Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/Biographie
JEAN GRAVE
Jean Grave ! Pour tous ceux dont la jeunesse fut mêlée à l’ardent mouvement social endigué entre les années 1890 à 1910, ce nom évoque le tumultueux idéalisme qui battit de son flux toute une génération d’intellectuels et d’artisans que la mystique humanitaire avait portés les uns vers les autres, dans le noble souci d’une société meilleure.
Que, pour la bâtir, les constructeurs se soient âprement confrontés, qu’un apparent désordre ait donné quelquefois le pas aux empiriques, que les théoriciens aient dû momentanément s’incliner devant certains ultimatums puérils, ces variations mêmes marquent l’élan vital des doctrines qui passionnèrent les esprits vingt ans durant pour aboutir au témoignage universel de cette faillite hagarde des plus généreux espoirs dans le sang et l’horreur.
L’enfance de Jean Grave fut celle de la plupart des enfants du peuple. Né au Breuil en 1854, dans l’arrondissement d’Issoire où ses premières années sont bercées des légendes que content les veillées en Limagne, il arrive à Paris pour s’asseoir sur les bancs de l’école. Ses parents habitent une chambre, rue Neuve-Sainte-Geneviève, maintenant rue Tournefort, et le futur anarchiste est un petit garçon tranquille, d’une grande timidité, qu’il a précieusement gardée, et qu’animent alors les rêves multicolores et les changeants désirs de l’enfance, Comme tant d’autres, il n’a connu, lui aussi, des joies familiales, que le spectacle si quotidien du père qui se lève dès l’aube, pour rentrer le soir muet de fatigue, et d’humeur instable ; d’une mère fragile, inquiète provinciale, que la vie fiévreuse du faubourg et l’obscur logis courbent lentement vers les colloques secrets avec la mort ; d’une jeune sœur qu’il faut surveiller, au défaut de la mère rivée aux travaux d’aiguille : menue et persistante pluie de tristesses qui tombe sur les jeunes têtes pour en faire, plus tard, des révoltés ou des vaincus.
Tour à tour placé chez un mécanicien, un forgeron, un cordonnier, le petit Grave mène la rude vie de l’apprenti ; les brimades des camarades et l’incohérente autorité des patrons l’ont enseigné mieux que les philosophes sur les hommes ; de sens droit, il hait l’injustice et l’arbitraire et son indignation d’enfant, quand de solides lectures l’auront éclairé sur les inégalités inexpiables d’une société qui ne repose que sur des intérêts et des appétits, s’affirmera latente dès l’adolescence, pour le poser définitivement en réfractaire.
Il vit la Commune avec son père, insurgé ; un an plus tard il perd successivement sa mère et sa sœur qu’il a veillées jusqu’au dernier jour. Puis il part soldat. Il a consigné, dans la Grande Famille, toutes les rancœurs, toute sa haine. Qui pourrait l’en blâmer quand de bourgeois écrivains comme Lucien Descaves ou Abel Hermant ont signé les pénétrants et accablants témoignages que sont Le Cavalier Miserey et Sous-Off ?
Libéré par dispense, seule vraie fortune peut-être qu’il ait eue sans partage, il revient à Paris où il peut vivre, selon son humeur, avec des camarades d’idées. Il crée là, avec eux, un foyer actif de propagande, le Groupe d’Études des Ve et XIIIe arrondissements dont il est le secrétaire, où la bataille connaît enfin un but, celui que Jean Grave s’est assigné, l’organisation du parti anarchiste. Celle-ci, paradoxale en apparence, n’en fut pas moins, à l’origine, l’idéal qu’il se flattait d’atteindre. Et de grands noms viennent sous la plume ; Caffiero, Tcherkesoff, Malatesta, Kropotkine, Élisée Reclus, les apôtres de l’anarchie, par leur parole, par leur action, leurs secours servent avec enthousiasme le jeune propagandiste.
Dans ce livre, le lecteur retrouvera, sans fard, ces hautaines figures, burinées par l’homme qui fut leur ami, en une langue simple et drue qui est la marque de son esprit et de son caractère.
Son œuvre vivante, ce fut La Révolte, puis Les Temps Nouveaux, tâche admirablement ingrate où l’homme public, le doctrinaire en butte simultanément à la vindicte d’une gérontocratie apeurée et à la scurrilité facile des surgeons libertaires, sut garder la calme attitude qui convient au pilote d’une noble cause.
Quelque jugement qu’on en ait aujourd’hui, ceux qui ont connu les heures héroïques de ce temps, chimérique déjà, n’ouvriront pas ce livre sans émotion.
Tel Aristée, peut-être leur sera-t-il donné d’entendre un jour prochain bourdonner un essaim de libres abeilles « dans le ventre des taureaux immolés ! »
Mais, pour répéter Virgile, ne sera-ce pas un nouveau prodige ?