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Le Mouvement corporatif en Europe

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Le mouvement corporatif en Europe
Ch. Le Cour Grandmaison

Revue des Deux Mondes tome 157, 1900


LE MOUVEMENT CORPORATIF
EN EUROPE

Le XVIIIe siècle a été un siècle de négation et de destruction ; le siècle qui s’achève aura été, au contraire, un siècle de lente reconstruction et de réorganisation sociale. La Révolution avait entrepris de détruire les deux bases de l’ancienne société, la tradition et l’autorité, et la science moderne, dans l’orgueil de ses incomparables progrès, avait cru pouvoir fournir de nouvelles formules pour la solution de tous les grands problèmes religieux, politiques et économiques. L’illusion n’a pas été longue, et, à la suite d’une sanglante expérience, nos prédécesseurs ont dû reconnaître la nécessité du principe d’autorité. Un homme de génie, qui parut incarner en lui l’esprit des temps nouveaux, tenta de réorganiser la société en dehors de la tradition. La France épuisée s’abandonna à sa domination, heureuse d’échapper à l’anarchie sanglante où elle avait failli périr, et se consola de la perte de ses libertés en voyant l’ordre rétabli et ses aigles victorieuses parcourir la terre, semant partout après elles les principes de la Révolution.

A son exemple, les souverains cherchèrent à accroître leur autorité par la destruction des libertés locales et des franchises traditionnelles et par la création d’une bureaucratie fortement centralisée, sans comprendre qu’ils se faisaient ainsi les complices de la tyrannie jacobine. Des catastrophes éclatantes ont démontré le néant de ces tentatives, et ce siècle, qui débuta par le doute et par la révolte, aura peu à peu assisté à la réhabilitation des principes que ses devanciers avaient attaqués et méconnus. Dans l’ordre religieux il est impossible de n’être pas frappé du double courant qui se produit ; tandis que quelques-uns aboutissent à la négation absolue, un courant de jour en jour plus fort entraîne les autres vers le christianisme intégral, c’est-à-dire vers le catholicisme, qui représente l’autorité et la tradition dans le domaine spirituel. Les belles études de M. Brunetière, de M. le vicomte de Meaux, de M. Thureau-Dangin et de M. Georges Goyau ont fait la lumière sur ce point. Dans l’ordre politique, la tendance est encore plus sensible, et les pays le plus constamment fidèles aux principes libéraux comprennent qu’il importe de fortifier l’autorité traditionnelle pour lui permettre de résister au socialisme et de guider les peuples dans l’évolution nécessaire. Ce besoin d’autorité se trahit, même chez les peuples qui ont répudié la tradition monarchique, par une tendance de plus en plus marquée vers la dictature et le césarisme.

Mais, si intéressante qu’ait été dans ce siècle la marche des idées, ce n’est que la continuation d’une lutte qui se poursuit sans interruption au travers des âges ; et il est probable que les révolutions et les guerres qui ont si profondément modifié l’équilibre du monde n’apparaîtront un jour à nos successeurs que comme des épisodes vulgaires de l’histoire universelle. Ce qui donnera au XIXe siècle une physionomie à part, un intérêt tout particulier, ce qui fait qu’il constituera une date mémorable dans les annales de l’humanité, c’est la grande révolution économique, qui a modifié l’aspect même du globe et bouleversé les relations des hommes entre eux, rendant illusoires la sagesse et l’expérience des hommes d’Etat et des législateurs. Des forces nouvelles sont nées, échappant au contrôle de toute autorité et défiant en apparence la tradition. Les grandes découvertes de la science, le machinisme, et la rapidité des communications qui annihile la distance, ont bouleversé l’ancienne organisation du travail et les conditions de la production. La propriété immobilière a perdu sa prépondérance, et l’influence appartient aux sociétés de capitaux. Le travail individuel, l’initiative individuelle s’effacent de plus en plus devant la toute-puissance de l’association : comme conséquence inévitable, les classes moyennes tendent à disparaître et la petite bourgeoisie qui de temps immémorial, vivait à force de travail et d’épargne, se voit réduite à grossir la foule instable des salariés et des prolétaires.

C’est là un fait très grave au point de vue politique et au point de vue social, La substitution du travail collectif au travail individuel a changé complètement les relations entre les employeurs et les employés. Le contrat de louage d’ouvrage avait été envisagé par les rédacteurs du Code comme un contrat privé, auquel, pour beaucoup de raisons, ils n’avaient pas cru devoir accorder une grande importance : à vrai dire, les prescriptions légales visaient presque uniquement les relations du maître avec ses serviteurs. La discussion entre un patron et un ouvrier ne constituait pour eux qu’un incident local, de même que le refus de marcher d’un postillon n’était qu’un épisode de voyage. Ils n’avaient pu prévoir ces grandes sociétés qui emploient des milliers d’hommes à leur service ni penser que l’embauchage ou le renvoi de ces hommes pût devenir une affaire intéressant la sûreté même de l’Etat, et pourtant il apparaît à tous qu’une grève comme celle des mécaniciens anglais ou comme celle du Creusot est un événement de la plus haute importance ; et, s’il s’agit d’une grève générale des employés de chemins de fer, le danger devient si évident qu’aucun gouvernement ne saurait s’en désintéresser.

L’insuffisance de notre législation sur ce point est aujourd’hui reconnue, et on s’étonne que le Code, qui réglemente minutieusement les moindres rapports entre le bailleur et le locataire, se soit désintéressé du contrat par lequel un homme libre aliène son pouvoir de production et vend son travail à autrui en échange d’un salaire qui assure sa nourriture et celle de sa famille. Aussi une réaction s’est-elle produite contre les doctrines des économistes, qui, après avoir préconisé la destruction de l’organisation traditionnelle du travail, contestaient l’utilité et la légitimité de toute intervention en pareille matière de la part de l’État. Ils avaient fait admettre comme un dogme la liberté illimitée du travail, qu’ils considéraient comme une condition indispensable du développement de la grande industrie, proclamant que, dans le domaine économique, l’autorité n’avait qu’à s’incliner devant les lois de la concurrence, et que la tradition était incompatible avec le progrès.

Ce n’est que récemment, sous la pression des événemens, que l’Angleterre et l’Allemagne ont prouvé que l’organisation et la réglementation du travail n’étaient pas incompatibles avec la prospérité industrielle. Mais ce qui est apparu très vite, c’est la souffrance et la misère des classes ouvrières privées d’une protection nécessaire et abandonnées à tous les excès d’une concurrence sans frein.

Le socialisme est né de ces souffrances, de l’extension du prolétariat, de la révolte et des rancunes des victimes de la révolution économique. C’est une réaction contre le laisser faire et une exagération du principe d’autorité. Il poursuit un double but : la nationalisation du sol et des instrumens de production, l’organisation du travail et la répartition de ses produits par l’Etat. Le régime rêvé par les socialistes aurait pour conséquence la suppression de toute initiative et de toute liberté : les travailleurs, devenus des fonctionnaires, astreints à une discipline militaire, se verraient privés de leur indépendance et courbés sous une servitude semblable à celle que faisaient peser sur leurs peuples les anciens Pharaons. Mais les masses, affamées et épuisées par un travail sans répit ni trêve, y voient l’amélioration de leur condition actuelle, la réduction des heures de travail, la satisfaction de voir les riches assujettis à la dure loi du labeur ; aussi, dans toute l’Europe, les progrès du socialisme ont-ils été effrayans.

Il faut bien reconnaître que, jusqu’à présent, les économistes et les politiques de l’école libérale n’ont opposé à la propagande socialiste que des palliatifs insuffisans. Les remèdes préconisés par les mutualistes, par les apôtres de la coopération, ont pu apporter quelque soulagement à des maux trop réels ; néanmoins les résultats obtenus sont médiocres et leur échec ajoute encore au triomphe de l’idée socialiste. Mais, parallèlement au mouvement socialiste, il s’est produit partout en Europe un mouvement populaire, qui, méconnu et combattu au début par les sa vans et les hommes d’État, s’affirme aujourd’hui de plus en plus chez tous les peuples industriels. Ce mouvement tend à revenir à l’organisation traditionnelle qui, pendant plus de dix siècles, a procuré la paix au monde du travail et permis de substituer sans révolutions et sans crises le travail de l’homme libre au travail de l’esclave. L’instinct providentiel des masses reconnaît dans le régime corporatif le seul moyen de sauvegarder par l’association la liberté et l’indépendance des travailleurs, et c’est par le groupement professionnel, dont il a conservé le souvenir à demi effacé, que le peuple cherche à sauver la petite propriété, la petite industrie, la petite épargne, et à garantir aux producteurs une participation équitable dans les bénéfices réalisés. On a prétendu que c’était un anachronisme, une malencontreuse restauration de pratiques condamnées par l’expérience : en dépit de toutes les critiques, de toutes les oppositions, de tous les obstacles légaux, l’organisation corporative est définitivement reconstituée dans les trois nations les plus industrielles de l’Europe, en Angleterre d’abord, puis en Allemagne et en Autriche ; et elle s’impose de plus en plus en Belgique et en France. En présence de la continuité et de la force de ce courant, on peut affirmer qu’il ne s’agit pas là d’un simple remous, d’une réaction aveugle, mais que c’est bien la reprise de la marche en avant dans le sens indiqué par l’histoire et par la tradition.

C’est ce mouvement que nous voudrions étudier ici dans ses récentes manifestations, pour montrer comment le bon sens du peuple l’a ramené plus sûrement que l’étude du passé aux principes qui sont la base de toute société, et pour prouver que, dans l’ordre économique comme dans l’ordre religieux et dans l’ordre politique, rien de complet et de durable ne peut être fait sans une autorité assez forte pour triompher des résistances et maîtriser les appétits, mais dirigée et contenue par la tradition.


I

En étudiant le mouvement corporatif en Europe, nous ne nous proposons pas de soutenir une thèse philosophique et de démontrer la supériorité de tel ou tel système. Nous croyons que la science sociale consiste dans l’observation et l’analyse des phénomènes économiques, et, avant de discuter la légitimité et les avantages de l’organisation corporative, il nous semble nécessaire d’en faire connaître les manifestations dans le monde moderne ; de constater la généralité et la force du mouvement corporatif ; de montrer ce qu’il a déjà produit, quels moyens il met en œuvre, quels objectifs il se propose, quels résultats il a obtenus.

En effet, alors même qu’on parviendrait à établir la supériorité de cette organisation au point de vue théorique, il resterait toujours une objection pratique, dont on ne peut méconnaître la portée. C’est que ce régime a fait son temps, qu’il a pris fin en même temps que l’organisation sociale qui lui avait donné naissance, et que son moule trop étroit est inconciliable avec les besoins et les exigences de l’industrie moderne. La meilleure réponse à cette objection consiste à faire l’historique de la reconstitution de la corporation dans les pays anglo-saxons et chez les peuples de race germanique, et à prouver par des documens législatifs, des statistiques, des chiffres et des faits, que cette organisation n’entrave pas la prospérité industrielle et commerciale des pays qui l’ont adoptée. Après avoir montré la possibilité de rétablir l’organisation corporative, il importe de montrer aussi que c’est le remède le plus efficace à opposer aux progrès du socialisme révolutionnaire et international, et que c’est la seule base rationnelle pour fonder les institutions représentatives des démocraties modernes. Enfin, il reste à expliquer les deux systèmes qui peuvent servir à reconstituer cette organisation : l’association libre et la corporation obligatoire.


II

Quand on parle de l’organisation corporative, il faut toujours être en garde contre une erreur trop répandue. Le mot corporation réveille dans l’esprit de beaucoup l’idée des maîtrises et des jurandes du siècle dernier, c’est-à-dire d’une organisation policière et fiscale, profitant exclusivement à quelques maîtres privilégiés qui jouissent, à beaux deniers comptans, d’un monopole arbitraire, sous la tutelle administrative, et en vertu d’une réglementation imposée par l’Etat. Partout où l’évolution s’est produite, le peuple s’est attaché à renouer des traditions plus anciennes et à remonter aux anciennes ghildes. Phénomène bien bizarre que cette persistance, chez les travailleurs, de souvenirs tellement oubliés par les lettrés eux-mêmes, que les érudits et les hommes d’Etat qui ont voulu, à un certain moment, se bien rendre compte des véritables aspirations des travailleurs et démêler l’idéal un peu confus que poursuivait leur rêve, ont eu peine à en exhumer les monumens perdus dans les archives nationales. C’est qu’au fond l’humanité reste éternellement soumise à des lois inéluctables, et qu’il n’existe pas plusieurs solutions pour le même problème. « Le but principal des corporations du moyen âge, but dont on reconnaîtra de plus en plus l’utilité à mesure que les siècles s’écouleront, fut la protection de tout homme de travail contre les empiétemens des plus forts et des plus habiles et surtout contre les entreprises de la spéculation[1]. » Les institutions et les hommes ont pu changer, mais ce besoin de protection se fait sentir à notre époque tout autant qu’aux époques les plus troublées du moyen âge. « L’Eglise, dit M. Keller[2], réussit à grouper et à réunir les foyers populaires et à les rendre plus forts pour résister aux accidens de la vie et aux tentatives d’oppression des puissans de la terre, guerriers, politiciens ou capitalistes. Les corporations avaient réalisé cette merveille. Réunissant par un lien d’affection fraternelle maîtres et ouvriers, patrons et apprentis, elles avaient fait de chaque corps de métier ou de négoce une famille ayant son patrimoine, ses écoles, ses hospices et sa caisse de secours, ses fêtes et ses banquets. Au lieu de la concurrence au profit des moins honnêtes et des plus rusés, une règle appliquée sous la surveillance de syndics librement élus assurait au public de bonnes marchandises et de bonnes mesures, et réprimait la fraude sous toutes ses formes. Les heures de travail et les salaires étaient fixés d’un commun accord, garantissant à l’ouvrier le gain et le repos nécessaires. Les représentans des corporations avaient leur place honorée dans les conseils de la commune et de l’Etat. C’étaient autant de petites républiques se gouvernant elles-mêmes et participant à la direction des affaires du pays. L’amour fraternel, l’esprit de corps et le sentiment de l’honneur étaient les ressorts cachés de leur vie et de leurs prospérité. »

Le peuple n’a jamais oublié que, dans le passé, le groupement professionnel avait pu lui assurer : 1° une part légitime d’influence dans les questions de salaire et de travail qui l’intéressent si directement ; 2° une garantie efficace contre tous les aléas de l’existence : chômages, accidens, maladie, concurrence intérieure ou extérieure ; 3° la jouissance d’un patrimoine collectif, c’est-à-dire la seule forme de propriété à laquelle puisse jamais prétendre la grande majorité des travailleurs. La corporation lui donnait la sécurité du lendemain, sauvegardait sa dignité, lui assurait une représentation efficace de ses vrais intérêts : par elle il avait place dans l’Etat et dans la commune, et sa tâche quotidienne, si humble et si pénible qu’elle fût, devenait, à ses yeux, l’accomplissement d’une fonction sociale.

Les constitutions nouvelles ayant pour fondement le principe de la souveraineté du peuple et le suffrage universel n’ont pas su donner aux ouvriers l’équivalent du régime corporatif. Aussi le peuple a-t-il constamment protesté contre la législation qui a prévalu au début du siècle et qui, sous prétexte d’assurer la liberté du travail, supprimait le groupement professionnel. Partout, en Angleterre, en France, en Allemagne, la résistance s’est manifestée avec une telle énergie que les gouvernemens ont dû céder. Ils ont successivement abrogé les lois qui restreignaient le droit d’association et refusaient aux ouvriers le droit de s’entendre pour le marchandage collectif ou le refus concerté de travail. Puis on s’est aperçu que des forces comme les grandes associations ouvrières ne pouvaient se passer d’une réglementation, et, il y a quinze ans, l’Allemagne et l’Autriche, rompant brusquement avec les principes de l’économie libérale, ont entrepris de reconstituer l’organisation corporative en l’adaptant aux exigences de l’industrie moderne. Le mouvement corporatif présente donc deux phases différentes : au début, c’est une poussée populaire, qui réagit contre les doctrines économiques en faveur ; c’est maintenant une œuvre raisonnée, entreprise, après bien des hésitations, par des hommes d’Etat qui s’inquiètent de l’état d’anarchie dans lequel se débat la société et tendent à reconstituer un régime légal conforme aux traditions, et conciliant les libertés nécessaires avec le besoin d’autorité.

Il y a deux manières de réaliser l’organisation légale du travail et la représentation des intérêts.

L’une consiste à laisser naître et vivre les associations en consacrant leur existence et en leur assurant la libre possession de leur patrimoine. Historiquement, c’est ainsi que les corporations sont nées et ont grandi, sous le patronage de l’Eglise et du pouvoir royal ; qu’elles ont conquis leurs chartes et constitué leur patrimoine. C’est également ainsi que les ouvriers anglais ont su, malgré toutes les résistances, reconstituer dans ses grandes lignes l’organisation corporative. Dans ce système, les associations constituées deviennent des personnes morales susceptibles d’être représentées, et elles se substituent peu à peu à l’individu, qui disparaît dans le groupement, sans cependant aliéner sa liberté propre.

L’autre système consiste à organiser le groupement professionnel comme on a formé les subdivisions territoriales. Le corps de métier est délimité et réglementé, et devient une circonscription administrative comme la commune, le département, la province. La loi crée entre les membres d’une même profession des liens de droit comme entre habitans d’un même village, ou d’une même province, et leur donne des droits et des devoirs nouveaux. Le corps de métier ainsi constitué peut être doté d’une représentation spéciale, et servir de cadre à l’électorat politique. Dans ce système, qui a été adopté par l’Allemagne et l’Autriche, c’est l’autorité qui prend l’initiative et la direction de cette organisation.


III

On a bien souvent fait l’historique du mouvement corporatif en Angleterre. Dès 1869, le Comte de Paris avait exposé dans tous ses détails l’organisation du travail émanée de l’initiative populaire, et qui n’obtint la consécration légale qu’en 1875. Il a décrit les origines de ces grandes associations qui, actuellement, comprennent plus de 1 600 000 ouvriers syndiqués, possédant des réserves d’argent considérables, et dépensant, pour l’alimentation de leurs caisses de chômages, de grèves, de secours contre les accidens et les maladies, de secours pour l’invalidité et la vieillesse, des sommes qui, d’après les relevés officiels, ont atteint pour 1892 : 35 831 693 francs ; pour 1893 : 46 866 326 francs ; pour 1894 : 36 491 498 francs ; pour 1895 : 35 512 155 francs ; pour 1896 : 31 253 380 francs. Pour 1897 et 1898, les dépenses atteindront un chiffre plus considérable encore et dépasseront 50 millions, à cause de la grande grève des mécaniciens unis.

Les trade-unions sont organisées sur le type corporatif ; nul ne peut en faire partie sans le consentement des autres membres, ou tout au moins du bureau de l’union ; elles surveillent l’apprentissage, limitent le nombre des apprentis et cherchent à supprimer les excès de la concurrence. Elles sont actuellement presque toutes reliées aux unions de patrons par un conseil mixte ou comité permanent, qui règle d’un commun accord les tarifs des salaires, les conditions et la durée du travail, et toutes les questions professionnelles. Ce conseil se transforme au besoin en conseil d’arbitrage et remplit un rôle disciplinaire et pacificateur. Elles ont organisé l’enseignement professionnel, fondé des coopératives de consommation, et assuré dans la mesure du possible contre tous les risques l’existence du salarié travaillant au jour le jour.

Au point de vue économique, le résultat obtenu est remarquable et les trade-unions semblent avoir résolu le problème le plus difficile des sociétés modernes, celui du salaire. En substituant le marchandage collectif au marchandage individuel, en rétablissant l’égalité entre celui qui offre son travail et celui qui en bénéficie, les unions ont permis de laisser la liberté des transactions et d’éviter, dans ces matières si délicates, l’intervention de l’Etat. Représentées par des hommes de grande valeur, ayant à leur disposition l’expérience et les conseils d’experts et de juristes bien rétribués et possédant l’estime des patrons, elles peuvent obtenir une répartition équitable entre les différens facteurs de la production et assurer à tous les ouvriers représentés un salaire rémunérateur, tout en tenant compte des exigences de la concurrence et des crises que traverse l’industrie. Au moyen de l’ingénieux système des sliding scales, elles ont pu, dans une limite rationnelle, obtenir pour les ouvriers une participation aux bénéfices de la production et empêcher les excès de surproduction. Les exigences qu’on pouvait redouter et qui se sont produites au début n’ont pas ruiné l’industrie anglaise, elles ont porté principalement sur les bénéfices des intermédiaires et des banquiers. Habitués jusque-là à profiter de l’inertie des actionnaires et de la faiblesse des administrateurs pour rançonner l’industrie, les capitalistes sont désormais en présence d’un nouvel associé, qui discute impitoyablement le prix de revient et n’admet ni les majorations de capital, ni les commissions abusives. Nous avons entendu, lors de l’Enquête royale de 1887, un des plus grands industriels de l’Angleterre soutenir qu’à ce point de vue spécial, les trade-unions avaient rendu un service inappréciable à l’industrie anglaise et citer des faits caractéristiques.

En dehors des questions de salaire, les trade-unions règlent également par simple accord les conditions du travail : durée de la journée, temps de repos, travail des apprentis, heures supplémentaires. Au point de vue de l’assistance mutuelle, elles ont réalisé de véritables miracles, en alimentant des caisses de maladies, d’accidens, de vieillesse, de chômages et en facilitant aux ouvriers la recherche du travail et même l’émigration, aux périodes de crise.

Dans aucun pays, l’assistance publique n’a pu approcher des résultats qu’elles ont obtenus, et, quand on considère la difficulté insurmontable que nous rencontrons en France pour constituer ces institutions, nous sommes saisis d’une admiration profonde pour les ouvriers qui ont su résoudre de tels problèmes ; mais il convient d’ajouter qu’ils n’ont pas été seuls, qu’ils ont, chose très intéressante à constater, trouvé, aux différentes étapes de leur existence, l’aide et le concours des hommes les plus distingués de l’Angleterre, qui n’ont pas hésité à les soutenir non seulement de leur argent, mais de leurs conseils, de leur science, de leur crédit dans le Parlement. Ressemblance nouvelle avec les corporations du passé qui, presque toutes, se plaçaient sous un patronage reconnu et recouraient aux conseils et à l’arbitrage des autorités sociales.

L’organisation est aussi complète que possible ; elle donne toute satisfaction au point de vue social et humanitaire, et au point de vue économique, elle présente l’immense avantage de laisser un libre jeu à la loi de l’offre et de la demande, tout en sauvegardant la justice. En effet, grâce à l’institution des comités mixtes, les délégués des unions de patrons et des unions d’ouvriers peuvent discuter dans des conditions d’égalité au moins relative les taux des salaires et les conditions du contrat de louage d’ouvrage, qui reste un contrat libre. Il semble donc que la solution anglaise fondée sur l’association libre donne toute satisfaction aux revendications légitimes des travailleurs. Malheureusement un examen plus approfondi démontre qu’elle est insuffisante et qu’elle ne saurait être considérée comme définitive. En effet, les trade-unions alimentées exclusivement par les cotisations des ouvriers, sans aucun concours des patrons ni subvention de l’Etat, sont obligées de demander à leurs adhérens des sacrifices considérables. La cotisation des principales unions n’est jamais inférieure à 1 shilling (1 fr. 25) par semaine et parfois elle atteint 2 shillings (2 fr. 50). Les ouvriers d’élite, ceux qui ont une véritable habileté professionnelle, peuvent seuls faire face à une pareille charge.

Les nouvelles unions, composées d’ouvriers de catégorie très inférieure, de manœuvres, de portefaix, voire même d’employés des chemins de fer, du gaz, etc., n’ont jamais pu obtenir de leurs troupes faméliques des cotisations de cette importance, et elles ont dû renoncer à créer des institutions d’assistance et de prévoyance. Elles se bornent à percevoir quelques contributions à la caisse des grèves. Un très grand nombre d’ouvriers ne peut même pas subvenir aux sacrifices de toute nature que nécessite l’organisation d’une union. Il en résulte que tandis qu’un million et demi d’ouvriers d’élite jouit, dans toute sa plénitude, des bienfaits du régime corporatif, six ou sept millions de travailleurs misérables et désespérés sont privés de toute représentation de leurs intérêts et de tous les secours dont ils auraient tant besoin. Il n’est donc pas étonnant qu’ils se laissent séduire par les socialistes, qui s’efforcent de les grouper et de les enrôler dans une vaste machine de guerre internationale destinée à faire sauter la société moderne.

En Angleterre, l’initiative privée et la liberté d’association semblent avoir donné tout ce qu’elles pouvaient donner, mais on s’aperçoit aujourd’hui que la base des unions est trop étroite. Il apparaît aux moins clairvoyans qu’il faut que le législateur et l’État interviennent pour donner à l’organisation corporative toute son ampleur et, toute son efficacité. Le gouvernement anglais l’a compris, et par une série de lois, il travaille à étendre à la masse des ouvriers les résultats obtenus par une élite. Dans cet ordre d’idées, le Parlement anglais a déjà voté les Factory’s Acl, qui généralisent et transforment en lois d’État les améliorations et les usages introduits par les trade-unions. C’est ainsi que, depuis 1875, la législation limite à cinquante-six heures et demie par semaine le travail des adultes. Le repos du dimanche est également obligatoire. La loi réglemente le travail des femmes et des enfans. Elle fixe un salaire minimum dans tous les travaux exécutés pour le compte de l’État, des villes et des corporations publiques. Elle organise l’inspection du travail et l’inspection des mines. Elle supprime le marchandage et les paiemens en nature.

Mais le gouvernement anglais n’a pas cru devoir se borner à ces lois de réglementation ou de police. Il s’occupe de préparer d’autres lois qui rendent obligatoire le concours du patron aux dépenses corporatives ou qui mettent à sa charge certaines caisses alimentées jusqu’alors exclusivement par les ouvriers. Par exemple, la loi sur les accidens du travail, promulguée en juin 1897, et qui, mettant la réparation du risque professionnel à la charge du patron, enlève aux unions une de leurs plus lourdes charges. Il semble probable que des lois successives rendront également obligatoire, sous une certaine forme, le concours des patrons à l’alimentation des caisses de maladies et de retraites, ce qui permettrait à la grande majorité des travailleurs d’entrer dans les nouvelles unions dont le cadre se trouverait ainsi élargi.

Cela suffira-t-il ? Il est difficile de l’affirmer. Le gouvernement anglais pourra-t-il éviter la corporation obligatoire sans tomber ‘ dans la réglementation par l’État ? Nous ne pouvons préjuger de l’avenir, mais ce qu’il importe de bien constater, c’est que des corporations très fermées et très exclusives, dont le rôle et les attributions sont analogues à celles des anciennes ghildes de métier, dont elles ont repris la tradition, ont pu se plier aux exigences de l’industrie la plus florissante du monde et donner une remarquable élasticité au marché commercial anglais.


IV

En Allemagne, le mouvement corporatif s’est produit dans des conditions très différentes. La corporation n’avait jamais été supprimée légalement, mais, dans un intérêt de centralisation, les rois de Prusse et M. de Bismarck s’étaient appliqués à briser les cadres et à proclamer, sous prétexte de liberté du travail, une législation calquée sur celle des pays voisins et enlevant aux travailleurs le droit d’association. Mais, bientôt effrayé des progrès du socialisme et de la propagande révolutionnaire qui se faisait dans les masses ouvrières désorganisées, l’empereur Guillaume, par des rescrits fameux, entra résolument dans la voie des réformes sociales. En même temps qu’il édictait des lois de proscription contre les révolutionnaires, il résolut de donner satisfaction complète à toutes les revendications légitimes des ouvriers, afin d’enlever aux socialistes le côté le plus séduisant de leur programme. Tout d’abord le grand chancelier, fidèle à ses idées de centralisation, chercha à organiser l’assurance par l’État et à réaliser, dans une certaine mesure, les desiderata des socialistes ; mais, arrêté par la résistance du Centre catholique, il eut la sagesse de céder et de chercher dans la tradition la solution pratique des problèmes sociaux.

Rien de plus intéressant et en même temps de plus difficile que l’étude de la législation sociale allemande : bien qu’elle ait été créée de toutes pièces dans l’espace d’une dizaine d’années, elle présente une complexité et des contradictions apparentes qui déroutent l’observateur. C’est par voie d’autorité que les pouvoirs publics ont entrepris de réformer l’organisme social, mais cette législation autoritaire laisse aux corps organisés une liberté, une autonomie qui contrastent avec nos mœurs administratives. Elle est le résultat d’une lutte entre les deux influences qui se partageaient le Parlement allemand, celle du chancelier, partisan de l’intervention de l’Etat dans toutes les manifestations de l’activité humaine, et celle du Centre catholique, qui depuis longtemps, sous l’inspiration de grands esprits dont Mgr Ketteler fut le précurseur, avait étudié les questions sociales, et poursuivait un plan bien arrête d’organisation du travail dans les sociétés chrétiennes. À deux reprises, l’opposition du Centre fit échouer les projets de lois sociales présentés par le gouvernement et il fallut arriver à un compromis, qui consacra le triomphe de la politique traditionnelle.

La législation reconnaît l’indépendance financière des corporations, leur autonomie et la suppression de la caisse d’État, mais le gouvernement a renfermé dans d’étroites limites les droits des corporations reconstituées. Il s’est appliqué à en faire des associations mutuellistes incomparables, mettant à profit toutes les découvertes de la science et de l’expérience, mais il a voulu limiter leur intervention au seul point de vue économique. Tandis que les trade-unions anglaises ont pour principale mission de discuter et de fixer contradictoirement par l’accord des maîtres et des ouvriers le taux des salaires et les conditions du travail, la loi allemande ne donne aux ouvriers que le droit de présenter des observations sur les tarifs élaborés et votés par les patrons. En échange d’une grande sécurité pour l’avenir et de bienfaits très sensibles dans le présent, le législateur allemand supprime le droit des travailleurs de discuter librement les conditions du contrat de louage d’ouvrage. L’organisation corporative allemande est donc forcément incomplète, et, quels que soient les avantages qu’elle assure aux travailleurs, elle ne saurait leur donner satisfaction.

« L’homme ne vit pas seulement de pain, » a dit l’Écriture, et cette parole s’applique à la législation allemande. Elle va au-devant de toutes les misères et cherche à porter remède à tous les accidens qui peuvent compromettre l’avenir de l’ouvrier et la vie de sa famille. Mais elle laisse l’ouvrier comme en tutelle et le place désarmé devant le capital décuplé par l’association. Le bien-être matériel est admirablement assuré, mais la dignité humaine ne reçoit aucune satisfaction, et les bienfaits mêmes de la loi paraissent à un grand nombre autant de liens qui enchaînent la liberté. Un des théoriciens de l’école sociale catholique, le Père Pesch, a précisé ce point avec une saisissante énergie : « La solution chrétienne de la question sociale ne se trouve pas dans l’accentuation des devoirs de charité : les sacrifices que l’on peut faire en faveur des travailleurs ne suffisent pas non plus à écarter les difficultés sociales. La question sociale moderne est avant tout une question de bonne répartition des richesses et de justice en faveur des classes ouvrières. »

Le législateur allemand a surtout, dans ce qu’on appelle « la trilogie » des lois de protection, cherché une solution ou un remède au paupérisme. Plus tard, inquiet de la décadence de la petite industrie et de la disparition rapide des classes moyennes, condamnées par les progrès de la grande industrie à retomber dans la catégorie des travailleurs salariés, il a cherché à reconstituer dans une pensée de protection l’ancienne organisation professionnelle. La loi du 26 juillet 1897, dont M. Victor Brants a fait récemment une analyse très complète, et qui a été promulguée en vue de sauver le Handwerkstand (la petite industrie) et de consolider le Mittelstand, c’est-à-dire les classes moyennes, assigne à la corporation un rôle complexe. Elle doit protéger les faibles, mettre de l’ordre dans la vie économique, et prévenir les excès de la liberté individuelle et ceux de l’intervention de l’État en créant un organisme intermédiaire complet.

A cet effet, la loi allemande ne craint pas d’aller jusqu’à la corporation obligatoire. Pour la petite industrie, elle consacre : 1° une réforme de l’apprentissage ; 2° l’introduction de la preuve de capacité ; 3° l’organisation de la profession sous la forme de la corporation légale et privilégiée, disons le mot : obligatoire, car la loi actuelle est une sorte de compromis entre les systèmes opposés de la liberté et de l’obligation. C’est une réaction absolue contre la Gewerbe-Ordnung de 1869, qui avait proclamé la liberté industrielle et un pas de plus fait dans la voie ouverte par les lois du 18 juillet 1881, de 1884, de 1886, de 1887 et de 1890.

Le groupement professionnel se produit en Allemagne sous deux formes : celle de la corporation (Innung) ; celle de l’union (Verein). « La corporation, c’est l’ancienne organisation du métier, moins le monopole ; elle a pour but l’entretien de l’esprit de corps, de l’honneur professionnel, le soin des intérêts communs d’ordre moral et matériel, surtout ceux de l’apprentissage, l’établissement des bons rapports entre patrons et ouvriers, le règlement de leurs différends, l’établissement d’institutions favorables au bien du métier, caisses, tribunaux arbitraux, écoles, bourses du travail… L’autre forme de groupement porte le nom de Gewerkvereine. Ces associations ne sont pas catégorisées par industrie spéciale. Elles reposent sur le principe de la défense des intérêts par le Self help. Elles procèdent d’une autre idée que les anciennes corporations, mais s’occupent aussi des intérêts professionnels. C’est l’équivalent des chambres syndicales françaises. Elles existent surtout dans l’Allemagne du Sud. Elles se forment librement, mais elles sont soumises aux prescriptions de la loi et doivent se soumettre à toutes les règles édictées par le législateur, si elles veulent profiter des facilités que donne le nouveau droit civil allemand, qui reconnaît la personnalité civile à toutes les sociétés inscrites conformément à la loi.

Mais il ne faut pas se laisser duper par les mots. Ces corporations ou unions allemandes ne sont guère que des syndicats de patrons coalisés en vue de la défense des intérêts de la petite industrie. Les corporations font cependant une place aux ouvriers qui jouent un rôle dans certaines institutions accessoires, mais ce rôle subalterne et ces attributions mal définies contribuent au mécontentement et favorisent la propagande socialiste.

Presque partout, il s’est constitué, à côté des corporations, des syndicats ouvriers. Il y a des groupes d’ouvriers catholiques spéciaux aux métiers de la petite industrie. Ce sont les Gesellenvereine, fondés par Kolping, et les Arbeitervereine. Il y a aussi des Vereine protestans. Il y a des groupes libéraux établis sur le principe des trade-unions anglaises, sous la direction du parti progressiste allemand : ce sont les Gewerkvereine. Enfin, les groupes socialistes forment des unions qui portent le nom de Gewerkschaften et de Fachgenossenschaften. Toute cette organisation est encore à l’état rudimentaire et le temps seul pourra donner à l’ensemble l’homogénéité et l’unité nécessaires. Le législateur et les patrons ont à lutter contre l’influence du socialisme, qui est hostile au groupement professionnel et ne voit dans les associations que des machines de guerre contre la société.

Les Allemands ne sont pas encore d’accord sur les résultats moraux et politiques obtenus. Mais rien n’est plus instructif que l’étude de cette législation et des réformes qui sont projetées. La question posée n’est pas seulement sociale, elle est économique et politique ; on ne demande pas seulement à la corporation de rétablir la paix entre patrons et ouvriers, on lui demande de conserver contre la concurrence du dehors et la concurrence du dedans la petite industrie, qui semble condamnée à disparaître tôt ou tard. La discussion soutenue au Reichstag et à l’assemblée de Cologne par le docteur Karl Bûcher, professeur à Leipzig, le docteur Hitze, député, professeur à Munster, et le docteur von Philippovitch, professeur à Vienne, présente, à ce point de vue, le plus grand intérêt.

La loi tend à assurer la représentation des intérêts et à créer une sorte de coopérative entre tous les petits producteurs, leur permettant de travailler dans des conditions aussi avantageuses que les grandes sociétés de capitaux. « Ce qu’il importe de remarquer, c’est l’idée de l’organisation et de la représentation des intérêts suivant une classification pratique et utile, en assurant la collaboration des métiers à la solution des graves questions qui les concernent et en leur donnant le moyen d’élever la voix et de la faire entendre régulièrement dans les sphères officielles. » Cette idée de représentation des intérêts aura tôt ou tard pour conséquence une modification dans l’organisation du suffrage universel. On s’en préoccupe beaucoup en Allemagne, on commence à s’en préoccuper en Belgique et en Suisse, et elle apparaît déjà dans les programmes socialistes. Mais, jusqu’à présent, il n’a été fait aucune tentative législative dans ce sens.


V

Plus libre dans ses délibérations, le parlement autrichien a entrepris une véritable reconstitution du régime corporatif. Au premier abord, les lois sur les caisses de maladie, de vieillesse ou d’accidens semblent calquées sur la législation allemande ; au fond, l’esprit est très différent. Le législateur a voulu, avant tout, faire de la corporation un élément de combat ; il s’est préoccupé de sauvegarder la petite industrie et la petite propriété contre les empiétemens des capitaux coalisés et contre la concurrence juive. Ce besoin de protection et de résistance l’a conduit à reconstituer, sous une forme rajeunie, les anciennes maîtrises et jurandes. L’organisation est complète. Ouvriers et patrons trouvent dans la corporation la représentation de leurs intérêts et la possibilité de régler en commun les conditions de la production. Mais, comme il arrive le plus souvent dans les réformes tentées par voie parlementaire, l’effet de ces lois est faible, car elles ont à lutter contre une administration hostile, imbue des doctrines libérales, et tenue dans une sorte de servage par les sociétés secrètes et la haute finance juive. Le joséphisme est encore puissant dans l’administration autrichienne ; l’élément protestant et allemand continue, en dépit du souverain et du parlement, une guerre sourde et implacable contre le catholicisme ; c’est assez dire à quelles oppositions se sont heurtés les promoteurs du mouvement, les chrétiens-sociaux. Il faut tenir compte aussi du mouvement nationaliste, qui rend impossible dans l’empire d’Autriche une législation unifiée. La législation autrichienne est donc plus intéressante à étudier dans ses tendances que dans ses résultats.

En Autriche, la grande industrie reste encore en dehors de toute réorganisation du travail. Elle supporte les charges des lois sur l’assurance obligatoire contre les accidens et les chômages forcés qu’entraînent la maladie ou la vieillesse. Ces lois sont calquées sur la législation allemande. Les principales lois qui réglementent le travail sont : 1° la loi sur l’organisation sociale de l’industrie ; 2° la loi créant un corps d’inspecteurs des fabriques ; 3° la loi sur l’assurance obligatoire des ouvriers contre les accidens ; 4° la loi sur l’assurance obligatoire des ouvriers contre la maladie ; 5° la loi sur l’assurance obligatoire contre la vieillesse.

Toute cette législation s’est inspirée des paroles du prince Aloyse de Liechstenstein : « Le travail n’est pas une affaire privée, mais une fonction déléguée par la société à chacun de ses membres. Le paysan qui laboure son champ, l’ouvrier qui travaille dans son atelier est un fonctionnaire de la société, aussi bien que l’employé du gouvernement dans son bureau, ou l’officier sur le champ de bataille. Le travail, comme toute fonction, crée donc des obligations réciproques entre celui qui le fournit, la société, et celui qui l’exécute, l’ouvrier. » Auprès de cette conception, combien paraît étroite la définition qui fait du travail une marchandise soumise à la loi de l’offre et de la demande ! Ces lois ont été votées par une majorité catholique et très nettement fédéraliste.

La grande industrie est en Autriche aux mains des juifs et des Allemands ; une organisation corporative établie suivant le type allemand eût soumis l’industrie slave, encore faible et à ses débuts, au contrôle et à la surveillance de l’élément judéo-allemand. Dans les assemblées ouvrières, l’élément catholique eût été débordé par l’élément libéral. Les partis slaves et catholiques se sont unis sur le terrain social et ont su donner à la législation un caractère qui lui est propre. Aussi, tandis que les lois allemandes, constituant une partie intégrante du plan de campagne contre les socialistes, apparaissent trop souvent comme des lois de police et de réglementation, les lois autrichiennes ont surtout pour but de faire naître une généreuse émulation sur le terrain chrétien et social.

Il est difficile de porter un jugement définitif sur la loi du 15 mai 1883, qui rétablit les corporations détruites par la patente impériale de 1859, et les reconstitue, pour la petite industrie, sous la forme obligatoire, avec son apprentissage obligatoire, ses maîtrises, sa réglementation étroite. Mais il importe d’en bien faire ressortir l’économie. Les professions sont classées en trois catégories : 1° les professions libres, c’est-à-dire le commerce, le travail en fabrique, le travail à domicile ; 2° les professions considérées comme des métiers ; 3° les professions concessionnées, qui, en raison de leur utilité ou par raison d’ordre public, sont astreintes à autorisation et à surveillance. Les premières seules peuvent être exercées par le premier venu, qui n’a qu’une déclaration à faire. Pour exercer les autres, il faut un certificat d’apprentissage ou un certificat d’aptitude délivré par une école professionnelle.

Ce qui distingue surtout ces corporations des corporations allemandes, c’est que leur action ne s’étend pas au-delà de la commune ou d’un groupe de communes. Elles ont une administration autonome et vivent d’une vie indépendante, comme les anciennes ghildes ou corporations. Un grand nombre de corporations de métiers existent aujourd’hui en Autriche ; les résultats politiques et moraux ont été considérables dans certaines villes, les résultats économiques sont plus difficiles à reconnaître et plus discutables. Les caisses de secours, les cours professionnels ont produit beaucoup de bien, la participation des patrons aux dépenses des caisses de secours a amené un très réel apaisement. Les commissions arbitrales ont également été très bien accueillies dans un pays où n’existe pas l’institution des conseils de prud’hommes. On a pu cependant leur adresser certains reproches. Le principal, c’est le groupement arbitraire et la solidarité un peu factice qu’elles créent entre des industriels ou artisans n’ayant pas d’intérêts communs. « Reposant à la fois sur le groupement des industries similaires et sur le morcellement par provinces[3], les corporations autrichiennes n’ont parfois pu avoir une importance suffisante qu’en rapprochant des industries qui, en fait, n’ont rien de similaire. » De là des difficultés et des tiraillemens.

Les corporations se sont reconstituées facilement dans les provinces catholiques, le Tyrol, le Voralberg, la Moravie, la Haute Autriche, où l’ancienne organisation avait survécu à la loi de 1859. Il n’en a pas été de même dans les centres ouvriers allemands travaillés par le socialisme. Les compagnons ont voulu profiter du droit d’association pour s’organiser, tenir tête aux patrons et discuter contradictoirement avec eux les questions de salaire, de durée des heures de travail, d’apprentissage et de placement. Les patrons ont résisté et ont réclamé l’appui de l’administration, qui, toute pénétrée des idées libérales allemandes a interprété la loi dans le sens le plus restrictif. C’est une des principales causes du retard signalé dans la réorganisation. La crise politique que traverse aujourd’hui l’Empire, et qui a été si bien exposée ici même par M. Charles Benoist, explique suffisamment l’arrêt que subit en ce moment le mouvement corporatif en Autriche et ne permet pas de juger quels effets d’apaisement il a pu produire. Mais, au point de vue spécial qui nous occupe, il est d’autant plus intéressant à étudier, car il prouve qu’en pareille matière, les initiatives individuelles ne suffisent pas, que les courans populaires, lors même qu’ils se produisent dans le sens de la tradition, risquent de dévier et de ne pas aboutir, sans le secours d’un pouvoir fort et assez centralisé pour coordonner dans une œuvre commune les groupemens professionnels, dont l’horizon est souvent assez borné et qui ont une tendance excessive au particularisme et aux rivalités de classe et de métier.


VI

En Belgique, le mouvement corporatif s’est manifesté également par la création de puissans syndicats de patrons et d’ouvriers, et la législation, très libérale, n’a pas fait obstacle à leur création. Mais le socialisme, puissant et très bien dirigé, a dérivé le courant par la création de maisons du peuple et de grandes sociétés coopératives de production, dont le Vooruit de Gand est le type le plus célèbre. Le parti catholique s’est efforcé de détourner le mouvement dans le sens corporatif par la création de chambres du travail et par une série de lois ouvrières, sur lesquelles nous n’avons pas à insister[4]. Il ne semble pas que le caractère des ouvriers belges les porte aux initiatives audacieuses des ouvriers anglais, et les patrons témoignent à ce sujet des défiances qui se comprennent trop bien après les scènes de violence auxquelles ont donné lieu les dernières grèves. Peut-être le gouvernement belge aura-t-il à regretter de ne pas avoir cherché dans le groupement professionnel et la représentation des intérêts une base de suffrage plus facile à justifier que les réformes actuellement discutées, mais, en dépit des avertissemens donnés par des hommes de grande valeur, il faudra surmonter sur ce point des résistances invincibles.

En France, rien n’a été fait. Les révolutions politiques ont arrêté tout mouvement de réorganisation. Les gouvernemens n’ont longtemps vu dans les associations que des instrumens de conspiration, et les sociétés secrètes n’ont que trop justifié les appréhensions qu’elles causaient. Comme il arrive toujours, on s’est trouvé pris dans un cercle vicieux, les associations interdites ont été délaissées par les travailleurs honnêtes, et, seuls, les fauteurs de désordre ont bravé les prohibitions. Plus on prenait de précautions contre les associations et plus on les rendait dangereuses. Ce n’est qu’en 1884 qu’on a abrogé, en faveur des ouvriers et des patrons, la loi de 1791, et nous venons de voir que la liberté d’association est encore refusée aux autres citoyens. Cependant, en France comme partout ailleurs, l’instinct du peuple le ramène invinciblement à cette forme, à ces groupemens dans lesquels il trouve du secours et des garanties, et la rapidité avec laquelle se sont formés les syndicats de toutes professions montre combien l’idée corporative est restée au cœur des ouvriers. En dehors de cette loi, il a été fait peu de chose, à l’exception de quelques dispositions dans les lois sur les délégués mineurs, sur les sociétés coopératives. Le législateur a abandonné à l’initiative privée l’organisation des corporations.

Nous croyons que c’est une grave erreur, et que, dans une évolution aussi grave, qui peut et doit avoir sur l’avenir du pays de si incalculables conséquences, il n’est pas possible de rester neutre ou indifférent. Nous avons vu, par l’exemple des trade-unions anglaises, que l’initiative privée ne suffit pas pour résoudre tous les élémens du problème, et que, livrés à eux-mêmes, les ouvriers de certaines catégories peuvent seuls espérer constituer des organismes complets, remplissant, au point de vue économique et social, tout le rôle des véritables corporations. L’Etat doit diriger et favoriser le mouvement ; il doit préconiser les meilleures formules, constituer le cadre légal, déterminer la part qui incombe, dans les sociétés d’assistance mutuelle, aux patrons, aux ouvriers, et même aux communes qui se déchargent sur les corporations d’une partie des charges de l’assistance publique.

C’est par l’autorité et par la tradition qu’il faut résoudre le problème. La France, pas plus qu’aucun autre peuple, n’échappera à cette nécessité. Ce problème de l’organisation du travail est capital dans une démocratie. Dans les régimes aristocratiques ou parlementaires, les questions de politique proprement dite ont une importance prépondérante ; mais, dans les pays où les travailleurs constituent par leur nombre la véritable classe dirigeante, la question du pain quotidien, la question du salaire est évidemment celle qui passionne tous les esprits. Pour lutter contre le socialisme, il faut, coûte que coûte, apporter une solution. La France ne doit copier personne, elle doit pouvoir trouver dans son génie national, dans ses traditions, l’organisation nécessaire, sans l’emprunter aux Allemands ou aux Anglo-Saxons.


Tel est, dans ses grandes lignes, le mouvement corporatif qui s’est dessiné en Europe dans la seconde moitié de ce siècle. C’est une réaction contre la doctrine du laisser faire, qui, sous prétexte de ne pas contrarier le jeu des lois économiques, n’est au fond que la loi du plus fort ; c’est une résistance contre l’intervention abusive de l’Etat, que les socialistes voudraient investir d’un pouvoir sans limites. Peut-être est-il encore prématuré de se prononcer sur l’issue de la lutte engagée, d’autant que, dans aucun des pays que nous venons d’étudier, l’organisation professionnelle n’a reçu sa forme définitive, et qu’elle est encore dans la période de formation. Mais, dès maintenant, on peut constater que ce mouvement, loin d’être révolutionnaire, est au contraire traditionnel, et, dans la meilleure acception de ce mot, conservateur. Il tend à sauvegarder la vraie liberté du travail et à protéger l’indépendance et la dignité des ouvriers.

Partout où il est sorti de la phase chaotique, il constitue le plus insurmontable obstacle aux progrès du collectivisme et de la révolution cosmopolite ; à tous ces points de vue, il mérite d’appeler l’attention de ceux qui se préoccupent des dangers de la société moderne. Il donne les solutions les plus pratiques pour l’organisation de l’assistance mutuelle, pour la régularisation de l’offre et de la demande, pour la réglementation du travail et autres problèmes qui intéressent à si juste titre les générations actuelles, et il permet d’entrevoir dans un avenir prochain un mode rationnel et satisfaisant pour tous de la représentation des intérêts et de la représentation politique, que le suffrage universel inorganique, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, n’assure véritablement pas. Mais nous n’insistons pas sur ce point, que M. Charles Benoist a ici même mis en lumière dans ses remarquables études sur « la Crise de l’État moderne. »

Nous entendons nous borner à signaler des faits que chacun peut contrôler et dont il est facile de tirer les conclusions logiques. Nous devons cependant insister, en finissant, sur le rôle considérable que les gouvernemens sont appelés à jouer dans cette réorganisation. Partout où le mouvement corporatif a rencontré l’appui d’une autorité forte et stable, les résultats ont été considérables et définitifs, malgré la diversité des méthodes employées ; lorsqu’il s’est produit dans des pays où le gouvernement est faible, sans attaches fixes, subissant des influences extérieures, et soumis aux coalitions d’intérêts qui sont l’essence même du régime parlementaire, le groupement s’est heurté à des obstacles de tout genre, et le socialisme en a profité pour le détourner de son objectif et pousser à la lutte des classes. Toutes les réformes vraiment pratiques et fécondes n’ont pu être réalisées qu’avec le concours du gouvernement et dans le sens de la tradition. Cela ne veut pas dire que, conformément à une théorie célèbre, l’humanité tourne sans cesse en cercle, et que tout progrès apparent n’est qu’un éternel recommencement, mais cela veut dire que, pour les nations comme pour les individus, la vie est régie par des lois éternelles, inéluctables, auxquelles il faut qu’elles se soumettent pour grandir et accomplir leurs destinées.


CH. LE COUR GRANDMAISON.


  1. Funck Brentano, Philippe le Bel en Flandre, p. 51.
  2. L’ouvrier libre, par M. E. Keller.
  3. Gruner, Loi d’assistance et de prévoyance en Allemagne.
  4. Voyez l’article de M. Charles Benoist dans la Revue du 15 janvier 1899.