Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XIX
XIX
QUE FAIRE ?
Quoique le journal ne parût plus, j’allais tous les jours au bureau. J’y voyais quelques camarades. Et puis, qui sait ? Il pouvait y avoir occasion de faire quelque chose. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
Chaque matin, le train que je prenais était bondé de mobilisés, accompagnés, le plus souvent, de leurs femmes. Des conversations que j’entendais, je pus conclure que la guerre — qui, certes, n’était pas désirée — était acceptée comme une cheminée qui vous tombe sur la tête, inévitable. On avait tellement été menacé de cette guerre, que la population, tout en la redoutant, avait fini par l’accepter comme inéluctable.
Les gens partaient sans enthousiasme, mais ils partaient. Tenter de leur faire comprendre qu’ils devaient refuser d’obéir, ou exiger des gouvernants des garanties contre la folie impérialiste, contre une aggravation militariste, n’avait aucune chance de succès. Le fléau déchaîné, il était impossible de l’arrêter.
Vint l’assassinat de Jaurès.
Les amis de Jaurès affirment que, vivant, il aurait, peut-être, pu empêcher la guerre. De cela, je doute fortement. Mais s’il n’avait pu arrêter le conflit, peut-être, lui, aurait-il su arracher au gouvernement quelques-unes des mesures que, en période révolutionnaire, les peuples conscients savent imposer à leurs maîtres. La mort de Jaurès fut, en effet, un grand malheur.
Quelle vie, ces quelques jours qui suivirent la déclaration de guerre ! et tout le mois d’août, se passant dans l’anxiété et l’attente de ce qui ne venait pas.
Les camarades qui venaient au bureau étaient, comme moi, désemparés.
« Nous aurions dû faire quelque chose ». Mais quoi ? On ne s’oppose pas à un tel cataclysme lorsqu’on n’est qu’une poignée.
Les anarchistes n’avaient jamais su créer une organisation capable de les unir entre eux, leur permettant de se trouver et de se concerter en cas de nécessité. Inorganisés, trop peu nombreux, s’étant toujours tenus à l’écart de la masse, ils étaient complètement réduits à l’impuissance.
Je reçus bien une lettre de Pierre Martin me convoquant au Libertaire pour y discuter et « délibérer » sur ce que devaient faire les anarchistes.
Le pédantisme de P. Martin m’était insupportable. Je n’avais qu’une confiance limitée dans son entourage. Je lui répondis qu’il était inutile de se réunir pour constater son impuissance. Qu’il n’avait pas à compter sur moi. Le résultat de leurs délibérations dut être ce que j’avais prévu ; car je n’ai pas vu qu’ils aient fait ou tenté quelque chose.
« À faire » ! Sans doute, il y avait à faire.
Puisque le peuple allait être appelé à toutes sortes de restrictions et de sacrifices, il aurait été de toute justice qu’il réclamât une part de contrôle sur les mesures à prendre. Puisque toute la vie sociale allait être bouleversée, c’était le moment d’exiger une place dans l’administration de ses affaires.
Il était à prévoir que spéculateurs et agioteurs allaient profiter des circonstances pour « faire leur beurre ». Tous les petits boutiquiers de Paris — cela avait dû se passer de même ailleurs — n’avaient-ils pas augmenté leurs prix dès le lendemain de la déclaration de guerre ? On aurait dû exiger que le gouvernement fît main-basse sur tous les produits de première nécessité pour les revendre lui-même au prix coûtant, augmenté seulement des frais de gestion. On avait mobilisé les hommes pour les envoyer se faire tuer. On avait mobilisé chevaux, voitures automobiles. En certaines localités, on avait réquisitionné des hôtels pour en faire des hôpitaux. Pourquoi ne mobilisait-on pas les
On aurait eu sous la main des stocks de vivres, on aurait vu ce qui était en quantité suffisante, ce qui manquait, on aurait pu organiser le ravitaillement de la population, écarter la plus grande quantité possible d’intermédiaires et empêcher la spéculation.
Pour réussir dans cette tâche, il aurait fallu, évidemment, opérer de même pour le commerce de gros. Cela, sûrement, aurait fait sauter « d’indignation » ceux qui, déjà, envisageaient la fortune qu’il allait être possible de réaliser par suite des événements qui faisaient le malheur du plus grand nombre. Mais quand les trois quarts de la population virile sont appelés à risquer leur vie pour la défense commune, les criailleries des requins, se plaignant de ne pouvoir spéculer sur le malheur commun, ne comptent pas. D’autant plus que, s’ils avaient voulu aller trop loin, une demi-douzaine d’ « exemples bien sentis » auraient vite fait taire le reste.
De plus, n’avait-on pas le personnel des coopératives de consommation, leur organisation de gros, pour aider à la mise en marche de cette entreprise ?
Il y avait la fabrication des armes, des munitions, de tout l’outillage de guerre, dont on allait faire une consommation immense. Est-ce que toutes les usines n’auraient pas du être réquisitionnées, et mises sous le contrôle de l’État, au lieu de fournir des bénéfices énormes à leurs propriétaires ? Encore une fois, c’était une honte que ce qui avait trait à la défense commune fut prétexte à bénéfices pour certains particuliers, alors que la partie la plus saine de la population était appelée à payer de sa peau.
Les travailleurs donnaient, dans cette occasion, tout ce qu’ils possédaient : leur vie, pour la défense commune, laissant dans la misère femmes et enfants, — car les trente sous d’allocation pour la femme et les quinze sous par enfant ne pouvaient suppléer la paie du père — chacun devait donner en proportion de ses moyens.
« Des privilégiés donnaient aussi leur vie ». D’aucuns, c’est entendu. — Il n’y avait pas d’ « embuscade » pour tous — D’aucuns jouaient le jeu. Mais leurs femmes et leurs enfants n’avaient pas à souffrir matériellement de leur absence. Ce n’était pas une raison pour que ceux qui restaient chez eux se fissent, du danger que courait le pays, un prétexte à bénéfices.
Tout ce qui, directement ou indirectement, avait utilité pour la défense, devait être réquisitionné comme on réquisitionnait les hommes, être payé au prix de revient, en y ajoutant les frais d’usure de l’outillage réquisitionné, le pays ne devant, en retour, à leurs propriétaires, que les moyens de subsister.
Oui, mais, dans la société actuelle, la propriété est plus intangible que la vie humaine. En temps ordinaire, il en coûte plus de voler un lapin que de tuer un homme. En temps de crise on peut bien envoyer les hommes se faire tuer, mais on se garde bien de toucher à la propriété.
Comme les coopératives de consommation avaient leur emploi dans la distribution des vivres, les syndicats devaient avoir le leur dans la mobilisation des usines, aidant à recruter un personnel de premier choix, indiquant les modifications avantageuses à apporter à l’exploitation, profitant de chaque occasion pour prendre, dans l’intérêt de tous, une part de plus en plus grande dans la gestion de ces usines qui, tant qu’aurait duré la guerre, auraient travaillé pour le pays.
Cela aurait été d’autant plus facile que le gouvernement, ne se sentant pas solide, crut devoir faire appel aux chefs syndicalistes et socialistes, donnant des portefeuilles — de figurants — à ces derniers et des fonctions, non moins de parade, à quelques syndicalistes notoires.
Eh ! oui, nous étions dans une situation révolutionnaire, sans que personne s’en fût aperçu. Sans doute, ce n’était pas la révolution, mais la situation aurait permis d’arracher des concessions à l’État, si les révolutionnaires avaient eu la perception de « ce qui était possible ». Les gouvernants, eux, le sentirent si bien que, dans tous les pays alliés, dès le début de la guerre, ils s’empressèrent de déclarer que cette guerre devait être la fin des guerres, la fin des armements, l’émancipation des peuples opprimés, la fin de la diplomatie secrète. Que sais-je encore !
Ils avaient senti que les peuples ne pouvaient prendre cœur à la défense que s’ils entrevoyaient qu’elle pût leur apporter la certitude que c’était la dernière. Les gouvernements allaient au-devant des vœux des peuples.
Oui, nous étions dans une situation révolutionnaire, mais personne ne s’en aperçut. Aucun de nous n’en eut conscience. Meneurs socialistes et syndicalistes se laissèrent attacher au char de l’État pour y figurer le peuple, sans même penser à exiger — que dis-je exiger ? — sans même penser à demander des garanties pour ceux qu’ils étaient censés représenter. Ce fut comme fonctionnaires de l’État qu’ils se laissèrent embrigader et traversèrent la crise sans s’apercevoir du travail révolutionnaire qui aurait pu s’accomplir. Ils apportèrent leur activité au gouvernement, ne s’apercevant pas que c’était une brèche qui s’ouvrait, par où aurait pu passer l’initiative ouvrière avec eux.
Chez les anarchistes, la situation ne fut pas davantage comprise. Notre petit nombre et notre isolement nous vouaient d’avance à l’incapacité de faire quoi que ce soit par nous-mêmes. Mais eussions-nous été en mesure d’entreprendre quelque chose, nous en aurions été empêchés par le sectarisme de ceux qui s’entêtaient à prêcher le refus de combattre, comme si l’abstention de quelques milliers d’individus pouvait changer quoi que ce soit à la situation.
Et cependant, avec les idées d’initiative que nous pensions avoir semées, nous avions espéré que les foules n’attendraient plus le mot d’ordre des chefs pour agir, qu’elles sauraient se mettre à l’œuvre d’elles-mêmes là où ce serait nécessaire, sachant tirer de chaque situation la solution à y appliquer. Et voilà qu’une situation révolutionnaire se présentait sans que les foules, sans que les meneurs révolutionnaires s’en soient douté.
Même les anarchistes, s’ils ne pouvaient rien faire seuls, auraient pu agir sur les groupes d’à côté. Mais, inconscients de la situation, eux qui se vantaient de leurs qualités d’initiative, ils préférèrent s’enfermer dans leur dogmatisme, au lieu de chercher à réaliser ce qui pouvait être tiré de la situation qui se présentait.
C’est que, si nous avions beaucoup parlé de révolution, nous ne nous étions jamais rendu compte de ce que c’est qu’une révolution, ni des formes sous lesquelles elle peut se présenter. Nous avions bien déclaré qu’une révolution sociale ne ressemble en rien à une révolution politique mais nous avions oublié qu’elle pouvait commencer de même, par quelque incident ne comportant pas de lutte. Au début tout au moins.
Et les groupes syndicalistes, pas plus que les socialistes, ne virent plus loin que leurs meneurs. Ils les laissèrent se pavaner dans leurs fonctions de parade. Ceux que l’on avait réquisitionnés pour les usines de guerre se contentèrent de faire grève de temps à autre, pour exiger une augmentation de salaire !
Ces réflexions me venaient en foule, en relisant La Grande Révolution, de Kropotkine, et l’Histoire Politique de la Révolution Française, d’Aulard, où ils ont si bien décrit le rôle des Sections de Paris, en 1792.
En lisant ces deux livres, comme on se rend bien compte que, lorsque « les idées sont dans l’air », quels que soient les hommes qui semblent mener la foule, les événements se dérouleront dans leur ordre logique, si la foule « sait », elle-même, se mettre en mouvement. Son action suscitera les hommes nécessaires si ceux qui la dirigent ne sont pas à la hauteur des circonstances. Mais, il ne se trouve d’hommes véritablement « nécessaires » que lorsque la masse, épuisée, dégoûtée, ou satisfaite, cesse d’agir elle-même. Alors, les hommes nécessaires deviennent néfastes.
L’action des masses, c’est bien ce que j’avais envisagé pour la réussite de la révolution, les anarchistes déployant leur activité au sein des masses. Mais ici la masse restait inactive, passive. Elle fut aussi inconsciente que ses chefs.
Comme je le dis plus haut : les anarchistes, eussent-ils compris la situation, auraient sûrement été incapables de rien entreprendre. Mais ils étaient d’avance prédestinés à l’inaction de par leur particularisme, sans compter l’esprit sectaire dont ils firent preuve en l’occurrence.
Antérieurement, dans leur propagande n’auraient-ils pas dû chercher à s’associer, tout au moins, avec ceux qui, sur un point bien défini, pensaient de même sans s’occuper des points sur lesquels ils étaient en divergence, afin de mener à bien l’œuvre sur laquelle ils se seraient mis d’accord ? Au lieu de cela, chacun voulait être le maître de sa petite chapelle, se condamnant ainsi à l’éparpillement des efforts, et à l’insuccès.
Puisqu’il était impossible d’arrêter ce cataclysme déjà déclanché, je pensais que l’on pouvait combattre le débordement de réaction qui se dessinait, arrêter les féroces clameurs de germanophobie des super-patriotes. J’écrivis à Séverine, Mirbeau, A. France, Hermann-Paul, F. Jourdain et quelques autres pour leur proposer de s’entendre pour résister à ce retour vers la barbarie, faire entendre des paroles de raison, éclairer l’opinion publique, en lui faisant comprendre qu’il y avait à distinguer entre le peuple allemand et ses maîtres. Et, si les alliés étaient vainqueurs, être en mesure d’intervenir lorsque se ferait la paix, pour qu’elle ne soit pas une paix d’exploitation et d’oppression du vaincu.
Très peu me répondirent, et ceux qui le firent c’était pour me dire que la question était prématurée. Comme s’il était jamais trop tôt pour s’organiser en vue d’être prêt à faire face aux événements. La paix vint, et il ne se trouva personne pour agir sur l’opinion publique. Aussi, politiciens et financiers purent-ils, à leur aise, maquignonner la paix que l’on connaît.
Hermann-Paul m’écrivit qu’il avait vu A. France, que l’on allait s’occuper de la question, organiser quelque chose, créer un journal, mais je n’entendis plus parler de rien.
J’ai déjà noté le manque de parade chauviniste qui avait marqué l’entrée en guerre. On racontait, par contre, que, en divers endroits, de nombreux incidents — tous étaient-ils authentiques ? — s’étaient produits, indiquant que cette guerre était acceptée comme la fin d’une situation qui ne pouvait plus durer : comme la fin du militarisme insensé qu’imposait une paix armée ; qu’elle devait en fermer le cycle.
On avait entendu des soldats en service crier : « Vive l’Internationale ! » ; des officiers avaient exprimé leurs sentiments sur l’idiotie de la guerre et du militarisme, sur la nécessité d’en finir avec eux.
Vrais ou faux, ces propos indiquaient un état d’esprit. Si tous ces faits n’étaient pas authentiques, il y en avait, certainement de vrais.
Le dernier dimanche d’août, des camarades, au bureau, m’apprirent que les Allemands étaient bien plus près de Paris que ne l’avouaient les dépêches officielles. Le gouvernement croyait habile de cacher la vérité, alors qu’il ne faisait que créer une atmosphère de crainte et de suspicion, encore plus grande que si on avait été certain de la vérité.
Évidemment, nous étions sous la menace d’un siège ou, pis encore, d’une occupation.
En cas de siège, à Robinson, nous étions sous le feu des batteries du fort de Châtillon, du bois de Verrières et de Bièvres, sans compter les obus perdus des canons allemands. Même en cas d’occupation sans lutte, il n’aurait pas été prudent de rester.
Or, j’avais passé le siège de Paris, en 71. Je savais par expérience que la santé de ma femme ne résisterait pas aux privations qu’auraient entraînées le siège ou une occupation. Condamné à ne pouvoir rien faire, être à Paris ou ailleurs n’avait plus aucune importance. Nous décidâmes de nous rendre en Angleterre, chez une sœur de ma femme.
Le gouvernement lui-même, en remettant le soin de la défense de Paris à l’autorité militaire et en se réfugiant à Bordeaux, avait montré qu’il se désintéressait de la question, et prouvé sa volonté formelle de ne pas faire appel à la collaboration de ce qui restait valide de la population civile mâle.
Nos amis L. nous ayant offert de prendre chez eux tout ce que nous pourrions y faire transporter de ce que nous voulions mettre à l’abri, il se trouva, par chance, que celui qui nous achetait les invendus du journal vint voir s’il y en avait à lui céder. Il se trouvait avoir sa voiture et un vieux cheval qui avaient échappé à la réquisition, il consentit à opérer le déménagement. Avec son aide, celle de Girard, nous emballâmes ce que nous pûmes de livres, linge, meubles, tableaux auxquels nous tenions le plus, qui furent transportés chez nos amis.
Après avoir soupé chez eux, le mardi soir, nous allâmes dormir dans un hôtel, prés de la gare Saint-Lazare, afin d’être prêts, le lendemain, à la première heure, pour prendre le train.
Nous eûmes à traverser Paris sans lumières. C’était lugubre. En arrivant sur la place du Havre tous étaient en commotion. Un avion allemand venait de laisser tomber une bombe qui, je crois, avait dû blesser quelqu’un.
Le lendemain, à 5 heures du matin, nous étions au milieu d’une foule surexcitée, sur le quai d’embarquement de la gare. Mais les trains ne furent mis en marche qu’à 9 heures. Nous n’emportions qu’un sac de toilette et ce que nous avions sur le dos.
À Dieppe, la foule était encore plus affolée. Ce fut une ruée pour s’embarquer, les hommes étant les pires de tous. Ils auraient écrasé femmes et enfants. On dut établir des barrages.
À la fin, cependant, nous mîmes le pied sur le bateau. Il faisait une journée magnifique. La traversée dura quatre ou cinq heures. Contrairement à mon habitude, j’eus la chance de ne pas être malade. Au débarquement ça allait être encore la ruée. Mais elle fut arrêtée par la nécessité de remplir des cartes où il fallait indiquer son état-civil, d’où l’on venait, où on allait. Cela demanda je ne sais plus combien d’heures avant que l’on puisse débarquer.
Nous étions à Folkestone, où nous restâmes quelques jours, ayant, sitôt débarqués, télégraphié aux sœurs de ma femme notre arrivée en Angleterre. Dans l’hôtel où nous étions, arrivaient, chaque jour, des réfugiés de Belgique fuyant l’invasion. Le bateau qui nous avait amenés en était plein. De pauvres diables sans ressources. Notre dernière vision de Paris, était un agent, sur la plate-forme de la gare élevant à bout de bras un malheureux marmot égaré par ses parents.
Nous nous rendîmes à Clifton, où demeurait une de mes belles-sœurs. Les premières nouvelles que nous apprîmes, ce fut la mort de deux neveux de ma femme, tués dans les Flandres. On nous avait préparé une chambre dans la maison où nous pensions attendre la fin des événements. Six mois, un an ? Un peu plus, un peu moins ? Qui aurait pu le dire ?