaune, elle semble presque se désintéresser du sort de l’alliance où elle était entrée naguère par précaution. La Russie, sous le sage gouvernement de son souverain, arbitre suprême de la paix, a relevé son crédit avec le concours de la France. Elle a placé chez nous des titres de sa dette pour un capital de plus de cinq milliards, et elle amasse une énorme quantité d’or, à l’instar de la Banque de France. La grande préoccupation des ministres du tsar est d’assurer l’écoulement des blés et du pétrole de l’empire, de maintenir l’équilibre dans le budget, et d’empêcher le change de se relever trop vite, l’agriculture russe ayant un intérêt manifeste à la dépréciation, au moins au taux actuel, du rouble-crédit.

L’Italie est dans une effroyable crise politique et financière. Toutes les fictions de ses budgets passés se sont évanouies; le scandale des banques a suivi le krach immobilier; le nœud de l’imbroglio italien est bien plus dans le programme d’impôts nouveaux de M. Sonnino que dans la demande de pleins pouvoirs pour M. Crispi. L’Italie a rompu ses conventions commerciales avec nous, mais elle fait toujours partie, à côté de la France, de l’Union latine, et vient, à ce titre, de conclure une convention monétaire pour le rapatriement de ses monnaies divisionnaires qui en douze années avaient toutes pris le chemin de l’étranger.

L’Espagne a eu récemment l’incident de Melilla, mais déjà il est résolu, tandis que le problème du déficit, posé depuis une dizaine d’années, attend toujours sa solution. Les questions importantes en ce pays sont, maintenant, les griefs des compagnies de chemins de fer et la préparation d’un grand emprunt de 750 millions de pesetas.

La Grèce a eu des ambitions excessives. L’idée hellénique, — ici, au moins, il y avait une idée, et non plus seulement un intérêt, — lui a valu la Thessalie, mais l’a condamnée au régime du papier-monnaie et finalement lui inflige l’humiliation de la banqueroute. Tricoupis a été appelé par la royauté comme un sauveur; tel Crispi, en Italie, mandé par le roi Humbert. A Athènes comme à Rome, le souci présent, l’affaire urgente, c’est le mal financier, la souffrance économique.

Les Portugais ont passé avec désinvolture du système de l’emprunt à jet continu à la banqueroute ; dans l’affaire de la Compagnie royale des chemins de fer, ils ont aggravé par leur déloyauté le fait matériel de la suspension de paiemens. Les obligataires ont crié, et notre ministre des affaires étrangères a rappelé de Lisbonne le représentant de la France. Les faits économiques ont amené les mesures diplomatiques. Le Portugal a compris.

A l’autre extrémité de l’Europe, la Turquie, le vieil empire des Osmanlis, devient méconnaissable. A l’inertie d’antan, au mépris souverain de l’exactitude, ont succédé une activité tout occidentale, l’ardeur au travail, l’aptitude à s’assimiler les méthodes rigoureuses de paiement. Les chemins de fer se multiplient sur le sol ottoman ; des ports sont creusés, les impôts sont perçus avec régularité et donnent des résultats plus élevés chaque année. Pour opérer ce miracle en douze années, il a suffi que le sultan, homme avisé, intelligent, constant dans ses desseins, confiât à une commission européenne la perception de quelques-uns de ses revenus et créât ainsi dans sa capitale un instrument puissant de régénération économique.

En aucun point du monde peut-être l’envahissement moderne du terrain politique par les questions économiques n’apparaît sous des traits plus frappans que dans l’Amérique du Nord. Qui pourrait dire aujourd’hui à quels traits spéciaux on distingue un démocrate d’un républicain ? Les deux grands partis ont la même soif du pouvoir et luttent avec autant d’acharnement qu’autrefois, mais plus rien ne les divise que des questions d’ordre commercial et financier. À la « chemise sanglante » a succédé le tarif, au radical Sumner le protectionniste Mac Kinley, à la querelle sur les droits des États la grande dispute sur la frappe de l’argent. C’est par simple tradition que les deux partis sont encore désignés sous leurs vieux noms de démocrates et de républicains, qui n’ont plus de signification. On les dénommerait plus justement protectionnistes et argentiers. Les protectionnistes ont gouverné avec Harrison pendant quatre années, et rien n’est singulier comme l’énergie qu’ils ont apportée, pendant cette période, à la satisfaction des intérêts manufacturiers, faisant de la politique paradoxale, s’attachant par tous les moyens possibles à diminuer les recettes et à augmenter les dépenses publiques. C’eût été insensé si ce n’avait été surtout déshonnête et machiavélique, les républicains, ou du moins la coterie d’usiniers, surtout de métallurgistes, qui les dirigent, ayant un intérêt immense à faire disparaître les excédens de recettes d’autrefois et à rendre par là impossible la renonciation à un tarif élevé. Les argentiers revenus au pouvoir ont été obligés d’abroger une loi qui leur était chère, la loi Sherman ; en revanche, ils travaillent à démolir le tarif de leurs adversaires.

Au Mexique, au Venezuela, au Pérou, dans la Colombie, les seules questions intéressantes à l’heure actuelle sont celles qui se rattachent aux chemins de fer et à l’exploitation du sol. Lorsque le Brésil sera débarrassé de la stupide guerre civile qui use depuis six mois son énergie vitale, il n’aura rien de plus urgent que la recherche d’une solution aux problèmes économiques posés par la révolution de 1889 et par les mouvemens politiques désordonnés qui l’ont suivie : pléthore de circulation fiduciaire, discrédit du papier, hausse du change. Le Chili s’occupe à se guérir de ses blessures balmacédistes en suivant un rigoureux régime économique. La République Argentine s’est aussi donné le luxe d’une révolution, et aussitôt les difficultés économiques ont relégué toutes les autres au second rang. Moratorium, banqueroute partielle, débauche de circulation fiduciaire, prospérité intérieure par le développement de l’exportation, arrangement avec les créanciers étrangers, tels devraient être les titres des chapitres d’une histoire de la République Argentine dans les dernières années. Le document politique le plus remarquable qu’ait publié le gouvernement à Buenos-Ayres depuis 1890 est l’exposé rédigé par le ministre des finances, M. Terry, sur la situation économique de la république à la fin de 1893.

L’Afrique avec ses mines de diamans de Kimberley, ses innombrables exploitations aurifères du Transvaal, ses laines du Cap, ses grandes compagnies commerciales, ses courses d’explorateurs vers le lac Tchad, nous apparaît comme une vaste école de colonisation, un champ international d’application des études commerciales et géographiques.

Au delà de l’océan Indien, voici l’Inde des Rajahs, si poétique si pittoresque ; toute la péninsule est pleine du bruit que fait le cours de la roupie, de la perturbation jetée dans les transactions commerciales par la suspension de la frappe de l’argent décrétée en juin 1892. Le gouvernement anglo-indien est subitement en déficit; il lui faut, pour parer ce coup, emprunter dans la métropole 250 millions de francs, et protéger l’industrie naissante du pays contre la concurrence de la Chine par des taxes à l’entrée des marchandises.

Dans l’Australasie enfin, les grands événemens des quatre dernières années ont été trois grèves colossales qui toutes ont tourné à la confusion des associations ouvrières et de leurs prétentions à la suprématie sur le continent australien, puis le krach des banques à Melbourne et à Sydney. Il y faut ajouter, là encore, la question douanière, et, dans la partie septentrionale, le problème du travail étranger par l’importation de coolies ou de Canaques.

Ainsi le monde entier est en proie au travail des problèmes économiques. Les détails varient, mais le fond est uniforme ; c’est toujours, d’une part, le conflit entre les consommateurs qui veulent acheter à bon marché les produits de tous pays, et les producteurs qui réclament une protection contre la concurrence étrangère ; de l’autre, et relié par une connexité étroite avec le conflit douanier, l’obscur et mystérieux problème monétaire. Ce grand fait économique, la baisse du métal argent, dont l’action lente et continue échappe à la masse des observateurs, enserre en ce moment presque tous les peuples civilisés dans le réseau des conséquences inévitables qu’entraîne, depuis 1873, la rupture de l’ancien équilibre de valeur entre les deux métaux qui de tout temps ont fourni la matière de la monnaie. Le problème monétaire est universel, et lorsque le prix de l’argent baisse ou monte à Londres de deux ou trois points, cette indication barométrique annonce que quelque fait économique important se sera passé à Calcutta, à New-York ou à Berlin, dans lequel se trouvent impliqués à la fois les intérêts du paysan hindou, du fabricant de cotonnades dans le Lancashire et du sénateur américain, richissime possesseur d’une mine dans le Nevada. La question de l’argent occupe les gouvernemens d’une façon continue : après les travaux de la grande commission anglaise de l’or et de l’argent, ceux de la conférence monétaire de Bruxelles, puis les débats sur l’abrogation de la loi Sherman aux États-Unis ; en Angleterre les discussions sur le budget indien et sur la politique de la suspension de la frappe. En ce moment encore une grande commission étudie à Berlin les mérites respectifs des solutions monométalliste et bimétalliste.

Nous n’avons pas certes épuisé dans ce rapide exposé la nomenclature des problèmes économiques qui s’agitent au jour le jour. Nous en avons au moins noté les principaux au passage. Tel est le mouvement dont nous nous attacherons à suivre ici périodiquement les péripéties, relevant les faits saillans qui se seront produits dans le trimestre écoulé, les solutions intervenues ou celles qui se préparent. La place principale dans cette étude sera naturellement réservée à notre pays et aux faits économiques où sa fortune, sa prospérité, son rôle dans la civilisation et dans l’équilibre politique international sont intéressés. Presque toutes les grandes questions relatives à l’agriculture, à l’industrie, au commerce et à la monnaie, dans l’ancien comme dans le nouveau monde, ont leur répercussion chez nous ; mais la France a aussi ses questions spéciales, comme cette redoutable affaire des Caisses d’épargne, sur laquelle devrait se porter, toute occupation cessante, l’attention du législateur. Les pouvoirs publics ont donné satisfaction à notre agriculture qui réclamait un surcroît de protection. Enfin deux années écoulées permettent d’apprécier les premières conséquences, au point de vue de nos échanges avec l’extérieur, du triomphe obtenu chez nous par les protectionnistes au début de 1892. Bientôt s’agiteront les questions budgétaires que les propositions de M. Burdeau pour l’exercice 1895 vont mettre à l’ordre du jour dès la rentrée des Chambres après les vacances de Pâques. Dans le même temps se décidera le sort du programme financier de M. Sonnino, puis celui des lois d’impôt que discute le Reichstag allemand pour l’augmentation des forces militaires de l’empire votée l’année dernière.


I.

Le commerce extérieur de la France a suivi depuis l’adoption du tarif douanier de 1892 un mouvement continu de recul. Les partisans du système protectionniste peuvent chercher à donner de ce phénomène des raisons étrangères à la politique douanière et montrer que le commerce extérieur a également décru dans les autres pays, notamment en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en Espagne. Ils ne peuvent nier le phénomène, et celui-ci a une portée d’autant plus significative que notre commerce extérieur n’avait cessé de se développer depuis 1860, et que l’année 1891 a marqué le point culminant de cette progression.

De 1857 à 1861, le montant moyen annuel de nos échanges avec l’étranger avait été de 3 milliards 927 millions. Dix années plus tard il atteignit 6 056 millions. Le total s’élevait à 8 milliards 190 millions en 1890, à 8 337 millions en 1891[1]. Le régime des traités de commerce avait fait ainsi ses preuves. Il ne viendra certes à la pensée de personne de lui attribuer exclusivement l’honneur d’une telle poussée d’expansion commerciale. Chacun fera la part qui convient à la multiplication des voies ferrées, aux applications merveilleuses des découvertes de la science, aux grands phénomènes économiques produits par ces applications dans la période de 1860 à 1870. Au moins ne saurait-on soutenir sérieusement, comme quelques protectionnistes l’ont osé faire, que les innovations de 1860 ont compromis la prospérité de notre commerce extérieur.

Les courans commerciaux que représentent les énormes totaux des dernières années accusent une intensité remarquable d’activité dans toutes les branches du travail et de la production . Ils impliquent des relations extrêmement nombreuses avec les nations voisines ou lointaines et sont la source de bénéfices industriels considérables. Leur développement continu a été un des facteurs principaux de l’augmentation prodigieuse de la richesse publique en France depuis un quart de siècle.

Les représentans de la nation et les pouvoirs publics devaient avoir à cœur de ne pas oublier, dans leur sollicitude pour des intérêts spéciaux, assurément très dignes de sympathie, ce qu’exigeait cependant le respect de ces grands intérêts commerciaux. Sans doute on ne pouvait rester sourd aux appels désespérés des usiniers et des agriculteurs. Les consommateurs eux-mêmes, dont la cause a été un peu perdue de vue dans ces derniers temps, auraient été les premières victimes d’une fidélité ridicule aux pures doctrines libre-échangistes, qui eût abouti à la ruine de nos manufactures et de nos fermes.

Ce n’était pas une raison pour n’ouvrir plus l’oreille qu’aux doléances des filatures de laine, ou des vins du Midi, ou du bétail normand, et pour briser, par un appareil compliqué d’entraves, les relations si fructueuses établies depuis une génération entre la production française et les peuples étrangers.

Les avertissemens n’ont pas manqué. La France a eu d’abord l’exemple de l’Italie. L’exportation italienne s’élevait à 1 milliard en 1887 sous le régime douanier conventionnel. Elle est tombée à 892 millions en 1888 et à 875 millions en 1890 sous l’influence du tarif autonome, inauguré chez nos voisins en 1888, et qui avait relevé tous les droits d’entrée.

M. Teisserenc de Bort, dans un rapport sur notre commerce extérieur pour 1890, présentait cette déconvenue du protectionnisme italien comme une leçon préventive pour la France. Les projets de tarifs qui étaient alors en faveur dans notre Parlement causaient de vives appréhensions à plusieurs des membres de la commission des valeurs de douane que présidait M. Teisserenc de Bort. Après avoir reconnu que les droits votés sur les blés par les Chambres françaises étaient en quelque sorte l’aveu d’un déni de justice commis jusqu’alors à l’égard de l’agriculture, M. Teisserenc de Bort concluait ainsi : « De ce que l’on donne à l’agriculture une réparation tardive, s’ensuit-il qu’il faille bouleverser notre régime économique et ajouter à la protection dont nos industries jouissent depuis trente ans, protection qui a suffi au maintien et au développement de leur prospérité ? Il est permis d’en douter. Toute faute dans cette voie peut avoir les conséquences les plus désastreuses sur la fortune de la France. Il est facile de ne pas la commettre. Il serait à peu près impossible, si elle avait été commise, de la réparer.

« Craignons de donner aux industriels français la tentation de rehausser leurs prix, sans une nécessité absolue et pour la seule satisfaction de leur impatience d’arriver plus vite à la fortune. Craignons aussi, craignons surtout de fournir un prétexte aux pays de l’Europe qui sont nos concurrens et qui ne se feraient pas faute de suivre notre exemple et d’exclure par représailles nos fabrications de leurs marchés. »

Le parti de la protection l’a emporté et le Parlement a voté les fameux tarifs autonomes, maximum et minimum, dont la mise en vigueur en février 1892 était rendue possible par l’expiration, à cette même date, des traités de commerce signés en 1882 pour dix années avec un certain nombre de pays étrangers.

Quelques mois après la substitution des tarifs autonomes aux tarifs conventionnels, nous nous demandions à cette même place (décembre 1892) si la France avait eu vraiment raison de répudier la politique des traités de commerce, d’adopter un régime d’isolement économique qui risquait de fermer à nos produits de sûrs et lucratifs débouchés. Nous montrions les premiers mécomptes accusés par les relevés de l’administration des douanes depuis l’inauguration du nouveau régime, les liens avec la Suisse à la veille d’être rompus, nos relations avec plusieurs autres pays maintenues dans un fâcheux état d’incertitude.

Les événemens se sont chargés de la réponse. On a vu plus haut que le total de nos échanges avec l’étranger, en progression continue depuis 1860, avait dépassé 8 milliards en 1890 et atteint 8 337 millions en 1891. Ce total s’est abaissé brusquement à 7 650 millions en 1892, à 7 146 millions en 1893. Une diminution de 1 200 millions de francs en deux années, voilà la mesure du ralentissement d’activité de notre commerce extérieur depuis que fleurit le régime de la protection.

La démonstration n’est pas moins nette si nous portons plus spécialement notre examen sur les chiffres de notre commerce d’exportation.

La valeur de nos envois à l’étranger s’élevait en moyenne à 1 712 millions par an pendant la période de 1851 à 1860. Elle fut portée à 2 750 millions dans la période décennale de 4 861 à 1870, à plus de 3 milliards dans celle de 1871 à 1880. Il se produisit un temps d’arrêt dans le mouvement d’expansion entre 1881 et 1889 ; mais l’année de l’Exposition universelle vit le chiffre de nos exportations porté à 3 704 millions; en 1890 fut obtenu le total de 3 753 millions.

Déjà en 1891 le total recula à 3 569 millions; il a faibli encore à 3 460 en 1892, à 3 209 en 1893, le chiffre le plus bas qui ait été vu depuis 1885. La diminution est de 251 millions sur 1892, de 360 millions sur 1891, de 344 millions sur 1890. Qui oserait prétendre qu’une telle reculade soit sans signification ?

Il faut considérer que, d’une manière générale, nos achats au dehors portent sur deux catégories principales de marchandises, les objets d’alimentation et les matières premières, tandis que la branche dominante de nos exportations comprend les objets fabriqués.

L’activité ou le ralentissement dans nos achats d’objets d’alimentation dépend de facteurs naturels, de l’influence des saisons, de l’abondance ou de l’insuffisance des récoltes. Mais il dépend de nous d’établir ou de maintenir nos relations avec les étrangers sur des bases telles que nous ayons toujours assurés nos approvisionnemens en matières premières et l’écoulement de nos objets fabriqués.

Or les protectionnistes ont pris les objets d’alimentation pour pivot de toute leur politique et ils ont rompu nos traités de commerce au risque de compromettre nos débouchés.


II.

Lorsque l’on examine les chiffres annuels de nos importations, et de nos exportations, on remarque la persistance d’un écart considérable entre les uns et les autres, les premiers étant toujours les plus élevés. Cet excédent des importations a été de 840 millions en moyenne par année depuis 1885. Il a été de 470 millions pour le premier trimestre de cette année.

Voilà certes un beau thème à déclamation pour les derniers fidèles de la théorie mercantile, du vieux paradoxe de la balance commerciale. La commission des douanes, qui élucubrait les tarifs autonomes vers la fin de 1891, ne pouvait manquer de s’emparer de cet argument. Il fut expliqué gravement dans la commission que, depuis les traités de commerce de 1860, la balance commerciale avait toujours été contre la France.

En 1859 la France touchait de l’étranger 626 millions de plus qu’elle n’avait à lui payer.

Trente et un ans plus tard, elle avait à payer à l’étranger 683 millions de plus qu’elle ne lui avait vendu.

Vraiment l’argument avait bon air ; on en voyait ressortir que chaque année jadis la France s’enrichissait, tandis que maintenant, chaque année, elle est en perte et doit s’appauvrir.

L’argument ne vaut rien cependant ; la théorie de la balance commerciale est encore applicable aux pays jeunes, de production agricole, débiteurs de l’étranger, comme la République Argentine, le Brésil, l’Australie, même les États-Unis. Pour ces pays une balance commerciale défavorable est un indice sérieux d’appauvrissement. Pour l’Allemagne encore elle constitue une condition fâcheuse.

Mais pour des pays riches comme l’Angleterre, la France, la Belgique, grands créanciers de l’étranger, la théorie n’a plus d’application.

Si la France avait en effet à payer chaque année au dehors, à s’en tenir aux seules conclusions de la balance commerciale, des centaines de millions, après plusieurs années ce drainage s’élèverait à des milliards et la ruine apparaîtrait fatale. Mais ce prétendu drainage de nos capitaux n’existe que dans l’imagination d’une commission des douanes où dominent des protectionnistes. Il faut considérer d’abord que le prix des marchandises importées, tel qu’il figure dans les tableaux officiels, comprend non seulement le prix de revient de la marchandise au lieu d’origine, mais encore le fret maritime, l’assurance, les commissions, jusqu’au bénéfice commercial, tandis qu’à l’égard des exportations, la valeur classée dans les statistiques ne comprend que le prix de revient de la marchandise en fabrique. L’écart des deux résultats est donc moindre en réalité qu’en apparence.

En outre la commission des douanes ne tenait pas compte de deux élémens essentiels : 1o l’importance énorme des sommes que touche l’épargne française comme intérêt des capitaux qu’elle a prêtés par milliards à l’étranger ; que l’on songe seulement à la valeur totale des coupons payés chaque trimestre par la Russie aux porteurs français de titres de sa dette ! 2o la dépense que font chez nous les étrangers, à Paris, sur nos côtes ou dans nos villes d’eaux. Les évaluations les plus modérées portent à 800 millions ou à un milliard la valeur de cet appoint de capitaux.

Par là se trouve comblé, et bien au delà, le déficit de la balance commerciale. Depuis que cette balance s’obstine à nous être défavorable, le développement de la richesse a pris une allure accélérée. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à additionner les quantités de numéraire détenues à la Banque de France avec les disponibilités des institutions de crédit, sans parler des quantités indéterminées tenues en réserve par les particuliers, et de l’énorme accumulation du stock des caisses d’épargne.

Des pays qui ne se trouvent pas dans de telles conditions, ne pourraient naturellement supporter longtemps le fardeau d’une dette annuelle énorme à acquitter à l’extérieur par suite d’un excédent des importations sur les exportations. L’Allemagne en a fait la pénible expérience. Au temps où le prince de Bismarck avait élevé autour de l’empire les barrières d’un haut tarif douanier, l’industrie germanique, très protégée, eut une période de prospérité; mais tandis que, grisée de son succès, elle se livrait à une production excessive, le tarif, par ses exagérations, fermait les issues par où auraient pu s’écouler les produits, et l’Allemagne faillit étouffer de pléthore.

M. de Caprivi et Guillaume II avaient prévu cette crise redoutable; pour la conjurer ils en étaient revenus à cette politique de traités de commerce tant honnie de nos économistes parlementaires, et ils la faisaient triompher au moment même où nos Chambres la vouaient à l’exécration. Dans ce même mois de février 1892, en effet, où commençait l’application de nos tarifs autonomes, étaient mis en vigueur les traités de commerce que venaient de conclure entre eux pour une période de douze années l’Allemagne, l’ Autriche-Hongrie, l’Italie, la Belgique et la Suisse.

Depuis février 1892, on n’a entendu parler que de traités de commerce. La Russie elle-même s’est lassée de sa guerre commerciale avec l’Allemagne ; pour accroître ses exportations de céréales, elle a volontiers accueilli l’idée d’un traité aliénant sa liberté pour dix années, et elle vient de conclure, après deux ans de négociations, une convention qui abaisse pour son blé et son seigle les tarifs de la frontière allemande, à l’heure même où nous portions de 5 à 7 francs notre taxe d’entrée sur le blé. O opportunisme !

La Russie négocie maintenant avec l’Autriche-Hongrie. Toute l’Europe s’est remise ou se remet au régime des conventions commerciales. Nous seuls tenons bon pour la politique de l’isolement et des mains libres. La France est assez forte pour supporter quelque temps les conséquences économiques, même d’une très fâcheuse politique. Nous rappellerons toutefois encore un passage du discours de M. de Caprivi sur les traités de commerce du 7 décembre 1891 : « Si je fais à quelqu’un une guerre économique, c’est que j’ai l’intention de l’affaiblir ; or notre intérêt est, au contraire, de fortifier nos alliés. Je crois qu’il ne nous est pas permis de léser d’une façon durable les intérêts d’Etats avec lesquels nous entretenons des relations amicales. »

La guerre économique a cessé entre la Russie et l’Allemagne, et l’on verra se produire la répercussion, si clairement indiquée par M. de Caprivi, des traités de commerce sur les relations politiques. Notre droit de 7 francs sur les blés n’affaiblira pas l’entente franco-russe, soit; il serait téméraire d’affirmer qu’il la fortifiera.

Nous ne voudrions pas laisser sans réponse l’argument des protectionnistes que la diminution du commerce extérieur depuis 1891 n’est pas un fait spécial à la France, mais un phénomène commun à la plupart des pays qui nous entourent, à l’Allemagne, à l’Angleterre, aux États-Unis.

L’observation est exacte ; il est facile de comprendre d’abord que, la France ayant mis des entraves à ses transactions avec le dehors, l’adoption de cette politique ait eu sa répercussion sur le volume des transactions des pays étrangers, non seulement avec nous, mais encore avec d’autres pays, d’autant que la législature française, en élaborant son tarif de janvier 1892, n’innovait point, mais suivait docilement l’exemple que venaient de donner les États-Unis avec leur fameux tarif Mac Kinley.

L’Angleterre s’est donc trouvée, depuis 1891, en présence du tarif Mac Kinley du côté des États-Unis, et du tarif de 1892 du côté de la France. Or, c’est avec ces deux pays, qu’elle fait le plus d’échanges. Comment le volume de ses transactions n’aurait-il pas baissé, dès que ses deux cliens les plus importans réduisaient systématiquement leurs échanges avec elle ?

On ne saurait donc arguer, de la réduction survenue dans les totaux du commerce extérieur de la Grande-Bretagne, contre les motifs allégués à la réduction subie par nos propres échanges dans la même période.

D’autres causes ont encore exercé une action déprimante sur l’activité des échanges de l’Angleterre pendant les deux dernières années : la crise financière de la République Argentine, suivie du krach colossal de la maison Baring à Londres ; la révolution, puis la guerre civile au Brésil ; en Australie, la grande débâcle des banques ; en Angleterre même, enfin, les terribles grèves qui ont amené une si longue et si funeste interruption dans la production industrielle.

Les trois premiers mois de 1894 ont déjà accusé un relèvement sensible du mouvement commercial anglais, et il semble bien que ce relèvement ne soit qu’à son début. Les crises de 1893 ont restreint momentanément les ressources aux États-Unis et en Australie ; mais le développement de la richesse n’aura été interrompu dans ces deux pays que pour une courte période. Or, c’est principalement sur les envois aux Australiens et aux Américains que porte la diminution des exportations britanniques en 1893.


III.

« Vous avez à examiner d’abord la situation si douloureuse des deux plus grandes branches de la production française, celles qui constituent le fonds même de notre agriculture et de la richesse publique : la production du blé et celle du vin. Par l’état de souffrance où elles sont en ce moment, on peut juger de ce qu’elles seraient si nous n’avions rien fait pour elles, et si, en dépit de toutes les résistances, nous n’étions pas venus à leur secours depuis dix ans. La meilleure preuve que nous avons été modérés et que nous n’avons pas encore fait assez pour elles est qu’il nous faut aujourd’hui aller plus loin. »

Telles sont les paroles mélancoliques par lesquelles M. Méline a ouvert le 23 janvier dernier les séances de la grande commission des trente-trois, chargée par la Chambre d’étudier divers projets de solution de la question du blé.

Ainsi les précautions prises depuis 1885, l’établissement de droits protecteurs à l’entrée des céréales étrangères, les entraves mises à l’importation des vins d’Espagne, rien n’avait suffi. L’agriculture et la viticulture étaient, et sont encore, en proie aux plus vives souffrances; le président de la nouvelle commission des douanes déclarait qu’il fallait aller plus loin dans le sens de la protection.

Il y eut une période où notre agriculture était fort prospère, et quant à la viticulture, elle a pendant plus de vingt ans suscité et développé d’énormes fortunes ; mais on ne parlait alors ni de protection ni de phylloxéra. Le blé n’était frappé à l’entrée que d’un droit de statistique de 0 fr. 60, et, grâce à des traités de commerce qui nous avaient ouvert de nombreux débouchés, nos vins se vendaient par grandes quantités à l’étranger, en même temps qu’ils trouvaient chez nous un immense marché.

Comme le faisait remarquer M. Charles-Roux dans sa magistrale étude parue ici le 15 janvier dernier sur la question du blé, aussi longtemps qu’a duré le régime de la liberté commerciale pour les céréales, c’est-à-dire pendant les vingt-cinq années écoulées de 1860 à 1885, les prix du blé ont été à la fois fermes et stables; c’est pendant cette période que la production a atteint le chiffre le plus élevé : en 1874 la France a produit 133 millions d’hectolitres.

De 1873 à 1882 le prix du quintal de blé avait varié entre 23 fr. 71 et 33 fr. 48. A la suite de la crise agricole de 1884, le droit de statistique de fr. 60 par 100 kilogrammes fut remplacé par un droit de protection de 3 francs, droit qui fut porté à 5 francs par la loi du 29 mars 1887, abaissé à 3 francs du 19 juillet 1891 au 1er juin 1892, relevé à partir de cette date à 5 francs. Or si l’abaissement temporaire du droit à 3 francs, de 1891 à 1892, fut causé par une hausse subite du prix du blé à 27 francs en 1891, pendant le reste de la période décennale les prix par quintal avaient constamment baissé, variant de 24 fr. 98 à 21 fr. 70.

L’année 1893 a vu se continuer cet avilissement. Dans la seconde quinzaine de décembre, le cours moyen a été de 20 fr. 29 à Paris les 100 kilogrammes et, dans le même temps, il était de 18 francs à Berlin, de 16 francs à Vienne, de 15 fr. 30 à Londres, de 13 fr. 53 à Amsterdam, de 13 fr. 56 à New-York, de 12 fr. 66 à Chicago.

Le contraste entre la première période et la seconde est saisissant. Ce n’est pas à dire que le droit de douane ait causé directement cette déroute continue des cours du blé, puisque l’établissement du droit de 5 francs n’eut lieu que parce que la crise sévissait déjà. Mais la taxe douanière est restée impuissante à conjurer le mal. Imposée pour empêcher l’avilissement des prix, elle n’a pas enrayé ce mouvement, et n’a eu pour résultat que de maintenir sur le marché français un écart de 4 fr. 50 à 5 francs entre le prix national et ceux des marchés de l’extérieur.

C’est d’ailleurs en soi un résultat encore appréciable, et ce qui le prouve bien c’est que tous les amis protectionnistes de l’agriculture, après avoir constaté l’insuffisance de l’action du droit de 5 francs, en ont conclu, non pas qu’il le fallait supprimer, mais au contraire qu’il était urgent de l’élever à 7, 8 ou même 10 francs, ainsi que le proposèrent les plus ardens.

Sur les causes de cet avilissement de prix, si elles sont permanentes ou passagères, si elles se rattachent exclusivement à l’action irrésistible de la concurrence étrangère, ou si une certaine lenteur, chez nos populations agricoles, à adopter des procédés plus industriels, des méthodes plus scientifiques de culture, n’explique pas en partie l’infériorité dont elles sont actuellement frappées ; sur ces divers points et sur bien d’autres, M. Graux et M. Sébline ont présenté de savans rapports à la Chambre et au Sénat. Les mêmes sujets ont été traités devant ces assemblées avec un talent et un éclat remarquables dans une série de belles séances qui ont rappelé le souvenir de quelques-unes des plus brillantes discussions d’autrefois.

Il ressort du débat que l’agriculture française, malgré l’appui que lui a donné le droit de 5 francs, ne peut résister à l’action déprimante exercée sur les prix par l’importation des blés des États-Unis, de l’Inde, de l’Australie et de la Russie, où la production ne cesse de s’accroître. Tout concourt à diminuer les prix non seulement du blé, mais d’un grand nombre d’autres produits, tels que les huiles, les fers, les fils, les tissus : les facilités des communications télégraphiques, la rapidité croissante et le bon marché des moyens de transport, la substitution des machines au travail agricole, généralement tous les progrès scientifiques, puis l’abaissement presque incroyable du fret, 1 fr. 50 par quintal d’Odessa à un port français, 2 francs de New-York, 3 francs de Buenos-Ayres. Or l’agriculteur français, a soutenu M. Graux, ne peut établir le prix de revient de son blé au-dessous de 24 à 25 francs le quintal. C’est donc à ce niveau qu’il faut relever les prix sur nos marchés intérieurs au moyen de la surtaxe, si l’on veut que les emblavures en froment ne diminuent pas sur notre sol et que la France ne suive pas l’exemple de l’Angleterre, où l’on ne fait plus la culture du blé que d’après des méthodes intensives, sur quelques terres de choix, et où chaque année on importe en moyenne 50 millions de quintaux de blé.

La question des changes et de leur influence sur la crise de notre agriculture a suscité les opinions les plus contradictoires. Un livre récent d’un économiste distingué, M. Edmond Théry, la Crise des changes, cherche à établir que toute perte au change est une prime d’exportation pour les pays qui la supportent, et que l’importance de la prime est en raison directe de l’importance de la perte. Cette thèse, d’apparence paradoxale, a été combattue avec éclat par M. René Brice (séance du 12 février).

Les protectionnistes cependant espéraient beaucoup de cet argument du change. La plupart des pays neufs, agricoles, ont une monnaie avariée. On peut acheter chez eux avec une quantité d’or une quantité plus grande de papier ou d’argent représentant une quantité plus grande de quintaux de blé. D’où la perte au change devient une prime d’exportation.

Mais ceux qui tirent des conclusions extrêmes du fait du change n’ont pas plus raison que ceux qui n’en veulent tirer aucune. Les premiers raisonnent ainsi : Le change étant de 60 pour 100, on peut, dans le pays où ce change existe, acheter, avec 100 francs d’or, 160 francs de monnaie de papier avec lesquels vous acquérez la même quantité de marchandises que vous feriez chez vous pour 160 francs d’or. Cela n’est pas, car les prix des marchandises et denrées haussent dans un pays à mesure que la monnaie se déprécie.

Ce qui est vrai, d’autre part, c’est que cette hausse des prix ne suit pas une progression aussi rapide que la dépréciation de la monnaie, en sorte que, pendant le période de la dépréciation, le change offre en effet aux acheteurs étrangers une véritable prime favorisant les sorties de marchandises et productions du pays. Le phénomène a été constaté de la façon la moins équivoque pendant nombre d’années dans l’Inde, et actuellement il se manifeste très nettement dans la République Argentine où le relèvement économique s’accomplit en partie grâce à une énorme dépréciation de la monnaie de papier. Aussi voit-on dans ce pays le gouvernement et la population s’unir dans un commun effort pour maintenir le change au taux le plus élevé possible, au grand détriment d’ailleurs des créanciers étrangers de la République.

La Chambre, après avoir entendu les partisans et les adversaires des nouveaux droits, a repoussé par 427 voix contre 81 la taxe extrême de 10 francs et par 360 contre 150 la taxe de 8 francs.

M. Méline s’était rallié à la dernière heure au droit de 7 francs que le gouvernement avait proposé dès le début et qui a obtenu 362 voix contre 166. On a sacrifié d’un commun accord la combinaison de l’échelle mobile que la commission avait présentée comme un correctif du droit de 8 francs. Aucune suite n’a été donnée à l’idée de droits proportionnels à la perte au change dans certains pays étrangers.

Le Sénat ayant ratifié presque sans débat le vote de l’autre assemblée, le seul résultat de cette mobilisation générale de l’armée protectionniste a été l’imposition d’une surtaxe de 2 francs au droit existant. Cette modération relative, après de si violentes démonstrations en faveur de mesures beaucoup plus énergiques, a été déterminée par une double considération. Les amis les plus déterminés de l’agriculture ont dû reconnaître qu’il pouvait être dangereux de jouer sans précaution de l’arme protectionniste. Le traité de commerce que la Russie a conclu avec l’Allemagne, celui qu’elle négocie avec l’Autriche-Hongrie, leur ont ouvert les yeux. Puis, derrière les questions douanières ils ont vu apparaître les questions sociales, derrière M. Méline les citoyens Jaurès et Jules Guesde.

Les protectionnistes ont eu l’imprudence de reprocher aux libéraux de favoriser par leur doctrine du « laisser faire » la propagande révolutionnaire et anarchiste. Les libéraux n’ont pas eu de peine à démontrer que le protectionnisme conduisait à l’étatisme (abominable néologisme, aussi affreux que la chose qu’il représente) et que de l’étatisme on versait dans le socialisme et dans le collectivisme.

La démonstration était superflue, car M. Jaurès est venu très franchement étaler le phénomène à la tribune. Que demandait-il? Rien que de raisonnable, si l’on pousse à ses conséquences extrêmes la doctrine qui a inspiré le droit de 7 francs. Il demandait que l’État eût seul le droit d’importer les blés et les farines, et de les revendre à un prix fixé par une loi chaque année. C’est du collectivisme, mais appuyé sur les plus solides argumens protectionnistes. M. Jaurès est l’ennemi de la concurrence, comme les adeptes de M. Méline. Comme eux, il hait les intermédiaires, le grand commerce, la spéculation. A leur exemple, il considère la cherté des denrées comme une source de richesse, et la baisse des prix comme une calamité publique. Comme eux enfin, il invoque l’intervention de l’Etat.

On se demande pourquoi les protectionnistes n’ont pas adopté avec enthousiasme sa proposition. Elle présente en effet de grands avantages, ceux-là mêmes que l’on recherche dans l’école Méline. Elle supprime la spéculation, elle intervient dans les contrats, elle garantit aux cultivateurs de blé le prix minimum de 25 francs.

M. Jules Guesde a été naturellement plus loin que M. Jaurès. Ce n’est pas assez que l’Etat se fasse l’importateur unique de blé, il faut qu’il soit aussi le distributeur des subsistances, l’arbitre souverain des profits et des salaires. A quoi bon ce droit de 7 francs qui ne protège que la grande culture, genre de protection qui enrichit les riches et appauvrit les pauvres? Laissez le commerce libre, s’écrie alors l’économie politique dans sa simplicité d’âme. — Non, répond M. Jules Guesde, la liberté ne profite qu’aux forts et écrase les faibles. A la protection dont vous favorisez la grande culture, il faut opposer la protection pour les ouvriers agricoles. Votez une loi qui établisse un salaire minimum pour les ouvriers de la terre. Ceux-là sont vraiment les producteurs, et, par une misérable ironie de la destinée, ils ne sont pas les vendeurs du blé que leur travail fait jaillir du sol. Acheteurs du pain quotidien, ils sont les premières victimes du droit de 7 francs.

Il n’est pas mauvais que la Chambre ait eu ainsi un aperçu des solutions socialistes que recèle le protectionnisme. Et tout d’abord la perspective paraît l’avoir singulièrement intimidée. Elle n’a pas osé repousser nettement les propositions relatives à la fixation d’un salaire minimum pour les ouvriers agricoles, elle les a renvoyées à la commission du travail. La protection du travail n’est-elle pas, après tout, le corollaire de la protection de l’industrie et de l’agriculture? S’il convient d’assurer au producteur un prix minimum rémunérateur pour la vente de ses produits, comment ne conviendrait-il pas de garantir au travailleur un salaire minimum rémunérateur pour l’emploi de sa peine?

De cette grande discussion que reste-t-il? Une surtaxe de 2 francs dont profiteront à peu près seuls les propriétaires de grandes exploitations agricoles, et dont ils ne pourront pas profiter avant une année au moins, à cause des énormes quantités de blés étrangers qui ont été importées en France dans les deux mois de janvier et février. La surtaxe de 2 francs n’empêchera pas la Russie, les États-Unis, l’Australie, la République Argentine de nous envoyer leurs blés. Nous paierons seulement la farine et par conséquent le-pain un peu plus cher. Et cependant, quand l’heure sera venue pour les agriculteurs de commencer à recueillir le plein bénéfice de la surtaxe, il est plus que vraisemblable que les mêmes causes générales qui ont fait baisser le prix du blé avec le droit de 5 francs, ne permettront pas que le nouveau droit procure le prix minimum rémunérateur de 25 francs. Toutefois, et c’est le plus net des résultats du vote, une apparente satisfaction a été donnée aux plaintes de l’agriculture. Des promesses avaient été faites aux dernières élections par un grand nombre de députés à leurs électeurs ; ces promesses sont dégagées.


IV.

La viticulture ne souffre pas moins que l’agriculture. Elle a même une cause plus immédiate et plus aiguë de faire entendre des lamentations. La crise présente en effet cette singularité qu’elle est la conséquence d’une récolte magnifique. Mais cette récolte a un défaut radical, celui du cheval si beau qui n’avait oublié que d’être vivant, ou du navire parfait dont l’unique inconvénient est de ne pouvoir naviguer. Cette récolte est la plus belle qu’on ait vue depuis le phylloxéra ; mais elle ne se vend pas.

Les vendanges de 1893 ont donné 50 millions d’hectolitres ; 15 millions sont encore dans les celliers des producteurs qui ne peuvent les écouler à aucun prix.

La mévente des vins ! cri poussé depuis trois mois dans tout le Midi, et aussi dans la Bourgogne et dans la Gironde ! Mévente ! c’est-à-dire grève d’acheteurs, absence d’ordres, abstention des consommateurs. L’étonnement du Midi, devant le phénomène de la mévente, a été si profond, qu’il a engendré l’indignation et presque soufflé la révolte. On a vu, dans certaines régions, des groupes d’habitans menacer le gouvernement du refus de l’impôt, s’il ne mettait un terme à la mévente.

Il est certain que la déconvenue est grande, que les populations viticoles sont durement frappées, et qu’il est naturel que dans leur détresse elles se soient adressées aussitôt à l’État. Il faut rendre cette justice à ceux qui ont pris la parole en leur nom, au corps législatif, qu’ils ont eu le courage, au lendemain du vote de la surtaxe du blé, de déclarer qu’un relèvement du droit de douane sur les vins serait un remède insuffisant, que la question douanière n’avait rien à voir avec la question de la mévente des vins.

Rien de plus juste. Ce n’est pas la concurrence des vins étrangers qui empêche la consommation française d’absorber les 15 millions d’hectolitres de vins nationaux restés en souffrance, c’est la bière, le cidre, les vins artificiels, les habitudes nouvelles prises par la population pendant la longue bataille engagée contre le phylloxéra; c’est aussi, il faut bien le dire, le défaut de ressources. La consommation reste insensible aux appels éperdus de l’industrie viticole; elle n’achète pas, quoique l’on prétende lui céder la marchandise à vil prix, parce que ses ressources ne lui permettent pas d’accroître sa dépense habituelle en ce qui concerne ce produit.

La principale raison de la mévente est donc la surproduction. La terre a donné 15 millions d’hectolitres de trop, et ils restent pour compte à leurs producteurs. Peut-être aussi la qualité n’a-t-elle pas répondu à la quantité. La chambre syndicale du commerce en gros des vins et spiritueux de Paris et du département de la Seine a parlé, dans une note adressée au gouvernement, de vins à faible degré, dont la conservation sera difficile et incertaine.

« L’affaiblissement du degré des vins français est un des côtés caractéristiques de la reconstitution de nos vignobles, » dit ce même document, attribuant le phénomène aux nouvelles méthodes de culture et au changement de cépages. Si de telles assertions ont quelque chose de fondé, on trouverait là une raison déjà suffisante des hésitations du commerce.

Les viticulteurs ne se sont pas adressés en vain à la Chambre. Celle-ci ne leur a pas accordé tout ce qu’ils demandaient, elle ne pouvait leur donner ni la suppression de l’octroi, ni les transports à prix infiniment réduits, ni la destruction radicale et immédiate du privilège des bouilleurs de cru, ni la prohibition de la consommation de l’alcool. Du moins la viticulture a obtenu, sous la forme d’un ordre du jour contenant de pressantes invitations au gouvernement, des promesses qui ont une sérieuse valeur.

Le gouvernement devra, pour réaliser ces promesses, alléger les impôts qui pèsent sur les vins, déclarer une guerre acharnée aux fraudes et aux sophistications, et présenter des mesures propres à augmenter l’exportation des vins.

V.

Le 8 juin de l’année dernière, M. Denormandie présentait son rapport au Sénat au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi voté par la Chambre sur la réforme des caisses d’épargne. Malheureusement la discussion du budget de 1894 ayant absorbé les dernières journées de la session, le projet de loi sur les caisses d’épargne, après une première délibération, resta en route avec tant d’autres.

Les élections générales eurent lieu, la nouvelle Chambre se réunit, renversa le ministère Dupuy, édifia le ministère Casimir-Perier. On dut s’occuper des bombes anarchistes, puis l’année 1893 se termina et deux mois de 1894 s’écoulèrent. Le travail de M. Denormandie restait sur le chantier, son auteur cherchant à le rajeunir de temps à autre ; de là un premier rapport supplémentaire le 16 février, un second le 27. Enfin le Sénat mettra sans doute dans le plus bref délai à son ordre du jour l’éternelle question des caisses d’épargne. Le moment est donc propice pour constater en quel état se présente aujourd’hui cette fameuse réforme dont l’opinion publique s’était si fort et si justement occupée l’année dernière.

Un fait capital résume les causes et les circonstances qui ont fait naître le besoin d’une réorganisation du système des caisses d’épargne. Pendant trois ou quatre années, grâce au taux d’intérêt avantageux que servaient ces établissemens à leurs déposans, les dépôts ont afflué aux caisses privées et à la caisse nationale en telle proportion que le total en atteignait, à la fin de 1892, l’effrayante somme de près de quatre milliards.

Somme effrayante, parce que le gouvernement a la responsabilité de ces dépôts, et parce que les fonds ainsi confiés à la Caisse des consignations et employés en rentes, sont remboursables à vue. La gravité extrême de ces deux points constitue tout l’intérêt du travail de réforme, par voie législative, du régime des caisses d’épargne, travail commencé en 1887 et qui n’est pas encore achevé aujourd’hui[2].

Ce qui fait la force actuelle de nos caisses d’épargne et l’indiscutable confiance dont elles jouissent dans le public, c’est que les classes populaires, qui constituent la grosse clientèle des guichets, sont intimement persuadées que porter leur argent à la caisse d’épargne c’est le prêter directement au Trésor, le débiteur le plus solvable qui puisse exister. Il y aurait eu un péril extrême à modifier ce sentiment. Le crédit des caisses s’étant associé, par des transitions successives, au crédit même de l’Etat, il était trop tard pour épiloguer sur les faits, pour discuter les points de droit. Tout le monde croit que la caisse d’épargne, c’est l’État, et celui-ci a fait ce qu’il fallait pour encourager cette appréciation. Jusqu’en 1886 la Caisse des dépôts et consignations, à laquelle toutes les caisses d’épargne sont obligées de transmettre les fonds qu’on leur confie, pouvait, soit verser au Trésor en compte courant, soit employer en titres de l’État français, les fonds ainsi recueillis. Le montant des versemens en compte courant effectués par la caisse au Trésor n’était d’ailleurs pas limité. Un article inséré à la fin de 1886 dans la loi de finances pour 1887 décida que ce montant serait à l’avenir fixé à 100 millions au maximum et que le surplus serait employé à des achats de rentes. Depuis cette époque, ce que le public a su de plus intéressant sur la Caisse des dépôts et consignations est qu’elle représente le plus gros acheteur de rentes françaises qui existe et ait jamais existé.

La Caisse des dépôts et consignations, on ne saurait l’oublier, c’est l’État, se rendant acquéreur de titres d’une dette perpétuelle contractée sur lui-même, pour garantir une dette à vue qu’il lui plaît de contracter à l’égard des déposans des caisses d’épargne, et qui d’année en année devient plus lourde. De ses rentes sur l’État, le porteur n’attend absolument que l’intérêt promis ; on ne lui doit point le capital, on lui doit tant pour cent par an, payable par trimestre. Ses fonds à la caisse d’épargne au contraire, il faut qu’il les sente toujours, et en toute circonstance, à sa disposition : il faut qu’il soit assuré que, même en temps de crise, — et surtout en temps de crise, — il n’aura qu’à se présenter aux guichets de la caisse pour retirer son argent.

S’il n’en va pas ainsi, ne parlez plus de caisses d’épargne ; ces établissemens sont transformés en banques de dépôts; l’ancienne institution, populaire, protectrice et instigatrice de la petite épargne, n’existe plus.

Or les quatre milliards de dépôts sont-ils réellement remboursables à vue, aujourd’hui qu’ils sont placés en rentes françaises pour la plus forte partie de ce montant ? Poser la question c’est la résoudre. Entre le principe et le fait a existé dès lors une antinomie dont le péril n’était pas seulement théorique, mais pouvait subitement surgir dans le domaine de la réalité.

Comment endiguer cet afflux des dépôts, empêcher que la masse n’en dépasse les quatre milliards déjà atteints, et préparer les moyens de ramener peu à peu ce total à trois, puis à deux milliards? Deux causes avaient provoqué l’afflux des dépôts : un taux d’intérêt excessif, et le maintien à 2 000 francs du maximum des dépôts individuels. Abaisser le taux d’intérêt, et ramener le maximum à 1 000 francs ou tout au moins à 1 500 francs, telle était la solution toute rationnelle et toute pratique du problème.

La réduction d’intérêt fut la première mesure adoptée.

En 1890 les caisses recevaient encore un intérêt de 4 pour 100 l’an. Mais le taux paraissait si exagéré, la rente française ayant déjà dépassé 92 francs, que la loi de finances du 26 décembre 18901e réduisit à 3,75 pour 100 à partir de 1891. Mais, disait elle-même la commission de surveillance de la Caisse dans son rapport sur les opérations de 1890, « cet intérêt réduit est de beaucoup supérieur à celui que la Caisse peut retirer actuellement de ses placemens nouveaux en valeurs d’Etat, et il est vraisemblable qu’il devra être encore abaissé, si l’on veut éviter le recours à la garantie du Trésor. »

Le taux fut maintenu à 3,75 pour 100 pendant les deux années 1891 et 1892, puis de nouveau abaissé, par une simple clause de la loi de finances du 26 décembre 1892, à 3,50 pour 100 pour l’année 1893. L’intérêt était ramené en même temps à 2,75 pour 100 pour les déposans à la Caisse d’épargne postale.

Les retraits de fonds qui se produisirent immédiatement fournirent la preuve que ceux-là avaient vu juste qui dénonçaient le taux excessif d’intérêt comme une des causes directes de l’hypertrophie des caisses d’épargne.

C’est au cours de cette période de retraits qu’arriva devant la Chambre (février 1893) un projet de réforme des caisses d’épargne déjà voté en première lecture, et que la commission rapportait revu, corrigé, amélioré pour une seconde délibération. Entre autres innovations, il ramenait de 2 000 à 1 000 francs le maximum du compte ouvert à chaque déposant.

La limite de 2 000 francs est manifestement trop élevée. Si une somme de 1 000 francs peut être considérée comme de la petite épargne, c’est-à-dire exactement de l’espèce d’épargne que les caisses ont pour mission d’aider à se former et de recueillir, il n’en est plus de même pour une somme variant de 1 000 à 2 000 francs. Pour celle-là, tous les genres de placement sont ouverts aux capitalistes, la caisse d’épargne lui doit rester fermée. La commission l’avait sagement compris; mais elle était quelque peu naïve en supposant qu’elle le ferait comprendre au gouvernement et à la Chambre.

Elle dut se contenter d’une demi-mesure et obtint que le montant maximum des comptes nouveaux serait désormais fixé à 1 500 francs.

La partie originale du projet de la commission était la concession à un certain nombre de caisses d’une liberté d’action, fort limitée d’ailleurs, pour l’emploi des dépôts.

Les caisses auxquelles pouvait s’appliquer la réforme projetée sont au nombre d’environ cinquante, soit le dixième à peu près du montant total. Ce sont celles qui s’administrent elles-mêmes, sans l’intervention d’aucune autorité municipale ou départementale. Actuellement, rien ne distingue leur fonctionnement de celui de toutes les autres caisses. Elles font comme ces dernières l’office de pompe aspirante pour drainer les petites épargnes et les envoyer au réservoir commun de la Caisse des dépôts et consignations.

La commission proposait de donner à ces cinquante caisses une petite part d’autonomie, la faculté de consacrer à des placemens locaux, rigoureusement déterminés par la loi, un montant des capitaux qui leur sont confiés, correspondant à trois fois celui de leur fortune personnelle, mais ne dépassant pas le quart des dépôts.

La Chambre a reculé devant une expérience, même si modeste. Elle a voulu que toutes les caisses restassent comme par le passé de simples rouages de l’Etat pour la concentration des capitaux. On doit le regretter, car le danger était nul et l’essai promettait d’être intéressant. Tout ce que la Chambre concéda dans cet ordre d’idées fut l’élargissement du cercle des emplois pour la fortune personnelle des caisses.

Tel est l’état dans lequel fut porté devant le Sénat, vers le milieu de l’année dernière, le projet de réorganisation. Les grandes lignes en ont été conservées par la commission sénatoriale. Toutefois le nouveau projet se distingue du précédent par quelques modifications d’une réelle importance.

Les caisses d’épargne étant obligées de se dessaisir des fonds à elles versés, sous la réserve de la partie nécessaire pour leur gestion, et la Caisse des dépôts et consignations ayant reçu mission de gérer ces fonds, cette caisse peut les employer : 1° en valeurs de l’État ou jouissant d’une garantie de l’État; 2° en obligations négociables et entièrement libérées des départemens, des communes, des chambres de commerce; en obligations foncières et communales du Crédit foncier.

M. Denormandie dit, dans son premier rapport supplémentaire, que la difficulté des emplois est insoluble, au moins absolument parlant, et qu’on ne peut la corriger que par certaines mesures, en diminuant la nature et l’importance des périls qu’elle peut faire courir.

La difficulté de la gestion, en effet, est en raison directe de l’énormité du capital. Si des réalisations deviennent nécessaires, elles doivent procéder par masses, et, même portant sur des rentes, c’est-à-dire sur la valeur qui a le marché le plus large, elles peuvent exercer une action fâcheuse sur les cours. Que serait-ce si le champ des placemens de la Caisse était étendu de telle sorte qu’elle fût obligée de chercher à réaliser des valeurs malaisément négociables ?

On objecte que la Caisse des dépôts aurait la ressource de s’adresser à la Banque de France. M. Denormandie démontre sans peine qu’en cas de crise sérieuse (et c’est le seul cas à examiner) on ne pourrait trouver à la Banque qu’un concours relativement limité.

Il est donc de toute nécessité, non seulement que le portefeuille des caisses d’épargne ne contienne en tout temps que des valeurs négociables presque à cours certains et par grandes masses, mais encore que les disponibilités de la Caisse soient accrues.

Depuis 1886, la somme non employée par la Caisse des dépôts ne peut excéder 100 millions; elle est placée en compte courant au Trésor. La commission du Sénat propose de remplacer cette disposition par la suivante :

« Les sommes non employées ne peuvent excéder 10 pour 100 du montant des dépôts au 1er janvier. Elles sont placées soit en compte courant au Trésor dans les mêmes conditions que les élémens de la dette flottante portant intérêt, soit en dépôt à la Banque de France. La partie déposée en compte courant au Trésor ne peut dépasser 100 millions. »

Le solde des dépôts étant, au 31 décembre dernier, de 3 150 millions, la Caisse des dépôts pourra donc laisser sans emploi 315 millions, dont 100 en compte courant au Trésor, et 215 déposés à la Banque de France, ces derniers sans intérêt.

Cette mesure entraînera nécessairement une diminution dans le taux d’intérêt servi aux déposans. Le rapporteur entrevoit sans inquiétude cette conséquence. « La grande préoccupation de tous, dit-il, est l’accroissement continu et excessif des dépôts qui affluent dans les caisses de l’Etat, et engagent sa responsabilité en cas de crise. Or le seul et véritable remède à cette situation réside dans l’abaissement du taux d’intérêt servi aux déposans ; tant que ce taux ne sera pas inférieur sensiblement à celui des valeurs de tout repos et en particulier de la rente nationale, la caisse d’épargne ne sera pas seulement le refuge assuré du capital en formation, elle deviendra une caisse de placement jusqu’à la limite autorisée par la loi, ce qui est contraire au but de son institution. »

Ainsi le taux d’intérêt cessera de dépasser celui du rendement que donnerait le placement direct en rentes françaises et l’incitation sera moins grande pour beaucoup de déposans à conserver à la caisse d’épargne le maximum de leurs dépôts.

Avec l’abaissement prochain à 3 pour 100 du taux de l’intérêt versé aux caisses et la réduction du minimum des dépôts à 1 500 francs, il est permis d’espérer que l’afflux des dépôts, s’il n’est totalement arrêté, ce qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses, sera au moins ralenti.


VI.

Sur la question des facilités plus grandes à donner à toutes les caisses d’épargne pour les ‘emplois de leur fortune personnelle et aux caisses dites indépendantes pour le placement d’une partie de leurs dépôts, on ne pouvait attendre du Sénat qu’il se montrât plus novateur que la Chambre des députés où les réformateurs n’ont pu sur le dernier point obtenir gain de cause.

On sait quelle brillante campagne ont menée pour ce « libre emploi » un petit nombre d’hommes énergiques, résolus, phalange hardie, portée par de vigoureuses convictions, à la tête de laquelle figure le président de la caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône, M. Rostand. Si peu ambitieux que fût le programme présenté par ces prétendus révolutionnaires, il n’a pas trouvé grâce devant le Sénat plus que devant l’autre assemblée. Non seulement on lui reprochait d’ouvrir le champ à des expériences téméraires, mais il constituait un régime boiteux, rompant la belle ordonnance de la législation uniforme pour toutes les caisses. Or on sait quelle passion nous avons en France pour l’uniformité en matière administrative.

Si l’on vient à chercher ce que pensent les caisses d’épargne elles-mêmes des projets dont elles sont l’objet, on découvre que quelques-unes réclament un peu de liberté, telle la caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône, mais que l’immense majorité des caisses ne souhaite rien tant que le maintien du statu quo.

Prenons pour exemple une caisse de nos grandes villes de province, devant à ses déposans de 25 à 35 millions. Ce solde s’est accru de 2 ou 3 millions dans les années 1891 et 1892. Le président de la caisse, c’est-à-dire le maire de la ville et le conseil des directeurs, sont enchantés de ce développement des opérations, car ils sont préoccupés avant tout d’un point, capital à leurs yeux : l’augmentation continue du solde dû aux déposans. Si chaque année voit s’élever le solde, tout est bien, l’institution des caisses d’épargne est en pleine prospérité.

Cet état d’esprit des caisses d’épargne explique la résistance obstinée qu’ont rencontrée les timides innovations élaborées par le Parlement et formulées dans le projet de loi que va discuter le Sénat.

Un observateur désintéressé estimera qu’il est contraire à toute raison que l’Etat assume la responsabilité de rembourser à vue 3 milliards de francs, dont il n’a pas besoin, auxquels il ne doit d’ailleurs pas toucher, et qu’il est obligé de placer en ses propres valeurs.

Tout autre est le point de vue des administrateurs d’une caisse d’épargne particulière. Là n’existe plus la préoccupation des 3 milliards. On se trouve en présence d’un capital relativement modeste, 25 ou 35 millions, qui a été envoyé à la Caisse des dépôts et consignations. Celle-ci répond du capital, paie un intérêt de 3,50 pour 100 et se charge d’envoyer les fonds nécessaires s’il survient des demandes anormales de remboursement. Nulle crainte, par conséquent.

La Chambre vient à voter une disposition aux termes de laquelle le maximum de chaque dépôt sera ramené de 2 000 à 1 500 francs. La mesure est trouvée détestable, et justement pour la raison qui la faisait réclamer par les économistes, parce qu’elle tendra à réduire le total des dépôts par l’élimination progressive des comptes les plus forts appartenant à des capitalistes ou à des commerçans qui se servent de leur dépôt aux caisses comme d’un compte courant chez un banquier.

On invoque l’argument qui a été plusieurs fois porté à la tribune, même par des membres du gouvernement, savoir que ce sont les livrets supérieurs à 1 000 francs qui seuls fournissent aux caisses d’épargne les ressources annuelles avec lesquelles elles s’administrent. Or, sur le total de 3 milliards que doit l’État aux caisses d’épargne, il y a au moins un milliard[3], probablement un milliard et demi, constitué par des dépôts supérieurs à 1 500 francs et auxquels logiquement les caisses d’épargne devraient être fermées. Faudra-t-il cependant les conserver et maintenir la limite à 2 000 francs, uniquement pour que les caisses puissent faire face à leurs dépenses et réaliser un léger bénéfice ? Cette thèse, qui est celle de chaque caisse d’épargne en son particulier, est cependant insoutenable, car il y a un intérêt supérieur à celui des frais d’administration des caisses, c’est l’intérêt public qui exige que l’afflux des dépôts soit enrayé.

La plus grande confusion règne donc encore dans les esprits au sujet du rôle que doivent jouer les caisses d’épargne.

Écoutons les réformistes :

« Faire de l’État l’unique dispensateur d’un capital d’épargne qui est aujourd’hui de 3 milliards et demi et qui paraît destiné à s’accroître indéfiniment, est une conception financière monstrueuse. Pour sortir de cette impasse, il n’existe qu’une issue, c’est de rendre aux caisses d’épargne la liberté, non pas une liberté immédiate, sans précaution, brutale en quelque sorte, mais une liberté progressive et mesurée. Il faut « décentraliser » les fonds des caisses d’épargne. »

Demandons d’autre part aux conservateurs ce qu’ils pensent des libertés que la commission du Sénat propose de concéder aux caisses relativement à l’emploi de leur fortune personnelle, c’est-à-dire de l’ensemble des bonis annuels réalisés sur la distribution des intérêts :

« En principe les déposans ont droit aux revenus totaux du portefeuille, et si ce revenu dépasse le taux normal de l’intérêt, l’excédent devrait être réparti. C’est ce qui a lieu dans plusieurs États voisins, où les revenus de l’exercice donnent lieu, tous les cinq ou six ans, à des distributions complémentaires entre les titulaires de livrets.

« Par conséquent, on ne voit pas du tout pourquoi la loi autoriserait les administrations des caisses à employer ces bonis en souscriptions volontaires à des œuvres d’assistance publique ou en prêts de faveur, ce qui veut dire en libéralités non remboursables. Il n’est pas difficile de prévoir les abus qui s’introduiront par cette brèche. On va placer les administrations des caisses d’épargne aux prises avec toutes les sollicitations locales. Les influences politiques entreront en scène pour obtenir des concours financiers destinés à subventionner des entreprises de prétendue bienfaisance, et les caisses seront exposées à tous les périls.

« La Chambre a rejeté avec raison toutes les innovations qui avaient pour but de donner à ces institutions une initiative incompatible avec la responsabilité de l’État. Il faut rester dans cette voie. Nous avons vu en 1893 l’extrême impressionnabilité des déposans et comment la campagne entreprise contre nos caisses avait provoqué l’arrêt des dépôts. Il n’y avait aucun prétexte à cet effarement. Que serait-ce si on introduisait dans la législation des mesures imprudentes?

« Quant aux caisses libres que des esprits théoriques voudraient instituer à côté des caisses officielles et qui auraient la pleine disposition de leurs dépôts, elles compromettraient le crédit des caisses officielles. Leur mauvaise gestion réfléchirait, dans le public, sur celle des caisses ordinaires et leur ferait perdre la confiance des déposans. Ces caisses libres existent en Italie. On n’a qu’à aller voir ce qu’elles deviennent. »

Voilà les deux opinions extrêmes. Mais il y a bien des nuances entre le maintien du statu quo et le système des caisses libres ou de la « décentralisation » des fonds des caisses d’épargne. Le Sénat aura pour se guider les rapports si instructifs de sa commission ; il saisira toute l’importance des deux innovations qui y sont proposées : la constitution d’une énorme réserve qui pourra atteindre 10 pour 100 du montant des dépôts, et la faculté donnée à la Caisse de déposer 200 millions en espèces à la Banque de France, outre les 100 millions remis en compte courant au Trésor. Présenter de telles mesures, n’est-ce pas accuser la gravité des problèmes posés par l’accumulation croissante des dépôts aux caisses d’épargne ?

On a vu, il est vrai, l’année dernière, le public retirer subitement des fonds dans une proportion inusitée. A la fin de juin l’excédent des retraits dépassait même 200 millions ; mais dans le deuxième semestre, cette espèce de panique, que rien ne justifiait, s’est calmée, et la confiance est revenue peu à peu. Les dépôts dépassèrent de nouveau les retraits ; la Caisse des consignations, qui pour la première fois s’était trouvée transformée en vendeur de rentes, n’a pas tardé à redevenir acheteur. Dans les deux derniers mois de février et mars, elle a consacré à des acquisitions de rentes un capital de 57 millions. Que l’on multiplie ce chiffre par six, on verra de combien sera accru en 1894 le solde général dû aux déposans des caisses d’épargne, au cas que le vote du projet de loi de réforme soit encore retardé.


VII.

Si la réorganisation du régime des caisses d’épargne intéresse surtout l’avenir économique de la France, la configuration qui va être donnée à son plus prochain budget, celui de 1895, dont le projet a été présenté à la Chambre avant son départ pour les vacances, engage, dans le présent, la solidité de nos finances.

Il y avait à pourvoir, cette année, à une insuffisance de 139 millions de francs. Prenant en effet, comme point de départ, le montant des recettes voté l’année dernière pour le budget de 1894, le ministre devait, dans les prévisions relatives à 1895, diminuer ce montant d’une somme de 50 millions, dont 30 millions de ressources exceptionnelles sur lesquelles il n’y avait plus à compter, et 20 millions représentant l’ensemble des moins-values de rendement accusées par les relevés mensuels en 1893. D’autre part il avait à inscrire 89 millions de dépenses nouvelles. Recevant 50 millions de moins, ayant à débourser 89 millions de plus, le Trésor devait se trouver à découvert de 139 millions.

Heureusement la conversion effectuée en janvier dernier, en enlevant aux porteurs de rentes 4 1/2 pour 100 deux neuvièmes de leur revenu, a allégé d’une somme de 68 millions les charges de la dette publique. Il eût été désirable que cette splendide économie pût être appliquée à quelque dégrèvement important, dont la population se fût montrée reconnaissante envers la République. Mais l’économie était dévorée d’avance par l’accroissement des dépenses. Le bénéfice de la conversion a donc servi à couvrir 68 des 139 millions manquans, et il restait encore à pourvoir à un déficit de 71 millions.

Le projet de M. Burdeau est à la fois très complexe et très hardi. L’intention de faire une œuvre démocratique y est manifeste. Si les combinaisons qu’il propose sont adoptées par la Chambre, un très grand nombre de contribuables qui ne participent aux charges publiques que pour un chiffre presque insignifiant paieront moins encore ou ne paieront plus du tout, et le fardeau se trouvera reporté sur les classes moyennes, déjà pourtant suffisamment atteintes.

Quoi qu’il en soit, voici l’économie du projet : M. Burdeau, constatant une insuffisance de 71 millions et demi, l’accroît encore de 13 1/2 et la porte à 85 millions par deux innovations, fort intéressantes l’une et l’autre. Il rétablit un chapitre d’amortissement, avec une dotation de 12 millions, qui s’appliquera en 1895 à l’extinction d’obligations sexennaires. Il inscrit en outre un crédit de 1 500 000 francs destiné à constituer des bonifications pour les pensions que se créent à eux-mêmes par leurs cotisations les membres des sociétés de secours mutuels. Ces retraites sont de très faible importance et, dans beaucoup de cas, la bonification sera plus élevée que leur montant. Un pensionné de 65 ans, qui aura versé 15 francs par an pendant trente-cinq années, ne se sera constitué qu’une retraite inférieure à 60 francs; la bonification accordée par l’Etat sera de près de 80 francs. La charge, limitée à 1 500 000 francs pour 1895 , s’accroîtra ensuite chaque année, de 400 000 francs d’abord, bien plus rapidement plus tard.

A l’insuffisance de 85 millions M. Burdeau oppose des ressources nouvelles pour 35 millions et une ingénieuse combinaison d’emprunt dissimulé pour le surplus.

Les 35 millions de ressources nouvelles proviennent, jusqu’à concurrence de 21 millions, de mesures diverses propres à prévenir la fraude et à assurer dans de meilleures conditions la rentrée des taxes existantes. Les 14 millions restans sont le produit de la grande réforme fiscale qui fait l’originalité du projet de budget de 1895.

La réforme embrasse toutes les contributions directes, sauf les patentes. Elle supprime la taxe personnelle, la taxe mobilière et l’impôt des portes et fenêtres, et propose, comme taxe de remplacement, une contribution d’habitation composée d’une taxe sur les loyers et d’une autre sur les domestiques. En outre, le taux de l’impôt sur les propriétés bâties est élevé de 3,20 à 4 p. 100. Cette contribution d’habitation est un essai d’impôt sur l’ensemble présumé des revenus des contribuables. C’est ainsi que la présente le ministre des finances dans son exposé des motifs. On réserve d’ordinaire, dit-il, le nom d’impôt sur le revenue une contribution ayant pour base soit une déclaration du redevable, soit une enquête sur les biens de chacun. Le projet écarte toute disposition de ce genre comme pouvant constituer soit une duperie pour le Trésor, soit un système vexatoire à l’égard des particuliers. Il détermine la charge devant incomber à chaque citoyen, d’après deux indices aisés à constater : la valeur locative de son habitation et le fait qu’il emploie ou non des domestiques attachés à sa personne.

La taxe sur les loyers est un impôt de répartition ; le taux en varie de 4,95 p. 100 à Paris à 6,60 dans les petites communes, le législateur supposant, avec raison, que le loyer représente une dépense d’autant plus lourde, par rapport au revenu du contribuable, que celui-ci habite une localité où la population est plus dense. La préoccupation démocratique apparaît d’ailleurs dans les dégrèvemens accordés aux loyers les plus modestes et aux familles chargées d’enfans dont le loyer imposable ne dépassera pas un chiffre déterminé.

La taxe sur les domestiques, complémentaire de la précédente, est un impôt de quotité qui a une base certaine dans la taxe sur les loyers. Elle consiste en effet dans une majoration de 40 p. 100 de celle-ci. Elle croît en conséquence avec l’importance du loyer, puisque un loyer coûteux entraîne d’ordinaire un service de domesticité plus considérable et réciproquement. On voit que la taxe est établie non sur le nombre des domestiques, mais sur le fait d’en avoir un nombre quelconque. Toutefois les contribuables qui n’ont à leur service qu’un seul domestique du sexe féminin, ne seront assujettis qu’à 20 p. 100 de leur taxe de loyer.

M. Burdeau a établi ses prévisions de telle sorte que la suppression de l’impôt personnel et mobilier et de l’impôt sur les portes et fenêtres soit exactement compensée par l’augmentation de l’impôt sur la propriété bâtie et par l’établissement de la taxe sur les loyers, et que la plus-value attendue de 15 millions provienne toute de la taxe sur les domestiques.

Le ministre des finances n’a pas voulu dresser un budget impitoyable et demander à de nouveaux sacrifices imposés aux contribuables les 50 millions qui lui manquaient encore. Il a mieux aimé inscrire dans ses prévisions 50 millions de moins au chapitre des garanties d’intérêt aux chemins de fer et rejeter cette charge sur la dette flottante, puis conclure avec deux grandes Compagnies, l’Orléans et le Midi, une convention aux termes de laquelle ces Compagnies émettront, pour 300 millions de francs, des obligations avec le produit desquelles elles se déchargeront de leur dette antérieure de garantie à l’égard du Trésor. Le gouvernement appliquera une partie de ces fonds à l’acquittement en 1895 des garanties non portées au budget; le solde allégera d’autant la dette flottante.

Ce qui est grave dans ces comptes budgétaires, c’est l’irrésistible mouvement qui, en dépit des plus énergiques résistances, pousse toujours plus haut le total des dépenses publiques. Pour trouver dans notre budget de sérieuses économies, il faudrait bouleverser l’administration. En revanche les accroissemens de dépenses s’imposent chaque année avec un tel caractère d’implacable nécessité qu’aucun ministre des finances ne pourrait se flatter d’enrayer la force d’un tel courant.

Car toutes ces dépenses nouvelles sont justifiées. Il n’en est aucune qui n’ait sa raison d’être et ne doive trouver sa place dans le compte général. Il y a d’abord les augmentations inévitables de traitemens (instituteurs, employés des postes et télégraphes, etc.), puis l’application des lois sur l’assistance ouvrière, l’extension de l’enseignement primaire, la création d’un ministère des colonies et d’une armée coloniale, les chemins de fer au Tonkin, le renforcement des garnisons à Madagascar, la charge toujours croissante des pensions, les primes à l’industrie, enfin les exigences des deux ministères de la guerre et de la marine.

Tandis que se produit ce phénomène de la montée constante des dépenses nationales, un grand danger menace la sécurité de notre régime fiscal et de tout notre édifice budgétaire, l’assaut que se prépare à livrer au Trésor l’armée des réformateurs de l’impôt.

Comptez le nombre de leurs propositions de loi depuis le début de la session ! Il faudrait, si jamais la porte du budget leur était ouverte par la faiblesse du Parlement, supprimer toutes les taxes existantes et les remplacer par les systèmes de l’invention radicale, d’un rendement incertain, mais dont l’objet principal est de faire peser la charge entière de l’impôt sur les classes riches ou simplement bourgeoises, et d’exonérer la masse des électeurs.

Parmi tous ces projets de réforme, il en est quelques-uns de moins chimériques que les autres. Le ministre lui-même introduit d’importantes modifications dans le régime des droits de succession et de mutation. Il réalise la refonte de l’impôt des boissons et prépare la suppression des octrois. Enfin il substitue, ainsi qu’on vient de le voir, à la contribution personnelle-mobilière une taxe d’habitation, nouveauté vieille, il est vrai, de plus d’un siècle, mais qui, sous sa forme rajeunie, est un acheminement à l’établissement d’un impôt général sur le revenu.

Nous marchons donc, à notre tour, à grands pas vers cet impôt sur le revenu, qui a si fortement répugné jusqu’ici par son caractère inquisitorial à l’esprit français, qui existe cependant en Angleterre, en Autriche-Hongrie, en Allemagne, que les Américains, après l’avoir établi pendant la guerre civile, n’avaient conservé que pour leurs budgets locaux, mais qu’ils songent, en ce moment même, à introduire de nouveau dans leur système fiscal national.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. Tous ces chiffres et ceux qui suivent se rapportent au commerce « spécial » (importations et exportations réelles), distinct du commerce « général » dans lequel sont compris l’entrepôt et le transit.
  2. Voyez Le projet de réforme des Caisses d’épargne dans la Revue du 15 juin 1892
  3. A la fin de 1802, sur un ensemble de 5 948 882 livrets correspondant à une somme totale de 3 052 160 000 francs, on comptait 787 285 livrets de 1 000 à 2 000 francs pour 1 135 millions, et 495 391 livrets de 2 000 francs et au-dessus, ces derniers passibles de réduction dans un délai de trois mois, pour 1 022 millions.