Le Mouvement financier de la quinzaine - 1er août 1884
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE
Les préoccupations relatives au choléra, au conflit franco-chinois, et à la conférence de Londres ont pesé depuis le commencement du mois sur le marché financier. Les cours des rentes et des valeurs en général ont peu baissé, mais le mouvement des transactions a été très sensiblement ralenti ; la spéculation, qui venait d’être si maltraitée par les événemens à la fin de juin, a été fort empêchée de réagir contre le malaise général et de mettre en action les élémens sérieux de reprise que lui offrait l’abondance extrême de l’argent, constatée à la fois par l’abaissement du taux de l’escompte, les achats constans de l’épargne, et les facilités de plus en plus grandes que trouvent les acheteurs à terme à se faire reporter.
À la dernière liquidation, le report est tombé à 0 fr. 02 ou 0 fr. 03 sur le 4 1/2, à 1 ou 2 francs sur les grosses valeurs, comme le Suez, le Gaz, etc. ; à 0 fr. 50 sur les actions de quelques-unes de nos compagnies de chemins de fer, au pair sur un assez grand nombre de titres. On a coté du déport sur la Banque de France, sur le Comptoir d’escompte, sur le Panama, dont les titres venaient de perdre une vingtaine de francs en quelques jours.
Il y avait donc un découvert ; le fait devenait indéniable par le seul témoignage de la cote des reports. Mais les circonstances pouvaient-elles permettre à des haussiers dont la déconvenue venait d’être si forte depuis quelques semaines, de reprendre immédiatement l’avantage en forçant les vendeurs à se racheter quand même, en dépit de tous événemens fâcheux et alarmans ? Bien des raisons devaient tenter les acheteurs, et parmi ceux-ci nous comprenons certains établissemens de crédit de première importance, qui, comme le Crédit foncier de France et le Crédit lyonnais, passent pour être chargés de gros paquets de rente dont la réalisation, aux cours actuels, écraserait le marché et provoquerait une panique générale. Pourquoi ne recommencerait-on pas, par des achats persistans au comptant et à terme, à faire le vide sur ce marché déjà déserté par la plus grande partie de sa clientèle, surtout au moment où la mise en paiement des coupons de juillet, va jeter dans la circulation des sommes considérables dont l’emploi en sérieuses valeurs de Bourse est tout indiqué ? La bonne tenue du marché du comptant finirait par réagir sur les dispositions naturellement moins confiantes du marché à terme ; les vendeurs en spéculation se montreraient plus craintifs, et bientôt croiraient prudent de se racheter, ce qui faciliterait la hausse, alors même que la situation ne semblerait pas comporter un tel mouvement.
C’est ce programme que l’on a vu en partie se réaliser cette quinzaine. Les cours ont d’abord fléchi quelque peu sous le poids des télégrammes de Toulon, puis de ceux de Marseille, annonçant une extension régulière de l’épidémie. Mais la réaction n’a pas tardé à s’arrêter, parce que la spéculation disposée à vendre s’est aperçue que l’on maintenait les cours au comptant avec une extraordinaire fermeté. Les affaires se sont aussitôt restreintes au minimum des périodes de vacances et de chômage d’été, et il a suffi de quelques achats pour relever assez brusquement les cours le jour même où la mortalité cholérique devenait vraiment inquiétante à Toulon. Il n’y a pas de conclusions sérieuses à tirer, pour l’avenir du marché, de ces mouvemens de Bourse, qui, comme celui que nous venons d’expliquer, semblent contraires à toute logique. Il est fort probable que les affaires resteront en fait dépourvues de toute animation jusqu’au mois d’octobre. Nous venons de dire pourquoi on pourra faire monter, par intermittences, les fonds français et quelques bonnes valeurs. Mais la situation ne comporte évidemment pas une hausse soutenue et durable, un mouvement analogue à celui qui, de janvier à mai, avait relevé de 2 ou 3 francs les cours de nos rentes.
Il est impossible que le monde des affaires se désintéresse des graves événemens qui lui causaient, il y a moins d’un mois, de si justes alarmes. La conférence de Londres est réunie, mais il est encore bien douteux qu’elle aboutisse à un résultat satisfaisant, soit au point de vue de la politique générale et de l’entente entre les puissances, soit au point de vue des intérêts des créanciers de l’Egypte. Le gouvernement français a résolu de demander à la cour de Pékin une indemnité sérieuse pour la violation du traité de Tien-Tsin. Il est possible que la Chine reconnaisse promptement ses torts et nous donne pleine satisfaction. Il y aurait peut-être toutefois quelque inconvénient à escompter sans plus tarder cette heureuse issue du conflit. Les entrevues de Li-Fong-Pao avec notre ministère des affaires étrangères ne paraissent avoir rien réglé.
La spéculation peut encore moins négliger les indications si défavorables fournies sur notre état économique par les chiffres de notre commerce extérieur, par les recettes des chemins de fer, par le résultat du rendement des impôts pendant le premier semestre de 1884. Le résultat est très peu satisfaisant. Il y a, pour le seul mois de juin, une moins-value de 10 millions sur les évaluations budgétaires. Depuis le 1er janvier, l’insuffisance atteint déjà 40 millions, et la diminution du rendement, par rapport aux recettes réalisées en 1883, dépasse 15 millions. On ne peut espérer que les chiffres du second semestre comblent le déficit ainsi créé. Le mal ira au contraire en s’aggravant. Le choléra, par les quarantaines et autres mesures sanitaires adoptées par les gouvernemens étrangers et chez nous-mêmes par les autorités administratives et municipales, va entraver sur un grand nombre de points les transactions commerciales. Les transports diminueront encore, les échanges se restreindront, et l’on devra se féliciter si, en fin d’exercice, le déficit ne dépasse pas une centaine de millions. Pendant ce temps, le montant des dépenses se sera certainement accru, le Tonkin et Madagascar réclamant de nombreux millions, et la commission du budget s’évertuant vainement à dresser sur le papier une liste d’économies à réaliser dans les différens ministères, et que l’expérience démontrera irréalisables.
Le seul argument à opposer à ces considérations d’ordre général est l’abondance de l’argent. L’épargne a des disponibilités considérables. Elle a à recevoir depuis le 1er juillet le montant d’innombrables coupons d’obligations de chemins de fer, et, depuis le 5 courant, elle a pu toucher, sur les valeurs diverses, des coupons dont voici les plus importans : 53 francs sur les actions de Suez, 43 sur les Délégations, 41 sur les Parts civiles, 53 sur le Nord, 80 sur le Crédit foncier, la Banque de Paris et les Omnibus, 25 sur le Midi, le Crédit foncier d’Autriche et la Banque ottomane, 22 sur les Voitures, 20 sur les Magasins généraux de Paris, les Chemins Andalous, les Méridionaux italiens, 18 sur le Nord de l’Espagne, 15 sur la Compagnie transatlantique et sur les Portugais, 13 sur le Saragosse, 12 sur les Autrichiens. Presque tout cet argent se reporte immédiatement sur les rentes et les obligations de chemins de fer.
Déjà le 3 pour 100 s’est relevé à 76.50 et le 4 1/2 à 107.10. Les détenteurs de ce dernier fonds auront à toucher dans quinze jours le montant d’un coupon trimestriel ; ce qui explique les achats au comptant. Quant aux actions de chemins de fer, elles ont baissé de 15 à 20 francs. Ces titres ont été entraînés dans le recul général et de plus subissent l’influence de la faiblesse persistante de leurs recettes hebdomadaires. Cependant les acheteurs sont déjà revenus au Midi à 1,150 et au Lyon à 1,180.
Les valeurs du Suez ont également à lutter contre l’effet des diminutions de recettes. Au-dessus de 1,900 francs, les offres sont redevenues rares ; la moindre amélioration dans l’état du marché provoquerait la réapparition de ce cours.
Le Gaz s’est soutenu au-dessus de 1,500 francs, par suite du gain de son procès contre la ville devant le conseil de préfecture. La ville a vu repousser sa demande tendant à un abaissement des tarifs de la Compagnie. Il lui reste, pour obtenir la diminution désirée du prix du gaz, la voie de l’arrangement à l’amiable au moyen d’une prolongation de la durée du monopole.
Les titres des établissemens de crédit sont restés à peu près immobiles. Il est vrai que la plupart n’ont échappé à la baisse que par l’abandon absolu où les oublie la spéculation et par une absence presque complète de transactions. D’ailleurs il n’y a pas de motifs sérieux de hausse sur cette catégorie de titres, les émissions les plus récemment tentées ayant complètement échoué.
Les fonds étrangers ont été assez maltraités depuis quinze jours, surtout l’Italien, qui n’a pu reprendre sans quelque peine le cours de 93, après détachement d’un coupon de 2 fr. 17, et l’Extérieure d’Espagne, qui, après le paiement de son coupon, a immédiatement baissé de 1 franc. En Italie, le parlement s’est séparé sans que l’affaire des conventions de chemins de fer ait pu être portée devant lui, ce qui a été un désappointement assez vif pour la spéculation. L’Unifiée d’Égypte se maintient très ferme à 295. Les propositions de l’Angleterre ont été accueillies froidement par les représentans des puissances, et les porteurs de titres ne désespèrent pas de voir leurs intérêts vigoureusement défendus dans la conférence. Les combinaisons les plus diverses sont mises en avant pour parer aux difficultés de la situation ; une des plus intéressantes est celle que signalaient hier des dépêches de Londres et qui tendrait à l’émission d’un impôt général sur le revenu en Égypte. Les créanciers ne seraient atteints ainsi qu’indirectement et leurs droits resteraient intacts.