Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 3/04

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CHAPITRE V

LE ROMAN

Pendant la seconde moitié du siècle, le roman, qui déjà tenait dans notre littérature une place si considérable, en devient le genre le plus florissant et le plus riche ; c’est aussi celui qui exprime le plus complètement, grâce à l’infinie variété de ses formes, le caractère d’observation positive dont un réalisme universel marque toutes les productions de l’esprit contemporain. L’école « idéaliste » n’est guère plus représentée que par les survivants des générations antérieures ; tout ce que les générations nouvelles comptent de talents robustes et originaux, tous les romanciers dans les œuvres desquels elles se reconnaissent, réagissent contre le romantisme vieilli en substituant les faits aux fictions, l’expérience au lyrisme, les procédés de l’art « documentaire » aux suggestions de l’art intuitif.

Sous le nom de romans, Victor Hugo compose d’immenses poèmes. Il les date de Guernesey ; mais ce qui le garantit contre la contagion réaliste, ce n’est pas seulement l’exil, c’est encore et surtout le caractère d’un génie que ses facultés les plus essentielles rendent impropre aux minuties de l’analyse, et qui n’aperçoit la vie humaine qu’à travers le mirage d’épiques symboles. Remarquons cependant que Victor Hugo lui-même, tout en restant fidèle au roman historique, où son merveilleux pouvoir d’évocation se déploie à l’aise, ne cherche plus ses cadres dans les siècles lointains de notre histoire. Le choix de sujets plus modernes, ou même presque actuels, n’est peut-être pas uniquement dû à des préoccupations sociales et politiques.

Chez George Sand, l’influence réaliste se marque, dans les œuvres de sa vieillesse, par une manière plus simple et plus vraie. Ce ne sont plus ni les romans à grandes passions, ni les romans à thèses : l’auteur d’Indiana et du Meunier d’Angibault, sans abandonner sa conception idéale du monde et de l’art, prend ses personnages dans l’humanité moyenne et ses sujets dans la vie ordinaire. Jean de la Roche, le Marquis de Villemer, tiennent un juste milieu entre les inventions romanesques ou les expansions sentimentales de sa manière antérieure et la prosaïque crudité, la sèche indifférence du réalisme contemporain.

Parmi les talents nouveaux qui se rattachent plus ou moins directement à l’école idéaliste. Octave Feuillet est sans contredit le plus distingué. Les charmantes histoires qu’il raconte avec tant d’agrément se passent dans un monde imaginé à souhait pour la délectation des âmes pures. Le Roman d’un jeune homme pauvre est son chef-d’œuvre dans ce genre charmant, tout fleuri de grâces chevaleresques et d’aristocratiques vertus. L’auteur se préoccupe beaucoup moins de peindre exactement la vie contemporaine que de présenter à la bonne compagnie, dont il est le romancier de prédilection, une image d’elle-même, assez fidèle sans doute pour qu’elle puisse encore s’y reconnaître, mais surtout assez embellie et poétisée pour qu’elle s’y complaise. Et ce ne sont guère en ce milieu patricien que belles âmes et personnages d’élite. À peine si quelques figures discrètement esquissées nous empêchent çà et là d’oublier qu’il y a sur cette terre, même dans le monde le mieux pensant et le plus choisi, autre chose que des générosités sublimes ou d’exquises délicatesses. Type des héros qu’Octave Feuillet aime à mettre en scène, le « jeune homme pauvre » réunit en sa personne toutes les supériorités et toutes les séductions. Un vieux domestique le reconnaît pour marquis rien qu’à la distinction de ses manières. Il incarne en lui l’honneur, le désintéressement, l’héroïsme ; mais cela ne suffit pas encore : il est aussi le modèle des écuyers. Le seul défaut de ce parfait gentilhomme, c’est sa perfection même, que tout l’art du romancier a quelquefois peine à sauver de la fadeur.

Lorsque le roman contemporain eut été renouvelé par une école plus soucieuse d’exactes peintures, Octave Feuillet sentit que ses fictions innocentes n’étaient plus de mise, qu’il lui fallait compter avec le besoin de réalité vive et franche qui transformait sous ses yeux la littérature tout entière. Aux élégants proverbes, dont la grâce un peu mièvre et la précieuse moralité charmaient les salons et les châteaux, succède alors cette Dalila où son talent révèle une aptitude toute nouvelle à peindre la passion jusque dans ce qu’elle a de plus frénétique et de plus dégradant. Et, de même, aux aimables imaginations d’un idéalisme spécieux et captivant, mais trop chimérique après tout pour donner l’impression du vrai, succèdent des romans où l’influence du réalisme se traduit non seulement par une touche plus forte, mais aussi par une observation plus exacte. Voici, dans Monsieur de Camors, le type de l’homme « supérieur » qui, se mettant au-dessus des lois vulgaires, ne reconnaît d’autre morale que celle de l’honneur mondain, et n’assigne d’autre but à l’existence que d’en jouir sans scrupule el sans remords. Comme le Jeune homme pauvre caractérisait la première manière d’Octave Feuillet, Monsieur de Camors caractérise la seconde. Il y a mis toute la dose de réalisme compatible soit avec son tour d’esprit et sa conception propre de l’art, soit avec les habitudes et les convenances du public auquel il s’adresse. Ses œuvres postérieures sont conçues dans le même esprit : ce qui en fait l’originalité, c’est justement qu’il y peint des passions naturellement intempérantes dans des personnages chez lesquels une parfaite tenue, une exquise urbanité de façons et de langage en dissimulent la crudité foncière sous de séduisants dehors S’il rompit de bonne heure avec un optimisme candide, il resta toujours dévot à certain idéal de culture et de politesse sociale en dehors duquel son talent se sentirait comme dépaysé. Le réalisme même d’Octave Feuillet, si tant est que le mot puisse lui convenir, est tout aristocratique.

Ce qui le distingue surtout des réalistes contemporains, ce qui marque sa dissidence jusque dans les œuvres les plus fortes qu’il ait écrites, ce ne sont pas ses prédilections exclusives pour la société élégante, non moins « réelle » après tout que l’autre, c’est un parti pris dogmatique qui ne saurait se concilier avec la représentation fidèle des hommes et des choses. Les intentions trop visibles du moraliste font suspecter en lui l’impartialité de l’observateur. Défenseur attitré du catholicisme, de ce catholicisme superficiel et absolu qui règne dans les salons, il invente à plaisir des événements et des personnages auxquels il confie le soin d’en glorifier les doctrines. Pourquoi M. de Camors se perd-il ? Parce qu’il ne croit pas. Pourquoi, dans l’Histoire de Sibylle, Gandrax est-il frappé d’un coup d’apoplexie ? Parce que ce matérialiste vient de nier Dieu. Pourquoi, dans la Morte, Sabine empoisonne-t-elle Mme de Vaudricourt ? Parce qu’elle n’a pas été élevée au Sacré-Cœur. Laissons de côté ce qu’il y a d’ingénument brutal dans cette philosophie ; outre que l’orthodoxie catholique d’Octave Feuillet est par elle-même en désaccord avec l’esprit général de l’école réaliste, il y a déjà répugnance, quelque opinion que l’on professe, entre une étude sincère de la vie et la préoccupation de moraliser, de démontrer, de chercher, non pas des documents, mais des arguments.

Si Feuillet n’en a pas moins subi l’influence réaliste, par laquelle le genre romanesque, dont le nom même annonçait jusqu’à notre temps des aventures fictives et des personnages inventés à plaisir, un jeu de l’imagination ou un rêve d’idéal, se transformait en instrument d’une vaste enquête psychologique et sociale qui emprunte aux sciences naturelles leurs procédés, cette influence s’exerce, non par Balzac, qui n’avait pas empêché le Jeune homme pauvre, mais par Flaubert, qui fit faire Monsieur de Camors. Gustave Flaubert est, dans la seconde moitié de ce siècle, le maître, ne disons pas du réalisme, puisqu’il ne voulut jamais admettre une qualification discréditée par des romanciers vulgaires, mais de l’école qui s’attache, dans tous les domaines de l’art et dans la poésie elle-même, à l’observation personnelle des choses, à l’étude d’après nature et sur le vif de la réalité. Depuis longtemps préparée par la philosophie, par le merveilleux progrès des sciences, par les changements de l’état moral et social, la révolution littéraire a dans Madame Bovary le premier chef-d’œuvre qui la consacre.

Mais Balzac et la Comédie humaine ? Une question se pose tout d’abord : comment, au lieu de voir en Flaubert un disciple du grand réaliste, faisons-nous de lui le chef d’une école nouvelle ? Après Eugénie Grandet, le Père Goriot, la Cousine Bette, quelle peut être la nouveauté de Madame Bovary ?

Certes Flaubert est bien inférieur à Balzac pour la puissance, l’ampleur, la fécondité du génie, mais il a son originalité propre, et ce qui la fait, c’est d’abord qu’il s’abstrait complètement de son œuvre, et ensuite que cette œuvre est celle d’un artiste, en entendant par ce mot tout ce qu’il peut comporter de suprême perfection. Balzac avait mis dans ses romans beaucoup de lui-même : non seulement sa fougueuse imagination inventait des événements invraisemblables et des héros extraordinaires, mais encore sa nature expansive se livrait, sous le couvert des personnages qu’il mettait en scène, à d’interminables digressions qui sont comme les monologues de l’auteur, à des confidences plus ou moins directes sur ses goûts, ses opinions politiques, ses croyances religieuses, sur sa manière propre d’entendre le monde et la vie. Et, s’il portait de la sorte atteinte à l’une des lois les plus essentielles du roman documentaire, qui impose à la personnalité de l’écrivain un complet effacement de soi-même, l’effervescence tumultueuse d’un génie toujours en fermentation ne pouvait d’autre part, lui permettre d’appliquer à la forme de son œuvre ce labeur patient qui suppose chez l’artiste soit un tempérament plus sobre, soit plus de puissance à se contenir et à se châtier. Neutralité absolue de l’auteur et dévotion superstitieuse à l’art, voilà les deux traits caractéristiques par lesquels Madame Bovary fait époque dans l’histoire de notre roman contemporain.

Gustave Flaubert y met l’art romantique au service de la réalité directement observée. Le fond de son œuvre appartient en ce sens au réalisme et la forme au romantisme. Réalisme et romantisme, ce sont là les deux influences qu’il a subies, qu’il a parfois combinées dans une mesure parfaite, mais qui, se contredisant au fond l’une l’autre, doivent nécessairement imprimer leurs contradictions sur sa physionomie littéraire.

Toute sa force, il l’a appliquée à ne rien trahir de ses impressions, à dissimuler ce qu’il y avait en lui d’humanité sensible et cordiale : c’était par aversion pour la pleurnicherie vulgaire, à laquelle tant d’écrivains demandaient sans pudeur un succès banal, c’était par respect de l’art, qu’affadit et corrompt tout sentimentalisme indiscret. De là, ce que ses livres nous semblent avoir parfois de cruel, presque toujours de sec. Il s’interdit tout signe d’émotion, toute marque de sympathie. Son office consiste à montrer les choses telles qu’elles sont, sans rien mettre de lui-même en ses tableaux, que la pénétration de l’observateur et les moyens plastiques de l’artiste. « Toute œuvre est condamnée, disait-il, où se devine l’auteur. » Il n’y a d’art vrai, selon lui, que l’art impassible.

Et, s’il exerce sur sa sensibilité native une rigoureuse surveillance, il n’est pas plus jaloux de ne trahir en son œuvre aucune impression personnelle que de n’y laisser paraître aucune doctrine particulière, aucune idée préconçue. On l’accuse d’être égoïste, dur, immoral : que lui importe ? Un seul reproche le touche, celui de ne pas être vrai, et la première condition de la vérité, c’est justement de représenter les choses pour elles-mêmes, de bannir toute arrière-pensée, toute préoccupation étrangère qui risque de troubler notre vue et de fausser notre jugement. La littérature « morale » ne lui répugne pas moins que la littérature « sensible ». Il la répudie au nom de la science aussi bien qu’au nom de l’art. Si l’art, ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen, la science, d’autre part, ne saurait reconnaître nulle valeur à des témoignages qui n’offrent même pas la garantie d’une observation impartiale. Considéré, non plus comme une œuvre de fantaisie qui a pour but de divertir les oisifs, mais comme une description fidèle et sincère de la vie humaine, le roman ne doit se faire le complice d’aucune théorie. La moindre trace de tendances préjudicielles chez l’auteur nous le rend suspect d’avoir à plaisir combiné des événements imaginaires, auxquels il était par trop facile et non moins vain de demander la justification d’une thèse. Son œuvre y perd à la fois toute vraisemblance et toute portée. Elle ne fera ni illusion comme œuvre d’art, ni autorité comme œuvre de science. D’ailleurs, quelque génie que l’on mette à développer une fable, rien de plus aisé que d’en imaginer une autre qui la démentira. Un cas particulier ne prouve rien, et la loi que vous prétendez en tirer n’a devant la science aucune valeur.

Ce n’est pas seulement par « son objectivité » que l’auteur de Madame Bovary est en opposition directe avec le romantisme : comme Balzac, Flaubert subordonne la psychologie à la physiologie ; ce qui l’intéresse avant tout, ce qu’il s’entend à observer et à peindre, c’est le milieu physique où se développent ses personnages, ce sont leurs instincts et leurs appétits, tout ce qui dépend en eux de la complexion et des humeurs. Fils et frère de médecin, il fait du roman une sorte d’anatomie. Il explique les caractères par les tempéraments, la vie morale par les influences du sang et de la chair. Il ne croit pas que la personne humaine soit capable de réagir contre ces influences. Où donc trouverait-elle l’énergie nécessaire ? Pour Flaubert il n’y a point de sphère exclusivement psychique qui recèle des forces autonomes. Avec Taine et toute l’école nouvelle il croit que l’homme se développe comme une plante. La psychologie étant une branche de l’histoire naturelle, le romancier procède à la façon du botaniste, sans imaginer, par delà le monde sensible, je ne sais quelles puissances miraculeusement soustraites à l’empire des lois physiques. L’observation morale de Flaubert se borne aux sentiments et aux passions dont les circonstances extérieures et matérielles peuvent rendre compte. Il est psychologue si l’on entend par là qu’il excelle à démêler dans ses personnages les effets de la race et du milieu sur leur activité intérieure ; il est psychologue, mais comme un déterministe peut et doit l’être.

Tandis que les romantiques idéalisaient la nature humaine, Flaubert se pique de la peindre telle quelle sans y rien ajouter. Ses personnages sont des types, si l’on veut, mais des types de la réalité la plus commune. Leur sottise, leur égoïsme, la fadeur de leur existence, voilà ce qu’il nous a rendu. Il faut, pour nous intéresser à cette écœurante mesquinerie, tout le relief avec lequel son art l’exprime. Dans Madame Bovary nous ne trouvons pas un seul personnage, je ne dis pas qui nous inspire quelque sympathie, mais qui se distingue même d’une médiocrité universelle. Dans l’Éducation sentimentale, dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert s’acharne avec une infatigable patience à décrire la bêtise humaine, et cela chez les premiers hommes venus, dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus routinier, de si commun que, bien des fois, elle risquerait de passer inaperçue. Ce qu’il peint surtout dans la société contemporaine, ce sont des figures insignifiantes par elles-mêmes, ternes, ingrates, d’une banalité continue et monotone. Il se tient en garde contre tout idéalisme, contre celui du mal non moins que contre celui du bien, et c’est par réaction contre les héros ou les monstres romantiques qu’il peuple ses romans de personnages neutres et sans physionomie, qu’il met en œuvre toutes les ressources de son art pour donner un accent à la vulgarité, un caractère à la platitude.

L’auteur de Madame Bovary a fait aussi Salammbô. Or il semble que sa préoccupation d’être minutieusement exact dans la peinture des milieux ou dans l’analyse des passions se concilie malaisément avec le choix d’un tel sujet. Mais, si le réalisme ne peut ici consister à décrire, sauf le paysage, ce qui a été directement observé, la méthode qu’y suit Flaubert n’en est pas moins celle qu’il applique à ses études de mœurs contemporaines. Les lieux où se passe l’action, il les a vus de ses yeux, et l’on peut être aussi réaliste en peignant les palmiers de l’Afrique que les pommiers de la Normandie. Quant aux monuments et aux édifices, et, chose plus importante, quant à la civilisation carthaginoise, quant aux idées et aux sentiments des personnages qu’il met en scène, les données que l’observation directe ne peut lui fournir, il les emprunte aux documents historiques. Il ne vise pas moins à l’exactitude dans ce livre que dans Madame Bovary. À ceux qui rapprochaient Salammbô des Martyrs, Flaubert répondait que le système de Chateaubriand était directement opposé au sien. L’auteur des Martyrs partait d’un point de vue tout idéal ; celui de Salammbô « applique à l’antiquité les procédés du roman moderne », il fait pour Carthage ce qu’il avait fait pour Yonville.

Pourtant, quelque souci de la fidélité que Flaubert porte dans ses romans archéologiques ou légendaires, des œuvres comme Salambô ou la Tentation de saint Antoine ne sauraient passer pour réalistes. Il y a chez lui un romantique, et ce romantique, nous le retrouvons d’ailleurs dans ses livres les plus « modernes » et jusque dans cette Madame Bovary, dont l’originalité supérieure fut justement de concilier ce qu’avaient de légitime les visées du romantisme avec ce que les exigences du réalisme avaient de fondé.

Tout, dans l’aspect de Flaubert, est en contradiction avec les petitesses et le terre-à-terre de notre vie contemporaine. Sa haute taille, ses larges épaules, sa face colorée, ses longues moustaches pendantes, le faisaient comparer à un ancien « roi de la mer ». Il avait le geste ample, la voix éclatante, l’allure théâtrale, quelque chose de formidable et de truculent. Son costume achevait cette impression ; il protestait contre la routine et la banalité des mœurs bourgeoises, non seulement par sa façon de se tenir, de marcher, de crier et de rire, mais jusque par la forme de ses chapeaux. Et ces dehors ne trompaient pas. Il y avait dans son âme le mépris de la vulgarité, ce besoin de pompes grandioses, d’étrangeté superbe et rutilante, qu’annonçaient déjà sa physionomie, son allure, sa mise, toute sa personne. C’était un paladin romantique. Faisant retour sur son adolescence, il en a plus d’une fois remémoré les glorieuses chimères, les rêves extravagants et sublimes : dans cette exaltation sentimentale, reconnaissons avec lui l’influence du romantisme, qui persista jusqu’au bout chez le maître du « naturalisme » contemporain On le croit insensible : ses nerfs sont toujours frémissants ; il se compare à un écorché. On dirait qu’il se désintéresse complètement de ses créations, et les personnages qu’il met en scène l’affectent, le poursuivent, se mêlent à son existence ; en racontant l’empoisonnement d’Emma Bovary, il a dans la bouche le goût de l’arsenic. On se le figure comme un pessimiste chagrin et renfrogné : jamais homme ne fut naturellement plus enthousiaste, plus généreux, plus fervent de sympathie et d’admiration. On le prend pour un émule de Champfleury, et ce réaliste est un hugolâtre fanatique, ce peintre des Homais et des Bouvard rend un culte au chantre d’Eudore et de René.

C’est par ses besoins instinctifs de grandeur, par tout ce qu’il y avait en lui de dithyrambique, que nous nous expliquons des œuvres comme Salammbô et la Tentation. Après Madame Bovary « on pressait l’auteur, écrit Sainte-Beuve, d’assurer son précédent succès par un autre un peu différent, mais sur ce même terrain de la réalité et de la vie moderne ; et, pendant qu’on l’attendait sur le pré chez nous. quelque part en Touraine, en Picardie, ou en Normandie encore," il était parti pour Carthage. » Faut-il voir là je ne sais quelle ironie d’un artiste indépendant et fier ? Ce qu’il voulait en faisant Salammbô, c’était se tirer du prosaïsme contemporain, satisfaire à son goût des prestigieux décors et des légendes grandioses, c’était, comme il le dit lui-même, se donner pleine licence de hurler tout à son aise. En choisissant le sujet de Madame Bovary, il avait obéi à un parti pris réaliste ; en choisissant celui de Salammbô, il se laissait guider par ses instincts. Salammbô, quand il l’entreprit, devait être un poème plutôt qu’un roman ; toutes les phrases, dans la première rédaction, commençaient par des et, et ce n’est pas sans peine que son ami Bouilhet lui fit effacer ces conjonctions épiques. Il semble qu’après chacun des romans dont il emprunte les données à la vie réelle Flaubert ait éprouvé un irrésistible besoin de la fuir, d’en détourner ses yeux, d’en débarbouiller sa plume, faite, non pour calquer minutieusement les trivialités bourgeoises, mais pour retracer les scènes éclatantes et pompeuses que son imagination de poète évoquait dans les prestigieux lointains de la mythologie ou de l’histoire. À Madame Bovary succède Salammbô ; Saint Antoine suit l’Éducation sentimentale ; Un cœur simple a pour contre-partie Hérodias et Saint Julien l’Hospitalier. Enfin, s’il méditait, sur le déclin de sa vie, un grand roman de mœurs modernes où se serait appliqué l’observateur minutieux et sévère, il avait réservé, d’autre part, à « cette vieille ganache de romantique » qui était en lui un cadre dans lequel pût se déployer sa faculté épique, un récit de la bataille des Thermopyles, récit à la fois simple et grand, superbe et terrible, non pas élude d’archéologie, mais poème héroïque et symbolique, dont l’idée, nous dit-on, le jetait en un violent enthousiasme.

Même quand il prend pour héros les plus vulgaires personnages, et pour sujets les platitudes de la vie contemporaine, son romantisme natif s’accuse encore jusque dans cette peinture de mesquineries et de banalités qui l’écœurent. Les réalistes reproduisaient platement la platitude : dans la pensée de Flaubert, son premier roman avait été une protestation contre la manière de Champfleury et de ses disciples, qui le considérèrent toujours comme un arriéré. Et, si Madame Bovary peut alors passer pour une œuvre d’inspiration romantique, cela ne tient pas seulement au style, mais à la conception même de l’art, et encore à ce que ce roman, si puissamment impersonnel, trahit néanmoins d’idéalisme sentimental. Le réalisme, quand il est conséquent avec lui-même, se borne à reproduire telle quelle la réalité donnée. Tel n’est point le procédé de Flaubert. Madame Bovary a la forte unité d’une œuvre classique. Tous les moyens y ont été logiquement combinés ; aucune description oiseuse, aucun fait qui ne concoure au développement de l’action : c’est le triomphe d’un art savant et impérieux. Non seulement l’auteur a « composé » ses personnages, mais encore il a résumé toute une espèce dans une figure, il a créé des types. Et la signification morale de l’œuvre n’est pas moins contraire au réalisme vulgaire que l’esthétique d’où elle procède. Si Flaubert tourne en ridicule les extravagances du romantisme, c’est de la même façon que Cervantès raillait les chimères de l’esprit chevaleresque. On sent chez lui une sympathie secrète pour ce qu’il entre de poésie dans la perversion de sa misérable Emma. Ce qui fait en somme le fond de tous ses romans, c’est l’amère contradiction qu’il surprend de toute part entre l’idéal et le réel. Et, malgré tous ses efforts pour rester impassible, il ne se résigne pas à la sottise, à la routine, aux bassesses de la vie courante. Or quoi de plus romantique que ce dégoût ? N’y a-t-il pas là, encore et toujours, un héritage de René ?

Comme écrivain, Flaubert se rattache directement au romantisme. Rien de plus caractéristique en ce sens que son admiration pour Chateaubriand, dont il déclamait avec enthousiasme des pages entières. Il n’a jamais eu d’autre souci que celui de l’art. Même sa propre vie, il voit tout en artiste. « Les accidents du monde, disait-il, vous apparaissent, dès qu’ils sont perçus, comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité. » La « littérature », qui fut sa seule passion, il la faisait consister tout entière dans la forme. « De la forme naît l’idée », répétait-il, et les Goncourt racontent qu’il leur lut, tout un après-midi, de sa voix tonitruante et avec des « coups de gueule des théâtres du boulevard », un roman, écrit en 1848, qui n’avait d’autre titre sur la couverture que Fragments de style quelconque. Il disait un jour à Théophile Gautier : « C’est fini, je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire, et j’ai toutes mes chutes de phrases ». Pour lui, la forme avait son prix en elle-même, indépendamment de la pensée, par la seule vertu des mots et du rythme. Au commencement d’Un cœur simple, nous raconte un de ses disciples, le dernier mot d’un alinéa, servant de sujet au suivant, prêtait à une amphibologie. On lui signala ce défaut : après s’être longtemps évertué, finalement, comme il ne trouvait pas : « Tant pis pour le sens, dit-il : le rythme avant tout ! » Portant dans sa théorie du style une sorte de mysticisme, il croyait que chaque idée avait son expression unique, et que cette unique expression ne pouvait être la plus juste sans être à la fois la plus harmonieuse et la plus plastiquement belle. À ses yeux, le substantif formait avec son épithète un tout absolu. Il voyait dans une période bien faite le plus solide des édifices. Il soupçonnait entre les mots des rapports nécessaires, quoique occultes, et dont l’artiste seul a l’intuition. La forme étant tout pour lui, il s’acharnait à la recherche d’une perfection dont l’idée le tourmentait jusqu’à ce qu’il y fût parvenu. Il cherchait avec rage, convaincu qu’il n’avait pas trouvé tant que la beauté des vocables, la richesse des sons, l’harmonie des cadences, ne procuraient pas à son oreille une pleine et entière satisfaction. Il ne se pardonnait pas la plus légère tache, il noircissait une page pour effacer quelque hiatus. « Flaubert a un remords qui empoisonne toute sa vie, disait Gautier, c’est d’avoir accolé dans Bovary deux génitifs l’un sur l’autre : Une couronne de fleurs d’oranger. » On nous le représente passant les nuits à sa table de travail, tantôt compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité. » La « littérature », qui fut sa seule passion, il la faisait consister tout entière dans la forme. « De la forme naît l’idée », répétait-il, et les Goncourt racontent qu’il leur lut, tout un après-midi, de sa voix tonitruante et avec des « coups de gueule des théâtres du boulevard », un roman, écrit en 1848, qui n’avait d’autre titre sur la couverture que Fragments de style quelconque. Il disait un jour à Théophile Gautier : « C’est fini, je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire, et j’ai toutes mes chutes de phrases ». Pour lui, la forme avait son prix en elle-même, indépendamment de la pensée, par la seule vertu des mots et du rythme. Au commencement d’Un cœur simple, nous raconte un de ses disciples, le dernier mot d’un alinéa, servant de sujet au suivant, prêtait à une amphibologie. On lui signala ce défaut : après s’être longtemps évertué, finalement, comme il ne trouvait pas : « Tant pis pour le sens, dit-il : le rythme avant tout ! » Portant dans sa théorie du style une sorte de mysticisme, il croyait que chaque idée avait son expression unique, et que cette unique expression ne pouvait être la plus juste sans être à la fois la plus harmonieuse et la plus plastiquement belle. À ses yeux, le substantif formait avec son épithète un tout absolu. Il voyait dans une période bien faite le plus solide des édifices. Il soupçonnait entre les mots des rapports nécessaires, quoique occultes, et dont l’artiste seul a l’intuition. La forme étant tout pour lui, il s’acharnait à la recherche d’une perfection dont l’idée le tourmentait jusqu’à ce qu’il y fût parvenu. Il cherchait avec rage, convaincu qu’il n’avait pas trouvé tant que la beauté des vocables, la richesse des sons, l’harmonie des cadences, ne procuraient pas à son oreille une pleine et entière satisfaction. Il ne se pardonnait pas la plus légère tache, il noircissait une page pour effacer quelque hiatus. « Flaubert a un remords qui empoisonne toute sa vie, disait Gautier, c’est d’avoir accolé dans Bovary deux génitifs l’un sur l’autre : Une couronne de fleurs d’oranger. » On nous le représente passant les nuits à sa table de travail, tantôt immobile, silencieux, l’œil fixe, poursuivant des heures entières un adjectif qui le fuyait, tantôt pris d’un accès d’exaspération frénétique, frappant du poing, sacrant et geignant, en proie à ce que lui-même appelait ses « affres », s’épuisant dans des difficultés ingrates qu’il se créait de gaîté de cœur. Maniaque de style, et dont on aurait beau jeu à s’égayer, il poussa le culte de l’art jusqu’à de puériles superstitions ; en portant dans sa prose autant de scrupules que le plus attentif des poètes en avait jamais porté dans ses vers, ce maniaque n’en a pas moins bien mérité de notre langue, et Madame Bovary fait date non pas seulement à cause de sa signification historique, mais aussi comme le roman le plus parfait au sens « artiste » que notre siècle ait produit.

Gustave Flaubert avait débuté par un chef-d’œuvre, qui le rendit célèbre du coup : les Goncourt travaillèrent de longues années sans que leur nom fût même connu en dehors d’un cercle bien restreint de délicats. « Malheur aux productions de l’art dont la beauté n’est que pour les artistes !  » s’écriait d’Alembert ; et les Goncourt, qui relèvent cette apostrophe comme « une des plus grandes sottises » qu’on ait jamais énoncées, auraient volontiers dit : « Malheur aux productions de l’art dont la beauté n’est pas pour les seuls artistes ! » Leur talent entortillé, précieux, épris de raffinements subtils, ne pouvait être populaire ; mais les lettrés eux-mêmes eurent longtemps quelque peine à lui rendre justice, déconcertés qu’ils étaient par cette manière si personnelle, si singulièrement recherchée, dédaigneuse de toute discipline et rebelle à toute tradition. Pourtant les auteurs de Sœur Philomène et de Germinie Lacerteux ont fini, sinon par s’imposer eux-mêmes au grand public, du moins par exercer sur le roman contemporain une influence non moins grande que celle de Flaubert.

Ils avaient commencé par des études d’historiographe, vers lesquelles les porta tout d’abord leur goût des objets d’art et des « bibelots ». C’est le xviiie siècle qui les attirait avec son papillotage d’élégances mignardes et d’artificieuses coquetteries, et dans le xviiie siècle ce sont les mœurs qu’ils voulurent décrire, en mettant à profit non seulement les livres, les correspondances, « le cabinet noir du passé », mais aussi les estampes, les bois, les cuivres, les meubles, les étoffes, tout ce qu’une époque marque de son empreinte. Leur souci dune vérité complète et scrupuleuse devait bientôt les conduire à des monographies contemporaines ; quand ils se firent romanciers, le roman ne fut pour eux qu’un cadre à l’analyse minutieusement exacte des choses et des hommes qu’ils avaient sous les yeux.

Leur maxime favorite est : « On ne fait bien que ce qu’on a vu ». Ils réduisent l’élément « romanesque » au minimum de ce qui est indispensable. Ils appliquent leur imagination non pas à inventer, mais à peindre avec le plus de vivacité possible ce qu’ils ont observé autour d’eux. Par là ils méritent bien le nom de réalistes. « Ce qui fait, dit Edmond, le romancier original, c’est la vision directe de l’humanité », et, dans son avant-propos des Manifestes et préfaces, il revendique pour son frère et pour lui, comme leur meilleur titre de gloire, le mérite d’avoir « apporté à une figure la vie vraie donnée par dix ans d’observation sur un être vivant ». La vérité à laquelle les Goncourt visent est celle du moment même, celle qu’ils surprennent toute vive et qu’ils notent au jour le jour. Ils appliquent pour ainsi dire à la littérature les procédés de la photographie instantanée. Ils reproduisent la société de leur temps dans l’infinie multiplicité des détails les plus minutieux que leur plume a fixés au jour le jour, avant que l’impression ne s’en fût affaiblie. Qu’il s’agisse des « basses classes » ou de l’aristocratie, ils ont eux-mêmes observé de leurs yeux tous les personnages qu’ils peignent comme tous les milieux qu’ils décrivent. Les pages de leur Journal à la date de juillet et d’août 1862 « sont l’embryon documentaire » avec lequel, deux ans après, ils composèrent Germinie Lacerteux, dont l’héroïne avait été étudiée par eux en service chez une vieille cousine ; et, d’autre part, Chérie, roman réaliste d’aristocratie parisienne, a été fait avec « d’innombrables notes prises à coups de lorgnon », avec » des éléments délicats et fugaces lentement et minutieusement rassemblés ». Eux-mêmes remarquent quelque part que « le remplacement de la généralité par la particularité est ce qui différencie le plus la littérature moderne de l’ancienne ». Ils sont les plus i modernes » et les plus « particuliers » de nos romanciers. Ils ont peint leurs contemporains avec une ressemblance curieuse et expressive ; ils ont pris sur le fait la réalité flagrante.

Entre le mot de roman, dans le sens vulgaire qui s’y attache, et l’idée qu’ils se sont faite du genre, il y a une contradiction qu’eux-mêmes ont été les premiers à sentir. Edmond avoue qu’il a cherché sans y réussir un nouveau nom. Des livres comme ceux des Goncourt n’appartiennent que par convention à la littérature romanesque. Le roman, c’est pour eux « de l’histoire qui aurait pu être ». Mais cela ne suffit pas encore : si l’on veut laisser de côté ce qu’ils y ajoutent de « fabulation », c’est vraiment de l’histoire qui a été. « Aujourd’hui, disaient-ils en 1864, le roman commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, devient, par l’analyse et la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine. » Madame Gervaisais est une psychologie de la religiosité chez la femme. Dans Renée Mauperin, les auteurs ont cherché à peindre avec le moins d’imagination possible la jeune fille moderne, telle que l’avait faite l’éducation artistique et garçonnière des trente années antérieures. La Fille Élisa s’intitule une sévère monographie de la prostituée non clandestine. Les Frères Zemgamno, écrits en un de ces états d’âme où la vérité trop vraie est intolérable, n’en renferment pas moins, avec leur part de fantaisie et de rêve poétique, une « sérieuse étude de l’amitié fraternelle ». La Faustin est « une étude psychologique et physiologique de jeune fille grandie et élevée dans la serre chaude d’une capitale ». Chérie est aussi une « monographie de jeune fille », mais d’une jeune fille « observée dans le milieu des élégances, de la richesse, du pouvoir, de la suprême bonne compagnie » ; et cette monographie a été écrite « avec les recherches qu’on met à la composition d’un livre d’histoire ». Le roman des Goncourt « s’impose les devoirs de la science ». Il est la mise en œuvre de « documents humains » ; et ce mot, dont on a depuis fait abus, Edmond en réclame la paternité, parce qu’il y voit « la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au romantisme ». On reproche leurs crudités aux auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa ; mais Germinie n’est point « la photographie décolletée du plaisir », c’est « la clinique de l’amour », et la Fille Élisa se donne pour un livre « austère et chaste », où l’auteur a parlé quelquefois comme un médecin. Psychologique, physiologique, pathologique, sociologique, le roman, tel que les Goncourt l’entendent, est une œuvre de science exacte. Ainsi s’explique, dans la plupart de leurs livres, le manque d’incidents. Ils réduisent l’action au strict nécessaire. Ils veulent que toute l’attention se porte sur l’étude des caractères et la description des mœurs. S’ils font profession de dédaigner le théâtre, « ce temple de carton de la convention », c’est parce que l’intérêt grossier de l’intrigue y prime cet intérêt supérieur auquel ils visent. Une langue littéraire parlée, voilà la seule innovation qu’ils s’attribuent dans le drame, la seule aussi dont le drame leur paraisse susceptible. Edmond tirera une pièce de Germinie Lacerteux ; mais, trois ans auparavant, il disait en propres termes : « Je ne crois pas au théâtre naturaliste ». Un genre qui est naturellement tout action ne laisse aucune place à sa psychologie compliquée et minutieuse. Les romans mêmes, et il n’excepte pas les siens, font à ses yeux la part des incidents beaucoup trop grande. Dans une préface qui est pour ainsi dire son testament littéraire, à ceux qui seraient tentés de trouver que l’intrigue de Chérie est trop simple, il répond qu’elle ne l’est pas assez, qu’elle compte encore trop d’incidents, et que, s’il lui était donné de redevenir plus jeune, il voudrait faire dos romans sans plus de complication que la plupart des drames intimes de l’existence. Sa pensée dernière, et qu’il ne craint pas d’exprimer, c’est que le genre « romanesque » finira par se réduire à une pure analyse.

Le goût de l’exactitude et de la précision scientifique s’unit chez les Goncourt avec une sensibilité nerveuse qui est peut-être leur trait le plus distinctif. Tandis que Flaubert, par un puissant et constant effort, comprimait en lui toute émotion personnelle, les Goncourt « suent » leurs livres « de leur sang ». « Nous trouvons, disent-ils, les livres que nous lisons écrits avec la plume, l’imagination, le cerveau des auteurs ; nos livres, à nous, nous semblent bien écrits avec cela, mais encore avec ceci, avec nos nerfs et nos souffrances. » Et ailleurs : « Les premiers, nous avons été les écrivains des nerfs ». Leur originalité, parmi les romanciers de leur école, tient surtout à la finesse particulière de leurs sens, qui saisissent dans les choses ce qu’elles ont de plus subtil et de plus raffiné, à ce perpétuel frémissement de leur être qui fait que leurs œuvres donnent la sensation de la vie, la sensation lancinante d’une vie convulsive et toute secouée de frissons. Les Goncourt sont « des crucifiés physiques, des écorchès moraux et sensitifs, blessés à la moindre impression, sans enveloppe, saignants ». Il y a quelque chose de morbide dans leur excessive nervosité. Mais « pour le rendu des délicatesses, des mélancolies exquises, des fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l’âme et du cœur, ne faut-il pas un coin maladif chez l’homme ? » Eux-mêmes sentent bien que la « maladie » est pour beaucoup dans la valeur de leur œuvre. Ce dont ils se glorifient, c’est moins « d’avoir du talent » que « de se trouver des espèces d’êtres impressionnables d’une délicatesse infinie, des vibrants d’une manière supérieure » ; mais c’est cette impressionnabilité même qui fait, après tout, le fond de leur talent.

Elle en fait aussi la forme. Les Goncourt sont, à leur façon, aussi artistes que Flaubert. Seulement, tandis que Flaubert parle une langue aux contours sévères et bien arrêtés, à l’harmonie pleine et soutenue une langue sobre jusque dans son éclat, fidèle aux traditions jusque dans ses hardiesses, sans néologismes, sans irrégularités de tour, ferme, classique en son genre et qui donne le sentiment d’une perfection définitive, les Goncourt violent la syntaxe, surchargent le vocabulaire, disloquent la phrase, n’ont d’autre souci que de rendre leur impression avec toute sa vivacité. Et, comme leurs sens sont toujours en vibration, leur style a pour ainsi dire la fièvre. Tenue par leurs mains inquiètes, la plume trace à tort et à travers des hachures et des zigzags. Il y a dans leur façon d’écrire quelque chose de capricant. Ils subordonnent les règles et le génie de la langue à leur propre tempérament, à leur manière de sentir, à leur âpre impatience de tout rendre. Ils ont la haine féroce du poncif, du convenu, de ce style régulier et monotone qui s’apprend dans les écoles, auquel l’Université donne son estampille. La façon de dire qu’ils préfèrent, c’est celle qui « émousse et académise le moins ». Que leur importe ce que les régents de collège appelleront barbarismes ou solécismes ? Ce n’est pas pour les régents de collège qu’ils écrivent, c’est « en vue de ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné, de la prose française, et de la prose française actuelle », c’est-à-dire de ceux qui considèrent la langue, non pas comme faite, mais comme toujours à faire. Leur « écriture artiste » n’est autre chose que la peinture immédiate et directe des sensations, de sensations excessivement subtiles. Et ils ne se refusent, pour les peindre dans toute leur acuité, ni la création d’un vocable plus expressif que le terme académique, ni l’emploi d’une construction irrégulière qui peut « apporter de la vie à leur phrase », ni une alliance de mots saugrenue ou une inversion pénible, ni le déhanchement du rythme ou la bigarrure des couleurs, pourvu qu’avec ces moyens insolites et bizarres ils égalent la vivacité de l’expression à celle de l’impression.

Les deux Goncourt ont été des « forçats du livre ». Torturés par des souffrances qui ne leur laissent pas un instant de relâche, Jules par d’intolérables migraines, Edmond par des malaises d’estomac « qui en font seulement un vivant, ou plutôt un misérable ressuscité du soir, à l’heure où l’on allume le gaz », ils sont obstinément restés, malgré la maladie, « sur la brèche du travail et de la pensée », et l’un des deux est mort tout jeune encore à la peine.

La nature et l’humanité ne leur paraissent dignes d’intérêt que comme matière de leurs observations et sujet de leur « écriture ». Dans la rue, dans les salons, à table, ils épient toute parole, tout geste, toute intonation, dont leur prochain livre pourra faire profit. Leur propre moi appartient corps et âme à la « Littérature ». Ils sont aux aguets d’eux-mêmes Ils s’observent jusque dans leurs rêves ; ils « recherchent l’insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit » ; ils se décrivent « dans les moments délirants » d’une maladie qui peut d’un moment à l’autre les enlever. Se sentant mortellement atteint, Jules est pris d’une rage de travail : du matin à la nuit, sans relâche, il peine sur le dernier livre qu’il doit signer ; le littérateur « pressure, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d’une intelligence, d’un talent, prêts à sombrer ». Pendant que son frère se débat contre le mal terrible qui l’a frappé au cerveau, Edmond, dans ses nuits de larmes, jette encore sur son carnet des notes, qu’il a comparées aux cris avec lesquels les grandes douleurs physiques se soulagent. Et ces notes, il les livre ensuite au public. Pensant qu’il est « utile, pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature », il « renfonce toute sensibilité », il récrit des mots qui lui déchirent le cœur, il révèle les secrets les plus affreux de la maladie, les défaillances intellectuelles, la dégradation morale, les derniers abaissements de l’être humain. Edmond et Jules de Goncourt n’ont eu d’autre préoccupation que celle de leur art. Dans les misères de leur corps, ils eussent fait volontiers ce pacte avec Dieu, qu’il ne leur laissât qu’un cerveau pour créer, leurs yeux pour voir et une main avec une plume au bout. Mais ces misères mêmes, c’est à la littérature qu’ils les doivent, à cette littérature qui les dévore, et elles profitent aussi à la littérature, à cette littérature des nerfs qu’ils se vantent d’avoir créée.

À la fois physiologistes et poètes, naturalistes par leur goût de la réalité observée sur le vif et directement rendue, romantiques soit par leur superstition de la forme, qu’ils poussent jusqu’à la manie, soit par leur prédilection pour les personnages et les cas exceptionnels, ils ne se rattachent vraiment à aucune école et ne relèvent que d’eux-mêmes. Étrangers à toute éducation classique, non seulement à la culture de l’antiquité gréco-latine, mais encore à celle de notre xviie siècle, ils n’apprécient que cette « modernité » dont leur œuvre est l’expression la plus vive. Ils trouvent que dans le beau grec il n’y a ni rêve, ni fantaisie, ni mystère, qu’il n’y a pas enfin ce « grain d’opium si montant, si hallucinant et si curieusement énigmatique ». Ils pensent que l’antiquité a été faite pour être le pain des professeurs. Les plus belles œuvres du classicisme français manquent à leurs yeux de ragoût ; elles appartiennent à ce beau ennuyeux qui produit sur eux l’effet d’un pensum du Beau. Ils ont en aversion la simplicité, la sobriété, la tranquillité. Ils ne se plaisent qu’à ce qui est miroitant et contourné, aux précieux raffinements du xviie siècle, leur époque favorite, ou bien encore au japonisme, qu’ils se glorifient d’avoir importé chez nous avec ses figures étranges, tourmentées, dont aucun canon n’a réglé par avance les proportions et les attitudes. Ils sont des malades qui se complaisent dans leur maladie et à qui la santé répugne. Admirables artistes, si l’on veut dire qu’ils ont exprimé par les mots, par les tours, par les rythmes, ce qu’il y a de plus aigu dans la sensation, mais les écrivains les plus dangereux pour la langue, parce qu’ils en ont rompu toutes les racines et que leur manière de décadents et de névropathes a pour aboutissement final une complète anarchie.

Flaubert et les Goncourt ont exercé une influence capitale sur le roman contemporain ; ils sont les maîtres de l’école « naturaliste », et c’est d’eux que procèdent plus ou moins directement tous nos romanciers actuels. Ces deux œuvres, Madame Bovary et Germinie Lacerteux, sont, comme Jules de Goncourt le disait de la seconde, « les modèles de tout ce qui a été fabriqué depuis sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. ». Pourtant, si la forme nouvelle que les deux« livres-types » donnèrent au roman se maintient depuis trente années dans ses traits essentiels, des écrivains tels qu’Émile Zola et Alphonse Daudet, en y appliquant l’originalité propre de leur talent, l’ont assez diversifiée pour mériter une étude particulière.

Le naturalisme eut dans Zola son législateur. Esprit systématique et volontaire, tandis que d’autres suivent spontanément leur instinct et, dans les peintures les plus réalistes, l’inclination naturelle de leur fantaisie, il s’établit sur des principes rationnels dont sa logique étroite et obstinée poursuit jusqu’au bout l’application. Le roman moderne avait été créé bien avant lui ; mais ce fut lui qui en élabora la poétique. Voilà pourquoi, n’ayant inauguré rien de vraiment nouveau, il put être considéré comme le chef d’une école qui avait eu dans Flaubert et les Goncourt ses initiateurs et ses premiers maîtres, mais à laquelle lui-même imposait ses formules. Tout en lui semblait d’ailleurs fait pour ce rôle, ce que son caractère avait de résolu non moins que ce que son esprit avait de catégorique, sa vigoureuse opiniâtreté, son humeur militante, et jusqu’à cette confiance en soi qui n’est pas moins une vertu pour les chefs d’école que pour les fondateurs d’empire. Il fit le premier du naturalisme une doctrine.

A-t-il été naturaliste dans toute la rigueur du mot ? Se contente-il de copier la nature ? La représente-t-il telle quelle sans la modifier d’après les vues de son esprit et le tour de son imagination ? Lui-même n’a jamais prétendu que l’art se réduisît purement et simplement à un décalque. Mais, sans lui attribuer des maximes avec lesquelles ses adversaires se sont fait parfois un jeu trop facile de le mettre en contradiction, il faut reconnaître que l’hiérophante du naturalisme n’a jamais appliqué strictement sa propre théorie.

Il y a un romanlique dans Zola, et Zola le sait bien, et, quelque effort qu’il y fasse, il ne peut expulser ce « virus » que le romantisme a inoculé dans ses veines. Implacable théoricien du roman scientifique, expérimental, documentaire, ses préfaces et ses manifestes ne l’empêchent. pas d’être un poète. Poète, Zola l’est par son invincible tendance à l’idéalisation et à la synthèse. Le monde réel ne nous offrant jamais deux exemplaires identiques de la même espèce, les vrais réalistes peignent des individus, c’est-à-dire des hommes dont chacun ne figure que lui-même ; or la plupart des personnages que Zola représente ont une signification générale et résument en chacun d’eux toute la catégorie des gens qui appartiennent à la même classe de la société, ou bien toute la famille de ceux qui ont approximativement la même complexion. Il accumule sur un seul sujet les traits qu’il a observés çà et là dans un grand nombre d’individus, sans compter ceux qu’il invente lui-même. Ainsi composés, ses caractères prennent une valeur typique, et rien n’est plus contraire aux principes de son réalisme jaloux et exclusif. Ce besoin d’idéaliser ne nous frappe pas moins dans la peinture des choses que dans celle des personnes. Non seulement son imagination les exagère, en fait saillir les reliefs, en amplifie les proportions, mais encore elle les anime, elle leur prête une existence mystérieuse. On a remarqué que presque toutes ses œuvres empruntent à la matière inerte quelque symbole qui en résume le sens ; et ce monstre emblématique, tantôt le Cabaret, tantôt le Magasin, tantôt la Mine, il en fait le personnage capital du roman. Les titres de certains livres, Germinal, l’Œuvre, la Terre, en accusent déjà le caractère symbolique. Et même, l’idée générale des Rougon-Macquart est au fond bien peu réaliste. Cette famille dont Zola veut écrire l’histoire naturelle, il en a composé par avance un arbre généalogique dont la symétrie factice dément tout d’abord sa prétention.

Le dogme fondamental du naturalisme, c’est de ne peindre que la réalité prise sur le fait. Rendons hommage au labeur de Zola, à l’application sincère et patiente qu’il porte dans l’étude des personnages, des circonstances et des conditions. Mais où les étudie-t-il et comment ? On nous dit bien qu’il prépare chacune de ses œuvres en se transportant dans le milieu qu’elle doit peindre, en y vivant quelques semaines, peut-être quelques mois ; mais qui ne sent ce qu’a nécessairement de superficiel une observation non seulement hâtive, incomplète, mais encore subordonnée à certaines vues, à des idées particulières et, dans tous les cas, à un plan arrêté d’avance ? D’ailleurs, le cadre même que Zola s’est imposé au début ne lui permet plus depuis longtemps l’analyse directe des choses et des hommes qu’il représente : il s’est opéré en ces vingt ans de si profondes modifications dans nos mœurs, que les « notes » prises sur la société d’aujourd’hui ne sont plus exactes pour celle du second Empire. Le voilà donc réduit à une alternative dont les deux termes répugnent également au vrai « naturaliste » : il n’a le choix que d’appliquer à une époque déjà reculée des observations qui datent de la veille, ou bien de demander aux livres ce que la réalité actuelle ne saurait lui fournir. Il fait l’un et l’autre, mais surtout il remplace l’étude « expérimentale » de la vie par de laborieuses lectures, et les « documents humains » sur lesquels il travaille, c’est bien souvent dans les bibliothèques qu’il est allé les chercher.

Et la façon dont il met ses matériaux en œuvre ne s’accorde pas plus avec sa théorie que celle dont il les a rassemblés. Zola ne reproduit point ce que les choses réelles ont de fortuit et d’épars ; il charpente solidement ses livres, il travaille d’après un plan géométrique et n’abandonne jamais rien au hasard. Ses personnages manœuvrent automatiquement ; toute leur activité semble se proposer pour unique but la démonstration du caractère qu’il leur a tout d’abord prêté. Une méthode non moins rigoureuse préside à sa « fabulation » : il régente et discipline la réalité en subordonnant les éléments qu’elle lui offre aux exigences de son dessein, il la complète en inventant les données nouvelles que nécessite la marche logique de l’action. Le reproche que mériterait ce doctrinaire du « naturalisme», ce serait d’asservir la nature à son besoin instinctif d’ordre et de symétrie. Il la traite comme une matière informe à laquelle l’art donne la façon ; ses déductions abstraites de logicien règlent et la combinaison des faits et le développement des caractères.

En quoi consiste donc le naturalisme de Zola ? Ferons-nous quelque fond sur les prétentions qu’il affiche en donnant sa série des Rougon-Macquart pour une œuvre scientifique fondée sur les lois de l’hérédité ? Quand les savants eux-mêmes déclarent que ces lois leur échappent et osent à peine hasarder leurs conjectures, quelle foi mérite un romancier qui, en supposant même une étude consciencieuse, ajoute nécessairement à tout ce que la science comporte sur ce point d’incertitudes et d’obscurités, non seulement tout ce que le genre romanesque a déjà par nature d’hypothétique et de gratuit, mais aussi tout ce que lui prête encore de suspect une imagination incoercible comme celle de Zola ? Et même l’intrépide confiance avec laquelle Zola bâtit son monument sur des bases aussi précaires dénote chez lui l’influence de ce démon romantique qu’il n’a jamais pu exorciser. Il y a du romantisme jusque dans sa physiologie. Le roman physiologique qu’il nous donne n’est pas plus sérieux en son genre que le roman historique d’Alexandre Dumas. Dumas accrochait ses tableaux au clou de l’histoire, et Zola attache les siens au clou de la physiologie.

Si l’on entend par naturalisme ce que le mot signifie de lui-même, c’est-à-dire l’observation scrupuleuse de la nature, l’auteur des Rougon-Macquart n’est pas un vrai naturaliste. Il faut chercher son originalité, non dans une conception esthétique qui n’avait rien de nouveau et à laquelle lui-même n’est pas reste fidèle, mais dans un matérialisme à la fois candide et cynique qui réduit toute la vie humaine à l’activité fatale des appétits. Dès la préface de Thérèse Raquin il fait sa profession de foi : ce qu’il veut étudier, ce sont « des tempéraments et non des caractères ». Zola n’est pas un psychologue : il peut réussir dans la peinture des êtres simples et grossiers, chez qui le sentiment ne se distingue guère de la sensation ; mais, dès que son analyse s’applique à des âmes moins rudimentaires, il est incapable d’en pénétrer la vie intime, et sa physiologie brutale étouffe toute psychologie. Ses héros préférés sont ceux dans lesquels la maladie nerveuse a ruiné jusqu’aux velléités de résistance. Avec de tels personnages le psychologue n’a plus grand’chose à faire. Quelle matière pourraient lui offrir des êtres « souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang » ? En donnant pour point de départ à toute son œuvre une névrose, Zola en indique d’emblée la signification. Il supprime par la même, autant qu’il est en son pouvoir, les forces libres de l’intelligence et de la volonté qui pourraient faire échec aux influences fatales du tempérament. Il s’annonçait dès le début pour ce qu’il devait être, non pas un peintre de l’homme, mais le peintre par excellence de ce que lui-même appelle la bête humaine.

Ce matérialisme ne laisse pas d’avoir sa grandeur. Zola transfère l’idéal de l’esprit à la matière en douant celle-ci de je ne sais quelle existence occulte. Il y a dans son fatalisme une sombre et formidable poésie. Les Rougon-Macquart nous font éprouver l’oppression de la Destinée. La fatalité qui y règne est purement animale ; mais ce qu’elle a d’inéluctable et de mystérieux, Zola l’exprime puissamment, il l’exprime avec une monotonie imposante, avec une intense lourdeur, avec une impersonnalité terrible. C’est par là surtout que son œuvre est un poème, non pas un drame, puisqu’il conçoit l’homme comme une créature passive, serve de son tempérament, incapable de réagir contre la domination des choses, mais plutôt une épopée, une épopée grandiose et morne, inspirée d’un bout à l’autre par le sentiment de ces forces aveugles qui courbent la vie humaine sous leur accablant despotisme.

La forme, chez Zola, répond bien à cette inspiration. Elle n’a rien de personnel ; ou plutôt, ce qui la caractérise, c’est une plénitude uniforme, quelque chose de copieux, de lent et de terne, une régularité patiente et robuste, mais sans délicatesse, sans agrément, sans invention de détail, sans autre mouvement que celai des larges ensembles. Aucune souplesse, aucune vivacité de physionomie ; une litanie de phrases massives, que nul accident ne varie, que nul pittoresque n’égaye. Ce style tient du récitatif. Autant l’allure des Goncourt est nerveuse, sautillante, dégingandée, autant celle de Zola est égale, uniforme, imperturbable. Autant les Goncourt se complaisent aux raffinements et aux préciosités, autant Zola, surtout dans ses derniers romans, dans sa pleine manière, fait fi de ce qu’il appelle le ragoût. Il n’a pas craint à l’occasion de déclarer que, pour réagir contre la pernicieuse influence du romantisme, notre littérature devait « retourner à la langue si carrée et si nette du xviie siècle ». « On écrit bien, dit-il excellemment, lorsqu’on exprime une idée ou une sensation par le mot juste ; avoir l’impression forte de ce dont on parle et rendre cette impression avec le plus d’intensité possible, c’est l’art d’écrire tout entier. » Il veut maintenir « la grandeur simple de notre génie national », et, quoiqu’il ne se soit pas toujours gardé lui-même de tout contournement, on peut dire que, dans l’ensemble, par un large courant de saine et forte rectitude, son style se rattache à la tradition classique. Mais cette simplicité d’expression qu’il préconise manque trop souvent chez lui d’accent et de trempe, et cette précision des termes qu’il regarde avec raison comme la qualité fondamentale entre toutes lui échappe dans ce qu’elle a de fin et de nuancé. Ce n’est point un grand écrivain que Zola : il s’est servi de la langue sans la marquer à son empreinte. Ce n’est pas même toujours un bon écrivain, c’est-à-dire un écrivain exact ou même correct. Il écrit non seulement sans curiosité, mais encore sans tact, quelquefois sans justesse. Et tout cela n’empêche pas que ce style grossier, épais, pesant, fasse à la longue une impression de puissance monotone et de brutale grandeur en intime harmonie avec l’empire de cette fatalité inexorable et sourde qui surplombe l’épopée des Rougon-Macquart.

Alphonse Daudet appartient à la même école que Zola, mais n’est pas de la même famille. Il y a de l’un à l’autre autant de dissemblance que peut en comporter entre deux romanciers de notre temps le naturalisme dont l’un et l’autre font profession. Profession ? Ce mot lui-même s’applique beaucoup mieux à Zola qu’à Daudet, qui n’a jamais eu de doctrine ; et, s’il fallait marquer trait par trait le contraste des deux natures, nous commencerions par opposer à ce que l’une a de réfléchi et de méthodique la spontanéité de l’autre, son insouciance de toute formule et sa vivacité primesautière, Zola procède, le mot est de Daudet lui-même, « comme son père l’ingénieur » ; il avance lentement et sûrement, il compose chaque jour ses trois ou quatre pages avec une régularité mécanique. Daudet fait moins ses romans qu’ils ne se font en lui-même ; quitte à revenir plus tard sur la première dictée de l’inspiration, il jette les idées et les événements sans se donner le temps d’une rédaction complète ni même correcte ; il écrit « à la grosse ». Tandis que Zola compulse les documents imprimés ou s’abandonne inconsciemment à ses instincts de divination, Daudet ne travaille guère que sur la réalité vivante, et tout son procédé consiste à fixer les impressions directes qu’il en recueille. L’un ne trahit rien de sa personne, et même, parmi tous les acteurs des Rougon-Macquart, nous n’en trouvons pas un seul pour lequel il témoigne quelque intérêt : l’autre se met tout entier dans son œuvre ; il commence par une sorte d’autobiographie, et, depuis le Petit Chose, on peut dire qu’il n’a pas cessé soit de se raconter lui-même, soit d’intéresser à ceux qu’il raconte non seulement sa curiosité, mais encore sa sympathie. L’un ne recule pas devant ce que le monde lui offre de plus ignoble ; il semble même s’y plaire, et son œuvre ne mérite guère le nom de réaliste que s’il suffit pour en être digne d’étaler aux yeux toutes les ignominies et toutes les ordures de la bestialité humaine : l’autre peint le mal avec non moins de force, en tenant à distance ce que la réalité a de trop cru ; sa délicatesse éprouve une insurmontable répugnance pour les choses grossières, et certaines odeurs lui donneraient des nausées. Le premier écrit dans une langue dense, compacte, puissante par sa lourdeur même : le second est le plus léger, le plus souple, le plus chatoyant des écrivains, toujours en mouvement, insaisissable dans sa variété, si vif, si rapide, si imprévu, qu’il semble parler son style. En somme, pour faire de Daudet une étude à peu près complète, il suffirait de reprendre successivement les points que nous venons de toucher en l’opposant à Zola.

Alphonse Daudet travaille dans une sorte de fièvre. Avant même de commencer à écrire ses livres, il les a déjà racontés, mimés et, pour ainsi dire, « vécus ». Cette habitude répond à un besoin de sa nature, et il en fait aussi un procédé d’élaboration. Le brouillon originel n’est encore pour lui qu’un canevas d’improvisateur. Avec la seconde version commencera ce qu’il appelle la partie douloureuse du travail ; mais dans la première il s’abandonne à sa verve, il lâche la bride à ses instincts de trouvère : le sujet le presse, le déborde ; sa main court fébrilement sur le papier sans écrire tous les mots, sans ponctuer, s’évertuant à suivre le travail de son cerveau en feu, sténographiant à la hâte les idées et les sentiments. Il a attendu pour se mettre à l’œuvre que les personnages vécussent en lui : c’est alors seulement qu’il prend la plume et avec ce « frémissement du bout des doigts » qui est chez lui le signe de l’inspiration. Il se lance du premier coup en plein courant des faits. Comme les figures sont déjà « debout dans son esprit », il les montre tout de suite en pleine activité. La plupart de ses romans ne sont qu’une série de tableaux ou d’épisodes qui défilent sous nos yeux. Et point de préparations au début ou d’un chapitre à l’autre : il explique par un mot, il laisse deviner au lecteur la portion des événements qui ne s’accommoderait pas d’une mise en scène tout actuelle : il ne rend que ce qui fait palpiter son cœur ou vibrer ses nerfs, ce que les choses humaines ont de dramatique ; de pittoresque, en un mot de vivant.

Ses livres ne dérivent pas d’une conception abstraite ; ils ont pour point de départ, non point quelque vue antérieure à l’observation, et qui régirait d’avance les événements et les personnages, mais une impression personnelle et immédiate des choses vives. Lui-même nous indique de quelle façon le roman s’élabore tout seul en son esprit. Depuis son entrée dans le monde il « collectionne une multitude de petits cahiers sur lesquels les remarques, les pensées, n’ont parfois qu’une ligne serrée, de quoi se rappeler un geste, une intonation, développée, agrandie plus tard pour l’harmonie de l’œuvre importante ». Les yeux grands ouverts, l’oreille aux écoutes et, comme le dit Edmond de Goncourt, « tous les sens pareils aux tentacules d’un poulpe », il guette, il aspire la réalité. Et, chaque jour, il la couche par écrit toute fraîche encore. À Paris, en voyage, à la campagne, ses carnets se noircissent. Il ne pense même pas « au travail futur qui s’amasse là ». Quand certaine figure a particulièrement frappé son attention, cette figure, autour de laquelle les notes se pressent et s’accumulent, évoque d’elle-même, l’idée d’un livre où elle jouera le principal rôle. Les personnages préexistent à l’œuvre du romancier, et celui-ci, d’ailleurs, ne fait guère que raconter leur histoire véritable. Les événements et le milieu, chez lui, sont aussi strictement exacts que les types ; milieu, types ou événements, il a tout « copié » d’après nature. « D’après nature ! dit-il. Je n’eus jamais d’autre méthode de travail. » Écrire « dans l’atmosphère même de son sujet », voilà pour lui l’idéal. Un de ses meilleurs souvenirs, c’est celui du temps où il faisait Fromont jeune et Risler aîné dans un vieil hôtel du Marais : son cabinet donnait sur un jardin, et, au delà, « c’était la vie ouvrière du faubourg, la fumée droite des usines, le roulement des camions… Tout le quartier, dit-il, travaillait pour moi ». Daudet rattache à l’action de ses romans des épisodes qui, dans la réalité, n’en faisaient pas partie, il réunit dans le même cadre des personnages qu’il a observés en des milieux différents, mais il invente le moins possible, il n’invente que le peu dont il a besoin pour relier les uns aux autres ces épisodes et ces personnages. Les plus humbles figures qu’il représente sont des « réminiscences », et sa superstition du réel va si loin qu’il garde parfois leur nom propre à ses modèles, dans la crainte « que le nom transformé ne leur ôte de leur intégrité ». D’autres, inconsciemment, substituent leurs propres inventions à la nature ; lui, il ne peut se passer de « faire vrai », et, plus d’une fois, « non sans un remords de cœur », il a, dit Goncourt, « immolé un parent, une mémoire », à cet impérieux besoin de travailler d’après le modèle vivant, de mordre dans la réalité toute crue.

À l’impressionnabilité des Goncourt, Daudet joint la tendresse. Ce ne sont pas seulement ses nerfs qui sont sensibles, c’est aussi son cœur, et la vivacité du sentiment égale chez lui celle de la sensation. Il s’intéresse à ses personnages, et c’est en les aimant qu’il nous les fait aimer. Il ne se met point lui-même en scène et n’intervient pas directement dans ses récits ; mais sa sympathie les anime d’un bout à l’autre, et, parfois, il lui échappe à son insu quelque geste du style, quelque mot exclamatif, qui trahit l’émotion. Si les figures qu’il peint nous donnent l’illusion même de la vie, c’est parce qu’elles vivaient non seulement dans son imagination, mais aussi dans son cœur. Flaubert reste insensible aux infortunes de Charles Bovary ; il se retranche dans une abstention implacable, il refuse à notre pitié toute prête le mot qu’elle attend : comme Bovary, Risler a ses petitesses, mais elles ne l’empêchent pas d’être touchant. Daudet « se sent au cœur l’amour de Dickens envers les disgraciés et les pauvres ». Ses héros préférés sont surtout les délicats que leur délicatesse rend malheureux. Pour faire Jack il laisse le Nabab, déjà commencé, et il écrit en moins d’un an ce livre à la fois tendre et cruel, mais où la cruauté n’est qu’une autre forme de la tendresse, et qui donnait à George Sand un tel serrement de cœur qu’après l’avoir lu elle resta, elle l’imperturbable travailleuse, trois jours entiers sans pouvoir rien produire. Mais les figures les plus vulgaires ou les plus ingrates ne sont pas exclues de sa sympathie pour peu qu’elles la méritent, et il prend plaisir, on le sent, à les sauver du ridicule ou même du mépris par quelque généreux mouvement, par quelque noble altitude. Il aime au fond son Nabab, il n’est pas sans complaisance pour son Roumestan, il trouve moyen de relever son Astier-Réhu en lui prêtant tout à la fin une dignité qui force notre estime.

Daudet est spontanément optimiste, et cet optimisme natif le distingue entre tous les romanciers de l’école contemporaine. Il y a dans son œuvre des personnages tout aussi dépravés que dans celle de Flaubert ou de Zola. Mais, à la manière dont il les représente, on sent qu’il méprise leur ignominie et qu’il s’indigne de leur bassesse. Or le pessimiste, aux yeux duquel la bassesse et l’ignominie sont le fond même de l’homme, n’est plus accessible à l’indignation ou au mépris. Daudet ne se croit pas d’ailleurs obligé de peindre notre espèce toujours plate ou vile ou perfide, de n’admettre aucun élément de bonté, de tendresse, de vertu. Presque toujours ses livres nous présentent, ne fût-ce qu’incidemment, quelque personnage de prédilection qui fait honneur à l’humanité. Et même, s’il dément jamais sa méthode constante de ne travailler que d’après le modèle, c’est justement pour inventer, quand la réalité ne la lui offre pas, une aimable et douce figure à laquelle puisse se prendre son invincible besoin de croire qu’il y a encore au monde des âmes élevées, pures, délicates. Peut-être a-t-il eu parfois l’imagination trop complaisante, peut-être trouve-t-on chez lui quelques types un peu conventionnels, un peu fictifs, dont il s’est plu visiblement à embellir les traits. De farouches pessimistes ne lui pardonnent pas ses Aline Joyeuse ou ses André Marsanne ; ils l’accusent de fausser la nature humaine en lui prêtant des grâces et des vertus imaginaires : mais leur pessimisme intraitable ne la fausse-t-il pas dans un autre sens en ne nous montrant d’elle, sous prétexte d’être vrais, que ses turpitudes et ses horreurs ?

Ce qui fait l’originalité caractéristique d’Alphonse Daudet, c’est qu’il unit dans une exquise mesure la poésie à la réalité. Il avait commencé par les vers : de jolis madrigaux, des élégies d’une gentillesse coquette, des riens précieux où se jouent sa fantaisie élégante et sa fine tendresse. Il y a loin des Amoureuses au Nabab ou à Sapho. Et pourtant, l’esprit de poésie qui les inspira à sa gracieuse adolescence, nous en retrouvons quelque chose dans les œuvres de sa forte maturité. Daudet a du poète ce que le mot laisse entendre de plus léger, et aussi de plus vif et de plus hardi. Sans même rappeler ces délicieuses créations qui respirent un charme si frais et si pur, cette Désirée Delobelle, l’humble et douce infirme, prêtant à ses rêves les ailes des oiseaux qu’elle vêt, la veine poétique se décèle jusque dans les livres les plus réalistes du romancier, non seulement par ce qu’il y met d’émotion personnelle et de sympathie humaine, mais encore par ce grain de romanesque qui donne plus de saveur au réel, par la délicatesse de son analyse psychologique, par sa répugnance pour les grossièretés de la physiologie, par la promptitude de son observation qui saisit les choses au vol, par la vivacité de son imagination qui se les représente avec un incomparable relief, par l’invention perpétuelle d’une langue qui se crée instantanément pour les rendre dans tout l’éclat de leurs couleurs comme dans toute la netteté de leurs contours.

Au style de Daudet l’on reconnaît encore l’improvisation. Sans doute, ce n’est pas son brouillon qu’il nous donne ; son brouillon, écrit à la hâte et sous le coup de je ne sais quelle fureur poétique, il en a réparé les omissions, effacé les taches, il l’a revu à plusieurs reprises, et, en recopiant, il retouche encore bien des phrases, il amende son œuvre et l’« affine ». Cette prose agile, qui semble ne lui avoir coûté aucune peine, c’est le triomphe d’un art savant et délié. L’écrivain nous a dit lui-même « sa méthode si lente et si consciencieuse » ; pour ne pas « céder à ce désir tyrannique de perfection qui fait reprendre aux artistes et recommencer dix fois, vingt fois, la même page », il livre d’avance aux journaux les premiers chapitres d’un roman, dès qu’ils sont achevés. Mais, s’il revient sur son travail avec un soin méticuleux, ce n’est que pour corriger les défauts de l’improvisation, tout en gardant ce qu’elle avait de franchise hardie et de verve passionnée. Son style vivant et actif copie à mesure l’idée ou le sentiment, montre les choses au lieu de les décrire, supprime l’importun bagage des mots qui gêneraient son allure, se rythme sur le mouvement même des impressions successives ; multiplie les ellipses, les inversions, les alliances de mots imprévues, demande à tous les vocabulaires leurs termes les plus significatifs, subordonne enfin la forme de notre langue au besoin de rendre les sensations avec toute leur vivacité native. Par sa manière d’écrire si libre et si accidentée, Daudet rappelle les Goncourt. Mais il est moins contourné, moins tourmenté ; il a plus d’équilibre, il se fait plus de scrupules ; il ne se complaît pas à des singularités de diction gratuites, il n’affecte pas les néologismes baroques, il ne recherche pas de parti pris les tours les plus éloignés de l’usage ordinaire. Son style est admirablement souple sans désarticulation, mobile sans inquiétude, nuancé sans bigarrures, expressif sans grimaces. Jusque dans ses hardiesses, jusque dans ses irrévérences, il concilie la « modernité » et la « nervosité » avec le sens de la mesure, de la convenance et de l’harmonie. Chez cet « impressionniste » il y a bien quelque chose d’un classique.