Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XI

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Les œuvres représentatives (p. 146-157).

XI

“ LES TEMPS NOUVEAUX ”


Le lendemain de mon arrivée à Paris, j’allai rendre visite à Stock. Je voulais lui proposer mon volume sur l’armée, dont j’avais écrit le brouillon à Sainte-Pélagie et que j’avais terminé à Clairvaux. J’avais choisi comme titre : Sous l’uniforme, mais un vague littérateur réclama ce titre. Ce fut Stock qui trouva La Grande Famille.

Avant de me remettre au travail, j’avais cru devoir — c’était le moins que je pouvais faire — aller remercier ceux qui, parmi les écrivains, avaient spécialement pris ma défense.

Bauër était absent. De tous les autres, je ne me rappelle que Drumont, à la Libre Parole.

De notre conversation, je ne me souviens aussi que du ton goguenard dont il me dit, tout en clignant de l’œil : « N’empêche que nous pouvons nous vanter, chacun de notre côté, d’ennuyer pas mal de gens » !

Je me demandais en moi-même si Drumont était bien convaincu de son antisémitisme ? Non pas de ce qu’il me disait. C’était le ton et le geste, quoique je n’aime pas ceux qui pontifient, surtout en parlant d’eux-mêmes.

Ma première et unique idée, une fois remis en liberté, c’était de reprendre la propagande où nous l’avions laissée, de refaire le journal, puisque c’était la seule chose dont je fusse capable de m’acquitter.

La première chose à faire était de renouer avec les camarades.

Pendant ma captivité était arrivé un chèque de 300 fr, envoyé par Sadier, de Buenos-Ayres.

Un répétiteur de lycée avait, sous le nom de Charles-Albert, ses prénoms, collaboré au Supplément. Il avait été, lui aussi, tracassé, et avait dû quitter l’enseignement. Il était à Lyon comme correcteur d’imprimerie. Il récolta, pour sa part, quelques centaines de francs. J’arrivai, je crois, à réunir 800 francs environ.

Bien entendu, j’avais écrit à Reclus et à Kropotkine pour savoir si on pouvait toujours compter sur leur concours.

Reclus me répondit que les temps étaient changés. Peut-être avais-je d’autres intentions ?

— Je ne vois rien de changé, lui écrivis-je. Nous sommes quinze mois plus vieux, et c’est tout.

Il m’écrivit d’aller le voir à Bruxelles. Je pris un billet d’aller et retour, valable pour cinq jours, et me voilà à Bruxelles. Reclus me dit :

— Vous êtes-vous entendu avec Pierre (Kropotkine) ?

— Je lui ai écrit comme à vous. C’est entendu. On peut compter sur lui.

— Ça n’est pas suffisant. Il peut être de bon conseil. Il faut le voir.

— S’il n’y a que cela. Demain je m’embarquerai pour Londres.

Comme Reclus n’avait pas de lit disponible, il me conduisit à l’hôtel. Le lendemain il m’accompagna à la gare. Arrivé à Ostende, je m’embarquai pour Londres où je pris un cab qui me mena chez Kropotkine. Nos affaires furent vite réglées. Kropotkine était enchanté que le journal reparaisse. On pouvait absolument compter sur lui. Il enverrait des articles autant qu’il serait nécessaire.

Mon billet de retour n’étant que de cinq jours et n’ayant pas le gousset assez garni pour risquer d’en perdre le bénéfice, je repartis le lendemain pour Bruxelles.

Reclus n’était plus en situation de nous continuer la subvention mensuelle de 100 francs qu’il avait faite jusqu’à la fin de la Révolte, mais il nous aiderait dans la mesure du possible.

Son frère, Élie, qui dîna le soir avec nous, me raconta le soupir de soulagement qu’ils avaient poussé lorsqu’ils apprirent les acquittements au procès des Trente. Il me confirma ce que m’avait dit Bernard Lazare. C’est-à-dire que, si nous avions été condamnés, le gouvernement préparait d’autres rafles. Quant à nous, nous aurions été dirigés sur l’endroit le plus malsain du Gabon.

Les républicains se souvenaient de Sinnamarie !

De retour à Paris, je me mis à la recherche d’un imprimeur, et fis tirer un appel avec liste de souscription en faveur des Temps Nouveaux. C’était le titre choisi à la suggestion de Reclus.

Plusieurs littérateurs annoncèrent l’apparition du nouveau journal.

En faisant la déclaration de dépôt du titre j’avais, n’ayant pas encore d’imprimeur, donné le nom d’Allemane, ce qui lui valut une interview.

Pour moi, je reçus la visite d’une Mme Cécile Renooz, une féministe qui venait réclamer la priorité du titre : Les Temps Nouveaux, dont elle avait fait le dépôt.

Je lui promis de réfléchir à cela. Il était bien désagréable de changer de titre, alors qu’il avait été si bien annoncé. Au surplus, ce titre nous appartenait bien avant Mme Renooz. C’était celui d’une brochure de Kropotkine publiée en 89. Le Substitut préposé aux dépôts m’ayant dit que Mme Renooz avait déposé son titre depuis plus d’un an et le journal n’ayant pas paru, cela me décida à garder le titre que nous avions choisi.

J’avais fini par trouver un imprimeur, M. Noizette, rue Campagne-Première. Mais, dès le deuxième numéro, celui-ci m’avertit que le fait d’imprimer notre journal était susceptible de lui faire perdre de vieux clients qui avaient déjà protesté ; il me serait donc très reconnaissant si je voulais aller me faire… imprimer ailleurs. Du reste il fut assez gentil de me dire qu’il me donnait tout le temps de chercher. Mais, évidemment, plus vite j’aurais trouvé, plus satisfait il serait. J’échouai chez Blot où nous restâmes jusqu’en 1908.

Pendant que je m’occupais de mettre sur pied l’apparition du journal, un jour que je me rendais chez l’imprimeur porter la copie de circulaires, la concierge me remit, me voyant passer, une lettre, à peu près ainsi conçue, — j’en ai oublié les termes exacts — « Mme Dembourg serait désireuse de vous voir. Elle est convaincue que, de cette entrevue, il en sortira un grand bénéfice pour la propagande des idées que vous défendez ».

Sans espérer la « forte somme », il me sembla que le libellé de cette lettre fleurait quelques billets de mille. Pour ne pas perdre de temps, sans prendre la peine de réfléchir et pour ne pas remonter mon cinquième, je courus au bureau de poste, achetai une carte-lettre, — ce qui, paraît-il, est contre toute étiquette — et répondis à la dame que j’étais à sa disposition, lui indiquant les heures où elle pouvait me trouver. Elle n’avait pas mentionné que c’était moi qui devait me rendre chez elle.

Mais je déchantai quand, par retour du courrier, je reçus le poulet suivant, que je reconstitue de mémoire :

Monsieur,

Mme Dembourg est une personne âgée et estimable qui mérite quelque considération. D’autant plus qu’elle ne peut se déplacer que très difficilement. Ce n’est donc pas elle qui ira vous voir, mais vous qui devez vous rendre chez elle.

Suivaient des phrases d’un ton patronisant, que j’ai oubliées, mais qui me grattèrent les nerfs. La lettre évidemment, était d’un — c’était une, paraît-il — secrétaire, mais Mme Dembourg devait en avoir approuvé le texte. Illico, je répondis :

Je suis bien forcé de débuter ainsi, puisque je ne sais si c’est un homme, une femme ou un Auvergnat qui m’écrit.

Dans votre première lettre vous m’auriez prévenu que Mme Dembourg attendait ma visite, je me serais rendu chez elle volontiers. Mais, devant le ton protecteur de votre lettre, il est inutile qu’elle m’attende. Je n’ai rien demandé à Mme Dembourg.

Je n’ai rien à lui dire.

Une semaine ou deux plus tard, à grands coups de tam-tam, Rochefort annonçait dans l’Intransigeant que, appelé par Mme Dembourg, une excellente et charmante vieille dame qui était pleine de sympathie pour lui, il en était revenu emportant dans une valise — car la somme était en menue monnaie — cent mille francs qu’elle le chargeait d’employer à une bonne œuvre à son choix.

À ce moment, les verriers de Carmaux étaient encore une fois en grève, poussés par la rosserie de leurs employeurs. Rochefort décida que les cent mille francs seraient remis aux grévistes pour créer une verrerie dont ils seraient les maîtres. Cela fut l’origine de la Verrerie Ouvrière qui fit tant parler d’elle par la suite.

Robin que je vis par la suite, et à qui je racontai ma mésaventure avec Mme Dembourg, me dit que, lui aussi, avait été appelé par elle, mais qu’ils n’avaient pu s’entendre, vu son mauvais caractère.

En fait de caractère, celui de Robin n’était pas des meilleurs. Il l’avait assez pointu. Plus tard, je ne sais plus à propos de quoi, — du néo-malthusianisme, sans doute — je me disputai à mon tour avec lui. Nos relations cessèrent après l’échange de quelques lettres plus ou moins aigres-douces. Plus aigres que douces.

Aussi, je ne fus pas peu stupéfait, un jour, en ouvrant ma correspondance, de lire une lettre de lui, où il disait que, se sentant vieux, il aimerait à trouver quelqu’un de plus jeune qui le remplaçât. Que si je voulais aller le trouver, nous causerions, il pourrait me remettre des documents. Tout étrange que cela me semblât, je n’eus pas l’idée de reprendre l’enveloppe pour m’assurer qu’elle m’était bien adressée.

Je lui répondis donc que j’irais le voir. Mais une réponse m’arriva. Il ne désirait pas du tout me voir. Il ne comprenait pas qu’après notre dispute j’osasse lui écrire. Que sa lettre était adressée à un de mes collaborateurs, Charles-Albert.

Je répondis à Robin que, n’ayant pas fait attention à la suscription de l’enveloppe, croyant que la lettre m’était destinée, j’avais bien été surpris de son contenu, mais qu’il ne m’étais pas venu à l’idée qu’elle fut destinée à un autre. J’en avais conclu qu’il en était arrivé à pratiquer le pardon des injures… qu’il pouvait avoir formulées contre les autres.

Pour en revenir à Mme Dembourg, le récit de Robin me confirma que, après tout, je n’avais pas perdu grand’chose en ne voyant pas Mme Dembourg. Elle devait aimer à être traitée avec « trop » de considération. Nous avions peu de chances de nous entendre.

Dès mon retour à Paris, j’étais aussi allé voir Saint-Auban pour le remercier. Il me dit qu’un M. Michelot désirant me voir, s’était adressé à lui pour le mettre en relation avec moi. Qu’il avait une proposition à me faire.

Il s’agissait de créer un journal dont on me confierait la direction aux appointements de 500 francs par mois. On comptait sur la collaboration de Kropotkine, Reclus, Séverine, et d’autres que je devais voir à ce sujet.

Je ne sais trop sur quoi je me basai, mais il me sembla que ce M. Michelot était un agent royaliste. Pourtant il fallait voir. J’écrivis à Kropotkine, en lui faisant part de mes suspicions. Comme moi, Kropotkine pensa que l’on pouvait voir venir l’homme.

Et quand je revis Michelot, je lui dis que Kropotkine acceptait de faire partie du journal, à condition que nous resterions maîtres de la rédaction, les bailleurs de fonds restant, eux, maîtres de l’administration. Mon bonhomme accepta la combinaison, mais se défila peu à peu, ne se donnant même plus la peine de répondre à mes dernières lettres.

Je vis aussi Paul Adam. Il m’avait écrit pour m’assurer de sa collaboration aux Temps Nouveaux, promettant, en outre, de ramasser au moins un millier de francs dans son entourage. Il me donna rendez-vous dans un bar près de l’Opéra.

À la dernière entrevue, il accoucha de la proposition suivante : Il était en relation avec un nommé Parsons, qui publiait à Marseille, un journal dans le genre du Supplément de la « Révolte ». Je n’avais qu’à lui écrire, nul doute que Parsons me céderait son journal !

Cette proposition me stupéfia.

— Il n’y a pas de raison que Parsons me cède son journal, fis-je timidement remarquer. Au surplus, c’était un journal à nous que je voulais créer, et non continuer celui de Parsons.

Ce fut tout ce que Paul Adam trouva pour aider l’apparition des Temps Nouveaux. Quant à sa collaboration, la promesse en resta tout aussi vaine que les autres.

Ce fut lui qui, plus tard, tomba sur cette idée originale de « régénérer le bagne par l’armée », en enrégimentant les condamnés.

Nous en causions avec Descaves : celui-ci me suggéra d’en parler, en intervertissant le titre, et en l’intitulant : « Régénération de l’armée par le bagne ».

Paul Adam, froissé, m’écrivit pour défendre son projet, mais nos relations se terminèrent sur cette discussion.

Du reste, Paul Adam ne fut pas le seul à promettre sa collaboration. Voici la liste de collaborateurs que je copie dans le premier numéro. Tous avaient formellement promis, sauf Nadar, qui m’avait écrit qu’il tenait à ce que je l’inscrive comme collaborateur pour nous montrer sa sympathie, mais qu’il n’était guère probable qu’il pût trouver le temps de nous envoyer quelque chose.

Paul Adam, Jean Ajalbert, Barrucand, L. Descaves, Eekhoud, A. Hamon, A.-F. Hérold, Théodore Jean, Bernard Lazare, Georges Lecomte, Octave Mirbeau, F. Nadar, A. Retté, Marc Stéphane.

Théodore Jean tint parole. Pendant un certain temps, il nous envoya des vers qui furent publiés dans le supplément. Hamon envoya aussi quelques articles. Quant à Descaves, ce fut plusieurs années après l’apparition du journal qu’il nous envoya, pendant un certain temps, une série d’articles.

À plusieurs reprises, j’avais écrit à chacun pour lui rappeler sa promesse de collaboration, mais inutilement. Ils étaient, je veux bien le croire, théoriquement pleins de bonne volonté pour le journal, mais, pratiquement, cela laissait à désirer.

Il est hors de doute que, en dehors de l’annonce que d’aucuns en firent dans les journaux où ils écrivaient, l’annonce de leur collaboration aida au succès de début du journal. Nous tirâmes à 18 000 le premier numéro. Mais ce qui aida au succès fut la cause, aussi, la promesse n’étant pas remplie, que ce succès ne dura pas.

La baisse se fit insensiblement. En fin de compte, nous retournâmes à notre tirage de 8 000[1].

Pas un ne se donna la peine de motiver son abstention. Si ce n’est Bernard Lazare que Girard rencontra un jour chez Stock. Il lui demanda pourquoi il n’avait pas encore envoyé d’articles. — « Il faut que mes articles soient payés », fut la réponse.

Ç’aurait été tout autre que Girard qui m’aurait rapporté le propos, je ne l’aurais pas cru. Mais Girard n’était pas homme à cancaner.

Les littérateurs vivant de leur plume, je comprends qu’ils ne puissent fournir gratuitement de la copie à qui leur en demande. Mais, en ce cas, qu’il ne promettent pas.

D’autre part, se piquant d’indépendance, — et comme il ne leur est pas toujours possible d’écrire tout ce qu’ils ont à dire là où on les paye, — j’aurais cru qu’ils auraient été heureux de trouver un journal où ils auraient pu le faire de temps à autre.

Je dois reconnaître que, lorsque je décidai, plus tard, de donner des dessins dans le journal, les artistes furent plus larges, et ne se firent pas tirer l’oreille.

Cependant, parmi les littérateurs, il y en eut de généreux. J’ai cité Richepin. En relisant quelques-unes des lettres qui me furent adressées, j’en retrouve de Stuart-Merrill, que j’avais complètement oubliées.

J’en donne une ici. Les autres sont sur le même sujet. Il faut croire que Stuart-Merrill m’avait autorisé à m’adresser à lui en cas de nécessité.

Langrune-sur-Mer, octobre 96.
Mon cher Grave,

De retour d’un court voyage, je trouve votre lettre à laquelle je me hâte de répondre en vous envoyant le fond de ma bourse, soit 75 francs. J’ai à m’excuser de ne vous avoir pas encore envoyé de fonds depuis mon premier versement. Mais une suite d’événements imprévus m’a raflé tout mon argent superflu. Veuillez cependant croire à mon dévouement et n’hésitez jamais à faire appel à ma bonne volonté. Je ferai toujours le possible pour les Temps Nouveaux qui, malgré que je ne sois pas toujours de votre avis, sont d’une haute importance révolutionnaire.

Ne pourriez-vous pas grouper un certain nombre d’adhérents qui s’engageraient à verser, chacun selon ses moyens, tant par mois ? Vous auriez ainsi une somme assurée et vous pourriez faire patienter l’imprimeur.

Quoi qu’il en soit, je suis à votre disposition pour faire insérer un appel de votre part dans l’Ermitage et, sans doute, dans le Mercure, sans oser espérer, hélas ! une réponse bien décidée. Retté pourrait organiser une souscription à La Plume.

Cordialement,
Stuart-Merrill.

La bonne volonté de Stuart-Merrill était d’autant plus désintéressée que, n’écrivant que des vers purement littéraires, les Temps Nouveaux ne reproduisirent jamais rien de lui, ne lui firent jamais la moindre réclame.

Je n’ai pas, ici, à raconter la série d’attentats qui se déroulèrent en Espagne depuis 1892. Attentats motivés par la férocité du général gouverneur de Montjuich. Je n’ai plus les détails présents à la mémoire. D’autre part, je n’ai pas la prétention d’écrire l’histoire de cette période, mais seulement les quelques événements auxquels j’ai été plus ou moins mêlés. Il m’était arrivé, pendant ma détention, une énorme correspondance d’Espagne que mon ignorance de l’espagnol m’avait empêché d’apprécier sur le moment, et qui était restée enfouie quelque temps dans un tiroir de la table qui me servait de bureau.

Ayant fini par trouver un camarade qui voulût bien se charger de la traduction, il se trouva que c’étaient des lettres de camarades espagnols arrêtés à la suite des événements du Liceo, enfermés à Montjuich, et que l’on avait torturés pour leur arracher l’aveu d’une participation audit attentat, participation qui n’existait que dans la volonté des juges de trouver des victimes à frapper.

Compression du crâne à l’aide de cordes mouillées, torsion des testicules, régime de poissons salés, sans rien à boire. Après quelque temps de cette alimentation, on les amenait devant le juge d’instruction qui leur faisait miroiter des carafes d’eau fraîche et limpide s’ils voulaient avouer. D’autres fois on en menait en pleine mer où on les plongeait jusqu’à suffocation. Enfin toutes les horreurs que pouvait inventer l’esprit le plus sadique, digne de ce pays d’inquisition.

J’en commençai aussitôt la publication. Cela prit pas mal de numéros. Séverine fit des articles là-dessus. Peu à peu la presse bourgeoise s’en occupa. Rochefort mena une véritable campagne. La plupart, sauf Séverine, se gardèrent bien de citer les Temps Nouveaux qui avaient été les premiers à s’occuper de l’affaire, où ils avaient puisé leurs renseignements.

Il est vrai que cela avait peu d’importance. L’essentiel était que la campagne fût menée. Elle le fut si bien que le gouvernement espagnol se vit forcé de relâcher ses prisonniers dont quelques-uns restèrent estropiés par suite des tortures subies.

J’avais pris Girard pour m’aider. À nous deux nous faisions ce que nous pouvions.

Malgré la défection des littérateurs, les articles intéressants ne nous manquèrent pas. Il en venait de tous les côtés. Nous eûmes les collaborateurs les plus inattendus. Quelques-uns ont fait leur chemin depuis. Tel Métin qui devint ministre du travail. Un autre chef de cabinet d’un ministre de la guerre, et d’autres de moindre importance.

Dans une discussion que j’eus, plus tard, avec Georges Valois, celui-ci m’écrivit qu’il avait, autrefois, collaboré aux Temps Nouveaux. Sous quel nom ? c’est ce qu’il n’indiquait pas. Valois ne me disait rien. Depuis j’ai appris son vrai nom, mais s’il fut anarchiste, il n’a certainement pas collaboré aux Temps Nouveaux.

Un jour, ce fut un capitaine d’infanterie qui vint au bureau. Il était le seul lecteur des Temps Nouveaux dans la petite ville de province où il était en garnison. Fils d’un colonel, son éducation avait été dirigée pour en faire un soldat. Il s’était laissé embarquer dans la galère. Mais le dégoût du métier lui étant venu, il avait demandé un congé illimité pour tâcher de se faire une situation dans le civil, sans y réussir. Ayant une famille à soutenir, — il ne pouvait se marier avec la femme avec laquelle il vivait faute de pouvoir produire la dot exigée par les règlements — il avait dû, bien à contre-cœur, réendosser le harnais. Il se rendait à la Présidence où il connaissait le chef de la maison militaire.

Il nous envoya une série d’articles sur l’armée sous le nom de Marcel Suzach. Puis je n’entendis plus parler de lui.

Un autre jour, ce fut un lieutenant de l’administration, lui aussi dégoûté du métier. Alléché par la promesse du galon, il avait fait la bêtise de rengager. Il n’avait plus qu’un désir, en sortir. Lui aussi, je le perdis de vue.

Nous avions des lecteurs et abonnés un peu partout. Dans les coins les plus inattendus. Des gouvernements de l’Amérique du Sud et Centrale nous faisaient l’échange de leur « Journal Officiel ». Un ministre de l’instruction publique du Guatemala nous écrivit pour qu’on lui indiquât quelques bonnes brochures anticléricales.

Des brochures anticléricales ! ça manquait dans notre rayon, mais je lui indiquai une foule d’ouvrages où il pourrait faire une ample moisson de textes capables de faire de bonnes brochures de propagande anticléricale. J’ignore ce qu’il en advint.

Il m’a été raconté que Malatesta, lorsqu’il visita la Terre de Feu, aperçut, dans la première cabane où il entra, un numéro du Révolté.

Mon rêve aurait été d’avoir dans chaque pays un correspondant capable de nous tenir au courant du mouvement social de sa région. Nous avions bien les journaux que nous recevions en échange, desquels on pouvait tirer des renseignements. Il en était usé chaque fois qu’il se trouvait quelque camarade pour se charger de la besogne. Mais, pour moi, cela ne valait pas les renseignements reçus directement de quelqu’un se trouvant sur place.

Ce rêve, jamais je ne pus le réaliser complètement : avoir des correspondants réguliers. Après un temps plus ou moins court, soit pour une raison, soit pour une autre, — abandon du pays par le camarade, le plus souvent — nous nous trouvions momentanément sans correspondants.

Malgré ces lacunes, la collection du Révolté, de la Révolte, et des Temps Nouveaux est riche en renseignements sur le mouvement social international. Car les bonnes volontés ne manquèrent jamais. Il se trouvait toujours, après quelque interruption, un camarade pour venir remplacer le défaillant. Cela durait ce que cela durait, mais les renseignements arrivaient.

D’autre part, chaque fois qu’il s’agissait de lutter contre quelque abus de pouvoir, les camarades des autres pays avaient appris à s’adresser à nous, en vue de mener la campagne. De sorte que, sans correspondants réguliers, nous réussissions quand même à être tenus au courant de ce qui se passait par le monde.

Un autre de mes rêves, hélas ! encore bien moins réalisé, aurait été d’arriver à ce que le journal vive de sa vente et de ses abonnements. Cela ne fut jamais possible, hélas ! Aux périodes les plus prospères, il s’en fallait toujours de trois ou quatre mille francs pour arriver à boucler le budget. Et ce, malgré les souscriptions.

Aux périodes de crise, il s’en fallait de beaucoup plus. Mais cela mérite un chapitre spécial que le lecteur trouvera à la fin du volume.



  1. Par hasard, me tombent sous la main quelques-unes des factures : Le No 5 fut tiré encore à 18 000 ; au No 29, on tirait à 12 000. Les autres factures manquent.