Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/II

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Les œuvres représentatives (p. 21-Ht02).

II

MES PREMIÈRES RELATIONS AVEC LA MAGISTRATURE DE MON PAYS


La fin de l’année 1882 fut assez mouvementée. Le directeur des mines de Montceau-les-Mines, un nommé Chagot, faisait peser sur son personnel une oppression sans bornes. Clérical enragé, ses ouvriers devaient faire montre d’esprit religieux et faire baptiser leurs enfants.

Poussés à bout, les ouvriers se soulevèrent, Une nuit de la fin d’août, une bande de trois à quatre cents hommes, armés de fourches, de revolvers, se répandirent dans la campagne, brisant les croix et les statues de la Vierge plantées aux carrefours des routes, appelant la population aux armes et arrêtant, comme otages, des propriétaires, des curés, des fonctionnaires.

Ces « scènes de désordre », pour parler le langage des gazettes bien pensantes, se renouvelèrent plusieurs nuits.

Il n’en fallait pas plus pour donner la frousse à ceux qui trouvent que tout est pour le mieux dans la meilleure des sociétés capitalistes. C’était une bonne occasion pour les gouvernants de démontrer qu’ils avaient de la poigne. Non seulement ils firent procéder à des arrestations d’ouvriers de la région, mais ils préparèrent une rafle des anarchistes

Comme je l’ai dit dans le précédent chapitre, dans le milieu de la même année, était paru, à Lyon, le Droit Social, organe hebdomadaire des anarchistes de la région, dont les articles ne tardèrent pas à atteindre un ton auquel, jusque-là, justiciarts et gouvernants n’étaient pas habitués. Le Droit Social dut disparaître sous les amendes et les années de prison dont les robins gratifièrent ses gérants, Mais ce ne fut que pour céder la place à l’Étendard Révolutionnaire, dont, pour ne pas perdre de temps, le premier numéro fut déféré à la cour d’assises, La lutte dura jusqu’en juin 1884, c’est-à-dire deux ans.

À l’Étendard succéda la Lutte, qui céda la place au Drapeau Noir, qui fut suivi de l’Émeute qui, elle-même fut remplacée par le Défi. Mais ici, la course à la mort s’accélère. Les nouveaux journaux sont tués au bout de deux ou trois numéros. Après le Défi parut l’Hydre Anarchiste qui eut six numéros ; l’Alarme qui vint ensuite alla jusqu’à huit. Mais le Droit Anarchiste qui lui succéda, tout comme le Défi, n’en eut que trois. Les gérants se succédaient sans interruption. La ténacité anarchiste ne pliant nullement devant les tracasseries, ce fut l’argent qui manqua, pour continuer la lutte.

Je reviens à mes moutons.

Le 18 octobre 1832 s’ouvrait le procès des ouvriers arrêtés à Montceau, Blanzy et autres localités dépendant du fief Chagot. La même semaine, on arrêtait Bordat, Bernard, à Lyon. À Paris, nous fûmes cinq à profiter du coche.

C’étaient : Crié, secrétaire de rédaction à la Bataille, de Lissagaray, Vaillat, Hémery-Dufoug, orateur populaire dans les réunions, et moi. Il y avait bien un sixième mandat, destine à E. Gautier, mais celui-ci avait organisé une tournée de conférences et se trouvait en route, lorsque les arrestations furent opérées.

Il m’a même été dit que Gautier, ayant eu vent de ce qui se préparait par Goron, chef de la Sûreté, — un ami de collège — avait organisé cette tournée qui devait le mener à Genève, en vue d’arriver dans cette ville avant que crevât l’orage.

Si la chose est vraie, son calcul tourna contre lui, car, se trouvant à Lyon au moment des opérations judiciaires, ce fut là qu’il fut cueilli, emprisonné et trouvé « bon » pour le procès qui se préparait.

Nous fûmes arrêtés un samedi. Il n’était pas encore cinq heures du matin lorsque je fus réveillé par des coups frappés à ma porte.

Je ne fus nullement surpris. Il m’était déjà arrivé de recevoir, à pareille heure, la visite de camarades de province, débarquant à Paris. Ce ne fut donc que pour la forme que je criai : « Qui est là ? »

— Ouvrez ! j’ai à vous parler.

Sans défiance, n’ayant qu’à allonger le bras, j’ouvris la porte à ce visiteur matinal.

Ils étaient deux qui firent irruption, se plaçant devant mon lit. L’un, une main étendue, comme pour me bénir, chose qui, je suppose, était loin de son intention. De l’autre main, il tenait un papier : « Au nom de la loi, je vous arrête, ne faites pas de résistance. J’ai le mandat d’amener ! »

Tout cela d’une seule traite, comme si cela n’avait fait qu’un seul mot. Il allait, il allait, faisant du cent cinquante à l’heure. Je puis m’être trompé, mais il me sembla que le bonhomme avait un fameux trac.

Assis dans mon lit, je regardais mes deux types, leur trouvant plutôt une « sale gueule ».

— Au nom de la loi, ne faites pas de résistance…, réitéra celui qui avait déjà pris la parole, toujours à la vitesse d’un express,

— Oui, c’est entendu. Mais où est le commissaire ?

— Je vous arrête. J’ai le mandat d’amener…

— Vous me l’avez dit, déjà, je ne sais combien de fois. Où est le commissaire ?

— Je vous arrête. Pas de résistance…

— Où est le commissaire ? Je veux le commissaire,

— Il est en bas. Faites pas de résistance…

Après tout, être arrêté avec ou sans commissaire, cela n’avait qu’une importance minime. Un peu plus, un peu moins de légalité, ça n’en couvrait pas moins le même arbitraire. Ayant, par acquit de conscience, encore une fois réclamé le commissaire Benoiton, je me décidai à m’habiller et à suivre mes sbires.

Face à ma demeure était la manufacture nationale des Gobelins, avec un poste de police. J’y fus conduit. Là, m’attendait une sorte de colosse que, par la suite, j’appris être le sieur Fouqueteau, commissaire de police du quai de Gesvres.

— Ah ! vous l’avez, fit-il vivement, et comme relevé d’anxiété. Qu’est-ce qu’il y a chez lui ?

— Oh ! c’est plein de papiers. J’avais les invendus de l’Égalité.

— Ah ! nous allons voir cela.

Je fus laissé sous la surveillance de deux « sergots », pendant que Fouqueteau, suivi de ses deux acolytes, allait perquisitionner chez moi ; — sans moi, autre entorse à la loi.

Après un temps qui me sembla assez long, revinrent mes trois escogriffes. Je fus emballé dans un fiacre, avec Fouqueteau et un des policiers, pendant que l’autre grimpait sur le siège, à côté du cocher.

En route, Fouqueteau me raconta ses souvenirs de lycée, qu’il dépeignit un peu comme une prison.

Arrivé à son bureau qui se trouvait dans les bâtiments du Théâtre, aujourd’hui théâtre Sarah-Bernhardt, je fus fourré au « violon » où je restai un temps assez long, à mon estimation. J’en fus tiré, à la fin, pour être conduit au Dépôt.

Dans ma cellule se trouvait déjà un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, — quelque employé sans doute, — arrêté, me dit-il, pour avoir « volé » des pommes dans un champ.

La journée se passa assez monotone. Je ne savais de quel « crime » j’étais accusé. Mais la durée de notre incarcération dépendait de notre juge d’instruction. Et, quoique la magistrature soit « indépendante », cela dépendait aussi des ordres qu’il avait reçus. D’autre part, j’avais oublié, en partant, de prendre de l’argent, et l’ordinaire du Dépôt n’avait rien de bien ragoûtant.

Il faisait nuit, lorsqu’on vint me chercher pour me conduire à l’instruction.

C’était un mot d’ordre, parmi nous, de ne jamais répondre aux questions que posaient un juge. Mais de l’astuce de ces « oiseaux », leurs questions insidieuses, je m’étais fait une idée de la difficulté de l’épreuve. Aussi, pour l’occasion, m’étais-je cuirassé des pieds à la tête.

Je ne subis qu’un interrogatoire de pure forme, et restai raide comme un piquet. Le juge ne se renseigna que sur mon identité. Il ajouta deux ou trois questions sans importance, auxquelles je répondis du ton le plus désagréable.

— Pourquoi vous a-t-on arrêté ? me demanda le juge.

— Je serais enchanté de le savoir.

Or il paraît que j’étais accusé « de pillage en bande armée », et autres peccadilles du même genre. Et moi qui ne me connaissais aucun crime sur la conscience !

L’interrogatoire terminé, de son ton le plus gracieux, le juge me dit : « Le greffier va vous lire votre interrogatoire, vous direz si vous avez quelque objection à opposer ».

Je ne prêtai que fort peu d’attention au grimoire que me lut le greffier ; j’étais davantage occupé à examiner mes deux types.

— Si vous n’avez aucune objection à formuler, vous allez signer votre interrogatoire, me dit le juge. — Il signifiait son élucubration, car il l’avait dictée tout au long.

Puis, de son air le plus engageant, il me tendit son porte-plume,

— Je ne signe pas.

— Ah ! — et il me regarda comme scandalisé de mon peu d’amabilité. Quelles objections avez-vous à faire ?

— Ça ne rentre pas dans mes idées de signer.

— Ah ! — et il fit une pause comme s’il ruminait sur mon manque de tact. Puis il donna l’ordre de m’emmener.

Et je m’en allai, trouvant, qu’après tout, répondre à un juge d’instruction ce n’était pas la mer à boire.

Dans la matinée du dimanche, Jeallot était venu déposer quelques sous au greffe à mon nom. La cantine n’étant pas encore passée, j’en profitai pour commander une tasse de café et quelques sous de saucisson.

Midi était passé depuis longtemps, lorsqu’on commença à distribuer les vivres commandés. J’étais en train de recevoir les miens, lorsque j’entendis appeler : « Vaillat » ! Tiens ! fis-je en moi-même, je ne suis pas le seul. Puis, ce furent Crié, Hémery-Dufoug, C’est ainsi que j’appris quels étaient les camarades qui faisaient partie de la fournée. Quelques instants après ce fut le nom de Gautier qui fut lancé. Mais Gautier était à Lyon.

Je n’avais pas encore eu le temps de goûter à mon café, lorsque, au bas de l’escalier, une voix appela : Grave !

Je descendis, un gardien me conduisit vers une espèce de cellule où m’attendait un grand monsieur, que je ne reconnus pas sur le moment. C’était M. Blancard des Salines, mon juge de la veille. Mais ce fut par les journaux que j’appris son nom.

— Que demandez-vous de moi ? finit-il par articuler.

— Moi, je ne vous demande rien,

— Ah ! et il me toisa de plus belle.

Après un silence, il reprit :

— J’avais donné l’ordre de vous conduire à Mazas — à Mazas on est beaucoup mieux qu’au Dépôt — J’y suis allé pour vous faire mettre en liberté. Ne vous y ayant pas trouvé, je suis vite accouru ici.

Il fit une pause, attendant quelque réplique.

À part son métier, ce juge, après tout, ne me semblait pas un mauvais diable. Se déranger pour nous faire élargir, cela marquait quelque peu de conscience.

Et, malgré ma raideur de commande, je me laissai aller à articuler un « Je vous remercie, monsieur », un peu sec. Après tout, c’était un juge. Et, lui tournant le dos, je m’apprêtais à sortir.

Mais il avait un discours à me sortir. Le gardien me barra la porte.

Tout ce que je me rappelle, c’est qu’il n’avait pas trouvé de motifs pour nous garder, mais qu’il était possible que, moi et mes camarades, soyons rappelés, que nous devions nous tenir à la disposition de la justice, etc., etc…

Puis, me faisant un grand salut :

— Au revoir, monsieur.

— Je ne tiens pas tant que cela à vous revoir.

C’était parfaitement malgracieux, cela j’en conviens, Surtout à l’égard d’un homme aussi aimable. Il en parut déconcerté, mais, ma foi ! c’était parti avant que j’eusse eu le temps de réfléchir. S’il y a besoin d’une excuse, c’était un cri du cœur.

Et comme je ne tenais plus en place, il m’accompagna au greffe, où il fit procéder aux formalités de la levée d’écrou.

Auparavant, il m’avait demandé si je n’avais rien à prendre dans ma cellule ? « Je n’avais que mon café et mon saucisson, ça sera pour mon camarade de cellule ». J’étais plus avide de respirer l’air de la rue.

Crié, plus tard, me raconta que le juge, en le libérant, lui avait dit qu’il le trouvait charmant, ainsi que les deux autres inculpés, mais que moi j’avais l’air sournois.

Sournois ! moi qui avais été de la plus grande franchise avec lui. Gracieux ! ça c’est une autre paire de manches !

Ce fut encore Crié qui me raconta que Blancard était légitimiste et que c’était pour faire pièce au gouvernement qu’il lui avait joué le sale tour de nous mettre en liberté. Sale tour, ou, simplement, parce qu’il était honnête homme ? Je ne sais. Toujours est-il que nous lui devions une fière chandelle. Les journaux de lundi annonçaient que l’ordre avait déjà été donné de nous transférer à Chalon, Cela rentrait dans les vues du gouvernement, évidemment. Ç’aurait été, alors, notre transfert à Lyon, notre implication dans le procès. J’étais sûr d’y écoper cinq ans. On avait trouvé de mes lettres, — écrites comme secrétaire du Groupe des Ve et XIIIe — chez presque tous les inculpés.

Une fois dehors, je m’empressai de trotter à la maison. La concierge m’apprit que les policiers étaient venus, une deuxième fois, perquisitionner, emportant un fort ballot.

La veille de mon arrestation, j’avais reçu, de Genève, une grande caisse contenant de nombreux exemplaires des différentes brochures publiées par le Révolté. Tout avait été raflé, y compris la caisse. Par contre, un modèle en bois, pour fondre des bombes, que m’avait fabriqué un camarade modeleur, avait été scrupuleusement laissé en place après avoir été examiné.

Le soir, ou le lendemain, Vaillat vint me voir pour savoir comment ça s’était passé avec moi. Les autres avaient eu l’heureuse idée de s’attendre à la sortie, alors que je n’avais pensé qu’à filer.

Mes relations avec Vaillat, comme avec les autres camarades arrêtés, s’étaient, jusque-là, bornées à nos rencontres dans les réunions que, tous, nous fréquentions assidûment Nous avons toujours formé des associations ou des « bandes » qui ne se connaissaient presque pas ou même pas du tout.

Ayant constaté le vol dont j’avais été victime, je m’empressai d’écrire à M. Blancard des Salines pour réclamer mes brochures, m’appuyant sur le fait qu’elles circulaient librement en France depuis longtemps, qu’elles étaient ma propriété et n’avaient rien à voir avec le procès dans lequel on voulait nous fourrer.

J’attendis une dizaine de jours, et comme sœur Anne, ne voyant rien venir, j’écrivis à l’Intransigeant, au Citoyen et à la Bataille, pour en appeler au public :

Paris, 26 octobre 1882.
Citoyen,

Ayant vainement réclamé auprès du juge d’instruction, qui avait ordonné mon arrestation, la restitution des objets enlevés de mon domicile, je ne trouve rien de mieux que de m’adresser à l’opinion publique.

Je lui laisse le soin de qualifier ce fait, d’autant plus que la perquisition — il paraît que cela s’appelle une perquisition — a été faite en mon absence.

M. Fouqueteau, commissaire de police, est monté chez moi pendant que j’étais au poste de l’avenue des Gobelins. Il y est retourné à dix heures du matin, alors que j’étais au Dépôt, et il a fait main-basse sur mes journaux, mes brochures, deux manuscrits, l’un sur « La Propriété », l’autre sur « Le Suffrage Universel », et sur un revolver qui était dans le tiroir de ma commode. Notez que les journaux ont paru librement en France, et que les brochures ne sont, en aucune façon, interdites.

Bien à vous et à la Révolution.

J. Grave.

Quelques jours après la publication de ma lettre, j’étais appelé chez le commissaire de police de mon quartier. Je me présentai chez le monsieur qui me donna lecture d’une communication, par laquelle on m’informait que les objets saisis avaient été envoyés au procureur de Chalon-sur-Saône. Que c’était à lui que je devais adresser ma réclamation.

Pendant ce temps, on arrêtait un peu partout : à Vienne, à Saint-Étienne, à Marseille, au Creusot, à nouveau à Montceau, à Autun, à Béziers. Enfin, à Thonon, arrestation de Kropotkine, qui s’y était réfugié après son expulsion de la « libre Helvétie » !

Cinquante-huit camarades qui, sans doute, n’avaient fait rien de plus que ceux qui furent relâchés, — n’est-ce pas le propre de ce genre de procès de rafler au petit bonheur, et de juger de même, — furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Lyon, sous le prétexte d’ « affiliation à l’Internationale » qui, depuis la féroce répression de 71, avait cessé d’exister en France. Il est vrai que ce prétexte valait tout autant qu’un autre. En réponse, une bombe fut lancée dans un établissement de nuit : l’ « Assommoir », où la haute gomme de Lyon avait l’habitude de se réunir. Une seule personne fut mortellement blessée. Les auteurs inconnus ayant pu s’échapper, ce fut une frousse indicible, que ne fit qu’accroître un nouvel attentat accompli quelques jours après contre un bâtiment de l’administration militaire, appelé la « Vitriolerie ».

La presse bourgeoise aboyait contre les anarchistes. Pendant un moment, il avait été question de l’arrestation d’Élisée Reclus, mais, comme il habitait en Suisse, les journaux en concluaient qu’il s’y était réfugié, à dessein. Élisée Reclus envoya au juge chargé de l’instruction du procès de nos amis la lettre suivante qui fut reproduite dans quelques journaux :

Monsieur Rigot, juge d’instruction à Lyon,

Je lis dans le Lyon Républicain du 23 décembre que, d’après l’instruction, les deux chefs et organisateurs des anarchistes internationaux sont Élisée Reclus et le prince Kropotkine, et que si je ne partage pas la prison de mon ami, c’est que la justice française ne peut me saisir au delà des frontières.

Vous savez pourtant qu’il eût été facile de m’arrêter puisque je viens de passer plus de deux mois en France. Vous n’ignorez pas non plus que je me suis rendu à Thonon pour l’enterrement d’Ananieff, le lendemain de l’arrestation de Kropotkine, et que j’ai prononcé quelques paroles sur sa tombe. Les agents qui se trouvaient immédiatement derrière moi et qui se répétaient mon nom n’avaient qu’à m’inviter à les suivre.

Mais, que je réside en France ou en Suisse, il importe peu. Si vous désirez instruire mon procès, je m’empresserai de répondre à votre invitation personnelle. Indiquez-moi le lieu et l’heure. Au moment fixé, je frapperai à la porte de la prison désignée.
Elisée Reclus.

Le ton digne de cette lettre imposa silence à quelques-uns des valets de plume. Les autres ne savaient pas assez ce que signifie dignité pour comprendre.

L’Ananieff dont parlait Reclus dans sa lettre était le beau-frère de Kropotkine, qui était mourant chez notre ami, quand les sbires y allèrent perquisitionner et tout bouleverser.

Entre temps, j’avais reçu — c’était bien six à sept semaines après mon arrestation — une invitation de Clément, commissaire aux délégations judiciaires. Clément était déjà commissaire à tout faire sous l’Empire, que les pseudo-républicains n’étaient pas dégoûtés d’employer à leur tour.

Je me grattai l’oreille, mais rien à faire. Il fallait, — comme on dît — passer par là ou par la porte.

La veille de l’entrevue je me préparais à aller me coucher, lorsque Vaillat se présenta.

— Tu as reçu ta convocation, me dit-il, que comptes-tu faire ?

Les arrestations se multipliaient en province.

— Que veux-tu que je fasse ? Me rendre à la convocation. Je n’avais pas le sou pour me cacher, encore moins pour filer à l’étranger et donner à la bourrasque le temps de s’apaiser. J’étais à la discrétion de l’autorité, tout autant que si j’avais eté à Mazas.

— Pour quelle heure es-tu convoqué ?

— Pour deux heures.

— Diable ! Nous autres nous sommes convoqués pour quatre, quatre et demie et cinq heures. Nous nous sommes donné rendez-vous : Crié, Hémery-Dufoug et moi pour trois heures croyant que tu étais convoqué pour trois heures et demie. Nous pensons que, peut-être, ça serait mieux de nous présenter ensemble. Comment va-t-on s’arranger ? Je n’ai pas le temps de revoir les autres.

— N’importe ! Je serai au rendez-vous. Clément me prendra à l’heure que je me présenterai.

Le lendemain, j’étais au rendez-vous, à l’heure. Vaillat était là, mais il était près de quatre heures lorsque les autres arrivèrent.

Après une courte discussion, ils avaient changé d’opinion. Il était fort possible que nous soyons arrêtés. Ne valait-il pas mieux que l’un de nous passât devant ? S’il était arrêté, ne le voyant pas revenir, les autres auraient le temps d’avertir la presse. Qui serait le premier ?

Là-dessus, pas d’erreur, puisque j’étais convoqué le premier, c’était donc à moi « à me dévouer » !

Je trouvai Clément dans son bureau,

— C’est vous monsieur Grave ! C’est que… voila ! Je vous avais convoqué pour deux heures. J’ai quarante-quatre questions à vous poser. J’en aurai au moins pour deux heures avec vous. Vos camarades sont convoqués pour quatre heures — ils sont déjà là. — Je serai forcé de les faire attendre. Enfin ! comme vous voyez, ce n’est pas ma faute.

— Pas la mienne, non plus. Je n’ai pas pu venir avant. Il s’installa à son bureau, me fit asseoir, et la comédie commença.

À chaque question :

— Je n’ai pas à répondre. Je refuse de répondre.

Comme cela, malgré toutes les circonlocutions de Clément, nous arrivâmes très vite au bout du chapelet.

— Maintenant, fit Clément, toujours souriant, on va vous lire votre interrogatoire. Ce qui fut fait.

Et, lorsque la lecture fut terminée, comme si ça allait de soi :

— Vous signez votre interrogatoire, et il me tendit la plume.

— Non, je ne signe pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne signe pas.

— Oh ! vous êtes parfaitement libre, fit Clément, qui était un bien trop vieux routier pour être surpris.

Et plus souriant que jamais, il me reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet. Mais, en me retournant, je le vis parler au téléphone, — ou, plutôt, au cornet acoustique — il n’était pas, je crois, encore question de téléphone, à l’époque. — « Bon ! pensai-je en moi-même, on va te mettre le grappin au débarcadère ». Et à chaque détour, le long des couloirs, je m’attendais à tomber sur quelque sbire qui me dirait que ce n’était pas la peine d’aller plus loin.

Je ne rencontrai que Vaillat, qui me dit que, fatigués d’attendre et me croyant « emballé », ils avaient décidé qu’il tenterait à son tour l’épreuve.

Je rejoignis Hémery et Crié au café, où nous avions rendez-vous. Vaillat revint presque aussitôt. Ce ne fut pas plus long avec les deux autres.

Mais je ne perdais toujours pas de vue mes brochures.

Après avoir attendu quelque temps, j’écrivis au procureur de Chalon pour lui dire que l’on me renvoyait à lui pour obtenir ce qui m’appartenait, et que j’entendais que cela me fût rendu.

Pas plus que M. Blancard des Salines, M. le procureur ne daigna me répondre.

J’eus donc encore recours aux bons offices de l’Intransigeant, du Citoyen, et de la Bataille. Quelques jours après, convocation chez le commissaire du quartier. Je finissais par en connaître le chemin.

Là, j’entendis lecture d’une communication m’informant que le procureur de Chalon avait « refilé » les objets qui m’avaient été volés à son collègue de Lyon. Qu’ils ne pouvaient m’être rendus tant que l’enquête dont j’étais l’objet ne serait pas terminée.

J’ai une vague idée que ce n’étaient pas exactement les termes de la communication, mais c’en est l’esprit. Quant à ma caisse, elle était en train de faire le tour de France.

Le procès de Lyon terminé, ayant assez d’esprit de suite, et sans me décourager, j’écrivis au procureur de Lyon pour réclamer ce qui m’appartenait.

Naturellement, pas de réponse. Et, comme c’était tout indiqué, j’eus recours à la presse.

Dans ma lettre j’expliquais que, arrêté pour « pillage en bande armée », c’était moi qui me trouvais pillé.

Le moyen continuait à me réussir. Nouvel appel chez le commissaire, pour me dire cette fois que le parquet de Lyon m’avisait qu’il tenait à ma disposition les objets qui m’avaient été pris.

Faire le voyage de Lyon était onéreux. Heureusement, le camarade Lemoine qui avait organisé, là-bas, le groupe qui se chargeait de venir en aide aux camarades emprisonnés, voulut bien se charger d’aller chercher mon bien.

Peu de temps après, les camarades m’invitaient à me rendre à Lyon pour mettre en ordre les documents qu’ils avaient collectionnés pour le volume qu’ils se proposaient d’éditer : Le Procès de Lyon.

Vérifier le contenu de la caisse qui m’avait été rendue fut une de mes premières besognes arrivé à Lyon. Inutile de dire que tous ceux par les mains de qui elle avait passé, y avaient largement puisé et monté leur bibliothèque à bon marché.

Mais qu’y faire ! Il n’existait pas de procès-verbal ni d’inventaire. Je devais m’estimer heureux de rentrer en possession de ce que l’on avait bien voulu me rendre. Le revolver m’était rendu. Il devait être pris et repris encore plus d’une fois.

En lisant les fiches policières qui y étaient attachées, je pus constater que, en allant de Paris par Châlon jusqu’à Lyon, les motifs de mon arrestation avaient subi diverses variations.

Arrêté à Paris pour avoir fait partie de bandes armées à Montceau, sans avoir bougé de Paris — à Lyon, je n’étais plus accusé que d’« excitations à la haine des citoyens les uns contre les autres ». Or, comme les camarades qui avaient été envoyés devant le tribunal correctionnel de Lyon y étaient traduits pour « affiliation à une société non autorisée », cela faisait trois accusations différentes que les juges « à tout faire » qui avaient été chargés de l’instruction dudit procès avaient étudiées.

Ce qui prouve qu’on vous arrête d’abord sous le premier prétexte venu, et que l’on cherche ensuite la raison justificative, quitte à se rabattre sur une mauvaise, si on ne peut en trouver une bonne.

À part cela, quantité de gens vous affirment que les lettres de cachet sont abolies en France depuis la révolution de 89.




Lithographie de Signac Pour "Les temps nouveaux"
Lithographie de Signac Pour "Les temps nouveaux"
I
AFFICHE DES LITHOGRAPHIES DES « TEMPS NOUVEAUX »
REPRODUCTION D’UNE LITHOGRAPHIE DE SIGNAC
Jean Grave en 1928
Jean Grave en 1928
II
PORTRAIT DE JEAN GRAVE EN 1928