Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XIV

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Les œuvres représentatives (p. 181-190).

XIV

L’INDIVIDUALISME ET LES INDIVIDUALISTES


Je me suis laissé entraîner par les événements, il nous faut revenir en arrière pour parler d’un courant de déviation qui s’était produit dans le mouvement anarchiste.

Le premier individualiste en date que j’aie connu, était un nommé A. C., employé chez un grand distillateur dont il devint l’associé et fut le successeur par la suite. Il faisait partie du Cercle du Panthéon, fondé par E. Gautier.

Je n’eus pas l’occasion de me rencontrer souvent avec lui. Mais, paraît-il, il était très intelligent, ce qui n’est pas nécessaire pour réussir dans la vie. Mais, en son cas, il semble que cela ne lui nuisait pas.

Il publia un ou deux numéros d’un journal qu’il avait intitulé L’Individu Libre. Il fut le seul à développer sa théorie avec intelligence, sans la pousser à la divagation. Devenu patron, il cessa d’être anarchiste. Je suppose qu’il resta individualiste.

Ce ne fut que plus tard, à la salle Horel, que l’individualisme resurgit, sous une forme qui ne fit qu’empirer en se développant.

En proclamant le respect de l’individualité, en combattant la théorie monstrueuse de l’individu sacrifié « au bien de l’État ou de la Société », en affirmant, pour le premier, le droit à tous les moyens pouvant lui permettre de se développer intégralement, selon ses possibilités, selon ses virtualités, en lui enseignant de s’instruire afin d’être capable de réfléchir par lui-même, de n’attendre son affranchissement de personne que de sa propre action, de sa seule initiative, l’anarchie avait assez bouleversé les conceptions de chacun pour que ceux dont le cerveau, à l’état d’équilibre « instable », n’attendait que le choc initial pour être déclanché dans la folie « raisonnante », y trouvassent matière à déraisonner.

Bouleversant toutes les idées morales acceptées jusque-là, la morale nouvelle n’ayant pas encore eu le temps de se préciser, la porte était ouverte à toutes les divagations. Ne se trouve-t-il pas toujours des gens pour renchérir sur chaque problème qui se pose ?

Aussi, d’aucuns ne se firent-ils pas faute de divaguer ; même plus que pour leur part. Mais, au début, cela resta l’apanage d’un très petit nombre, sans influence sur le mouvement.

Livrés à eux-mêmes, les ratiocinateurs seraient restés de purs spécimens des bêtises que peuvent débiter ceux qui, partant d’une idée fixe, incontrôlée, s’amusent à vouloir raisonner logiquement, « scientifiquement », sans tenir compte de toutes les données du problème qu’ils discutent, démontrant « par le fait » que l’on peut émettre logiquement les plus fortes âneries, tant que l’on ne met pas en discussion le point de départ, mais que croule aussitôt toute cette prétendue logique lorsque le point de départ est reconnu faux.

Laissés à eux-mêmes, ces toqués n’auraient pas été un danger, même augmentés des vaniteux qui veulent paraître plus avancés que leurs voisins, et des faiseurs de paradoxes.

S’il fallait peu de chose pour tournebouler l’entendement de ces « malades », il fallut — nous le verrons au chapitre des « Mouchards » — l’immixtion des agents provocateurs pour donner de l’extension à cette folie « déraisonnante ». Et la campagne fut menée avec persistance et systématiquement.

Sans doute, bien avant que les littérateurs bourgeois eussent découvert Nietzsche et Stirner, quelques anarchistes avaient trouvé que l’« Individu » n’avait à considérer que son « Moi », son propre confort, son propre développement. Et leur raisonnement aurait été vrai si l’« Individu » se trouvait à l’état d’exemplaire unique. Ou, tout au moins, parqué sur une partie de la planète où il n’aurait à avoir de contact avec aucun autre individu de son espèce.

Vrais, tant que l’on ne raisonne que sur l’« individu », les arguments individualistes sont absolument faux lorsque, après avoir raisonné suffisamment sur des abstractions, on a à en revenir aux « faits » et à constater qu’il ne suffit pas de considérer l’« Individu » en lui-même, mais qu’il faut également l’envisager en tant que participant d’un groupe ou d’une association, sa formation ne lui permettant pas de vivre à l’état isolé.

Affirmer que l’individu n’a qu’à rechercher son propre bien-être, à ne s’occuper que de son propre développement, — tant pis pour ceux qui, sur sa route, lui sont une entrave, — c’était introduire, sous le couvert de l’anarchie, la théorie la plus férocement bourgeoise. Ces individualistes, tout en raisonnant abstraitement, étaient amenés, cependant, à constater que l’Individu n’est pas un être abstrait. Qu’à côté de leur abstraction, il existe des milliards d’exemplaires de leurs semblables qui, eux, sont bien réels ; mais ce n’était que pour les traiter en quantités négligeables.

Et ces théories, émises par quelques vaniteux ou détraqués, se croyant des « Surhommes », ne tardèrent pas à être appuyées par les « théoriciens » que nous envoya la Préfecture de Police, Martinet entre autres.

Cela commença par de simples exagérations de quelques-unes de nos idées sur les droits de l’individu. Nous proclamions son droit au bien-être, à être absolument libre, à avoir à sa disposition les moyens de se développer intégralement, selon ses possibilités. Les individualistes purs en conclurent que « l’Individu » avait droit à tout en vue de son développement, même à écraser ceux qui l’embarrassaient sur son chemin !

Aux discussions sur l’Individualisme, vinrent se greffer, toujours sous l’inspiration des agents provocateurs, les questions de fausse-monnaie, de cambriolage et de « maquerellage ». Comme je traite ces questions à part, je ne m’y arrêterai pas ici.

Mais celui qui donna de l’importance et de la vie au mouvement individualiste ce fut Libertad. Qui était-il ? D’où venait-il ? On ne sait.

Il surgit tout à coup dans le mouvement, se faisant remarquer par son zèle. Allant à toutes les réunions, y prenant la parole, faisant partie de toutes les manifestations, se colletant assez souvent avec les agents.

C’était un béquilleux, infirme des deux jambes. Habillé de la blouse noire des typographes, — il l’était, à temps perdu, je suppose — coiffé de ses longs cheveux noirs, il se donnait les allures d’un Christ. Et, ce qui rendait la comparaison plus frappante, il était toujours suivi d’un troupeau de femmes, que je ne me hasarderai pas à qualifier de saintes.

Il vivait, m’a-t-on dit, avec les deux sœurs, ayant un enfant de l’une d’elles. Le plus pitoyable, c’est que si l’homme était détraqué — ou jouait à l’être — les femmes ne l’étaient pas. Fort intelligentes au contraire. Mais, lorsqu’il s’agit de sexualité, les plus intelligentes peuvent agir le plus stupidement.

Ce qui est certain, c’est qu’il représentait un cas pathologique d’éréthisme sexuel aigu. Méreaux me raconta que, avant que l’on eût appris à le jauger, on lui avait demandé de venir faire une conférence aux « Soirées de Montreuil ». Il y parla sur la vie des chemineaux. Toute la soirée, à tout propos et hors de propos, ce ne furent que des allusions aux parties sexuelles et à l’acte génésique.

Il m’a été raconté d’autre part que, étant allé donner une conférence dans une autre partie de la banlieue, assez éloignée de Paris, un camarade, la soirée ayant fini tard, lui offrit l’hospitalité pour la nuit. Le matin, au réveil, la femme du camarade frappe à la porte de Libertad pour lui donner son déjeuner, — N’entrez pas, cria ce dernier, je ne suis pas présentable. Et, s’étant mis nu comme un ver, debout sur son lit : « Vous pouvez entrer ! » cria-t-il.

J’ignore s’il fut mis à la porte avec tous les honneurs qui lui étaient dus, mais il faut avouer que les types de son espèce ont eu, parmi nous, et par trop souvent, affaire à des camarades par trop bénévoles.

Dans ses conférences, il s’appesantissait fréquemment sur les questions de sexualité, s’étendant avec délices sur l’accouplement, cherchant les mots les plus crus.

Mais cela ne s’était développé que peu à peu, au fur et à mesure qu’il s’ancrait dans le mouvement. Au début ses lapsus nous semblèrent des excentricités dues à sa faconde méridionale. Il fallut quelque temps pour le juger à sa valeur propre.

Dans les manifestations, aux prises avec les agents qui voulaient l’arrêter, il avait le truc de se laisser couler à terre et là, de jouer de ses béquilles avec vigueur contre ses assaillants. Ce qui lui donnait une auréole.

Un anarchiste qui, dans une bagarre, se colletait avec les agents, attrapait toujours quelques mois de prison. Il faut avouer que Libertad s’en tirait à meilleur compte. Huit ou quinze jours de prison au plus, quand il n’était pas relâché libre de poursuites. Au début, nous pensions que son infirmité apitoyait les juges.

Un soir, il vint à l’École Libertaire. La soirée était avancée, il n’y avait qu’Ardouin, moi et deux ou trois autres camarades. Je ne sais comment il en vint à nous raconter son « histoire ».

Il était le fils d’un haut fonctionnaire, ou, pour être plus exact, ce n’était son père que d’après la loi, sa mère ayant eu une « faiblesse » pour un ami de la maison. Le père putatif, pour ne pas avoir d’histoire entravant sa carrière, accepta l’enfant, mais celui-ci fut négligé, maltraité. Son infirmité n’était que la suite de cette négligence et de ces mauvais traitements.

Mais Libertad — c’est toujours lui qui parle — ne gardait aucune rancune contre son pseudo-père. Il lui pardonnait sincèrement, comprenant fort bien ce que son intrusion avait eu d’amer pour lui.

Il racontait cela d’un air bonasse, avec tant de componction, que nous en avions tous la paupière humide. Même moi, tout vieux dur-à-cuire que je sois.

Seulement, j’appris plus tard qu’il avait raconté son histoire à divers autres et, chaque fois avec de notables variantes. Il l’avait, je suppose, inventée de toutes pièces pour se « rendre intéressant », et ne se rappelant pas exactement, il était forcé de suppléer à son manque de mémoire.

Ayant beaucoup de bagout, il avait du succès à la tribune. Il sut se faire bientôt un entourage de disciples qui ne juraient que par le maître, et l’écoutaient comme un oracle.

Lorsqu’il fonda son journal L’Anarchie, il n’avait pas encore donné la pleine mesure de son individualisme. Les premiers numéros ne détonnèrent pas trop. C’était dans les groupes que l’on prêchait les excentricités qui, par la suite, finirent par s’épanouir dans le nouveau journal.

Dans son local, se réunissaient tous ceux qui couvraient leur vie d’expédients de l’étiquette anarchiste. Après certaines expéditions on s’y partageait le produit de l’« opération ». Mais j’aurai à en parler au chapitre des « mouchards ».

Libertad m’envoyait de ses acolytes pour m’acheter des brochures. J’avais refusé de lui en vendre à lui. Mais ses émissaires étaient faciles à reconnaître. Sales, déguenillés, hirsutes et mal peignés. Ne pouvant leur demander des papiers d’identité, je leur délivrais ce qu’ils demandaient.

Pour payer, ils plongeaient leurs mains dans leurs poches, ils les ressortaient pleines de sous, de pièces d’argent et d’or mêlés ensemble. Je suppose que c’étaient des lendemains d’« opérations fructueuses » ! Il est vrai que le même individu ne revenait jamais deux fois. Il est à supposer qu’il y a souvent des « accidents » dans le métier.

Les discussions de la salle Horel resurgirent — développées et embellies — dans L’Anarchie. On y discutait de morale ! On pouvait prostituer sa mère, sa femme, sa sœur ou ses filles aux bourgeois en vue de leur reprendre une partie de ce qu’il nous ont volé. Sous prétexte d’amour libre, on prétendait que la femme est à tout le monde ! Ô logique des théoriciens des droits de l’Individu !

Du reste, pour vivre, tous les moyens sont bons. Si ça vous rapporte d’être mouchard, pourquoi pas ? Il n’y a pas de sots métiers.

Pratiquant la devise des jésuites sans s’en vanter, les individualistes trouvent « que la fin justifie les moyens ».

D’autre part, « un anarchiste qui se respecte, ne doit pas prostituer ses bras à un patron. C’est se faire esclave que subir les ordres d’un patron ou d’un contremaître. Arracher, par force ou par ruse, ce que la société vous refuse, voilà qui est noble, qui est anarchiste ! »

Quelqu’un qui aida fortement Libertad dans son travail de démoralisation et de déviation, ce fut un étrange personnage nommé Paraf-Javal.

J’avais lu, autrefois, dans un numéro du « Supplément » de La Lanterne, un bout de conte qui m’avait paru amusant. J’écrivis à l’auteur, à l’adresse de La Lanterne, pour lui demander l’autorisation de reproduire ledit conte. Il m’apporta cette autorisation. À ce moment, il n’était pas question pour lui d’être anarchiste. Il signait Péji, des deux premières lettres de son nom composé : Paraf-Javal.

Je ne fus pas peu étonné de le voir réapparaître à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Il était le réfutateur du fameux « kutsch » de Bertillon. Ce dernier avait trouvé plus ku…tsch que lui.

À partir de là, le bonhomme fit son apparition dans les groupes anarchistes, il m’envoya deux ou trois articles, mais ne tarda pas à être un des habitués du milieu Libertad et de leurs réunions où il prenait la parole. Peu à peu, son ton monta à celui des Roussel, des Georges, et de Libertad lui-même. Il engueulait le public, traitant les auditeurs des noms les plus orduriers. Leur disant qu’ils étaient plus… que…, glissons, n’appuyons pas. Tout cela mélangé des théories individualistes les plus abracadabrantes.

S’il se rencontrait à la tribune avec Libertad, c’étaient les effusions les plus pathétiques.

Était-il détraqué, jouait-il à l’être ? Je pencherais pour la dernière hypothèse. Car, invité par Fromentin à aller le voir où il demeurait, à Meulan, j’y rencontrai Paraf qui se conduisit très correctement, non seulement chez notre hôte, mais aussi à une conférence qu’il donna l’après-midi, organisée par Fromentin avec les francs-maçons de la localité. Sans dire des choses épatantes, il resta décent et sensé.

Mais le type du genre fut l’individu se faisant appeler N’importe-qui.

C’était au commencement de mon retour à Paris. Méreaux me parlait souvent d’un type qui, depuis quelque temps fréquentait les réunions de son groupe, prenant part à leurs discussions. L’homme lui semblait d’une intelligence peu commune, et une recrue excellente.

À la fin, il me l’amena. Il était, en effet, intelligent, quoique sans culture, avec des prétentions à l’homme du monde. Mais, comme je fus à même de le constater par la suite, il était un peu trop enclin au paradoxe, à la boursouflure, et son intelligence prenait, trop souvent, les chemins de traverse.

Mais, déjà, je supportais l’individu plus qu’il ne m’agréait. On se fatigue vite des faiseurs de paradoxes et des cyniques. Il m’était devenu plutôt antipathique. Peu de temps après son apparition dans les groupes, il avait été arrêté comme déserteur. Heureusement pour lui, une amnistie fut votée au moment de son arrestation. Il s’en tira en n’ayant que son temps de service à finir.

Pendant sa désertion, il vendait des livres pornographiques à Bruxelles. Il y avait quelque chose de visqueux dans sa poignée de mains.

C’est lui également qui m’envoya les articles contre Armand, dont j’aurai à parler dans le chapitre sur les « mouchards ».

Pour donner une idée de sa tournure d’esprit, le fait suivant :

Dans Le Libertaire, signé d’un nom fantaisiste, parut un éreintement des Temps Nouveaux. Malgré le changement de signature, je reconnus la « patte » de mon type. Et je ne fus pas peu amusé lorsque, à quelques jours de là, je reçus un article où, à son tour, Le Libertaire en prenait pour son grade. Sans avoir le « flair d’artilleur » j’en reconnus la provenance et fis réponse à l’épistolier de s’adresser au Libertaire qui était plus hospitalier que moi.

Un jour m’arriva un grand escogriffe, solide comme le Pont Neuf, bien bâti. Il venait de Colombie, se disait anarchiste-individualiste. Nous eûmes une longue discussion où il émit les mêmes âneries que ses co-religionnaires français. Il finit par s’en aller.

Une ou deux semaines plus tard, m’arrivait une femme en un état de grossesse très avancée. Elle m’était amenée par le logeur chez qui elle avait échoué, et qui comprenait quelque peu l’espagnol. C’était la compagne du Colombien, qu’il avait plaquée là-bas. Elle s’était lancée à sa poursuite.

Où était son mari ? Je n’osai lui dire que je venais de recevoir une lettre de lui datée du Dépôt, où il me demandait de lui trouver un avocat, me donnant à entendre qu’il avait été arrêté pour avoir fait de la propagande.

Je fis conduire la femme à la Maternité. Elle me laissa sa valise qui était bien légère. Pour son type, j’écrivis à Ajalbert pour lui « recommander » cette « victime de la propagande ». Ajalbert me répondit qu’il était allé voir mon « martyr », mais il me conseillait de ne pas trop m’apitoyer. Cette malheureuse victime des idées n’était qu’un vulgaire filou.

Nous échangeâmes quelques lettres, le personnage et moi. Je lui parlai de la visite de sa femme. Il me répondit qu’il avait bien le droit de la plaquer s’il en avait assez. Que son « Moi » ne pouvait plus la supporter. Pourquoi serait-il condamné à la supporter plus longtemps ?

Après sa délivrance, la femme revint chercher sa valise, me laissant une lettre d’engueulade de son « super-homme ».

Quelques jours plus tard, en allant à la poste, je vis mon Colombien et ma Colombienne assis sur un banc de l’avenue des Gobelins. Lui était en train de griffonner quelque chose. Je passai sans qu’ils m’aient vu.

J’étais à peine revenu au bureau que la femme s’amenait avec un bout de papier qu’elle déposa sur ma table, se sauvant comme une voleuse.

C’était la lettre qu’il était en train de fabriquer sur le banc. Elle était bourrée d’injures.

Cela me rappelle une histoire qui me fut contée par Herzig, alors qu’il s’occupait du journal. Il lui était arrivé, un jour, la femme d’un des abonnés qui la lui envoyait pour qu’il s’occupe de la placer dans une maison d’accouchement à Genève. Il est vrai que lui ne fut pas engueulé pour ses peines. Mais il y a des camarades qui ne doutent de rien.