Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/02

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CHAPITRE II

RÉNOVATION DE LA LANGUE
ET DE LA MÉTRIQUE

Le romantisme, qui transforma si profondément le génie national, ne pouvait manquer de renouveler notre langue dans laquelle il exprimait des pensées et des sentiments nouveaux.

Interprète dune société tout aristocratique, la langue du xviie siècle, dont le pseudo-classicisme prétendait maintenir les traditions, s’était d’elle-même accordée avec les élégances et les délicatesses du milieu contemporain. Elle convenait merveilleusement aux nuances discrètes de la conversation, aux curiosités de l’analyse morale, à tous les besoins et à tous les agréments des relations mondaines. Faite pour l’honnête homme puisqu’elle est faite par lui elle cause avec une grâce aimable, elle excelle à tourner finement quelque maxime, à esquisser un portrait, à raisonner une question de morale. Elle a toutes les qualités de son emploi décoratif et officieux, la clarté pour se faire entendre, l’harmonie pour charmer l’oreille, la noblesse pour ménager les scrupules d’un monde qui ignore ou tient a distance les vulgarités de la vie. Jamais de surcharge ni d’outrance ; point de mots qui fassent saillie, point de métaphores risquées, point de constructions hasardeuses, rien de fortuit ni d’accidenté, un courant égal et continu qui a déposé tout limon et dont aucune secousse ne trouble la limpidité.

Que de sacrifices pour atteindre à la perfection classique ! Cette langue au profit de laquelle les novateurs du xvie siècle avaient dépouillé les dialectes provinciaux, redemandé à l’antiquité domestique ses tours et ses vocables les plus expressifs, opéré tant de « provignements » qui figurèrent avec honneur dans la poésie contemporaine, les grammairiens de l’âge suivant mettent autant de zèle à l’expurger que la Pléiade en avait mis à l’enrichir.

Héritier de Ronsard, Malherbe n’en accepte l’héritage que sous bénéfice d’inventaire. Son œuvre est toute négative. Il n’invente rien, et, s’il perfectionne, ce n’est que par élimination. Avec lui, la langue du xvie siècle s’amende et se régularise, mais en s’appauvrissant. Dans cette robe aux larges plis il se taille un vêtement de coupe correcte, mais raide et étriqué. Encore Malherbe parle-t-il le français populaire ; la meilleure part de sa réforme consiste à débarrasser l’idiome poétique des locutions et des formes savantes qu’y avaient introduites ses devanciers. Il renvoie aux crocheteurs ceux qui lui demandent le secret du beau langage et ne reconnaît d’autre Académie que le Port-au-Foin. Après lui, la langue littéraire se restreint de plus en plus, non pas même à l’usage de la « ville », mais à celui des salons et de la cour. Ce qu’elle gagne de la sorte en élégance, elle le perd en vertu pittoresque : tôt ou tard elle paiera sa noblesse et sa pureté au prix de toute invention primesautière et de tout relief original.

L’Académie française se fonde pour « tempérer les dérèglements d’un empire trop populaire », pour « nettoyer le langage des ordures qu’il avait contractées dans la bouche du peuple ». Aux yeux de Vaugelas, ce bon usage dont il se dit le greffier est celui e de la partie la plus saine de la cour ». On considère la contagion des provinces comme foncièrement corruptrice ; on exclut avec soin tout ce qui tient aux écoles, au Palais, aux arts mécaniques, aux réalités de la vie ordinaire. Le traducteur de Quinte-Curce estime qu’on a déjà retranché la moitié des termes employés au xvie siècle par le traducteur de Plutarque. Et il ne les regrette pas. Ceux-ci étaient trop vieux, ceux-là trop rudes ; les uns choquaient par la bassesse de leur origine, les autres par leur physionomie trop brutalement accusée. La conversation des honnêtes gens ne s’accommode que de mots choisis, bien nés, harmonieux, assez généraux pour n’éveiller dans l’esprit l’idée d’aucune chose vulgaire, assez éloignés de l’impression directe pour représenter les objets sans les faire saillir brusquement aux yeux. Le P. Bouhours renchérit encore sur Vaugelas : cette partie la plus saine de la cour, il la réduirait, si l’on voulait l’entendre, au roi et aux princes du sang. Quelques centaines de courtisans forment la langue à leur image. Ils la raffinent, ils la filtrent à l’envi ; ils la dérobent au grossier commerce des sens, ils la spiritualisent si bien qu’elle finira par y perdre toute couleur et toute saveur.

Le vocabulaire et la syntaxe, que les grammairiens du xviie siècle s’imaginaient avoir fixés pour toujours, ne subirent du moins, pendant le xviiie que des changements peu sensibles. Voltaire, qui mène une campagne si vive et si hardie contre les abus et les préjugés sociaux, est, en matière de langue, si religieusement fidèle aux traditions classiques, que les néologismes les plus inoffensifs effarouchent sa timidité. Ces traditions ne se modifièrent, pendant les cent cinquante ans environ qui s’écoulent depuis Louis XIV jusqu’à notre siècle, que dans le sens d’un purisme toujours plus exclusif et plus dégoûté. La Révolution triompha moins aisément de l’ancien régime littéraire que de l’ancien régime politique. Sans doute, notre langue ne resta pas à l’abri de toute atteinte. L’avènement d’une démocratie étrangère aux délicatesses de la classe aristocratique qu’elle avait supplantée, devait inévitablement introduire dans l’usage bien des innovations en accord avec le caractère de la société nouvelle. À peine établi, l’Institut se vit charger de faire entrer dans son Dictionnaire « les mots que la Révolution et la République avaient créés ». Mais bien peu de ces mots pouvaient être adoptés par la langue littéraire, et le Dictionnaire lui-même ne leur donna droit de cité qu’en les reléguant dans un appendice. Quant aux locutions que les journalistes ou les orateurs avaient empruntées au parler du peuple, la littérature de l’Empire les rejette avec mépris. Il semble tout d’abord que le principal effet de la Révolution doive être d’exagérer encore, par contraste avec l’anarchie et la licence révolutionnaires, les scrupules et les susceptibilités du goût classique. Nos écrivains de l’époque impériale ont des superstitions, des pudeurs, que ni Boileau ni Racine ne connaissaient. C’est seulement avec le romantisme que la Révolution passe de l’ordre politique dans le domaine de l’art et surtout de la langue. Ceux-là mêmes qui, de notre temps, s’attachent à réduire le plus possible la portée du mouvement auquel la nouvelle école a présidé, sont bien obligés de reconnaître qu’elle accomplit dans notre idiome une véritable transformation, la plus profonde qu’il ait subie depuis la Renaissance.

Dès leurs débuts, les novateurs, tout en remontant par delà le xvie siècle au moyen âge chevaleresque et chrétien, ne se donnèrent pas moins, en fait de langue et de versification, comme les disciples de la Pléiade. Nous tenons de Sainte-Beuve, par qui nos poètes de la Renaissance furent remis en honneur, que, son choix de Ronsard une fois terminé, le bel exemplaire in-folio d’où les extraits avaient été pris resta déposé aux mains de Victor Hugo et devint, pour ainsi dire, l’Album du cénacle romantique. Sans doute, il y avait, même à cet égard, entre l’ancienne Pléiade et celle de notre siècle, une différence de situation sur laquelle pas n’est besoin d’insister. La première ne trouvait derrière elle qu’obscurité pédantesque et savants barbarismes chez les « rhétoriqueurs », et, chez les poètes de cour, comme Marot et Saint-Gelais, une sécheresse de formes et une indigence de moyens que ne pouvaient dissimuler leur agilité gracieuse, leur vive et preste élégance ; la seconde héritait de deux grands âges littéraires, illustrés, dans chaque genre, par d’immortels chefs-d’œuvre. Mais notre langue classique, surtout celle de la poésie, cette langue déjà « gênée » par Malherbe, qui passait ensuite de Malherbe à Vaugelas et de Vaugelaas au P. Bouhours, qui, pendant deux cents ans, n’avait cessé d’être épurée, c’est-à-dire de s’appauvrir, jusqu’à ce que la pruderie des pseudo-classiques finît par en exclure tout naturel, toute vivacité, toute franchise expressive, ne pouvait servir d’organe au jeune siècle que si les novateurs en refondaient l’instrument.

La grammaire elle-même, naturellement plus fixe et plus résistante que le vocabulaire, ne fut pas sans subir de nombreuses modifications. Le romantisme n’introduisit guère de constructions proprement nouvelles ; c’est que la langue domestique, celle du moyen âge, celle du xvie siècle, mettait à sa disposition une foule de tours vieillis entre lesquels il n’avait qu’à choisir. Ces tours, dédaignés de nos écrivains classiques, il les fit rentrer dans l’usage, il reprit du moins ceux qui s’accordaient avec le caractère analytique de notre idiome. Issue d’une renaissance morale et religieuse qui la rattacha tout d’abord à notre antiquité nationale, la jeune école rechercha les vraies traditions du génie français et son originalité native. On était archéologue avec piété ; on restaurait non seulement des châteaux ou des églises, mais aussi des formes de langage auxquelles le classicisme n’eût pas moins répugné qu’aux « barbaries » de l’architecture ogivale. Ce sens de l’histoire qui manquait complètement à l’âge classique, le romantisme l’applique à la rénovation de la langue elle-même aussi bien qu’à celle de l’art et de la poésie. Au xviiie siècle, Voltaire, dans son commentaire de Corneille, traitait comme des solécismes toutes les constructions du vieux poète que n’admettait pas l’usage contemporain : les novateurs de 1830 ressaisissent par delà Corneille bien des franchises de nos anciens auteurs ; ils retrouvent ce je ne sais quoi de hardi, de vif et de passionné qu’avait la langue française avant que les puristes classiques l’eussent assujettie à leur étroite discipline.

Ce ne sont pas seulement les vocables d’Amyot dont Vaugelas disait que la moitié avait été déjà proscrite, mais aussi ses « phrases », c’est-à-dire ses constructions et ses tournures. Au commencement du xviiie siècle, l’auteur de la Lettre à l’Académie, que son indépendance faisait taxer d’esprit chimérique, mais qui n’en est pas moins le critique le plus délicat et le plus pénétrant de son époque, le moins asservi aux préjugés du goût contemporain, se plaint que notre langue ait perdu son ancienne liberté d’allure. « Elle n’ose jamais procéder, écrit-il, que suivant la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire : on voit toujours venir d’abord un nominatif substantif qui mène son adjectif comme par la main ; son verbe ne manque pas de marcher derrière, suivi d’un adverbe qui ne souffre rien entre deux ; et le régime appelle aussitôt un accusatif, qui ne peut jamais se déplacer ». Quelque exagération qu’il y ait là, Fénelon n’en a pas moins raison de faire son procès à la monotonie de la syntaxe classique. Par la clarté même qu’elle doit à sa discipline sévère, notre langue, telle que l’écrivent le xviie et le xviiie siècle, est un merveilleux organe de la raison : mais il faut attendre jusqu’au romantisme pour qu’elle devienne propre à rendre les troubles du cœur, le tumulte des passions, les caprices de la fantaisie. Le romantisme sacrifie volontiers la régularité grammaticale à l’effet dramatique et à l’expression pittoresque. Il dispose les mots, non pas toujours d’après leur fonction logique, à une place fixée d’avance par la méthode abstraite des grammairiens, mais aussi selon l’ordre dans lequel se succèdent nos impressions ou nos sentiments, à la place où les porte de lui-même le mouvement de la pensée ou le courant de l’émotion. Avec les romantiques, notre syntaxe permet à la phrase une marche plus libre, plus souple, plus accidentée. Ils retrouvent ces idiotismes pittoresques, ces façons de dire singulières et brusques, ces tours expressifs, modelés sur la sensation immédiate, toutes ces locutions originales et imprévues, dont l’irrégularité choquait l’esprit classique, amoureux avant tout d’ordre et de symétrie, dont l’ingénuité même, la saveur relevée ou la familiarité vive et forte offensaient ses délicatesses renchéries.

Les modifications introduites dans la grammaire se rapportent d’ailleurs au style plus qu’à la langue. Non seulement le romantisme n’a point inventé de nouveaux procédés syntactiques, mais encore un grand nombre de ceux qu’il essaya de rajeunir sont sortis de l’usage actuel, ou même n’ont jamais été, pour la plupart, que des archaïsmes risqués çà et là par des écrivains qui ne prétendaient point les faire entrer dans la circulation commune. « Paix à la syntaxe ! » dit Victor Hugo en déclarant la guerre à la rhétorique du pseudo-classicisme. La rénovation dont il fut le promoteur porta beaucoup moins sur les formes grammaticales que sur les mots, et l’œuvre de l’école romantique en matière de langue consista surtout, pour employer une expression de Victor Hugo lui-même, à « délivrer » le vocabulaire.

Cette expression indique assez que les novateurs se permirent rarement des néologismes. La pauvreté de la langue classique tenait, non point à l’insuffisance du dictionnaire national, mais au purisme dédaigneux avec lequel la société choisie dont l’usage faisait loi en avait exclu tout ce qui pouvait heurter ses scrupules. Le romantisme n’eut donc pas à innover, mais à restaurer. « S’il est utile, disait son chef, de rajeunir quelque tournure usée, de renouveler quelque vieille expression, on ne saurait trop répéter que là doit s’arrêter l’esprit de perfectionnement. » Ainsi, ce « démagogue horrible et débordé », comme il devait plus tard s’appeler lui-même, est à cet égard un conservateur. Il ne voit dans l’invention de mots qu’« une triste ressource pour l’impuissance ». Les maîtres de l’école romantique n’ont produit qu’un très petit nombre de termes nouveaux. Dans la seconde moitié de notre siècle, le néologisme envahira notre littérature ; mais, dans la première, l’enrichissement de la langue consiste surtout à lui rendre une partie de ses anciennes richesses.

Le romantisme fit revivre une multitude de mots qui étaient tombés en désuétude depuis deux ou même trois siècles ; beaucoup d’autres, que l’usage avait conservés, modifièrent leur sens, mais pour le rapprocher, en général, d’un plus ancien emploi. » C’est en fouillant une langue qu’on l’enrichit », disait Joubert, sans se laisser effrayer, comme les pseudo-classiques, par les archaïsmes d’Atala ou de René ; « il faut traiter les langues comme les champs : pour les rendre fécondes, il faut les remuer à de grandes profondeurs. » Chateaubriand avait donné le signal. Ce maître en l’art d’écrire n’ignore ni ne néglige rien de ce qui peut prêter à son style de l’éclat et du relief ; il s’approprie ce que lui offre de plus expressif et de plus coloré non pas seulement le français d’avant Racine, mais aussi le gaulois d’avant Ronsard ; il cueille des fleurs jusque dans les vieux dictionnaires. Les novateurs romantiques suivirent son exemple ; ils le suivirent avec assez de hardiesse pour transformer la langue, avec trop de discernement pour en violenter le génie naturel ou pour en fausser le cours historique.

C’est surtout par les poètes, mais au bénéfice de la prose comme de la poésie, que s’opéra cette rénovation du vocabulaire, dont le premier initiateur fut Chateaubriand. Si Victor Hugo s’interdit le néologisme, il revendique en foule, chez les auteurs du moyen âge, dans le parler savoureux et pittoresque du xvie siècle, jusque chez les classiques, des termes vieillis auxquels le repos même d’une longue désuétude avait rendu toute la force et tout l’éclat de la jeunesse. Sainte-Beuve travaille à la même œuvre avec une délicate patience ; il y applique sa curiosité toujours en éveil et ce don d’assimilation qui est chez lui du génie. À mesure que le romantisme se fait plus exclusivement descriptif et pittoresque, il sent le besoin d’enrichir son vocabulaire. Théophile Gautier, « le peintre de la bande », comme il s’appelle, recourut parfois à l’introduction de termes nouveaux ; mais, pour quelques néologismes plus ou moins heureux, plus ou moins utiles, combien de restaurations, dont beaucoup furent pour notre langue un gain précieux ! « Ah ! mon cher enfant, disait-il à l’un de ses gendres, si nous avions seulement autant de piastres que j’ai reconquis de mots sur leur Malherbe !… Je me suis lancé à la conquête des adjectifs, j’en ai déterré de charmants et d’admirables, dont on ne pourra plus se passer. J’ai fourragé à pleines mains dans le xvie siècle… » Et ce renouvellement n’est pas chez les romantiques une œuvre d’érudition factice. Les termes qu’ils ont restaurés refirent un pacte avec la vie ; la plupart s’emploient aujourd’hui couramment, si bien qu’ils échappent même à notre attention et semblent n’avoir jamais cessé d’être en usage.

Ce qui contribua plus encore à l’enrichissement de notre langue, c’est que le romantisme fit passer dans le style littéraire et poétique une foule de termes que les préjugés du goût classique en avaient bannis. Bernardin de Saint-Pierre remarquait que « le propre de l’homme de lettres, il n’y a pas longtemps encore, était d’être empêché dès qu’on le lirait de ses livres, et de ne pas savoir nommer les choses ». Rousseau et Diderot avaient introduit déjà dans le vocabulaire pittoresque des expressions qui n’appartenaient jusque-là qu’à des idiomes techniques. L’auteur des Études sur la nature fait un pas de plus dans cette voie. « Essayez, disait-il, de décrire une montagne de manière à la faire reconnaître. Quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit. » Mais lui-même veut en dire plus. Il quête dans le champ des sciences ou dans celui des arts les mots dont il a besoin pour rendre ce qu’il voit. Comme la description romantique va toujours se précisant, elle cherche, hors de la langue traditionnelle, à laquelle le classicisme n’avait fait exprimer des objets que les traits les plus généraux, tous les termes nécessaires à la traduction des plus minutieux détails. Elle emprunte, non seulement aux arts et aux sciences, mais à l’industrie, au commerce, aux argots même de l’atelier, un matériel d’expressions auxquelles la littérature abstraite du xviie siècle n’avait point senti le besoin de recourir. Citons un exemple : deux livres du Télémaque renferment en tout dix désignations de couleurs, six du rouge, deux du jaune, deux du vert. Que l’on compare à celle indigence la richesse de Chateaubriand, la profusion de Théophile Gautier ! Dans le monde des foi mes comme dans celui des tons, dans tout le domaine de la vie sensible, nous saisissons des particularités et des nuances qui échappaient aux classiques, et nous les notons par des mots qu’ils n’eussent point admis.

Une règle capitale des anciens rhéteurs, Buffon la formule expressément, était de nommer les choses par les termes les plus généraux. Le terme particulier avait le tort de faire naître dans l’esprit des images familières, entachées de vulgarité, tandis que le terme général, idéalisant pour ainsi dire la sensation, laissait au style toute sa noblesse. Les grands écrivains du xviie siècle choquèrent plus d’une fois le goût des puristes. Racine s’entendit reprocher ses chiens, si dévorants qu’ils fussent, et ceux qui admiraient la hardiesse du poète confessaient par cette admiration même ce qu’un tel mot avait de peu conforme aux bienséances du siècle. Les susceptibilités classiques ne firent que renchérir jusqu’à l’avènement du romantisme. L’abstraction enveloppa notre langue d’une brume qui en estompait tout relief. Plus de ces expressions crues et nues dans lesquelles se peignent les objets ; plus de caractère, plus de physionomie : un fond neutre, sur lequel ne s’accuse aucun trait. Rivarol, quoiqu’un des premiers à sentir la nécessité d’une rénovation, regrette que Voltaire, dans sa satire du Pauvre Diable, ait nommé le « cordonnier » ; un traducteur de Pindare, n’osant prononcer le mot coq, qui « suffirait à gâter la plus belle ode du monde », se tire d’affaire en parlant de cet « oiseau domestique dont le chant annonce le jour et qui n’a que son pailler pour théâtre de ses exploits ». Encore sous la Restauration, c’est une témérité que d’introduire dans un alexandrin certains noms les plus illustres de notre histoire : une tragédie dont l’héroïne est Jeanne d’Arc, l’appelle la bergère, puis la guerrière, enfin la captive, mais n’ose pas une seule fois l’appeler Jeanne. L’auteur de Marie Stuart, Lebrun, ayant à faire entrer dans une touchante scène de cette pièce le mot terrible de mouchoir, avait dit :

Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,
Que pour toi de ses mains a brodé ta maîtresse.


Les précautions dont usait le poète en bardant le vocable incongru d’une double cuirasse de périphrases, ne lui servirent à rien ; ce mouchoir, tout brodé qu’il était, voire par la main d’une reine, épouvanta ceux qui assistèrent à la lecture de la pièce. « Ils me supplièrent à mains jointes, dit Lebrun, de changer des termes si dangereux et qui ne pouvaient manquer de faire rire toute la salle à l’instant le plus pathétique. J’écrivis ce tissu. » On sait quel tumulte souleva Vigny lorsque, neuf ans après, il eut le courage de lancer au parterre le terme même que l’auteur de Marie Stuart s’était résigné à effacer. En 1825, à la première représentation du Cid d’Andalousie, le mot chambre excita les murmures de la salle, et le Globe fut obligé de rappeler le vers de Racine :

De princes égorgés la chambre était remplie.

Ainsi, le public de l’époque ne trouvait plus le style d’Athalie assez noble. Ce qui restait de la langue des anciens maîtres, ce n’était plus que des phrases convenues, des locutions toutes faites, des hémistiches banals, jardin de rhétorique dont les fleurs artificielles avaient au moins le mérite de ne jamais se flétrir. Il était temps que la génération romantique vînt ranimer notre langue, la colorer, lui rendre corps et saveur, substituer l’image à l’abstraction, le mot propre à la périphrase, le pittoresque au descriptif.

Ce fut là l’œuvre propre de Victor Hugo. Il fit dans le vocabulaire une révolution analogue à celle qui, trente ans plus tôt, avait transformé la société civile. Lui-même, dans une pièce célèbre, s’est présenté comme le Danton et le Robespierre d’un nouveau quatre-vingt-treize. Il mit au vieux dictionnaire « un bonnet rouge ». Il proclama l’égalité des mots. La noblesse et la bassesse ne sont pas dans les termes, simples signes des idées, mais dans les idées que ces termes désignent ; et comme la loi souveraine de l’art consiste en l’accord de l’expression avec la pensée, le mot propre est toujours assez noble. Déclarer qu’il n’y a plus de castes dans la république des mots, c’était donner accès à tous ceux qu’avaient jusqu’alors écartés les dégoûts du classicisme ; c’était, en même temps que rendre la vie au style, décupler les richesses du vocabulaire. Quand Victor Hugo dit :

 
Pas de mot où l’idée au front pur
Ne puisse se poser, tout humide d’azur,


il ouvre d’un seul coup à l’écrivain un arsenal de vocables qui renouvellent la langue, et ces vocables, qu’excluait le « style noble », ce sont justement les plus significatifs, ceux qui semblent en contact immédiat avec les objets, qui en font surgir la vision directe, qui nous en donnent, non pas une définition incolore et abstraite, mais une réelle et vivante image.

Le romantisme ne renouvela pas moins profondément la métrique que la langue. Il multiplia les rythmes ; il répara la rime ; il fit de notre monotone alexandrin l’instrument de versification le plus souple, le plus sensible, le plus expressif.

Entre les innombrables rythmes employés par Ronsard et la Pléiade, Malherbe, appliquant à la réforme de la métrique le même exclusivisme qu’à celle de la langue, en avait choisi quelques-uns, les plus réguliers et les plus simples, qui suffisaient à son génie altier, mais indigent et raide. Les deux siècles classiques s’en contentèrent. L’inspiration de poètes comme Jean-Baptiste Rousseau ou Le Franc de Pompignan n’était ni assez vive ni assez originale pour se sentir à l’étroit dans ces formes consacrées, sur le patron desquelles leur rhétorique mesurait d’avance ses froides apostrophes et ses prosopopées de commande. Le romantisme vivifia notre poésie aussi bien dans sa forme que dans sa matière. L’imagination française s’était retrempée ; d’abondantes sources de sentiment avaient jailli ; un généreux lyrisme faisait éclater les moules convenus. Notre versification s’enrichit alors des combinaisons rythmiques les plus savantes, les plus harmonieuses, les plus pittoresques. Ce n’est pas que les romantiques aient créé beaucoup de strophes nouvelles ; mais ils reprirent celles dont avaient fait usage ces poètes du xvie siècle qu’ils se plaisaient à reconnaître pour leurs devanciers. Dans ce domaine, comme dans celui de la syntaxe ou du vocabulaire, ils restaurent beaucoup plus qu’ils n’innovent. Sainte-Beuve appelle Victor Hugo, qui présida au renouvellement de notre versification aussi bien qu’à celui de notre langue, le plus grand inventeur de rythmes qu’ait eu la poésie française depuis Ronsard ; à vrai dire, Victor Hugo n’en a pas inventé d’autres que celui de douze vers, où les huit derniers forment deux groupes de trois rimes féminines suivis chacun d’une rime masculine : mais, si notre poésie était, antérieurement à Malherbe, assez riche en stances de tout genre pour suffire soit à l’expression des sentiments les plus divers, soit même à tous les caprices de l’imagination et à tous les jeux de la fantaisie, le romantisme porta dans les formes qu’il restaurait une science de facture qu’eussent enviée les plus délicats artistes de la Renaissance.

La rime, dont les différentes combinaisons fournissaient au lyrisme romantique une infinité de strophes, les unes nouvelles, la plupart renouvelées du xvie siècle, fut en elle-même régénérée par la jeune école, qui en enrichit la lettre et en vivifia l’esprit.

Les grands classiques la traitaient comme un élément secondaire de notre versification ; ils ne s’en servaient que pour faire discrètement sentir la fin de l’unité métrique. Au xviiie siècle, elle s’affaiblit encore : les poètes n’y voient qu’une obligation gênante dont ils s’acquittent au meilleur compte possible, et quand leurs rimes ne sont pas banales, c’est qu’elles sont inexactes.

L’enrichissement du vocabulaire donnait aux romantiques des moyens nouveaux. Non seulement ils exigèrent une plénitude de son que notre poésie ne connaissait plus depuis deux siècles, mais encore ils proscrivirent, entre des mots qu’une mutuelle convenance rapproche, les homophonies par trop faciles dont abusaient les pseudo-classiques. Cette double réforme, inspirée par un juste et délicat sentiment de l’art, ne resta pas à l’abri de tout excès. Au lieu de voir dans la rime un accent du rythme plus marqué que les autres, les romantiques de la seconde génération, et surtout ceux de la troisième, lui donneront un rôle prépondérant : ils lui assujettiront l’alexandrin tout entier ; ils exagéreront à plaisir des difficultés gratuites ; leur triomphe sera de faire suivre à la fin du vers le plus grand nombre possible de lettres consonantes ou d’associer entre eux des mots qui semblent s’exclure. Mais, parce que l’école devait aboutir à de puérils raffinements, ce n’est pas une raison pour méconnaître ce qu’avait de légitime et de nécessaire la réforme opérée par ses propres maîtres. Victor Hugo, qui en fut le principal ouvrier, n’abuse de sa virtuosité que dans certaines fantaisies archaïques ou dans ce genre purement descriptif et pittoresque dont le plus grand mérite est une irréprochable perfection de forme. Entre l’indigence des pseudo-classiques et la prodigalité de nos rimeurs contemporains, il y avait une juste mesure, et, si le romantisme la dépassa, ce ne fut guère que sur son déclin. Il mérita bien de notre versification, en la débarrassant des rimes insuffisantes qui ne remplissent pas l’oreille, et des rimes communes qui ne satisfont pas l’esprit ; en demandant à la fin du vers non seulement des sons assez riches pour rehausser le rythme, mais encore des mots assez expressifs pour le soutenir.

Le renforcement de la rime n’était d’ailleurs qu’une conséquence inévitable des atteintes que porta le romantisme à la symétrie classique : il fallait que la rime fût assez riche pour maintenir la sensation de la mesure, si souvent troublée par des contretemps. Victor Hugo et ses disciples altérèrent profondément la constitution intérieure de l’alexandrin que leur transmettait l’école classique. La Pléiade les avait devancés ; mais elle fut loin de porter dans les coupes du vers la même science rythmique que dans les diverses combinaisons des rimes et des mètres. Nos poètes du xvie siècle n’usent trop souvent des libertés qu’ils ont prises que pour laisser leurs alexandrins se cadencer à l’aventure et chevaucher en toute licence les uns sur les autres. Malherbe imposa définitivement un repos à la fin de chaque hémistiche. L’alexandrin classique, dont Boileau maintient après lui la sévère formule, juxtapose deux fragments de six syllabes, à peu prés indépendants l’un de l’autre et ne pouvant jamais se donner la main par-dessus la césure médiane, en une seule unité métrique que la césure finale sépare rigoureusement de l’unité suivante.

La symétrie d’un tel vers était en intime accord avec le caractère d une société mieux équilibrée et plus solidement assise que la nôtre, avec la noblesse harmonieuse de l’art classique Les personnages que met en scène le poète le plus passionné du xviie siècle, Racine, qui en est aussi le plus hardi versificateur, les Phèdre elles-mêmes et les Oreste conservent le sentiment des bienséances morales jusque dans les plus violents troubles du cœur et les plus furieux égarements de la raison. Racine n’est pas plus tenté de briser le rythme de son vers que de forcer ou de charger sa langue. Les perturbations qu’a subies l’alexandrin peuvent s’expliquer à ce point de vue, comme le caractère général de la littérature contemporaine, par l’état de notre société si complexe et si mobile, et par ce qu’il y a de plus excitable, de moins bien règle, dans notre tempérament moral. À la poésie romantique, qui fut d’abord une effusion du cœur, un jaillissement de passion toute chaude encore, ne pouvait convenir le balancement régulier du vers classique. D’elle-même la versification moderne trouve des rythmes plus expressifs qui s’accordent avec une sensibilité plus spontanée et plus vive.

L’évolution de l’alexandrin a pour cause un antagonisme de plus en plus marqué entre deux besoins également inhérents à l’esprit humain, celui de la symétrie, sur lequel se fonde n’importe quelle versification, et celui d’une variété sans laquelle les idées et les sentiments ne sauraient avoir d’expression rythmique En donnant à l’un de ces deux besoins pleine satisfaction au détriment de l’autre, on aboutirait, dans le premier cas, à une insupportable monotonie, et, dans le second, à la ruine complète de toute langue poétique. Sans oublier ce qu’il doit à la symétrie, notre alexandrin moderne a développé de plus en plus ses moyens expressifs par de graves perturbations dans la régularité du rythme.

Le type idéal du vers de douze syllabes exige une égalité parfaite de ses éléments logiques comme de ses éléments rythmiques, un parfait accord des uns avec les autres. Il se partage en quatre fragments égaux, séparés par une césure disjonctive qui marque la fin de chacun. Cette formule, on le sait, n’a jamais été employée à l’exclusion des autres ; mais toute altération qu’elle subit est une atteinte portée à la symétrie absolue.

Tandis que l’alexandrin normal se compose de quatre parties indépendantes, l’alexandrin classique n’a que deux césures obligatoires : l’une à la sixième syllabe, l’autre à la douzième. Il maintient l’égalité des hémistiches, mais peut diviser chacun d’eux en deux portions inégales. De là plusieurs formules nouvelles qui satisfont, dans une certaine mesure, aux exigences de la variété et aux besoins de l’expression. Ces nouvelles formules, dont la discordance est manifeste, se rencontrent chez les poètes du xviie siècle presque aussi fréquemment, pour la plupart, que celle de la parfaite concordance. Le vers normal revient toujours à de brefs intervalles pour rendre à l’oreille la pleine sensation de la symétrie ; mais, en fait, la liberté du versificateur n’est ici limitée par aucune restriction, et, dans l’intérieur de chaque hémistiche, il peut varier à son gré les combinaisons rythmiques.

Jusqu’au romantisme, tout au moins jusqu’à André Chénier, qui le devança sur ce point comme il l’annonçait déjà sur d’autres, les altérations n’allèrent pas plus loin. Cependant, dès le xviie siècle et particulièrement chez Racine, nous saisissons une tendance bien sensible à introduire plus de variété dans le rythme en atténuant la césure médiane et même la césure finale. Il est vrai que ces extensions anormales de la période rythmique étaient vulgairement tenues pour un défaut. Le débit des acteurs en donne la meilleure preuve : ils marquaient fortement la fin de l’hémistiche et celle du vers, lors même que le sens devait en souffrir, et ramenaient ainsi tout alexandrin au type rigoureusement classique. Si les exemples de ces perturbations sont d’ailleurs assez rares, il ne faut pas moins y voir une sorte d’acheminement aux licences de notre versification contemporaine.

Dans l’alexandrin romantique, l’accent de la sixième syllabe n’est pas considéré comme le lieu obligatoire d’un repos ; par suite, aucune règle fixe ne détermine plus d’avance le dessin de l’unité métrique. L’accent de la douzième syllabe peut lui-même n’exiger aucune pause du sens ; par suite, la liberté des combinaisons s’étend à un distique entier. Dans le premier cas, nous avons l’enjambement intérieur ; dans le second, l’enjambement d’un vers sur l’autre. Ces deux altérations transformèrent l’alexandrin classique. Elles en troublent profondément l’équilibre, mais offrent au poète d’inépuisables ressources et lui permettent d’exprimer par le rythme tous les mouvements du cœur. L’enjambement, tant au milieu qu’à la fin des vers, a souvent un effet local et déterminé ; mais l’effet peut n’être aussi que la perturbation même du rythme. Dans les couplets de passion, par exemple, la phrase poétique est rebelle à toute régularité ; elle s’arrête brusquement, elle se précipite avec violence ; elle a comme des frémissements et des saccades ; elle ne connaît d’autre mesure que l’émotion du poète.

Les licences que donne l’abolition des césures offrent assurément bien des dangers. Plus les règles mécaniques de la versification sont nombreuses et précises, plus le versificateur est gêné par ces règles quand il fait ses vers, mais plus il en est soutenu quand ses vers sont faits. Au contraire, plus son oreille et son goût ont de latitude, plus il lui devient aisé de faire des vers, mais plus ces vers risquent d’être mal venus, s’il n’a pas l’instinct de l’harmonie et le sens du rythme. C’est surtout avec les facilités accordées de nos jours au poète que les dieux ne lui permettent pas d’être médiocre, ou plutôt qu’ils l’abandonnent sans ressource à sa médiocrité.

Certes, les discordances de la versification moderne sembleraient aux Malherbe et aux Boileau dignes de véritables barbares. En notre siècle même, l’alexandrin romantique fut considéré par leurs derniers disciples comme une monstrueuse perversion. Avant l’habitude d’élever et d’abaisser tour à tour, par un mouvement de régularité parfaite, les deux hémistiches des deux côtés de la césure comme les plateaux d’une balance des deux côtés du fléau, toute oscillation un peu brusque les déconcertait, leur faisait croire que la balance était « folle ». Mais, on l’a vu, les plus classiques des classiques, Malherbe et Boileau eux-mêmes, s’étaient déjà écartés de la symétrie absolue, et l’évolution de l’alexandrin, dont nous trouvons les premières traces jusque dans leur versification, devait nécessairement se poursuivre après eux en altérant de plus en plus la concordance, en élargissant la période, en compliquant les combinaisons rythmiques. Il y a là une loi générale qui s’applique à tous les arts. Que dirait Lulli d’une symphonie de Beethoven ? À défaut d’autres raisons, le perfectionnement de nos organes expliquerait encore ces dérogations à la noble et harmonieuse simplicité du xviie siècle. Nous découvrons en des rapports plus complexes un charme mystérieux qui échappait à l’oreille de nos ancêtres, et nous combinons d’après ces rapports des rythmes expressifs et pittoresques qui l’auraient blessée jusqu’à la souffrance.

Les discordances romantiques ne sont d’ailleurs pour la plupart et ne doivent être que des accidents. En accumulant les altérations de tout genre dont nos poètes modernes ont donné l’exemple et dont ils n’usent eux-mêmes qu’avec discrétion, en admettant comme régulier ce qui n’est chez eux qu’une sorte de licence, justifiée par l’effet produit, on aboutirait en un de compte à la prose pure. C’est grâce aux discordances que notre langue poétique peut suivre toutes les inflexions du sentiment, que la phrase tantôt se brise dans sa course en flots courts, serrés, haletants, et tantôt roule avec magnificence un ample fleuve de périodes ; mais n’oublions pas que, chez nos grands poètes contemporains, l’alexandrin de Malherbe et de Boileau demeure toujours la base même du rythme : les plus hardis n’élargissent ou ne rompent le cadre que pour le reformer aussitôt. Du reste, les contretemps n’auraient plus de valeur s’ils ne faisaient contraste avec la mesure régulière. Toute discordance suppose une concordance normale dont elle accentue encore l’effet, et l’irrégularité ne peut se concevoir sans la règle ; il serait absurde de fonder un système de métrique sur la discordance, qui est la négation de tout système.

Où finit le vers, où commence la prose ? C’est ce qu’il est impossible de décider d’une manière précise ; la limite varie avec notre éducation rythmique et la délicatesse de nos sens. On peut voir d’ailleurs un mensonge dans cette cadence uniforme que la versification nous impose. On peut soutenir que toute contrainte est un obstacle à la sincérité du poète ; que, si le principe suprême de l’art est la convenance intime de la forme avec le fond, les règles qui déterminent la forme oppriment par cela même le sentiment et la pensée ; enfin que, pour être vraiment sincère, le rythme, débarrassé de toute formule mécanique, ne doit plus obéir qu’aux pulsations mêmes du cœur. Mais, tant qu’il y aura une langue poétique distincte de la prose, cette langue ne fera aux exigences de l’expression et au besoin de la variété que des concessions compatibles avec les lois de la symétrie. C’est ce qu’ont peut-être oublié, de nos jours, les derniers disciples du romantisme ; c’est ce que n’oublièrent ni Victor Hugo, le chef de l’école, ni Sainte-Beuve ou Théophile Gautier, qui furent, après lui, les poètes les plus « artistes » de la première génération romantique. S’il « disloque » parfois « ce grand niais d’alexandrin », Victor Hugo n’en conserve pas moins la symétrie comme principe essentiel et règle générale de sa versification.